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Le roman de Maylis de Kerangal est un terrain d’exploration du « vivre », qu’il cherche à saisir en coupe, dans ses effectuations, ses présents successifs, son énergie. Cette saisie passe par la fabrication d’univers fortement en immersion, façonnés de gestes et de lexiques distincts, propres à certains milieux, avec leurs métiers et techniques. Elle passe aussi par une attention très grande portée aux relations, au rapprochement des corps, à leurs frictions, à l’inopiné des rencontres. Aimantant ces deux dimensions d’univers savants, presque objectivés dans leur pléthore de détails, et de sensualités subjectives une narration s’exhibe de façon parfois intempestive, qui nous rappelle, à la façon naturaliste, que nous sommes dans le laboratoire de la romancière.

Ce qu’on entend par « vivre » ici, c’est, à l’instar de François Jullien[1], non un état statique ou a priori du vivant, non un donné biologique – auxquels Jullien réserve le terme de « vie » –, mais son effectuation, son procès ou même sa conscience. Car, explique le philosophe :

[N]on seulement la vie s’épuise ; la vie s’enlise. Elle s’enlise dans une pièce, entre des murs, dans des gestes et même dans des amitiés, absorbée qu’elle est moins par l’habitude que par la normalité. On ne se perçoit plus vivre, ou vivre nous demeure à distance, parce qu’on ne peut le décoller de cet enfoncement discret dans ce qui s’accumule autour de lui comme une lise incernable, invisible, dans laquelle s’émoussent et se rétractent insensiblement nos activités ; et dont on ne peut plus se dégager, pour pouvoir à nouveau rencontrer : pour pouvoir à nouveau aller vers et se lever – ce qu’on appelle l’« allant » ou l’« alerte ».[2]

A contrario, ce « vivre[3] » que le philosophe tente de « faire émerger », il s’agit d’apprendre « à ne plus en diluer la présence dans un temps étale où nous ne vivons jamais[4] ». Il n’est donc pas surprenant que cette « pensée du vivre » soit le plus souvent laissée au roman[5], car il lui faut une médiation adéquate :

À ce « vivre » dans lequel nous sommes d’emblée immergés, nous ne pouvons par conséquent accéder. C’est pourquoi vivre nous échappe et que nous en demeurons éternellement nostalgiques. Il faut donc introduire vis-à-vis de lui de l’écart et de la distance, pour pouvoir le découvrir et l’aborder, en même temps que se garder de le laisser scinder et trop commodément se dédoubler[6].

Je postule que ce « vivre » est à la fois la matière première et l’objet visé de l’oeuvre romanesque de Maylis de Kerangal : il y fait l’objet d’une analyse, décomposé de proche en proche et rapporté au principe mécanique qui l’anime, selon un double mouvement paradoxal d’immersion, dans une geste épique des personnages qui met l’accent sur la physique de la rencontre, et d’émerveillement métaphysique quant au mystère de l’origine, qui ne quitte pas en réalité le monde matériel. À plus forte raison dans le roman explicitement intitulé Un monde à portée de main, il s’agit bien de tenter d’« accéder » au « vivre », de « pouvoir à nouveau rencontrer », « pouvoir à nouveau aller vers et se lever », de retrouver « ce qu’on appelle l’“allant” ou l’“alerte” », comme l’écrit François Jullien, et cela est manifeste autant chez les personnages que chez la narratrice ou dans la mise en scène des situations. Chaque roman ou récit commence sur un seuil ou par une imminence, auréolé d’un titre qui sert d’image motrice, voire de programme, et déploie ensuite une série de devenirs successifs qui vise à alimenter la création d’un monde. Le motif de la crise, de la situation critique, est ainsi souvent choisi en ce qu’il s’avère propice au dévoilement d’une transformation[7] : initiation, apprentissage, annonce de mort, démarrage de chantier, naissance (rencontre ou tournant) ou encore seuil terminal d’une relation. Ces points de jonction permettent, dans chacun des romans, de saisir une vie en coupe, à la volée en quelque sorte : à travers un ou des épisodes plutôt que sur le temps long d’une histoire.

Comme un enfant décomposerait son jouet pour en comprendre le mécanisme, la romancière défait ce qui nous fait nous mouvoir, dans le coeur comme dans le corps, dans l’espace comme dans la tête. Elle examine comment des corps et des êtres réagissent sous la contrainte – la liberté conçue comme la minuscule marge de manoeuvre laissée par des éléments tous plus grands que nous, depuis la pompe du coeur (Réparer les vivants) jusqu’à la force de propulsion d’un train (Tangente vers l’est). Son roman, expérimental à la façon naturaliste, met en scène ce qui permet d’observer la réaction d’un organisme lorsqu’il est soumis à la force d’un autre, à ses propres gènes ou à son environnement. La vie humaine devient alors visible (observable) dans cette bataille entre déterminisme et liberté, elle-même agie de proche en proche.

D’une façon documentaire d’abord (ayant fait sa recherche, son travail de terrain) qui évoque la méthode scientifique des naturalistes, Émile Zola au premier chef [8], de Kerangal investit des métiers, générateurs de présent autant que porteurs d’Histoire, pour en décomposer les gestes. « Tant que j’ai écrit Thérèse Raquin », confie Émile Zola, « j’ai oublié le monde, je me suis perdu dans la copie exacte et minutieuse de la vie, me donnant tout entier à l’analyse du mécanisme humain[9]. » De Kerangal met au jour une ingénierie de l’humain, aussi bien que celle de ses grands ouvrages (Naissance d’un pont), dans des univers concrets et mobiles, de la transplantation cardiaque (Réparer les vivants) à la fabrication de l’art (Un monde à portée de main).

Elle examine ensuite la vie humaine dans les instants où se nouent ses relations : les rapprochements de préférence furtifs entre les personnages, les frictions et les frottements créateurs d’instabilités. Elle fait jaillir une puissance d’agir de la rencontre de deux individus, de collisions fortuites qui acquièrent bientôt la force d’une nécessité, ou, à l’inverse, de l’aimantation d’une paire sur le point d’être séparée. Ce « rapport de force […] est l’aliment de la fiction », écrivent Stéphane Chaudier et Joël July[10], ou plus encore de sa congruence.

C’est par là, également, qu’elle investit le présent des vivants : ses personnages toujours saisis sur un seuil, sous la pression d’une séparation ou d’une disparition à venir. La temporalité de ses univers romanesques a ainsi une grande force physique plutôt qu’historique : elle fait cohabiter l’immémorial et l’immédiat dans les drames courts et resserrés des personnages, à grande vitesse et avec une certaine brusquerie, mais en tant qu’ils se confrontent à des éléments plus grands qu’eux. Ces changements d’échelle sont l’une des sources d’énergie du roman.

Enfin, ponctuant ces registres et les traversant implicitement, la narration s’exhibe par des intrusions incongrues qui font sursauter le lecteur, réquisitionnant son attention : en nous rappelant qu’une instance narrative veille au grain, elles nous alertent quant à la fabrication de ces mondes, comme dans la technique du trompe-l’oeil (Un monde à portée de main). En postulant que ce sont ces quatre dynamiques d’agrégation du romanesque qui rendent possible la représentation d’un vivre en coupe (comme on parle d’un plan d’architecture en coupe), et en explorant principalement le récent Un monde à portée de main, Réparer les vivants et Tangente vers l’est, je propose d’examiner ici le romanesque de Maylis de Kerangal comme un terrain d’exploration de ce « vivre ».

L’ingénierie humaine : un monde de gestes

La romancière saisit la vie en coupe en l’examinant dans ses apprentissages ou ses élans démiurgiques, à l’orée d’activités ou d’entreprises nouvelles, à travers les gestes et les lexiques de celles-ci, qui, en lui fournissant des matériaux d’univers, deviennent une initiation au monde, motif fédérateur de son oeuvre : « L’initiation, qui est au centre de ma recherche littéraire, est mise en scène du point de vue narratif. Je parle de ça, je ne parle que de ça : quelqu’un pénètre un monde inconnu et on le voit faire[11]. » Tel est le cas bien sûr de Un monde à portée de main, où la jeune protagoniste entre dans une école de trompe-l’oeil portraiturée « en apprentie manches retroussées prête à en découdre, en artisane bûcheuse » (MPM[12], 48), soumise à de nouveaux outils et un nouveau vocabulaire :

[…] celle que l’on parle dans l’atelier est une langue inconnue que Paula doit apprendre, qu’elle décrypte penchée sur des schémas anatomiques qui définissent un plan de coupe transversal, tangentiel ou radial, un bois débité sur dosse ou scié sur quartier, ce que désignent la loupe, le moiré ou la maillure, la fibre, le parenchyme et les vaisseaux. Elle garde dans la poche de sa blouse un petit répertoire à couverture noire et un crayon de graphite, elle engrange les mots tel un trésor de guerre, tel un vivier, troublée d’en deviner la profusion – comme une main plonge à l’aveugle dans un sac sans jamais en sentir le fond […].

MPM, 53-54

Ce passage indexe la posture de la romancière, à la fois désignant les réservoirs langagiers dont sont porteurs les univers professionnels ou artisanaux que son oeuvre investit, et énonçant une poétique à propos de laquelle elle s’ouvre en entrevue : « Pour chaque roman, la façon de modéliser ces questions m’enjoint à rallier d’instinct un monde auquel ma vie ne me donne pas accès, un monde social, culturel et surtout langagier que je dois aller quérir, qui ne m’est pas donné justement[13]. » Le roman s’engage dans cet « écart » dont parle aussi François Jullien, écart qu’il ne s’agit pas de gommer mais d’habiter. De Kerangal poursuit : « L’aventure romanesque se tisse d’emblée dans ce mouvement qui selon moi est d’abord une initiation à ma propre langue. Une initiation qui se situe à l’intérieur du langage[14]. » L’assimilation des lexiques de métiers (MPM, 23-24, 53) et de techniques (MPM, 21) livre ainsi un réservoir inépuisable, créateur de monde, que la langue de l’écrivain met en mouvement.

Un monde à portée de main se présente, plus encore que les romans précédents, comme un manifeste romanesque : il s’agit, par l’écriture, de matérialiser une saisie du monde, de le rendre tactile et tangible par une geste de travail, une immersion dans un faire dont la reproduction du monde est une création. Celle-ci culmine dans la réplique de Lascaux IV, dont « la caverne n’est plus seulement l’objet de la copie, mais est devenue le laboratoire d’un art des fac-similés, suscitant des technologies de plus en plus fines, un monde de points à relever, de données à saisir, de peintures à copier, d’odeurs à reproduire, de lumières à simuler, un monde en forme de puzzle, que les panneaux assemblés soient de papier ou de résine » (MPM, 315). L’énumération cumulative suffit à faire foison, à fabriquer un monde multiple, opérant une sorte de conversion généralisée des savoirs, de migration des expertises :

Les préhistoriens deviennent des artistes, les plasticiens deviennent des savants, les archéologues imaginent des scénographies, chacun se décentre, chacun se déplace dans le paysage de l’autre. Répliquer la grotte, c’est la rendre visible pour en faire le portrait. C’est la faire revenir. C’est aussi l’éprouver, comme on éprouve une réplique quelque temps après la secousse sismique.

MPM, 315

Car il ne s’agit pas ici d’exprimer l’intériorité psychologique de Paula, la peintre, dans un geste artistique, mais de faire converger des manières humaines ; ici, peindre est un travail, du côté de la matière recréant la matière, d’un extérieur dans lequel s’absorber pour retrouver ceux qui nous ont précédés. C’est l’investissement du domaine de la peinture en trompe-l’oeil, qui fait voir en nous le faisant savoir, qui fait qu’on sait qu’on voit, par quoi la romancière comme la lectrice sont dans une conscience active :

[…] le trompe-l’oeil doit faire voir alors même qu’il occulte, et cela implique deux moments distincts et successifs : un temps où l’oeil se trompe, un temps où l’oeil se détrompe ; si le dévoilement de l’impostura n’a pas lieu […] cela signifie que l’on se trouve face à une idiotie, face à un procédé, à une supercherie, alors la virtuosité du peintre, l’intelligence de son regard, la beauté de son tableau, tout cela ne peut être reconnu, tout cela demeure hors d’atteinte.

MPM, 61-62

Tel est, en abyme, le programme du roman. « [S]on énergie morale » (MPM, 158), à l’instar de celle du tableau, est dans cette honnêteté du travail montré comme tel, sa « fabrication savante et habile » lui conférant « sa noblesse, sa bravoure » (MPM, 158). L’art est ramené à une praxis, non pour le minimiser mais pour le rendre accessible, saisissable, ou peut-être vivable. En tant qu’énergie à investir, il est un faire (MPM, 118-119, 126-127) et non un être, Paula ne voulant pas « être peintre » mais « peindre, c’est tout » (MPM, 161), c’est-à-dire : réduire l’écart entre elle et le monde. Le roman habite ce travail de réduction ou d’occupation de l’écart.

On trouve toujours dans l’établissement des univers de Maylis de Kerangal une conjonction du profane et du sacré, une alliance du matériel et du symbolique ou, plutôt, une alliance dans le matériel de l’être humain et du monde, selon une sorte de pacte de coexistence et de mutualité. Lorsque Paula arrive le premier jour à l’atelier de l’école, elle y trouve cette immersion sensuelle qui pointe vers le cérémoniel ou le religieux : « Odeurs de temple et de chantier » (MPM, 36). Les gestuelles sont ritualisées pour atteindre une dimension transhistorique de sorte que l’artifice de l’art, en étant mis au jour, réalise une connexion à la chaîne de ses prédécesseurs. Il s’agit de ne pas « casser le travail » (MPM, 62) – posture sacrilège –, il s’agit de le faire voir, d’en exhiber les signes : imposture et dévoilement de l’imposture qui forment ensemble l’honnêteté du roman, comme dans le trompe-l’oeil.

Ainsi, dans l’apothéose de son métier de copiste – le chantier de Lascaux IV –, Paula, paradoxalement, « entrevoit l’immense travail d’imagination qui l’attend » (MPM, 269). « Répliquer », c’est « faire revenir », rendre intensément présent : « La nuit est devenue ductile, extensible, ils [Kate, Jonas et Paula] peignent comme si le passé et le futur s’étaient désagrégés et que le présent avait été remplacé par l’acte de peindre » (MPM, 127). Recréer ce qui a disparu consiste à le rendre à nouveau vivant, à le ré-animer, à faire communiquer les temps, à faire surgir un ici et maintenant. Peindre est une effectuation du « vivre », une forme de l’historicité humaine qui donne accès au monde, et en participe.

L’univers de Maylis de Kerangal est essentiellement un monde de gestes : gestes des artisanats, des savoir-faire, des métiers, gestes transgénérationnels des confréries et des guildes. De Kerangal fait du geste l’unité de l’humain, l’incarnation provisoire et saillante d’une permanence à mi-chemin entre l’idiosyncrasique et le transmis. Il s’agit par le geste de rapprocher le monde de soi – d’en faire un monde à portée de main – sans croire à son immédiateté mais au contraire en le refabriquant et en explicitant ses modes de saisie par la couleur, la texture, les supports du peindre (MPM, 268-269). Par ces gestes précis et limités, techniques mais aussi ritualisés, témoignant d’une historicité, l’enjeu est d’intégrer une grande geste : la geste de l’humanité, abondamment glosée par la critique et par l’auteure elle-même[15], faite de l’accumulation intergénérationnelle de ces modes de saisie pluriels et particuliers, mais aussi transmis et peaufinés à travers le temps au point d’être devenus impersonnels, simples agents et porteurs d’une énergie sédimentée. Les remarques de la romancière au sujet de la voix, dans une « tribune » du Monde des livres qui précédait et préparait la publication de son recueil de nouvelles, Canoës (2021), vont dans ce sens d’une recherche du commun à partir de ce que l’humain a de plus singulier :

Il existe autant de voix que d’humains sur terre, soit plus de sept milliards et demi, des voix distinctes, à l’instar des empreintes digitales. Pour autant, si toutes sont différentes – on parle ainsi de signature vocale –, ces voix ont un passé commun, elles partagent une histoire commune : chacune « raconte » l’extraordinaire développement de la voix humaine au cours de l’évolution, depuis les borborygmes et hurlements des premiers primates au langage articulé à l’oeuvre dans les milliers de langues parlées dans le monde[16].

Le roman opère ainsi sans cesse sur deux échelles : l’immédiat et l’immémorial, l’incarné et le principe fondateur, et il s’agit de faire sentir l’une par l’autre, de faire savoir que la seconde est à tout instant réactivée par la première (RV, 287-288).

Ces gestes plus longs que l’Histoire, intime Un monde à portée de main, relieraient foncièrement l’humain d’aujourd’hui aux hommes préhistoriques. Dans cette épaisseur transpersonnelle qui les dépasse, les rend minuscules et interchangeables, réside paradoxalement la profondeur des personnages. Qu’il s’agisse de la tradition pérenne de la chirurgie ou des multiples corps de métiers requis par le grand ouvrage d’un pont, apparemment au service du court ou du moyen terme (une autre vie humaine elle-même destinée à la mort dans le premier cas, une économie industrielle avec son objectif myope de profits dans le second), c’est l’enjeu d’une oeuvre humaine, réplique de l’oeuvre du monde, qui se dessine et traverse ses acteurs. Histoire éminemment corporelle de l’humain, dès lors, dont la transcendance est là : dans une mémoire de la matière. Son lieu de prédilection est le chantier, son action la scène d’apprentissage, son protagoniste le nouvel initié ou, au contraire, celui qui fait corps avec son expérience, l’a emmagasinée dans la fibre même de sa personne et dont elle n’est plus séparable.

Puissances du relationnel

Une autre manière de montrer la fabrique du vivre est de faire du romanesque une puissance de mise en relations. Car c’est à l’instant de se lier ou de se délier que le vivant est le plus visible, saisissable dans sa forme agissante. Les relations les plus fortes, les plus mémorables ou touchantes de ces univers sont ainsi celles qui naissent alors qu’elles ont failli se manquer (MPM, 76), ou renaissent alors qu’elles allaient finir. L’essentiel est d’être à l’orée des situations, avant qu’elles basculent vers autre chose ou se solidifient dans des tropes connus, à l’instar des protagonistes de Tangente vers l’est : « Ils ne cherchent pas à durcir leur rencontre, à faire que sédimentent les gestes qu’ils se donnent, ils font confiance au train » (TE, 126). Il s’agit de saisir la mutation commune des êtres engagés dans une même aventure : « [E]t cet apprentissage les [Paula et Jonas] a modifiés ensemble, a bougé leur langage » (MPM, 92), ou de saisir des inaugurations qui se lèvent soudain dans l’intrusion d’une voix narrative commentatrice ou dans un passé composé au sein d’un passage au présent :

Jonas l’observe de biais – c’est aussi la première fois, et l’on se demande ce qu’il a foutu pendant ces dernières semaines, et l’on se dit qu’il était temps – […]. Alors Paula lui a lancé par-dessus son épaule un sourire que personne ne lui a encore vu, simple et d’une confiance telle que le garçon s’est immobilisé, surpris – devant lui ce n’est plus la même personne, la fille aux mâchoires de pierre, affolée et tendue, mais une inconnue dont le visage s’agite –, leurs regards ont croisé au-dessus de la table, ont tenu jusqu’à ce que Jonas déclare, appuyé contre le chambranle de la porte : on devrait sortir un peu, Paula, on devrait aller s’aérer.

MPM, 76

Dans cette navigation à vue, rien n’est passif, même les regards « croisent » comme des navires, allant au-devant du monde, et la rencontre jaillit de ces moments verticaux.

Bien qu’on suive le personnage de Paula du début à la fin de Un monde à portée de main, la plupart du temps ces métamorphoses sont de l’instant, elles ne font pas étapes dans une histoire (même si elles peuvent être déjà projetées en futur souvenir, comme dans la séquence que je viens de citer), elles constituent des éclats à saisir. Elles sont les annonces d’autres possibles, et le caractère foisonnant des romans de Maylis de Kerangal vient de ce que ces possibles sont signalés, inaugurés, mais pas menés à bien de bout en bout, pas conduits jusqu’à leur épuisement. On a le sentiment d’avoir ouvert des portes, vu se lever des possibilités de façon presque statistique, par le simple fait du rapprochement d’un tel et d’une telle, d’un tel mis dans telle situation, mais on n’aura pas à suivre le toilettage soigneux de leurs conséquences psychologiques ou sociales.

Ces nouements interviennent ainsi en rapide succession dans un présent que le roman fabrique de la même manière que le train lancé dans la nuit de Tangente vers l’est. Comme dans le laboratoire de Zola, on examine ce qui se passe lorsqu’on rapproche deux corps soumis à une certaine tension, voire à leurs tensions respectives mais dans un cadre qui les contient artificiellement : c’est le principe de cette novella dans laquelle Hélène et Aliocha sont pris ensemble dans un compartiment du Transsibérien sous haute tension, chacun en fuite pour des raisons distinctes – lui cherchant à fuir le service militaire, aussi terrible qu’une conscription, et devant se cacher dans un espace qui semble n’offrir aucun recoin, aucun repos à la surveillance ; elle fuyant un amour synonyme d’enfermement dans la plaine de Sibérie. Chacun aspire à une liberté nouvelle, imprévue, désemparée. Elle se voit comme « une femme déroutée » (TE, 99), se demandant : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » (TE, 99), après être partie « vite, et brutalement » (TE, 60). Lui agit de même par instinct : sans plan, il ne cherche que l’occasion de s’en sortir. Tout autour d’eux, la nuit et le paysage font écho à cette ligne de division de leur vie : « C’est le mitan de la nuit » (TE, 100). Ce seuil de vie est, en parallèle, visible chez chacun dans son âge, sa peau, ses yeux, autant d’indices de mutation :

Hélène saisie de le découvrir si jeune, un gosse quand pourtant la carrure d’un athlète, Aliocha surpris qu’elle ne le soit pas tant, trente, trente-cinq, peut-être le double de lui ; elle, déconcertée par […] sa carnation incolore, livide à ce point c’est un cadavre – où est passé son sang ? Lui étonné par ses lourdes paupières enflées sous lesquelles le regard file au ras du monde, clair, une rivière – c’est quoi ces yeux ?

TE, 45-46

La puissance du roman est dans ces élans et le potentiel ouvert par ces rapprochements, cette instabilité créatrice sans cesse à même de fabriquer du momentum.

C’est au reste un régime qui annonce sans cesse sa propre économie romanesque dans le corps même de son récit : « Pour autant, ils [Paula et Jonas] ne se sont guère livrés l’un à l’autre – origine sociale, passé, famille. Comme s’ils avaient enjambé l’étape obligée du récit de soi ou de la confidence pour passer directement à la phase suivante, celle où l’on entre d’emblée au coeur d’une relation, dans son mouvement et de plain-pied » (MPM, 94). Le roman déploie ici son autoportrait, révélant que ses personnages sont les extensions de son projet d’ingénierie plutôt que des entités autonomes : « Leur vie commune [celle de Jonas et de Paula] incorpore les silences, les absences, les esquives, n’exige pas de tout voir, de tout savoir de l’autre, de tout gratter, de tout racler, n’exige pas tout, mais compose avec ce qui résiste en dedans et se tient retenu, impartageable » (MPM, 95). On est tout de suite et sans cesse in medias res, dans « la densité de leur pudeur, l’intimité qui fraye sous le langage, l’intelligence infraverbale qui circule entre ceux qui agissent côte à côte » (MPM, 95) – et tout le roman est dans cet agir, est cet agir, ce frottement créé par le côte à côte.

La vie en coupe : le présent des vivants

Les romans de Maylis de Kerangal relèvent ainsi d’une épopée naturaliste. Comme chez le Zola auteur de Pour un roman expérimental (1880), les personnages sont dotés de peu d’intériorité psychologique, ébauchés plutôt comme des paquets de nerfs et de réactions leur appartenant peu, ou dont ils ne sont pas les auteurs : on a l’impression qu’ils ne sont qu’esquissés, sur le point de naître et qu’on assiste à cette éclosion, mais qu’on n’ira pas plus loin, qu’il n’y aura pas de climax à leur création. Ils nous échappent comme ils s’échappent en grande partie à eux-mêmes, on les effleure. Il est difficile de dire si, en cela, ils sont renvoyés à leur liberté ou si la romancière montre, au contraire, à quel point elle tient toutes leurs cordes, a tout pouvoir sur eux. Leur potentiel semble exploité comme on exploite une mine ou un gisement. En fait, de Kerangal fabrique le gisement : qu’on fasse ensuite ce qu’on en veut.

La rencontre même est cet effleurement, et c’est à la jonction qu’elle constitue que la romancière saisit ses personnages. Même lorsqu’on sait que Simon Limbres est déjà mort, on peut encore s’émouvoir de sa rencontre avec Juliette, de ce frémissement incessant qui est leur devenir commun :

[…] Simon risque un regard sur le côté, la peau de Juliette est toute proche, finement grenée sous le blush, sa peau est vivante, ses cheveux sont vivants, sa bouche est vivante comme le lobe de son oreille percé de pacotille, elle a dessiné un trait d’eye-liner compact au ras des cils, un faon, […] il est aveuglé, des milliers de miroirs se sont formés sur les gouttes d’eau qui vibrent, ils inclinent leur front vers le sol et slaloment entre les flaques, le vélo tintant à l’unisson du reste, chaque parole et chaque geste lestés d’audace et de pudeur comme le recto et le verso d’un même événement, c’est l’éclosion, ils sont contenus dans une lumière de verrière et remontent l’avenue comme des princes, énervés mais allant le plus lentement possible, […] engloutis dans l’étonnement qu’ils sont l’un pour l’autre, leur délicatesse est inouïe, quasi moléculaire, et ce qui circule entre eux pulse un tempo tournoyant, si bien qu’au pied du funiculaire ils ont le souffle court, le sang qui tape dans les veines temporales et les mains moites, car tout est sur le point de se désagréger maintenant […].

RV, 146-147 ; je souligne

La vie vécue est une série de miroitements et la rencontre, conçue comme « éclosion », est l’occasion de sa saisie – une saisie rendue urgente par l’imminence de la disparition –, tandis que la langue pleine d’allitérations du roman tente d’en refabriquer « l’unisson » (« aveuglé », « vibrent », « vélo », « événement », « verrière », « avenue », « énervés »). « [L]’étonnement qu’ils sont l’un pour l’autre » est ainsi tout entier restitué dans son extériorité, par une peinture fine, nuancée et sensorielle de leur aimantation corporelle, qu’on pourrait dire tridimensionnelle tant le mouvement la traverse, avec ses verbes nombreux et sa spécification des lieux du corps, « peau », yeux, « veines temporales » et « mains moites », qui semblent à tout instant mobiles.

Maylis de Kerangal crée ces nouements et dénouements en rapide succession, puise dans l’énergie des rencontres, des premières fois, des choses « sur le point » de se faire ou de se défaire, dans ce qui fait la chimie de l’instant. Elle crée précisément l’instant, inaperçu autrement, du rapprochement de deux êtres. C’est pourquoi la description n’est aucunement statique, mais s’alimente de verbes et de tensions, de participes passés et de comparaisons, de multiples relatives et de gestes des corps, de sensations des personnages et de saisies de l’environnement, le tout pris sur sa crête avant de disparaître. Ici encore, l’accumulation fait monde, et la narration exhibe son effort de saisie dans la condensation de son unique phrase, multiple, énorme, comme attrapée au vol avant la « désagrégation ».

De même les parents de Simon Limbres (le personnage des limbes et de l’ombre, l’habitant d’un entre-deux, entre le vivant et le mort, son coeur encore vivant quand le reste de lui est mort) sont en instance de séparation, « sur le point » de se quitter ou de ne pas se quitter, de puiser plutôt, face à la mort de leur fils, les forces de leur survie dans cet ultime rapprochement. Il s’agit encore de la grande geste humaine : non l’approfondissement psychologique, mais l’esquisse de comportements indispensables et à peine choisis face à des événements plus grands qu’eux, de la part de personnages prototypés par la circonstance (« les parents ») – autant dire nés seulement d’elle, formés à l’usage de la situation mise en scène par le roman.

Cette relation par laquelle le personnage naît la plupart du temps chez Maylis de Kerangal, ou se rend visible, peut aussi être celle qu’un individu noue à lui-même, tel Thomas Rémige découvrant sa voix comme une puissance deleuzienne lors d’un banal karaoké : « [U]ne voix qui est la sienne mais qu’il ne connaît pas, timbre, texture et tessiture inouïs, comme si son corps logeait d’autres versions de lui-même – un fauve rayé, une falaise vive, une fille de joie » (RV, 76). Ces possibles recélés en soi sont ici aussi amalgamés d’un seul trait par l’allitération, l’une des figures de la congruence dans cette écriture de la relation, qui veut tout tenir ensemble : « [I]l explore […] comment l’action de chanter le rassemble et le tient, l’érige en corps humain et plus encore peut-être, en corps chantant. C’est une seconde naissance » (RV, 77). Motif de la naissance, cette fois consciente, historique plutôt que biologique, que l’on trouve aussi dans Un monde à portée de main : « Paula fait connaissance avec ce corps où elle est née – il était temps » (MPM, 53). Formes de vie et manières d’être au monde se façonnent continuellement, alimentant la matière du roman, sa moire sensible.

Ainsi presque aussitôt après avoir rencontré la singularité interne du personnage de Thomas Rémige, brossée en trois paragraphes depuis sa physicalité jusqu’aux conséquences de celle-ci sur sa vie, on passe au milieu dans lequel il évolue pour y découvrir une autre métamorphose : « Ses premières années comme infirmier de réanimation lui secouent la paillasse : il pénètre un outremonde, un espace souterrain ou parallèle, en lisière de l’autre et troublé par leur affleurement limitrophe et continuel, ce monde perfusé de mille sommeils où lui ne dort jamais » (RV, 78). Ce régime de l’efficacité, dont les turbines tournent sans cesse à fond, fait souvent contraster, pour créer son énergie, deux incommensurables, comme ici les « mille sommeils » et l’insomnie. De même Paula est mise en tension, et en friction, dans son échelle contemporaine et minuscule, avec la vastitude du temps, par la juxtaposition d’un participe passé bref et familier à la suite d’une description ample et vertigineuse, énumérative, du monde naturel :

Le Dévonien supérieur, les millions d’années, les roches métamorphiques, les récifs coralliens et la jungle en lieu et place des Ardennes belges, les calcaires et les fossiles, les brèches, les fractures et les hautes pressions qui cassent la croûte terrestre, tout ça, elle n’y avait jamais pensé, ignorant les noms et ignorant les images, considérant le sol et tout ce qui le compose comme ce chaos de temps, d’aléas et de forces sur quoi reposent nos existences. Elle est sonnée.

MPM, 75

Ce procédé fait communiquer les deux échelles de temps et donne tout son impact au présent qui intervient ici en chute, nous ramenant à la fois à l’instant et à la conscience du roman.

Ainsi le présent est-il celui des « vivants » : ces acteurs d’un « vivre » substantivé, ceux qui sont là pour le moment – et c’est tout ce qui compte. Le récit n’est pas soumis à la linéarité de l’histoire, mais agi par la verticalité de l’instant : dans Réparer les vivants, on retrouve Simon Limbres très vivant au moment de son premier baiser à Juliette sans que cet instant soit compromis d’aucune sorte par la mort déjà connue de ce héros liminaire, car l’instant existe pour lui-même, dans sa verticalité de présent. C’est la vie en coupe, prise par son milieu, saisie en tranche, détachée de ses tenants et aboutissants. Car ce baiser, lorsqu’il a existé, a saisi tout l’instant, s’est agrandi pour s’étirer dans l’espace et le temps, comme nous le montre assez la phrase d’un seul tenant qui a fabriqué le devenir commun des jeunes amoureux, et dont je ne cite, à cause de sa longueur, qu’une partie :

[…] il gare son vélo contre un banc et reprend son souffle, ouvre son blouson, les premiers boutons de sa chemise, le rythme de son coeur ralentit graduellement sous le tatouage qui apparaît, c’est un coeur de nageur en haute mer, un coeur de sportif dont la fréquence peut descendre au repos sous les quarante battements par minute, bradycardie des extraterrestres, mais à peine Juliette a-t-elle passé le tourniquet de la sortie que tout accélère de nouveau, une vague, un emballement, […] et une fois qu’ils se font face, elle se hausse sur la pointe des pieds pour le recouvrir, et elle avec lui, les deux contenus dans l’odeur douceâtre de plastique, et leur visage rougeoie sous l’étoffe cirée, leurs cils sont bleu marine, leurs lèvres violettes, leur bouche profonde et leur langue d’une infinie curiosité, ils sont sous la bâche comme sous un abri où tout résonne, le grain qui force au-dehors formant le tableau sonore où se greffent souffles et chuintements de salive, ils sont sous la bâche comme sous la surface du monde, immergés dans un espace humide et moite où coassent les crapauds, où rampent les escargots, où gonfle un humus de magnolia, de feuilles brunies, de boules de tilleul et d’aiguilles de pin, […] ils y sont comme sous un vitrail qui recrée le jour terrestre, et le baiser dure.

RV, 148-149

Instant arrimé à ce coeur donc, mais aussi le dépassant, le transformant, révélant sa puissance d’organe et combien cette merveille d’ingénierie biologique est au service d’autres tâches que celles de sa survie, d’autres aventures bouleversantes. C’est déjà la technique du trompe-l’oeil : cette concurrence du monde par la fabrication de l’art. Et nous aussi, lectrices et lecteurs, sommes « sous la bâche comme sous la surface du monde, immergés dans [l’]espace » romanesque comme le scientifique – ou le romancier naturaliste – dont l’oeil est rivé au microscope et pour qui n’existe plus d’autre univers que celui de son observation.

Au demeurant, avant ce premier baiser, il y a sa mise en marche, inaugurale :

[…] ce premier jour, la matière de l’air se structurant progressivement alors qu’ils [Juliette et Simon] marchaient enfin côte à côte, comme si des particules invisibles s’agrégeaient autour d’eux sous l’effet d’une accélération soudaine, leurs corps s’étant signalés l’un à l’autre une fois franchie la grille du lycée dans ce langage aphone et archaïque qui était déjà celui du désir […].

RV, 145-146

Stéphane Chaudier et Joël July ont remarqué la prédilection de la romancière pour « la cristallisation des énergies du monde », c’est-à-dire une condensation de l’éparpillé « dans cette sorte de démultiplication infinie des apparaître du monde[17] ». Ils notent : « Le style de Kerangal se veut passionnément attentif aux transformations de la matière ; les percevoir, c’est vouloir s’associer au devenir qu’elles ouvrent, c’est participer à un processus dont le sujet attend un surcroît d’excitation[18]. » Dans Un monde à portée de main, « [l]es élèves de la rue du Métal » sont ainsi décrits comme rapidement agglomérés en « une petite société […] connectée à la matière du monde » (MPM, 83). Avoir le doigt sur le pouls du présent, c’est entrer dans la diagonale vivante de l’agir.

Présence de la narration : une fabrication subjective

Enfin, la narration elle-même est une ingénierie qui s’enjoint à se mettre au travail. On lit par exemple au début de la section intitulée « imbricata » ce programme : « Parler un peu de la rue du Métal maintenant » (MPM, 35). L’infinitif et le déictique nous situent in medias res, ils évitent l’abstraction du passé bien qu’il s’agisse de « [r]evoir Paula qui se présente devant le numéro 30 bis ce jour de septembre 2007 » (MPM, 35). Le passé est au présent sous nos yeux : la section suivante du roman s’intitule « Le temps revient » (MPM, 149-255).

Il s’agit en quelque sorte d’y être. La romancière, la narratrice est là pour ses personnages, les saisit, les observe, les suit et les attrape, les examine et les attend, guettant leur éclosion comme un parent attentif, un mentor ou un conteur : elle les cueille au berceau de leurs renaissances, des naissances qu’ils se choisissent, qui se passent non dans le temps long de l’histoire et du récit, mais dans le moment, non dans un passé antédiluvien ou d’état-civil, inerte et plat, mais dans l’instant d’une création. Cette attention au personnage prend parfois une couleur cinématographique, par l’infinitif ou l’injonctif (MPM, 121, 259) ou la prééminence du voir, notamment via les récurrences de « on la voit » (MPM, 56, 121, 186) : « À présent, on la voit bien [« la dame au col roulé noir »], on reçoit pleinement ce visage aussi neutre qu’un masque, ce maintien où rien ne force, où rien ne branle, l’économie et la rigueur qui émanent de ce corps face auquel Paula se sent aussitôt pataude, souillon » (MPM, 38). Dans certains cas, la narration semble découvrir son personnage en un long travelling : « S’avancer dans la pénombre, se repérer aux sons, aux courants d’air, longer le revers des armatures métalliques, puis se diriger vers la zone éclairée et surprendre Paula presque frêle devant la paroi » (MPM, 266). Cela concourt à faire jaillir la scène devant nous, en une opération active et étonnée de dévoilement.

On est dans un art de l’instant, vertical, réveillé sans cesse par les interventions intempestives de la narration (« – et j’aurais tant aimé être dans sa tête à l’instant où les ciels de la peinture ont afflué dans son cerveau », MPM, 153-154) ou les exclamations de l’indirect libre (« – comme si j’étais à poil », MPM, 56). Tantôt c’est la mention subite d’un « parmi nous » dans un récit exclusivement à la troisième personne (MPM, 139), tantôt le passage soudain du plus-que-parfait au passé composé (MPM, 142), ou encore les intrusions du passé composé dans l’imparfait, qui brisent le caractère étale ou linéaire du récit. « Le récit kerangalien est pris en charge par une instance excitée, qui brûle d’intervenir dans le cours des choses ; elle ne peut s’empêcher de livrer ses affects sous forme de commentaires », notent Stéphane Chaudier et Joël July[19]. Il s’agit d’un régime intranquille, en alerte perpétuelle, troué ou ponctué de ces effets de réactivation subite de notre attention. Cette narration imprévisible qui de temps à autre hérisse la tête, se fait voir brusquement et disparaît aussi vite qu’elle est apparue dans ses interventions violentes et fugitives, est l’ultime façon de faire tenir ensemble, tissés serrés, des univers romanesques explicitement fabriqués.

Ce qui se manifeste comme une attention non seulement à certaines formes de vie, mais à ce qui fait un « vivre », de faire en faire, via les formes de l’industrie – à tous les sens de ce mot –, passe par une certaine jubilation (notamment de langage) qui n’est pas sans ambivalence vis-à-vis d’un modèle de capitalisme effréné[20]. En effet, il y a dans la narration un certain émerveillement face au vivant – qui est bien le propre du romancier naturaliste, ébahi devant le fonctionnement révélé de la nature, la physiologie de l’animé –, et cet ébahissement n’est pas toujours critique devant la logique néolibérale qui préside aux chantiers et autres terrains de jeu du monde, pour quelques puissants. Daniel Laforest a ainsi parlé au sujet de Naissance d’un pont du « roman ingénieur d’un présent néolibéral[21] », tandis que Stéphane Chaudier et Joël July, dans leur étude de « l’euphorie [« des voix et des corps »] dans le style de Maylis de Kerangal[22] », évoquent un « style gagné […] par la fièvre du monde globalisé[23] », des « phrases qui claquent, sans une once de mélancolie ou de mauvaise conscience[24] », à la façon des slogans publicitaires du monde contemporain. Si l’on veut suggérer que cette euphorie peut néanmoins avoir un potentiel critique, j’avancerai que c’est par cela même qu’elle met au jour la logique du marché, avec ses liens et ses dépendances, mais indépendamment d’une morale : s’il y a une obscénité de la course aux chantiers successifs, dont la voracité est mise en évidence dans Naissance d’un pont, il faut la faire voir dans les fonctionnements sociaux des êtres ou des systèmes, non la juger car ce n’est pas le travail du romancier. N’est-ce pas le projet naturaliste ? Les stylisticiens notent ainsi : « [L]es valeurs et les idéaux ne l’intéressent pas [« la narration de Kerangal »] ; seuls comptent à ses yeux les faits, les arts de faire ou de défaire, en tant qu’ils révèlent les passions dont ils découlent[25]. » De même, dans la réinvention permanente dont semblent capables les personnages – et que tout l’effort de la narration consiste, après l’avoir provoquée, à apercevoir, faisant ressortir dans ces déclinaisons successives le procès de leur « vivre » –, la romancière paraît jouer le jeu de l’éternelle autopromotion néolibérale, dont toutes les métamorphoses sont propices puisque face au bloc du capital, à l’inflexibilité de la chaîne de production, seul l’humain peut à ce point se plier, s’ajuster, se contraindre sans jamais totalement s’annihiler. Pourtant, à plusieurs reprises la narration s’attarde à relever – à critiquer ? – ce rythme effréné dans lequel s’abîme sa protagoniste :

Elle [Paula] a rallié la cohorte des travailleurs nomades, ceux qui se déplacent à longueur d’année, et parfois loin, au gré de leurs contrats, ceux-là bien distincts des stars de twitter ou d’instagram […], et bien distincts également du prolétariat embauché à flux continu sur les chantiers qui prolifèrent à la surface du globe, la main-d’oeuvre inépuisable et sous-payée qui circule dans les soutes de la mondialisation.

MPM, 170-171

La description ici est une autre façon d’entrer dans la matière du monde, d’y repérer des couches dont la sédimentation crée le relief nécessaire à l’énergie du roman. Le potentiel énergétique de ces situations instables paraît l’emporter finalement, et la versatilité de cette « catégorie intermédiaire [des] free-lances » (MPM, 171), dont fait partie Paula, est présentée de façon affirmative, voire positive : « Ils sont tout-terrain et polyvalents, s’adaptent à toutes les pratiques, à tous les protocoles, à tous les rythmes, c’est d’ailleurs en cela qu’ils sont utiles, c’est pour cela qu’on les embauche » (MPM, 172).

Dans la dynamique des romans, chacun des personnages, au fond, essaie à son niveau de se saisir de ce monde pour qu’il soit à portée de main. Ou peut-être une sorte d’égalité foncière est-elle promue ou promise, selon laquelle par nos gestes, notre agir, notre simple capacité d’être vivants (non choisie ni même consentie, simplement ), le monde serait à portée de main, offert à tous, à prendre, comme l’arbre de la connaissance dans le jardin du Paradis, comme s’il ne tenait qu’à chacun de s’en saisir.

La narration concentre toute son attention dans cette fabrique – comme dans À ce stade de la nuit (2014), elle est requise tout entière par la décomposition de l’idée d’humanité, de solidarité la plus élémentaire – sans jugement mais en voulant comprendre. Elle veut entrer, autant qu’il est possible, et cet effort la rapproche aussi du narrateur de Flaubert ; comme lui, elle ne peut s’empêcher parfois de laisser échapper un commentaire, quelque remarque tendre ou ironique sur son paysage ou son personnage. Ce rappel de sa présence, dans une narration qui travaille si fort à exhiber les signes de sa fabrication documentaire, de sa collection de connaissances, claque alors comme une voile au vent et nous rappelle qu’elle veille, littéralement, au grain, selon l’héritage maritime de l’auteure : à la possibilité du conflit, où la tension est l’élément d’assemblage, le ciment qui tient ensemble les forces en présence, les magnétise les unes vers les autres.

Le foisonnement du monde

Le foisonnement du monde est gage de sa vitalité, et ce foisonnement, la langue du roman et son rythme intrépide contribuent à tout instant à le créer : il suffit d’énumérer les lexiques, d’inventorier longuement les noms insolites des métiers ou des façons de faire, et l’on fait monde. C’est un art du langage comme fabrication, une poétique au sens fort, dont les autres éléments dynamiques sont le frottement des personnages, créateur d’instants, et la déclinaison des gestes, elle-même façon de s’immerger au présent. Le cheminement de l’individu est une série d’étapes, incluant son devenir et sa transformation, une succession de postes autant que d’émotions, soumis à un régime intempestif, pressé, parfois brutal. L’énergie qui en ressort est frénétique, va vite, ne s’arrête pas, c’est celle du frottement des silex, mais ce qu’on découvre, peut-être plus expressément dans Un monde à portée de main, c’est que l’expansion de cet univers – monde extérieur autant qu’intimité brièvement aperçue des protagonistes – réside dans son approfondissement transtemporel, dans l’idée qu’une force humaine massive pousse à travers le temps.

Ainsi ces mondes très concrètement à portée de main, ou que le roman rend tels, ne sont pas sans transcendance. Celle-ci semble cherchée dans une mystique de la matière, dont la perpétuation est source d’énergie, une sorte de confiance excitée dans la continuation du monde créé, un émerveillement de ce que le miroitement des gestes et des rencontres est interminable, qu’il y a toujours plus à happer, à apprendre.

À travers ces deux échelles, l’une immédiate et empirique, l’autre mémorielle, les romans de Maylis de Kerangal travaillent à mettre en évidence un vivre en coupe, à se faire le laboratoire d’une fabrique du vivre, agie par l’ingénierie humaine des gestes de métiers, la friction des corps et le surgissement des rencontres, la mise au présent des scènes, et la présence intempestive de la narration. Un régime d’alerte est ainsi créé, non sans ambiguïté politique à l’égard du monde économique qu’il peint, mais attiré surtout par la logique énergétique qui peut s’en dégager.