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Si la pratique du reportage littéraire en France ne date pas d’hier (elle émerge dans la deuxième moitié du xixe siècle[1] et s’institutionnalise au courant du xxe siècle[2]), les dernières décennies représentent, à de nombreux égards, une période tout particulièrement féconde pour le genre. Selon Laurent Demanze, nous nous trouverions en effet au coeur d’un « nouvel âge de l’enquête[3] » ; aussi, la « littérature du réel », qui se situe à la croisée des sciences sociales, du journalisme et de l’essai, et où s’illustrent des auteurs comme Emmanuel Carrère, Hélène Gaudy ou Kamel Daoud, possède à présent son prix Nobel (Svetlana Alexievitch), ses revues et ses maisons d’édition distinctes[4]. Après une séparation des sciences sociales et des « belles-lettres » ayant mené, il y a plus d’un siècle, à la naissance des disciplines sociologique[5] et ethnologique[6], le reportage se ferait le lieu privilégié de retrouvailles entre littérature et savoirs, le lieu d’un nouveau « tournant documentaire[7] », bien que ces retrouvailles soient également revendiquées du côté des sciences sociales par des chercheurs tels que Andrew Abbott[8] et Ivan Jablonka[9].

Lorsqu’on se penche sur ce retour contemporain du reportage littéraire, Maylis de Kerangal apparaît rarement comme figure de proue. Principalement reconnue pour son écriture romanesque (Naissance d’un pont, Réparer les vivants), son « approche très documentaire[10] » et son souci d’une restitution au plus près du réel[11] – presque systématiquement relevés par la critique – semblent le plus souvent des dispositifs mis au service de la fiction plutôt que des outils d’enquête per se. Le discours que l’écrivaine entretient sur sa propre pratique confirme d’ailleurs cette subordination du réel à la fiction dans son oeuvre. Ainsi affirme-t-elle que la fiction représente un « réel augmenté de l’expérience du langage », un « lieu où le réel s’augmente d’une intériorité[12] ». Les fictions de l’auteure rendraient compte d’un réel, certes, mais ne sauraient ni ne devraient s’y contraindre.

Cependant, la publication de deux livres, Un chemin de tables (2016) et Kiruna (2019), qui ne sont pas explicitement reconnus ni reçus comme des fictions, nuancent quelque peu cette posture de Maylis de Kerangal comme romancière exclusive. Si dans son oeuvre le réel se fait habituellement matériau privilégié de l’écriture de la fiction[13], on remarque inversement dans ces deux récits que la fiction peut très aisément se faire à la fois matériau et méthode privilégiés de l’écriture du réel. Il sera, ici, spécifiquement question de cette articulation entre réel et fiction au sein de textes hybrides qu’il ne sera pas curieux d’analyser comme reportages littéraires. Un chemin de tables et Kiruna, qui mettent en lumière des enjeux sociaux contemporains (notamment la compétition dans le milieu du travail et les écueils du capitalisme), nuancent en effet la recherche documentaire et l’enquête de terrain selon une esthétique ; la captation du réel s’y trouve donc organisée par des procédés littéraires directement importés de la fiction, sans pour autant troubler la dimension expressément documentaire de l’entreprise. Dans ces conditions, c’est la catégorie de la réalité elle-même qui se trouve questionnée : il s’agit, pour l’enquêtrice, « d’interroger les conditions de sa fabrique, d’inquiéter les institutions qui l[a] construisent et de questionner les conditions de son exploration[14] ». Car le réel, dans ses enquêtes, se trouve le plus souvent construit à partir d’idées, de discours et de manières d’habiter l’espace dont le socle est une confluence de rapports de domination. Comment l’écrivaine peut-elle éclairer, dans l’écriture, ce caractère construit du réel, sans tomber toutefois dans le piège de prescrire une réalité que le lecteur devrait accepter ?

En plusieurs points, la démarche de Maylis de Kerangal dans Un chemin de tables et dans Kiruna fait écho à celle de la « sociologie lyrique » proposée par Andrew Abbott, s’en faisant en quelque sorte le contrepoint littéraire. Caractérisée « par une posture engagée et dénuée d’ironie vis-à-vis de son objet d’analyse, par une localisation spécifique de son sujet et de son objet dans l’espace social et par une conception momentanée du temps social », la sociologie lyrique entend « véhiculer le point de vue émotionnel de l’auteur à l’égard de son objet d’étude, plutôt que de “l’expliquer”[15] ». Trois focales sont déterminantes dans l’établissement de cette approche aux confins des sciences sociales et de la littérature, et c’est librement à l’aune de celles-ci que nous analyserons les deux textes de Maylis de Kerangal : d’abord, celle du sujet étudiant, ce singulier « je » narrateur se caractérisant par une subjectivité, une humilité et un pouvoir fabulateur ; ensuite, celle de l’objet étudié qui, dans son exploration attentive, finit par manifester son caractère construit, l’ensemble des causes et des conditions dont il émerge ; finalement, celle de la restitution, c’est-à-dire la manière dont l’écriture, chez l’écrivaine, donne à voir plus qu’elle explique, évitant l’écueil du geste autoritaire qui ne ferait que remplacer le « réel » destitué par une nouvelle réalité imposée.

Sujet. Le scepticisme de l’enquêtrice

Dans le reportage littéraire, mettre en scène la personne de l’enquêtrice n’est pas une opération innocente : au contraire, c’est toujours le fruit d’une intention et d’un choix. L’écrivaine peut ainsi décider de « se focalise[r] » sur la première personne, d’en faire « le centre de gravité du reportage[16] », notamment pour répondre à une « fonction d’attestation du reportage » (« je sens, donc mon témoignage est vrai[17] », en quelque sorte) ; ou bien elle peut plutôt choisir d’éliminer « toute notation personnelle », de manière à « faire disparaître les conditions de réalisation du reportage » et « donner un aspect plus objectif à l’enquête[18] ». Entre ces deux stratégies, Un chemin de tables et Kiruna adoptent une position ambivalente. Si un « je » s’occupe bel et bien dans les deux cas de tirer les ficelles de la narration, ce « je » n’est pas personnalisé, c’est-à-dire que toute trace (ou presque) de son identité se trouve gommée ; en ce sens, il ne se fait jamais le « centre » de l’enquête. Son expression par rapport au monde qu’il dépeint est le plus souvent indécise, voire inventive (par exemple, la narratrice met en garde : « du moins je l’imagine », K[19], 110), ce qui écarte l’hypothèse d’un « je » venu témoigner du caractère en tout point objectif du discours. De quelle manière la narratrice homodiégétique de Maylis de Kerangal se met-elle en scène dans ses reportages littéraires, et comment sa présence peut-elle servir à documenter le réel ? Il s’agit pour elle de témoigner, à travers l’observation, la recherche documentaire et l’entrevue, d’un lieu et d’un temps vécus sans dicter une interprétation fixe du réel étudié.

Si des univers complètement différents nous sont présentés dans les deux oeuvres à l’étude, ceux-ci sont cependant peints par la médiation d’une narratrice homodiégétique similairement mise en scène, narratrice qui se présente comme le témoin privilégié du récit. Dans Un chemin de tables, on suit ainsi le parcours professionnel d’un jeune chef prénommé Mauro, explorant au passage les dynamiques sociales du monde de la restauration française[20]. Le récit ne s’affiche peut-être pas explicitement comme un reportage littéraire, mais il faut souligner que celui-ci paraît dans la collection « Raconter la vie » aux éditions du Seuil, collection dont le projet éditorial entend sortir de l’invisibilité ceux dont la voix n’est pas audible dans l’espace démocratique, en offrant des vignettes d’ethnographie du quotidien écrites par des chercheurs en sciences humaines et sociales ou par des écrivains[21]. Kiruna, lui, est le résultat d’une résidence d’écriture de Maylis de Kerangal dans une ville de Laponie suédoise, effectuée dans le cadre du programme « Mineurs d’un autre monde ». Ce dernier ouvrage est plus spécifiquement présenté comme un reportage littéraire, mettant au jour un carnet d’observation de la vie de cette ville minière : descriptions des lieux, des personnages qui l’habitent, des relations de travail, de l’organisation urbanistique.

Tant dans Un chemin de tables que dans Kiruna (si on exclut temporairement de l’analyse les paratextes), le « je » n’épouse pas d’identité narrative clairement définie. Le témoin reste relativement anonyme, hormis pour le genre qui se manifeste dans la langue : « [J]e suis assise sur la banquette d’en face » (CT, 9), « Je ne suis jamais allée en Suède » (K, 21). Aussi, les termes mêmes de son « programme », de l’ambition sous-jacente à l’investigation, ne sont expliqués qu’indirectement ou vaguement : « J’ai voulu vivre cette expérience [de la mine], j’ai voulu l’écrire » (K, 16), affirme la narratrice. C’est donc plutôt à une position d’observation située, à une perspective singulière sur le monde, que la première personne renvoie. À cet égard, les dimensions sensualiste (« je déchiffre le titre sur la couverture, […] puis je soulève les fesses et me penche en avant, bascule tête la première dans le livre », CT, 9) ou cognitive (« J’ai imaginé Kiruna […]. Je me suis figuré un site industriel hors de proportion », K, 17) de l’expérience dominent l’énonciation. L’enquête, qui s’inscrit dans le corps, témoigne nécessairement d’un rapport avec l’objet observé, manifestant par exemple une distance variable entre celui-ci et la narratrice (dans Un chemin de tables, la narratrice perd parfois de vue le jeune chef ; dans Kiruna, elle n’arrive jamais à concevoir la mine dans sa totalité). Cette distance ne remet cependant pas en question la possibilité d’enquêter : au contraire, le « je » de Maylis de Kerangal se définit et se précise tant dans le processus de l’investigation que dans ses difficultés à le mener à terme.

En effet, dans le reportage littéraire, on ne peut arriver en sachant d’avance ce que l’enquête nous permettra de trouver, ni même s’il sera possible de trouver quoi que ce soit. Bien sûr, la recherche documentaire préalable peut contribuer à délimiter le terrain de l’investigation et à générer des pistes de réflexion. Le document, porteur d’informations et de faits « objectifs », a notamment le pouvoir de permettre la contre-vérification de faits rapportés, d’interroger plus avant leur authenticité. Ainsi, dans Un chemin de tables, sonder les archives de Mauro, fouiller « dans ses cahiers, dans ses dessins, dans les lettres qu’il écrit à sa grand-mère à Noël » (CT, 20) permet d’ébranler les fondements d’un récit familial mythifié. Ne restant captive ni des témoignages des proches de son « personnage » ni de ses propres propos, la narratrice fait usage de la recherche documentaire pour exercer un certain scepticisme face à l’histoire prescrite. Dans ce rôle, le document peut donner l’impression d’une vérité implacable, mais il faut demeurer sur ses gardes car, s’il constitue un intéressant contrepoint aux discours ambiants, le document ne saurait se faire le gage d’une exactitude absolue, qui surpasserait le savoir acquis grâce à l’empirisme de l’enquête de terrain. Après tout, il peut lui-même participer d’un mythe, comme c’est le cas du musée de la compagnie minière LKAB qui met en scène un récit donnant « une impression de linéarité, d’évolution constante, inéluctable, comme si rien ne s’était jamais vraiment opposé à ce dessein industriel » (K, 36). En cela, il est intéressant de constater que le document, tant celui qui permet de vérifier l’authenticité que celui dont il faut vérifier l’authenticité, engendre le doute au lieu de l’aplanir. Dans tous les cas, il sert la posture sceptique de la narratrice qui, elle, ne propose peut-être pas le fin mot sur la vérité, mais questionne constamment celle qui lui est présentée, invitant en quelque sorte sa lectrice ou son lecteur à faire de même.

Chez de Kerangal, l’usage de ce « je » manifeste donc un certain devoir de réserve, voire d’humilité par rapport à son objet d’étude. Celui-ci rend en effet compte d’une valse entre des enjeux éthiques (laisser la place aux invisibles) et l’engagement d’une subjectivité narrative, même d’un lyrisme. À cet égard, la mise en scène au sein du texte de la situation d’écriture (« Je veux décrire », CT, 63) est le signe d’une narration impliquée, mais aussi le marqueur d’une différence entre sciences sociales et littérature, au moins dans la réception de textes issus d’horizons épistémologiques opposés. Si, comme le remarque Enzo Traverso, la « narrativis[ation] de l’enquête[22] » dans la science historique peut avoir comme effet de brouiller la « vérité historique » et d’ouvrir la porte au négationnisme, et si le subjectivisme dans l’écriture historienne peut parfois tourner à l’auto-ethnographie narcissique, dans le cadre de reportages littéraires comme Un chemin de tables et Kiruna, il semble plutôt que la subjectivité de la narratrice soit le gage d’une transparence, « d’une belle honnêteté », d’un moyen de « freiner sa capacité d’investigation et de mise en scène des multiples ou lointains aspects du monde contemporain[23] ». Le « je » n’est pas ici falsification : il est une réponse au doute qu’il soit jamais possible de parvenir à une connaissance intime de notre objet d’investigation, il met au jour la subjectivité de l’enquêteuse sans toutefois avoir priorité, dans l’énonciation, sur les vies et les mondes racontés.

À ce titre, la fiction, pour autant qu’elle s’annonce comme telle, peut être employée comme méthode d’investigation du réel, nourrissant la recherche empirique au lieu de la discréditer. En raison des limitations physiques et cognitives du « je », qui ne se désigne en aucun cas comme omniscient, certains « trous » ne sauraient être comblés par l’enquête en bonne et due forme. Aussi, la narratrice avoue ne pas parvenir à livrer un récit organique et clos qui illuminerait en totalité son objet d’étude (Mauro ou la mine), ou qui le rendrait tout à fait transparent à son lecteur. Face à ces « trous », la subjectivité du « je » narrateur est investie, proposant à la réalité observée une expansion par la fiction, plutôt que le refus d’une possibilité – même invérifiable, au contraire d’une hypothèse[24] – de connaître. Dans Un chemin de tables par exemple, la narratrice formule constamment des hypothèses sur ce qui se passe dans la tête de Mauro, allant jusqu’à « imaginer » des réactions à des questions qui ne sont pas posées (voir CT, 10) ; dans Kiruna, le « je » s’imagine vu de l’extérieur (K, 33-34), se projetant (K, 77) ou se visualisant (K, 89) comme personnage. Au travail objectif de consigner ce qu’elle observe se superpose donc, pour la narratrice, un travail explicite de fabulation ; et devant l’impossibilité de saisir l’entièreté du réel, la narration peut encore « s’imaginer » des possibles. Cela permet notamment, devant des documents photographiques inertes, de faire vivre l’histoire et le monde et, ultimement, d’exposer l’autrement invisible : « Sur une photographie prise peu après 1900, devant la porte du bâtiment flambant neuf, les employées prennent la pose dans le soleil d’août, alignées […]. On imagine bien la cantine de la mine : des hommes attablés devant un repas chaud » (K, 99). L’ekphrasis est ici à la fois description de l’archive et fabulation à partir des archives, non dans une intention d’artifice ou de tromperie, mais bien d’ouverture et de possibilité. Pour de Kerangal, l’utilisation de la première personne dans le reportage littéraire devient ainsi, en plus d’un refus de présenter son témoignage comme une vérité définitive et incontestable, le gage d’une introspection sur les possibilités et les limites de l’enquête.

L’objet. De la mobilité des paysages

On comprend donc que malgré la présence d’un « je » narrateur, les reportages littéraires de Maylis de Kerangal ne constituent pas les mises en scène d’un sujet explorant, d’une enquêtrice utilisant le genre du reportage pour s’exposer elle-même dans une recherche introspective ; l’immersion, ici, ne raconte pas « les exploits du chercheur (ou du journaliste) pris dans une fiction pour héros de papier (“mon terrain et moi”, voire “moi et mon terrain”)[25] ». Un chemin de tables et Kiruna servent plutôt l’éclairage, invariablement modulé par la perspective subjective d’une narratrice qui ne se présente jamais comme spécialiste, d’un objet d’observation. Qui plus est, de la même manière qu’il n’est pas assimilable au sujet écrivant, cet objet n’est pas réductible à celui d’autres parcours individuels, et ce, même si des personnages occupent dans les deux récits une place centrale. Qu’observe donc la narratrice, plus justement ? C’est davantage un milieu, un espace qu’elle découvre au fur et à mesure de l’énonciation, un paysage. « [É]crire », affirme en effet de Kerangal dans À ce stade de la nuit, « c’est instaurer un paysage » (ÀSN, 56[26]). Racontant un milieu, le construisant discursivement, l’écrivaine met en lumière les multiples rapports et dépendances qui le fondent. Ce faisant, elle suggère d’autres possibles, d’autres constructions contingentes.

La place prédominante qu’occupe le paysage considéré comme ensemble des conditions matérielles et intellectuelles formant l’environnement de communautés peut se manifester de diverses manières chez l’écrivaine. Dans Un chemin de tables, Mauro se trouve « localis[é] » (CT, 100) à toutes les étapes de son ascension sociale. C’est son interaction avec le milieu qui le situe et rend compte de son champ d’action, plus ou moins restreint mais en constante redéfinition. Le rapport au lieu peut être psychologique : à cet effet, marcher dans Berlin devient « une manière de s’ouvrir un espace de pensée » (CT, 13) ; l’observation « d’une ville en pleine métamorphose » par Mauro reflète simultanément la façon dont il « se figure et [se] repère » lui-même (CT, 13). Mais le rapport au lieu peut être aussi un marqueur des conditions matérielles changeantes du protagoniste. Tous les moments définitoires dans la carrière de Mauro sont situés, ils se trouvent inextricablement liés à des espaces physiques, voire topographiques. D’une part, c’est à travers son contact avec un lieu familial, l’« espace magique, à la fois terrain de jeu et zone d’expériences » de la cuisine (CT, 22), de même qu’à travers les différents endroits dans lesquels ses parents et lui se déplacent, que son intérêt naissant pour la gastronomie est raconté. D’autre part, et similairement, sa trajectoire générale est tracée en fonction de son transit par différentes institutions, qui l’inscrivent systématiquement dans une position (ou qui figurent « le spectre du déclassement », CT, 56), allant du « monde universitaire » (CT, 44) aux plus grands établissements gastronomiques, en passant par l’ouverture de son propre restaurant où il sera officiellement sacré par « la communauté du fooding » qui « le reconnaît comme un des siens, la nouvelle génération, l’avant-garde » (CT, 78). Si tout ne se réduit pas à un déterminisme imposé par un milieu habité (après tout, Mauro claquera la porte de nombreuses institutions, notamment celle de l’université, de son plein gré ; inversement, les institutions émergent et s’éteignent selon « l’évolution du quartier » [CT, 68], donc des individus qui l’occupent successivement), il reste inenvisageable, dans ce parcours de vie, de s’extraire du paysage qui fonde l’éventail des possibles individuels. Passer de la salle à manger aux cuisines, cette « seconde zone que régissent des lois inverses », c’est nécessairement se soumettre à « une organisation militaire où les hommes sont en brigade » (CT, 36). L’on se doit de toujours conjuguer avec le paysage habité, en quelque sorte, tout comme celui-ci doit d’ailleurs conjuguer avec ses habitants.

Dans Kiruna, la place qu’occupe le paysage comme objet d’étude, au rebours de l’observation de parcours strictement individuels, est encore plus explicite : « J’ai cherché une mine », raconte l’écrivaine, « comme on cherche la porte de cet espace inconnu sur quoi s’appuient nos existences » (K, 15-16). La mine représente à cet égard « un accès aux formes qui le structurent, aux matières qui le composent, aux mouvements qui l’animent, à ce qu’il recèle de trésors et de ténèbres, à ce qu’il suscite comme convoitise et précipite comme invention » (K, 16). En d’autres mots, c’est l’exploration elle-même du paysage qui donne un accès privilégié aux parcours individuels qui s’y greffent, aux personnages qui, dans une interaction bidirectionnelle, transforment le paysage par leur travail et se transforment eux-mêmes en l’occupant. L’étude de la mine est également une manière de montrer les différents systèmes sociaux dans lesquels s’inscrit sa population, et la façon dont ces systèmes, modifiables parce qu’idéologiques, non naturels, bouleversent l’espace et ses habitants. La mine est un « lieu politique », « un endroit dont la singularité tient, entre autres, aux différentes temporalités qui s’y entrechoquent, interfèrent, se réactivent, formant ce circuit troublant où l’on se déplace par un jeu de glissement continuel » (K, 55). Aussi, au moment où la narratrice quitte Kiruna, une « nouvelle orientation touristique se développe alors que l’État suédois multiplie les autorisations de forage dans le Norrbotten, encourage les prospections, distribue les permis d’exploitation puis facilite les implantations » (K, 142) ; et c’est ce modèle extractiviste et capitaliste du rapport au paysage « qui détruit de manière irréversible l’équilibre écologique de la région », « déstabilisant la population qui la peuple » (K, 142). Même s’il se veut souvent pessimiste, le reportage de Maylis de Kerangal ne fait cependant pas le récit d’un sort scellé, prenant bien soin de montrer que d’autres interactions avec l’espace habité, plus harmonieuses, sont possibles. « [L]es Sámis » (le peuple autochtone de Kiruna), par exemple, « multiplient les mouvements de protestation, et dénoncent la mainmise économique et politique de [la mine] sur leur territoire » (K, 143), tandis que le « renard blanc, à longue queue plate », imperturbable, continue à « march[er] souverain le long des palissades » (K, 146).

À cet effet, il faut remarquer que même si la narratrice ne se prend pas elle-même comme objet d’étude dans le récit, la dimension subjective et indicielle de l’énonciation (contrairement à la dimension « objecti[ve] et emblématique » de l’étude sociologique « traditionnelle[27] ») témoigne de la défense au moins implicite d’une cause, comme c’est d’ailleurs le cas de nombreuses autres immersions journalistiques et littéraires[28]. Dans les deux récits, il est ainsi tenu pour acquis que la possibilité d’une vue englobante, objective et impersonnelle, ne peut être qu’illusoire. Que l’on investigue sur le monde de la restauration ou sur celui de la mine, « donner sa voix aux invisibles » est déjà en quelque sorte prendre position face à un rapport de force inégal dans un monde de représentations. Les données « objectives », comme les récits rétrospectifs « expliquant » un parcours de vie (voir CT, 19) ou les informations « issues de la cartographie géologique d’un sol » (K, 20), peuvent s’avérer trompeuses, en ce qu’elles recouvrent d’autres données jugées essentielles. Pour l’écrivaine, l’expérience empirique du corps devient alors le seul témoin possible du paysage. « S’ils sont mon premier matériau, c’est que les lieux convoquent le monde sensible », explique-t-elle, « celui dont je fais l’expérience par mon corps, par mes sens, ce monde qui est toujours le premier monde[29] ». Or dans le contexte d’un espace « illisible, à la fois gigantesque et discontinu » (K, 24) – il arrive parfois que l’on perde la « trace » de ce que l’on étudie (CT, 99) –, l’éclairage ne peut en toute honnêteté se restreindre qu’à l’observation successive d’un terrain, éprouvé séquentiellement par un corps se déplaçant dans l’espace accessible. Les « trous » que laisse l’objet dans son sillage, comme nous l’avons évoqué, devront être comblés par l’imagination, en cherchant à rester le plus près possible de sa vérité : « La mine se dérobe, elle se retire. Pour l’atteindre, je vais devoir me tourner vers la ville, vers ceux qui vivent ici. Arpenter la surface, imaginer le fond » (K, 43-44). L’étude d’un objet, dans ces circonstances, devient à tout coup un processus inachevable, toujours en chantier et qui ne saurait être épuisé par le sujet qui l’observe (ou l’imagine).

La mise en récit du regard, qui se manifeste par l’emploi de ce « je » de Maylis de Kerangal, n’a cependant pas qu’un caractère restrictif : il possède en lui un pouvoir éminemment transformateur. Tout comme l’action d’« instaurer un paysage », l’oeil (ou, plus largement, l’expérience sensible du corps observant) peut permettre d’exposer l’interdépendance, et donc le caractère construit et modifiable, des objets étudiés – des paysages et de celles et ceux qui le peuplent. En effet, comme il est toujours envisageable pour le sujet écrivant d’être étonné par ce qu’il découvre, la surprise peut participer à la transfiguration du regard que l’on porte sur l’objet étudié – de même que le récit dont il se fait porteur, encore en cours de rédaction. Pour la narratrice d’Un chemin de tables et de Kiruna, transformer le monde passe également par un changement de perspective sur le paysage. Initialement, un lieu peut manifester « différentes couches de sens », « des imaginaires disparates », « des scènes discontinues », mais subitement se « retourn[er] comme un gant » (ÀSN, 75-76) lorsqu’advient un événement qui en expose un angle antinomique. Par conséquent, on comprend « comment l’existence d’une mine en un lieu donné a provoqué une accélération de l’histoire » (K, 55), et cette constatation déconcerte l’énonciatrice (K, 56). Mais inversement, le fait d’être abasourdi par une révélation constitue les prémices de la possibilité d’une transformation de l’histoire ou, du moins, chez de Kerangal, de l’écriture d’un récit qui témoigne implicitement de ces ressources transformatrices.

Restitution. Lyrisme et exposition

Dans Chromes, de Kerangal propose une réflexion sur son propre travail créatif en prenant appui sur quelques images de son choix. Le texte se donne à lire comme le commentaire d’un carrousel d’images qui lui permet de revenir sur la géographie de son oeuvre, sur l’espace qui s’y déploie, sur les paysages qui la peuplent. Commentant une photographie floue, elle fait l’apologie de « la multiplicité des lectures qui jouent dans la fiction, contre l’idée d’une vérité du roman livrée sur un mode définitif, celui de la prescription, celui de la sentence » (Ch, 17). « De fait », ajoute-t-elle, « la littérature n’a pas pour vocation de clarifier le monde mais de prendre acte de son opacité. De sa nature enchevêtrée, hallucinée, de sa beauté trouble » (Ch, 17). Dans cet essai, elle évoque également son « “je” fugitif, ironique ou sentimental », qui jaillit dans ses phrases « afin de croiser le regard du lecteur » (Ch, 5).

Se profilent dans ce petit ouvrage une poétique et une éthique de la fiction qu’il conviendrait de lire au prisme de la sociologie lyrique d’Andrew Abbott, que nous avons évoquée en introduction. De Kerangal semble en effet placer son travail sous les auspices d’une subjectivité en retrait et engagée (voire sentimentale), et d’une volonté de saisir la complexité du réel sans fournir d’explications causales. La théorisation de la sociologie lyrique s’appuie sur une distinction avec la sociologie narrative en cela qu’elle vise à « raconter la réaction » plutôt qu’à fournir un récit ordonné. Si la sociologie narrative adopte la forme de l’histoire, la sociologie lyrique privilégie l’image. L’élan lyrique est donc mis au service du moment, de l’émotion concrète : « Dans le lyrique, nous entendons le murmure de la possibilité et le soupir du passage[30]. »

Un chemin de tables et Kiruna procèdent semblablement en offrant des séries de vignettes (ou d’instantanés, à l’image des « polaroïds » de Chromes) plutôt qu’un ordonnancement narratif progressif. Malgré une chronologie lâche, Un chemin de tables épouse une structure à la fois géographique et émotionnelle. Les titres de chapitres donnent à voir des lieux, des aliments, des émotions, dans un bric-à-brac thématique qui renvoie plus à l’idée d’un instantané qu’à celle d’une séquence temporelle : « 1. Berlin / döner kebab », « 2. Aulnay / gâteaux, carbonara, pizza maison », « 3. Établissements / tournedos Rossini », « 4. Coups », « 5. CAP / blanquette de veau à l’ancienne, sabayon framboise », « 6. Un portrait », « 7. La Belle Saison / gnocchis au beurre et à la sauge », « 8. Aligre / topinambours, paleron », « 9. Fatigues », « 10. Asie / pot-au-feu, bouillons », « 11. Fooding / grattons, fèves vertes, pigeons », « 12. Cochon de lait ». En consultant cette table des matières, le lecteur est placé devant la vie d’un restaurateur (les lieux qu’il visite, les restaurants où il travaille, le marché qu’il fréquente), la carte d’un restaurant et les états émotionnels traversés par le personnage principal.

La chapitration de Kiruna n’obéit pas davantage à une séquence linéaire. Le premier chapitre situe le récit sur une carte géographique (« 67o 51’ 00’’ nord, 20o 13’ 00’’ »). Par la suite, le lecteur est amené successivement dans les profondeurs de la mine (« - 514 », « - 1365 »), exposé à des objets (« routières suédoises »), à des professions (« cantine et cantinières »), à des sensations (« acoustique »), à des personnes (« Alice », « Ing-Marie », « un roi sans couronne ») ou à des animaux (« renard blanc »). Dans ces deux livres, de Kerangal ne cherche donc pas à saisir la totalité du réel à travers un récit dont le commencement et la fin seraient clos. Nous avons plutôt affaire à ce que Abbott désigne comme un « temps temporalisé[31] » qui ouvre le récit à des avenues imprévisibles et inexplorées. Le lyrisme de Maylis de Kerangal est aussi indiciel : c’est certes par le « je furtif » que le lecteur a accès à l’émotion de l’auteure, mais c’est aussi par l’ancrage du texte dans un ici-maintenant.

Cet ici-maintenant, cet usage de l’image qui rapproche de Kerangal de la sociologie lyrique, est également sensible dans son usage de l’hypotypose. Cette figure de description qui donne à voir une scène au lecteur n’est pas sans rapport avec l’ekphrasis, à la différence qu’elle ne constitue pas le commentaire d’une image précise. Le présent de l’indicatif d’Un chemin de tables et de Kiruna contribue à cette adéquation entre l’action décrite, la situation d’énonciation et, en dernière instance, la situation de lecture : « [J]e déchiffre », « je crois », « j’imagine » (CT, 9-10). Ce que de Kerangal donne à voir, c’est à la fois ce qu’elle perçoit comme coordonnées sensibles en tant qu’enquêtrice, mais aussi l’enquête elle-même, la situation d’énonciation qui devient presque un dialogue avec un lecteur potentiel.

Un autre exemple tiré de Kiruna montre bien que les descriptions visent à rendre compte de l’animation du réel : « Le Scandic Ferrum est un hôtel de briques rouges, situé en hauteur, à l’aplomb de la route qui longe la ville au sud : il est tourné vers la mine, c’est même une vue prisée par ceux qui prennent une chambre ici – et moi aussi j’ai demandé a room with a view » (K, 137). La description suit le regard de l’observatrice, qui est présente dans l’hypotypose à la fois par le pronom « je » et par un discours indirect dans cet anglais international qui a cours même en Laponie. Les hypotyposes sont abondantes dans l’oeuvre de Maylis de Kerangal, notamment signalées par la multiplicité des verbes de perception, plaçant sous les yeux des lecteurs la scène décrite, redoublant de ce fait le regard de l’observatrice :

Je veux décrire ce jeune type qui a toujours faim, qui a toujours envie de manger quelque chose, quelque chose de bon. Ce jeune type déterminé et farouche. Je me poste à la terrasse de ce café du Xe arrondissement, face au carrefour, pour bien le voir arriver justement. Il déboule à vélo, tête nue, les fesses décollées de la selle, la bécane vacille au freinage, il met pied à terre, soulève le cadre, colle la machine contre le garde-fou qui sécurise ce virage du boulevard Voltaire, et hop, attache l’antivol. D’emblée, une impression de « hop ! » justement, des gestes millimétrés et précis comme une danse.

CT, 63

La restitution dans Un chemin de tables est précise, millimétrée. Chaque geste compte aux yeux de l’observatrice, et c’est aussi par une description minutieuse des gestes les plus concrets (ceux de la vie matérielle : cuisiner, se déplacer) que se constitue dans le texte la présence des personnages (car l’hypotypose est, selon Chaïm Perelman, une figure rhétorique de présence[32]) bien davantage que par une caractérisation psychologique.

Cette position narrative a aussi des conséquences éthiques. De fait, la sociologie lyrique adopte le postulat qu’il n’existe pas d’ontologie à l’organisation sociale, idée que de Kerangal pourrait faire sienne. Si, selon Abbott, « le texte lyrique fournit une représentation de la mutabilité et de la singularité humaines dans leur forme la plus vivante[33] », Un chemin de tables et Kiruna font preuve d’une comparable volonté de rendre compte de parcours individuels traversés par les déterminations sociales sans que celles-ci constituent des explications définitives. Il n’est peut-être pas anodin de signaler ici que la seule présence de la narratrice (un clin d’oeil furtif de l’auteure ?) dans Réparer les vivants soit la formulation d’un doute plus que d’une assertion : « [E]t ce qu’ils pensent en cette seconde je l’ignore » (RV, 158). Dans ses romans comme dans ses reportages littéraires, de Kerangal n’utilise pas sa subjectivité pour poser des jugements sur le réel du texte ou pour plaquer des schémas sociaux explicatifs.

Si les hypotyposes et les ekphrasis donnent à voir dans le reportage littéraire, c’est aussi qu’elles n’expliquent pas. Les grandes narrations (celles du milieu professionnel, celles des compagnies minières) sont ainsi mises en tension avec les narrations individuelles : ce qui prime, c’est l’exposition plus que la démonstration. Les faisant interagir entre elles, il est possible de constater les liens intriqués qui les unissent, mais peut-être surtout la profonde interdépendance qui prévaut à leur rapport. Et, en ce sens, force est de constater, pour le lecteur, que, malgré le poids des dominations sociales ou celui des forces du marché, les destinées individuelles et collectives restent le fruit d’un processus dynamique et ouvert, donc mutable. Le reportage littéraire de Maylis de Kerangal se fait le portrait momentané d’une conjoncture, jamais celui d’un état définitif du monde et des choses.

Au terme de ce parcours, il convient de remarquer quelques éléments caractérisant la pratique du reportage littéraire de Maylis de Kerangal, de même que ce qui viendrait la distinguer dans le champ de la littérature contemporaine. Il semble d’abord opportun de noter que les deux textes étudiés ici se distinguent assez nettement des romans qui ont fait la fortune critique de l’auteure. Naissance d’un pont et Réparer les vivants se démarquent en effet par une esthétique maximaliste, par un usage extensif des sociolectes (et de manière générale, par de nombreux effets dialogiques), par une vaste ambition d’érudition. Un chemin de tables et Kiruna sont, ne serait-ce que par leur brièveté, plus circonscrits. Ils répondent également à des commandes, ce qui différencie habituellement le genre du reportage du texte proprement littéraire[34]. À une demande dictée par un « en dehors » (un projet éditorial, une résidence d’écriture), de Kerangal inverse les termes de son projet poétique : au documentaire qui s’intègre au tissu fictionnel, elle privilégie l’enrichissement du reportage par des procédés narratifs généralement utilisés dans la fiction romanesque.

Vers quoi cette articulation spécifique entre réel et fiction pointe-t-elle dans l’oeuvre de l’écrivaine ? À une opposition entre réel et fiction, de Kerangal oppose un autre partage, plus nuancé. Le réalisme chez de Kerangal n’est pas au service d’une idéologie ou de principes fondateurs abstraits. Il n’est pas non plus non assujetti à une fidélité absolue au réel. C’est plutôt à une éthique de la restitution qu’il répond, éthique dont les termes sont dictés par un pacte avec le lecteur. Ainsi, la perspective prise par la première personne témoigne d’une humilité et d’une reconnaissance des limites de l’enquête ; la multiplication des verbes de perception dans les deux reportages place le lecteur ou la lectrice dans une position analogue à celle de l’observatrice. De même, les fabulations, les décrochages du réel, les effets lyriques ne sont pas camouflés. L’objet observé – le paysage social – n’est jamais présenté dans sa complétude, mais plutôt comme le produit de dynamiques en constante transformation qu’il n’est possible de concevoir que fragmentairement. Aussi, il nous semble surtout que cette écriture induit une lecture politique par l’attention aux phénomènes que l’auteure dépeint, aux interactions sociales, aux rapports de force qui les traversent, aux structures économiques qui les surplombent, et surtout, aux usages sociaux (menus rituels, habitudes, manières de parler) de celles et ceux qui habitent ces récits.

Le reportage littéraire, pour l’écrivaine, se fait certes littérature d’observation attentive à l’espace, mais il est important de remarquer combien celle-ci se fait également porteuse d’autres possibles à imaginer, de réalités inédites encore à concevoir. Commentant, dans Pour que droits et dignité ne s’arrêtent pas au pied des murs, ses visites de milieux carcéraux, de Kerangal explique que la littérature active « la possibilité d’une parole délestée du passé, la possibilité de faire montre d’un autre visage », qu’elle permet « une abolition temporaire du tragique biographique, une possibilité de se réinventer au coeur de la bureaucratie carcérale, et d’apparaître autrement au sein de cette zone balisée, contrôlée[35] ». Investissant sans détour le présent de l’énonciation, remettant systématiquement en doute les mythes et les légendes qui fondent l’espace habité, les reportages littéraires de l’écrivaine rendent sensibles, à des degrés variables, les traces de mondes à découvrir.