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La prévention précoce prédictive des troubles de comportement et d’apprentissage ainsi que les programmes qui l’accompagnent orientent progressivement depuis plus de 20 ans des politiques sociales et éducatives en petite enfance au Québec et ailleurs (Parazelli, 2016). Nous définissons la prévention précoce prédictive de la façon suivante : « À partir d’une connaissance éprouvée des processus cérébraux, de lois développementales et comportementales, prédire l’apparition de maladies mentales, de comportements indésirables, antisociaux ou considérés comme malsains, et s’engager à les faire disparaître en en contrôlant les facteurs de risque et de protection » (Parazelli, 2020 : 237-238). Cette approche se présente comme l’incarnation même du progrès scientifique fondé sur les données probantes à l’image de l’evidence-based medecine, et ce autant auprès du monde de l’éducation que dans celui des services sociaux. Le recours à une rationalité biomédicale[1] permet aux promoteurs de la prévention prédictive de produire une étiologie des phénomènes sociaux, nourrissant un imaginaire sanitaire tendant à faire autorité auprès des acteurs impliqués (chercheurs, gestionnaires, politiques, professionnels, intervenants, parents). Ce glissement théorique et idéologique du social au biologique permet de résorber la controverse en « durcissant » les faits sociaux (Peretti-Watel, 2004). Dès lors, la promesse d’avantages préventifs incontestables découlant d’une adhésion aux « meilleures pratiques » permet de cultiver un certain consensus. D’autant plus que ces meilleures pratiques se justifient par des visées d’inclusion socio-éducative et de bienveillance à l’égard de « nos » enfants. Malgré la posture de l’evidence-based practice qualifiée par Vandenbroeck et al. (2012) d’« antidémocratique », toute critique est alors reçue comme une menace à cette quête de certitude rassurante et de contrôle du développement de l’enfant. Ces rapports sociaux à la prévention prédictive ne sont-ils pas un indice suffisant pour comprendre que nous ne sommes pas seulement dans l’esprit d’une démarche scientifique où le doute, le raisonnement hypothétique et les débats d’idées sont de rigueur ? Nous sommes aussi dans le monde des valeurs, des espoirs, des engagements, des idéaux, des injonctions et des rapports de pouvoir qui traversent toutes pratiques sociales, même les pratiques scientifiques dites objectives. C’est pourquoi cet article se veut une invitation aux débats en interrogeant ce qui est mis dans l’ombre par les promoteurs de ces programmes, c’est-à-dire les soubassements normatifs orientant certains programmes gouvernementaux et faisant l’objet de controverses qu’il s’agisse de concepts, de valeurs ou d’idéaux.

Pour étayer notre propos, nous avons retracé un fil historique du développement de la prévention prédictive au Québec autant dans le domaine des services sociaux que dans celui de l’éducation à partir d’une revue de littérature des principales politiques et programmes ayant pu influencer la tendance actuelle et les enjeux associés. Afin d’illustrer cette tendance, nous avons choisi d’examiner plus en détail les fondements normatifs de deux cadres empiriques d’interventions socioéducatives visant à structurer les pratiques de prévention précoce prédictive au Québec. Il s’agit de l’Instrument de mesure de développement de la petite enfance (IMDPE) (Janus et Offord, 2007) dont les résultats des enquêtes de dépistage successives de comportements ont favorisé le développement de plusieurs programmes de prévention tels que le récent programme Agir tôt. Ce programme vise à prévenir de façon précoce les troubles d’apprentissage, les comportements d’immaturité et les écarts développementaux chez les enfants de 0-5 ans (MSSS, 2021). Notre démarche scientifique repose sur une posture épistémologique critique et utilise une méthodologie inductive qui s’inscrit dans un courant critique de la recherche qualitative (Caron, 2017). Cette épistémologie critique postule que « toute connaissance est le produit d’un contexte sociohistorique » (Caron, 2017 : 62) et que les chercheurs ne sont pas neutres malgré leur quête d’objectivité. C’est pourquoi un travail analytique de déconstruction normative des bases à partir desquelles des enquêtes ou des programmes sont conçus et valorisés devient nécessaire lorsqu’ils sont présentés comme allant de soi. Concrètement, nous avons examiné les assises théoriques et idéologiques dans les textes décrivant les mécanismes de l’IMDPE (Offord Centrer for Child Studies, 2021a ; Institut de la statistique du Québec, 2017 ; Janus et Offord, 2007) et le programme Agir tôt (MSSS, 2021). Nous faisons l’hypothèse que ces pratiques sont exemplaires de cette visée politique qui recourt à la prévention précoce et à l’inclusion pour imposer une logique controversée de rendement sur l’investissement appliquée au capital humain. Nous avons donc cherché à repérer les fondements épistémologiques et techniques du dépistage précoce prédictif pour en saisir les orientations socionormatives et l’intérêt qui commande cette production de données statistiques et de projections probabilistes.

Si le besoin de dépister n’est pas exclusif au monde médical, nous constatons quotidiennement dans les milieux scolaires et communautaires que le dépistage précoce prédictif détermine de plus en plus la compréhension que l’on se fait du développement normal de l’enfant et de ses difficultés, mais aussi de l’orientation des programmes et des politiques éducatives et de santé publique. Notre objectif est de montrer en quoi cette technique de dépistage et ces programmes, même s’ils s’appuient sur des données probantes, ne sont pas immunisés contre l’idéologie, ni contre l’infaillibilité et la controverse que leur vision de la science et du monde social peut susciter. Par exemple, nous verrons que la prédiction des facteurs adverses au développement des enfants, dans une perspective d’optimisation de leurs compétences, se fonde sur des a priori théoriques réducteurs des causalités complexes du développement humain (rapports superficiels individu-environnement). Avant d’aborder quelques repères historiques de la montée de la prévention prédictive au Québec, la compréhension que nous avons des données probantes doit être spécifiée, car elle peut nous aider à rendre compte de l’existence de controverses dans ce domaine. Après quoi, nous mettrons en lumière certains enjeux en examinant les contours normatifs de l’IMDPE et du programme Agir tôt. Il convient de parler d’un double processus qui normalise et standardise autour d’une nouvelle forme de contrôle social biomédical favorisant l’intégration sous couvert d’inclusion. Nous terminons cet article par une synthèse des principaux enjeux faisant l’objet de controverses et par une réflexion sur le mode d’existence sociale que ce type d’approche préventive tend à induire.

Les données probantes sont-elles des preuves ?

On utilise couramment la notion de données probantes comme synonymes de preuves objectives pour qualifier les résultats de recherche dont l’analyse n’aurait pas été influencée idéologiquement par des valeurs. Pourtant, pour le philosophe éthicien Weinstock (2010 : 1), il n’existerait pas de production de connaissances sans orientation normative : « Les données probantes ne constituent pas une idée exempte de valeurs, dans la mesure où ces données et leur production sont le fruit de décisions humaines. Et les institutions humaines sont sujettes à des évaluations éthiques : quelles sont les valeurs qui sous-tendent cette façon particulière de chercher des données probantes et lesquelles aimerions-nous voir étayer notre recherche ? ». Selon lui, les données ne sont pas non plus une preuve, mais des hypothèses probabilistes résultant de corrélations entre des faits observés qui ne conduisent pas nécessairement à une affirmation causale ni à des connaissances indépendantes des choix théoriques : « Les données probantes ne produisent donc pas de preuves, pas de certitudes, mais génèrent de la conviction, de la confiance, des connaissances probabilistes : “Ceci est probablement vrai, compte tenu des données disponibles”. » (Weinstock, 2010 : 1). Sur le plan épistémologique, rappelons que cette pratique scientifique correspond à une façon de faire classique de la science appelée « positivisme ». Elle a comme spécificité de ne retenir que les faits observables en tant que données pertinentes de la réalité à étudier par les observations, les mesures et les classifications. C’est ce que Paillé (2012) appelle « l’épistémologie du contrôle », car cette orientation scientifique cherche à maitriser la compréhension du réel tel qu’il est, c’est-à-dire non influencé par des projections normatives. Les représentations théoriques du développement de l’enfant sous-jacentes aux approches de prévention prédictive s’inscrivent justement dans ce type d’orientation des modes de production de connaissances. Ces représentations théoriques sont centrées sur les comportements observables assurant des fonctions cognitives, motrices, et exécutives, telles que l’attention, la mémoire, le langage, le raisonnement logique, la résolution de problèmes ou la motivation. Bref, ces comportements perçus et compris dans une perspective positiviste mettent en valeur la présence d’une norme moyenne, voire acceptable, et signalent l’adaptation réussie, ou non, à un environnement social.

Dans ce débat philosophique historique, il faut savoir que d’autres orientations en sciences humaines et sociales existent telles que « l’épistémologie du sens » (Paillé, 2012) aussi désignée par le « paradigme interprétatif » (Boutin, 2004 : 37). Ces autres orientations produisent des connaissances à la suite d’un travail de compréhension des significations des conduites humaines. Selon cette posture, les faits bruts n’existent pas ; le sens du monde perçu et compris est constamment négocié par des interprétations individuelles étant donné que l’objet étudié parle, pense et juge le monde extérieur à l’aide de repères normatifs symboliquement inscrits dans une culture. Évacuer ces éléments non observables de la démarche scientifique consisterait à amputer une partie essentielle de ce qui caractérise l’existence humaine (l’intersubjectivité) pour l’assimiler à un individu-machine sans conscience. Cette conception de l’être humain le réduit à n’être qu’un outil dont les conditions d’opérationnalité doivent être mesurées pour optimiser son adaptabilité au type de société qui l’exige (Canguilhem, 2015 : 378). C’est par ailleurs le paradoxe des logiques sociales inhérentes aux programmes étudiés dans cet article : proposer des procédures discriminatoires sélectives et adaptées à chaque individu dans une perspective dite d’inclusion socio-éducative. En effet, l’inclusion dont il est question ici est définie par un regard technoscientifique normalisateur qui se sert de moyens techniques standards pour évaluer les comportements des enfants[2]. Présentée comme un nouveau paradigme, l’inclusion doit permettre d’optimiser le rendement et le développement des enfants. Elle requiert une conception et une catégorisation de l’enfance (le moment de l’enfance) induisant des modèles de performances scolaires, comportementales et sociales dans le but de stabiliser les interventions sous des modélisations et des opérations technoscientifiques et décisionnelles. L’idée sous-jacente serait d’éliminer les gestes et les paroles subjectives. Même en décentralisant les institutions éducatives, des programmes comme Agir tôt standardisent et uniformisent les pratiques pourtant complexes d’interventions sous un modèle comportementaliste et pharmacologique. L’inclusion conçue ainsi ne constituerait-elle pas plutôt une forme d’intégration exigeant des enfants et des familles à s’adapter à des normes institutionnelles qu’ils n’ont pas contribué à définir ?

Bref, une première controverse épistémologique fondamentale est suscitée par les orientations naturalisantes de la production de connaissances dans le domaine de la prévention précoce. Reconnaitre la dimension idéologique de ces orientations ne va pas de soi. Lessard (2006 : 47) souligne qu’on « lie en quelque sorte la science à une idéologie particulière qui refuse de se nommer comme telle ». Selon le philosophe des sciences Putnam (cité par Tinland, 2011), la science elle‐même présuppose des valeurs épistémiques (cohérence, simplicité, plausibilité, etc.). Il importerait de défaire cette opposition entre faits et valeurs de façon à penser que ces dernières, loin d’être un obstacle ou une erreur de perception, sont en fait des conditions subjectives de possibilité d’un rapport au monde devant être intégré dans une quête d’objectivité (Tinland, 2011).

Quelques repères historiques de la montée de la prévention précoce prédictive chez les enfants

Le développement des programmes de prévention précoce prédictive au Québec coïncide avec la montée du néolibéralisme accompagnée de coupures massives dans les services publics et les mesures d’aide sociale aux personnes en situation de pauvreté. On assiste alors à la résurgence et la valorisation d’approches comportementalistes visant la prévention précoce en périnatalité et en petite enfance inspirées du « courant pragmatique » américain des années 1960 (Huret, 2008). En 1991, une perspective comportementaliste de la prévention précoce commence à s’imposer au Québec par la publication d’un rapport d’expert sur les jeunes, commandé par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et intitulé Un Québec fou de ses enfants (MSSS, 1991). La vision du social promue dans ce rapport convergeait avec le contenu de la réforme québécoise de la santé et des services sociaux de 1992 (dont l’institutionnalisation de l’épidémiologie sociale comme cadre d’analyse des problèmes sociaux), tout en s’inscrivant dans la tradition du programme étatsunien de Guerre à la pauvreté des années 1960 (Damant et al., 1999). Le cadre théorique de ce rapport s’inscrit dans l’écologie du développement de l’enfant, selon une conception béhavioriste de la prévention précoce en mettant l’accent sur l’intervention dès la grossesse, par le développement de compétences et d’habiletés, ainsi que des mesures d’atténuation du stress parental considéré comme étant à l’origine de mauvais traitements envers les enfants. Cette approche béhavioriste de l’écologie appréhende les systèmes engendrant des schémas d’interactions à risque de produire des problèmes de comportements de façon déterministe (Bouchard et Desfossés, 1989). Souvent qualifié d’écosystémique, ce modèle d’analyse est largement adopté par les instances gouvernementales depuis le début des années 1990 et les organisations internationales (OMS, OCDE, UNESCO). Certaines recherches s’inspirant de cette approche tentent d’identifier les causes des problèmes d’inadaptation sociale dans la présence de stresseurs environnementaux. Le stress, dont le taux de cortisol est l’indicateur, serait corrélé avec des probabilités plus élevées de maltraitance des enfants, pouvant favoriser elle-même l’apparition de troubles de comportements dont ceux associés à la délinquance et les comportements antisociaux (Paquette, 1999).

L’année 2000 inaugure une décennie où l’État québécois décide d’appuyer fortement le développement d’une approche prédictive de la prévention précoce par l’octroi de 22 millions de dollars sur six ans pour l’application du Programme de soutien aux jeunes parents. La conception de celui-ci s’appuyait sur les travaux du Centre d’excellence pour le développement des jeunes enfants (CEDJE). Les recherches de ce centre portent sur certaines hypothèses des neurosciences et de la génétique pouvant prédire des comportements antisociaux dès la naissance (Tremblay, 2008)[3]. D’inspiration étatsunienne, les tenants de ce courant avancent même que les effets de la pauvreté favoriseraient des maladies du cerveau (Perreault, 2013). Le programme avait pour finalité la prévention au moment de la grossesse de la reproduction intergénérationnelle de difficultés importantes d’adaptation sociale auprès des jeunes mères dites à risque élevé, à savoir les jeunes mères monoparentales. Ce premier programme panquébécois fut consolidé quelques années plus tard en lui attribuant un autre nom : Services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance (SIPPE) à l’intention des familles vivant en contexte de vulnérabilité. En 2011, celui-ci disposait annuellement d’un budget d’environ 44 millions de dollars (MSSS, 2011). La clientèle des SIPPE fut alors élargie sensiblement à toutes les jeunes mères dites à risque élevé, soit aux jeunes familles, aux mères sans diplôme et de faible revenu, aux familles d’immigration récente (MSSS, 2004). Généralement, l’identification des candidates ciblées se faisait par l’avis de grossesse ou l’avis de naissance. Il importait d’intervenir sur l’ensemble du territoire québécois par une intervention intensive selon plusieurs axes pour favoriser le développement optimal des enfants vivant en contexte de vulnérabilité, dont les compétences parentales et les saines habitudes de vie (MSSS, 2004). L’acquisition de compétences spécifiques autant chez les enfants que chez les mères participe à la production de normes comportementales relevant d’attentes sociales souvent exprimées par « l’optimisation du développement », « le développement du plein potentiel », « l’inclusion » et « le bien-être ». Autant de visées idéologiques vagues dont les motivations ne sont pas explicitées, sinon que par l’injonction d’une prise en charge bienveillante. En effet, pourquoi ne pas favoriser le bien-être de l’enfant (tout court) ? Ne serait-il pas plus respectueux des conditions de vie stressantes actuelles des familles ? Comme si devenir parent ou se développer en tant qu’enfant était le fruit d’un simple entrainement ou du seul apprentissage de « compétences » établies en amont par des experts et autres pathologistes sociaux qui se servent des techniques de mesure pour projeter une adaptation attendue afin de baliser les conduites humaines. Ce modèle qui agit, active et régule avant même que les problèmes surgissent, cible davantage les groupes marginalisés (familles à faible revenu, mères monoparentales, familles issues de l’immigration), favorisant ainsi une prise en charge individuelle des problèmes sociaux.

De façon déconcertante, ces modèles biocomportementalistes de la prévention précoce sont très simplistes dans l’analyse des causes des troubles de comportement chez les enfants et les adolescents. Il importe moins de comprendre que de prédire les comportements dits à risque. Ils excluent plusieurs dimensions sociales, culturelles et politiques dont la normativité symbolique et idéologique, qui entrent en jeu dans ce type de réalités sociales complexes. On oublie surtout comment dans l’histoire, la définition de ce qui est normal ou pathologique a changé sous la pression sociale et culturelle (ex. : la déviance ou la délinquance). En analysant les changements opérés dans le DSM concernant les nouvelles catégories des troubles mentaux, Lane (2011 : 157-158) avance que la tendance actuelle se :

[…] traduit par une compréhension sursimplifiée du cerveau, du rôle de la sérotonine ou de la dopamine, qui d’une façon ou d’une autre expliquerait pourquoi une personne est antisociale et pourquoi une autre est socialement anxieuse, pourquoi une autre est déprimée et une autre hyperactive. […] Aussi, l’idée d’une causalité simple s’écroule face à l’examen des faits et, malgré tout, ce modèle conserve une énorme influence.

D’autres programmes fondés sur les mêmes prémisses théoriques scientistes se sont multipliés par la suite dont plusieurs en milieu scolaire (ex. : Brindami, Répit Transit, COSMOS, Carolina Abecedarian, Fluppy, Dominique interactif, Pratiques parentales positives (Triple P), etc.). Dès 2005, ce type d’approches fut exporté en Europe principalement par la voie d’un partenariat entre un chercheur d’un centre de recherche québécois ayant influencé l’orientation du programme SIPPE décrit précédemment (CEDJE) et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) en France. Le résultat de cette association mena à la publication de l’INSERM (2005) d’un rapport d’expertise sur les troubles de conduite chez l’enfant et l’adolescent dont les présupposés théoriques étaient entièrement adossés à la perspective neurobiologique et comportementaliste de la prévention précoce prédictive qui commençait à s’imposer au Québec. Il s’est ensuivi un tollé de plusieurs professionnels français de la petite enfance donnant lieu à un important mouvement de contestation face à cette approche anglo-saxonne du développement de l’enfant. Ce mouvement incarné par le collectif Pasde0deconduite regroupait de nombreux citoyens et la plupart des professionnels du développement de l’enfant, de la prévention, des soins, de l’éducation et de l’accueil. Cette mobilisation a réussi à faire adhérer 200 000 signataires au contenu de l’appel « Pas de 0 de conduite pour les enfants de trois ans ». L’action collective a contraint le gouvernement français à retirer son projet de dépistage précoce des « troubles du comportement » chez les jeunes enfants de la loi sur la prévention de la délinquance de 2006 (Percebois, 2006). Le collectif dénonçait les pratiques de dépistage de masse qui tendaient à s’installer notamment en milieu scolaire et qui, sous couvert de « promotion de la santé mentale », généralisaient des programmes stéréotypés d’« éducation comportementale », en ignorant le contexte des difficultés singulières qui pouvaient concerner ou affecter tel ou tel enfant. Ses membres défendaient plutôt une conception globale de la prévention dans le domaine psychologique : non prédictive, prévenante, humanisant et efficace. Ils s’opposaient et s’opposent encore aux tentatives de stigmatisation et de fichage qui menacent gravement autant la liberté des enfants et des familles, que les espaces de soin et d’éducation scolaire (Collectif, 2021). Quelques chercheurs québécois en travail social et des porte-parole de regroupements d’associations œuvrant auprès des familles (Parazelli et al., 2003) ont exprimé leur opposition à ce type d’approches prédictives en établissant des liens de solidarité avec ce mouvement français dès 2006. Des débats ont pu avoir lieu entre les deux réalités nationales sur cette question de 2006 à 2010 à l’occasion de plusieurs colloques et publications dont un numéro hors-série de la revue Nouvelles pratiques sociales (Parazelli, 2012).

En matière d’éducation au Québec, le sociologue Deniger (2012 : 75) a déjà abordé l’évolution des politiques québécoises d’intervention en milieux scolaires défavorisés depuis les années 1960 jusqu’au bilan de la Stratégie d’intervention agir autrement en 2010. Parmi les enjeux qu’il soulève, notons la tension intégration-inclusion[4] qu’il rappelle en distinguant deux orientations théoriques et idéologiques concernant la relation entre l’école et les milieux défavorisés. La première qu’il qualifie « d’idéologie de la déficience » rend compte des pratiques d’intégration et « se fonde sur une approche compensatoire des carences ou des déficits individuels et vise l’adaptation de l’enfant aux normes, aux attentes et au mode de fonctionnement de l’institution scolaire » (Deniger, 2012 : 76). La deuxième orientation, qui pourrait davantage refléter l’idée d’inclusion en opposition à cette idéologie de la déficience, est celle de la « guerre à la pauvreté ou du courant de l’amélioration de l’école (school improvement), qui tient davantage compte des déterminants structurels de la pauvreté et préconisent plutôt l’adaptation de l’institution scolaire, de ses normes et de ses pratiques aux milieux défavorisés » (Deniger, 2012 : 76).

Depuis l’adoption de la Politique de la réussite éducative en 2017 (MEESQ, 2017), l’intégration de plusieurs initiatives gouvernementales promouvant l’intervention précoce et l’égalité des chances en milieu scolaire tentent d’établir un consensus autour d’une forme d’intégration :

L’application du principe d’égalité des chances exige d’adopter des approches et des stratégies préventives auprès de tous les enfants pour qu’ils puissent se développer pleinement et s’intégrer au milieu scolaire dans les meilleures conditions. Tout retard dans le développement de l’enfant lors de son entrée à l’école est susceptible de fragiliser son plaisir d’apprendre et son désir de réussir. (MEESQ, 2017 : 34)

Plusieurs mesures vont dans ce sens, telles que la Stratégie 0-8 ans (MEESQ, 2018), le programme éducatif en services de garde Accueillir la petite enfance (Ministère de la Famille, 2019), le programme Agir tôt en 2019 (MSSS, 2021) et le programme-cycle de l’éducation préscolaire (maternelle 4 ans et 5 ans) en 2021 (MEQ, 2021). Toutefois, contrairement à cette présence marquée et continue dans les politiques d’une tension entre l’idéologie de la déficience et la guerre à la pauvreté que Deniger (2012) avait notée dans son analyse historique, nous constatons davantage les bases normatives d’un discours de conciliation entre ces orientations à travers l’idée d’école inclusive. C’est comme si l’on cherchait paradoxalement à montrer que la visée d’inclusion pouvait être atteinte par des programmes d’intégration, assimilant l’inclusion à un appel à tous à l’adaptation aux nouvelles normes institutionnelles. S’inscrivant dans un courant international par la voie de l’OCDE notamment (MEESQ, 2017), les promoteurs de l’inclusion et la réussite éducative tentent de pacifier la tension entre les deux options historiquement antinomiques et de faire en sorte que « tous les acteurs de la société adoptent une vision commune du rôle et de la place de l’éducation » (MEESQ, 2017). Toutes ces mesures politiques mettent de l’avant le principe d’égalité des chances dans une perspective renouvelée de la lutte à la pauvreté, mais avec des moyens individualistes de prévention et d’adaptation comportementale (MEESQ, 2017).

Selon cette perspective paradoxale d’intégration inclusive, il n’y aurait plus d’opposition entre la lutte à la pauvreté et le dépistage des élèves à risque : la prévention des risques sociaux et développementaux étant devenus un moyen de lutter contre la pauvreté. Cette ambiguïté crée une controverse autour de la visée démocratique de cette orientation politique étant donné qu’elle tend à imposer ses normes du développement de l’enfant en mobilisant les neurosciences et les sciences cognitivo-comportementales. Par exemple, l’environnement écosystémique (écologie du comportement) des enfants et leur famille se substitue à l’analyse des conditions structurelles associées à la lutte à la pauvreté. De plus, les divers niveaux d’inégalités socioéconomiques sont désormais traduits en facteurs de vulnérabilité individuels couvrant cinq domaines de développement : santé physique et bien-être, compétences sociales, maturité affective, développement cognitif et langagier, habiletés de communication et connaissances générales. Depuis 2012, ils sont documentés de façon quantitative à l’échelle nationale par l’enquête québécoise sur le développement de l’enfant à la maternelle (EQDEM). Les résultats de cette enquête mise à jour tous les 5 ans servent de données probantes pour orienter les politiques et les programmes gouvernementaux en matière de services sociaux et d’éducation. En fait, ce virage préventif a moins à voir avec des principes de justice sociale et d’équité qu’avec des intérêts socioéconomiques en termes d’investissement social. Des politologues ont d’ailleurs qualifié ce type de politiques de « perspective d’investissement social » (Jenson, 2011) par opposition aux notions de dépenses sociales ou de sécurité sociale associées aux politiques keynésiennes de l’État-providence. D’inspiration néolibérale, cette perspective d’investissement social émergea au Canada dès le milieu des années 1990 et fut relayée par l’État (Dardot et Laval, 2009). C’est plus récemment qu’elle se traduit par des pratiques programmatiques bien intégrées dans les discours politiques autour de trois éléments selon Jenson (2011 : 23) :

la formation tout au long de la vie ; la priorité donnée aux générations futures (avec l’idée que les enfants d’aujourd’hui sont déjà en train de créer le monde à venir) ; la conviction que la réussite individuelle enrichit notre avenir commun et qu’ainsi, assurer le succès de l’individu bénéficie à la communauté dans son ensemble, pour aujourd’hui comme pour demain. L’intégration de ces trois principes dans les politiques sociales a des conséquences sur les orientations politiques et l’action de l’État.

L’optimisation précoce du développement de l’enfant et le développement de son plein potentiel via l’acquisition de compétences auraient comme visée une meilleure capacité à affronter les difficultés à s’adapter aux exigences du monde néolibéral d’aujourd’hui. Il s’agirait aussi de casser le cycle de la pauvreté intergénérationnelle et favoriser l’activation économique de tous. C’est en ce sens que l’on parle d’investissements dans le capital humain de demain surtout dans le contexte d’une économie de la connaissance. La politique gouvernementale de prévention en santé de 2016 est claire à ce propos : « La prévention représente un choix rentable sur le développement optimal des personnes, des communautés et de la société dans son ensemble. […] En ce sens, elle ne représente pas une dépense, mais bien un investissement » (MSSS, 2016 : 1).

Dans la prochaine section, nous verrons plus en détail quelles formes pratiques peut prendre cette orientation et ses enjeux controversés, et ce, à partir de l’outil de mesure de la vulnérabilité des enfants, l’IMDPE et d’un programme de prévention prédictive appelé Agir tôt.

Mesurer la vulnérabilité de la petite enfance dès l’entrée à l’école

Le plus récent outil de dépistage précoce prédictif à faire son entrée à l’école québécoise est l’instrument de mesure du développement de la petite enfance (IMDPE). Il s’agit de la version francophone du Early development instrument (EDI) développé par des chercheurs canadiens du Offord Centre for Child Studies situé en Ontario (Janus et Offord, 2007). Cet outil standardisé, désormais utilisé internationalement, a été conçu dans le but d’évaluer le niveau de maturité scolaire des enfants avant leur transition vers l’école primaire. L’IMDPE est aussi présenté comme un indicateur du développement du cerveau des enfants offrant l’opportunité de mesurer leur capacité à répondre aux attentes de développement adaptées à leur âge[5]. Les créateurs de l’IMDPE qualifient l’outil d’« évaluation holistique », car il permet d’étudier le développement de l’enfant sur cinq sphères complémentaires (santé physique, compétence sociale, maturité affective, langage/aptitudes cognitives et habiletés de communication et connaissances générales ; Offord Center, 2021a). Une de ses particularités est qu’il vise à collecter des données à grande échelle, voire populationnelle, qui permet la comparaison de cohortes dans le temps et dans l’espace. Cet outil se distingue aussi des autres (par ex. Lollipop, voir Lemelin et Boivin, 2007) en ne faisant pas une évaluation directe de l’enfant, se basant plutôt sur un rapport de l’enseignant à son sujet. Au Québec, l’IMDPE a été intégré dès 2004 à la 2e phase de l’Enquête longitudinale sur le développement des enfants du Québec (ELDEQ) (Lemelin et Boivin, 2007) et dès 2008 à l’Enquête sur la maturité scolaire. Depuis 2012, l’outil est au cœur de l’Enquête québécoise sur le développement des enfants de maternelle (EQDEM), qui se déploie tous les cinq ans sous une forme de recensement (obligatoire depuis 2017), afin de dresser le portrait des enfants de maternelle au Québec. Les résultats de cette enquête servent de diagnostic sur l’état « normal » du développement des enfants de maternelle 5 ans en orientant les représentations théoriques et sociales des conditions de la réussite scolaire ; influençant ainsi les décisions et les pratiques d’un nombre important de professionnels, de gestionnaires et de parents.

Vulnérabilité développementale ou socioéconomique ?

Administré en début de 2e moitié d’année scolaire, l’IMDPE est complété par l’enseignante pour chaque enfant de sa classe (20 minutes/enfant). Les modalités de réponses des 103 items du questionnaire sont variables. Certaines exigent de se positionner sur la présence ou l’absence de l’élément abordé par la question (oui/non/ne sais pas), alors que d’autres permettent de répondre en utilisant une échelle de type Likert en 3 ou 5 points (très bon/bon/moyen/mauvais/très mauvais). Le questionnaire comprend cinq grandes sections. Les trois premières comprennent des questions mesurant les cinq sphères de développement, en se basant presque exclusivement sur des manifestations comportementales. La section A sur le bien-être physique de l’enfant de maternelle inclut 13 questions autour de ses habiletés motrices fines et grossières, de sa préparation quotidienne pour l’école et de son niveau d’autonomie fonctionnelle. La section B comprend 40 questions sur son langage et ses aptitudes cognitives, mettant en lumière ses compétences et aptitudes en littératie, en numératie et en mémorisation, et de ses habiletés de communication. La section C présente 58 questions sur le développement socioaffectif de l’enfant, où l’on évalue à la fois ses compétences sociales (habiletés sociales globales, sens des responsabilités et respects, habitudes de travail et curiosité) et sa maturité affective (comportement prosocial, sens de l’entraide, manifestation de craintes et d’anxiété, comportements agressifs, hyperactivité et inattention). Des jeunes mères interpellées par les discussions au sujet de la maturité scolaire de leur enfant ont décrié les exigences élevées qui soutiennent plusieurs des questions de l’IMDPE (Drolet, 2012). La section B de l’outil est particulièrement ciblée par cette critique, car au moins 8 éléments du questionnaire tentent d’établir la présence ou l’absence de compétences en lecture et en écriture en vérifiant si l’enfant « est capable de lire [plus loin d’écrire] des phrases simples » et 7 autres éléments recensent la présence (ou l’absence) de talents particuliers en musique, arts, lecture, écriture, calcul, sport, résolution de problème ! Voici quelques exemples de questions: « À votre avis, l’enfant : 11. Accepte la responsabilité de ses actes ; 15. Travaille de façon autonome ; 17. Travaille proprement et soigneusement ; 22. Est capable de résoudre les problèmes de tous les jours ; 47. Est impulsif, agit sans réfléchir ; 50. N’est pas attentif ». Avons-nous perdu de vue que l’IMDPE cible les enfants âgés de 4-5 ans ? Que le cerveau ne se développe pas de manière homogène chez les enfants ? Qu’un écart d’âge de quelques mois entre des enfants peut être un monde en soi pour la maturité ? Que les enfants dont la langue maternelle n’est pas celle du milieu scolaire (et de l’enquête) partent désavantagés ?

En dressant un portrait de la « vulnérabilité » des enfants qui fréquentent la maternelle, l’IMDPE présente la vulnérabilité sous un angle purement statistique et la conceptualise d’un point de vue déterministe qui favorise la prévention prédictive pour contrer ses conséquences à long terme. En calculant le pourcentage d’enfants s’inscrivant sous le premier décile correspondant aux scores les plus faibles, l’édition 2017 rapporte que 27,7 % des enfants québécois de maternelle sont vulnérables dans au moins un domaine de développement et 14,2 % sont vulnérables dans les cinq (Simard et al., 2018). Ces chiffres agissent comme un électrochoc : ils attirent l’œil des décideurs publics et s’avèrent être un puissant levier d’intervention sociale et de mobilisation des acteurs sociaux dans une ère où les données probantes ont la cote. Quelle société resterait insensible devant la vulnérabilité de près d’un enfant sur trois ? Dans un contexte où la trajectoire scolaire normalisée est capitale pour leur avenir et celui de la nation, il faut à tout prix éliminer les risques d’en dévier. C’est ici que la prévention prédictive s’emballe et justifie notamment le déploiement du programme Agir tôt qui fera l’objet de la section suivante.

Le fait de porter une attention dirigée sur quelques variables comportementales stratégiquement choisies pour leurs fonctions régulatrices des apprentissages cognitifs de l’enfant a ses limites. Focaliser l’attention des enseignants sur ces seuls aspects de l’apprentissage a pour effet d’évacuer de l’analyse des considérations plus biographiques, psychosociologiques ou politiques de l’éducation. Élargir le regard permettrait de relativiser le poids individuel de cette vulnérabilité en prenant en compte des facteurs externes à l’enfant tels que les inégalités sociales qui se cachent souvent derrière cette vulnérabilité. Nous savons depuis longtemps que tous les enfants ne sont pas égaux devant l’école et que leurs caractéristiques sociales, culturelles, ethniques, économiques et linguistiques font obstacle à leur préparation scolaire (Auclair, 2020). Sans surprise, il existe une forte corrélation entre le score obtenu à l’IMDPE et les caractéristiques des enfants et de leur famille (voir p. ex. Li et al. 2007 ; 2009 ; Puchala et al., 2010 ; McRae et al., 2020). À titre d’exemple, les enfants dont la mère est moins scolarisée obtiennent de moins bons résultats dans trois sphères de développement de l’IMDPE ; lorsque l’on utilise plutôt la mesure du seuil de faible revenu pour évaluer le statut socioéconomique, les enfants issus de familles économiquement défavorisées ont des notes plus faibles sur toutes les échelles (Lemelin et Boivin, 2007). Les scores de l’IMDPE sont aussi corrélés à l’indice socioéconomique du quartier (Zeraatkar et al., 2020). Ainsi, au lieu d’agir directement sur le problème social à l’origine de la vulnérabilité, les chercheurs suggèrent de s’attaquer à combattre cette vulnérabilité chez les enfants pour pallier les lacunes socioéconomiques des familles. Toufefois, en mettant l’accent sur la vulnérabilité comportementale des enfants et en les décontextualisant de leur milieu social, on offre un portrait partiel et partial de la réalité. Rien n’est fait à la source pour bonifier le revenu des parents ou enrichir leurs expériences culturelles.

IMDPE : outil diagnostique ?

À maintes reprises, et à plusieurs endroits, sur le site web de l’EDI et dans les documents associés, nous lisons : « Data will not be interpreted for individual students and individual student scores will not be used for diagnosis or identification » (Offord Center for Child Studies, 2021b). Si l’IMDPE n’a pas de visées diagnostiques explicites, on déduit tout de même le niveau de vulnérabilité des enfants par des indices comportementaux jugés malsains ou nuisibles à la transition scolaire. En recourant par analogie aux outils de dépistage des maladies physiques, l’IMDPE applique la méthode diagnostique aux comportements sociaux de façon à produire un diagnostic, même collectif. À preuve, l’avant-dernière section (D) du questionnaire de l’IMDPE est particulièrement parlante, car elle porte sur les préoccupations spécifiques des enseignants à l’égard de l’enfant et met l’accent sur les difficultés qui influenceraient leurs capacités à fréquenter une classe ordinaire. Le plus étonnant est qu’outre le fait de rapporter la présence d’un diagnostic médical (divulgué par les parents), l’enseignante peut faire part de « n’importe quelle autre difficulté soupçonnée » selon ses observations (Institut de la statistique du Québec, 2017 : 32). Parmi les choix de réponses, on retrouve « difficulté d’apprentissage ; problème affectif ; problème de comportement ; milieu familial/problèmes à domicile ; etc. ». Or, les soupçons peuvent avoir des conséquences néfastes pour les enfants : ils mettent l’accent sur les déficits des élèves plutôt que sur leurs forces, peuvent affecter la qualité des interventions pédagogiques faites par les enseignants, ne sont pas des gages de la présence du problème, peuvent même contribuer à stigmatiser davantage l’élève et à une prise en charge médicale du problème (Lehrer, 2018 ; Lavoie et al. 2013 ; CSE, 2017). Comme l’écrit Lemelin et Boivin (2007 : 9) : « [d]ans une perspective d’identification précoce d’enfants à risque d’échec scolaire, l’IMDPE se révèle un instrument à privilégier, principalement dans un contexte de contraintes logistiques importantes et de ressources limitées ».

Enseignantes-évaluatrices

L’école est doublement mise à profit ici, d’une part, en permettant d’évaluer le développement de tous les enfants de maternelle (à quelques exceptions près), d’autre part, en déclarant son personnel enseignant comme seul compétent pour juger du développement des enfants. Cette mise à l’écart du savoir parental par les tenants des approches de prévention prédictive n’est d’ailleurs pas surprenante : déjà au début du 20e siècle les hygiénistes mentaux le qualifiaient de « préscientifique » et peu utile à identifier les failles dans la personnalité des enfants (Cohen, 1983 : 129). D’un point de vue économique, les chercheurs estimaient aussi qu’il était trop difficile d’avoir accès aux parents pour qu’ils remplissent des questionnaires, d’autant plus que leurs caractéristiques sociodémographiques sont hétérogènes. Le personnel enseignant a donc l’avantage de maitriser la langue dominante, ce qui élimine les coûts de traduction en plusieurs langues des questionnaires (Li et al., 2007).

Cette évaluation indirecte faite de l’enfant grâce aux observations de l’enseignant impose une nuance à ce qui est mesuré par l’IMDPE. L’outil ne mesure pas la maturité scolaire des enfants, mais plutôt la perception des enseignants envers cette maturité. Or, comme en fait état cette mise en garde de l’Institut de la statistique du Québec (l’hôte de l’EQDEM qui utilise l’IMDPE) :

il est impossible de garantir l’exactitude des réponses fournies par les enseignantes et les enseignants répondants qui peuvent, par exemple, avoir de la difficulté à se souvenir de choses passées évoquées dans les questions ou ignorer certaines informations, comme le lieu de naissance de l’enfant. À cela s’ajoute le fait que les enseignantes et les enseignants ne jugent pas nécessairement de la même façon un enfant ; leurs réponses peuvent en effet être teintées de subjectivité, et certains peuvent avoir été plus sévères que d’autres. (Tremblay et Simard, 2018 : 24)

Il est surprenant et déplorable de n’avoir accès à aucune information au sujet de l’enseignant-évaluateur et de l’école ciblée. Des travaux récents ont montré que les caractéristiques des enseignants, notamment leur genre, leur âge, leur appartenance ethnique et leur origine socioéconomique, et les milieux scolaires pouvaient orienter les attentes des enseignants à l’égard des élèves (Brault et al., 2014). Au Québec, les concepteurs du guide destiné aux enseignants qui complètent l’IMDPE dans le cadre de l’EQDEM, semblent au courant de l’influence des attentes, car ils font la mise en garde suivante : « [l]orsque vous évaluez les enfants de votre classe, il importe que vous songiez à l’influence possible des facteurs suivants sur votre interprétation du développement de l’enfant et, par le fait même, sur vos réponses : votre sexe ; vos expériences de vie ; votre patrimoine culturel ; votre situation socioéconomique ; vos modèles de comportements ; vos valeurs. » (Institut de la statistique du Québec, 2017 : 4). Comme l’a démontré la célèbre étude Pygmalion in the classroom (Rosenthal et Jacobson, 1968), les élèves en début de scolarité sont influencés par les attentes que les enseignants forgent à leur égard. Il ne faut donc pas prendre à la légère cette limite de l’IMDPE. Le diagnostic comportemental produit par les résultats statistiques de l’EQDEM sert pourtant de données probantes pour toutes les initiatives de prévention précoce, non seulement pour définir la vulnérabilité, mais surtout pour agir en espérant se préserver de la controverse. C’est le cas du programme Agir tôt qui a démarré en 2019.

Le programme Agir Tôt

La prévention précoce prédictive, s’effectuant par le biais du dépistage, est une « priorité incontournable » du MSSS (2019 : 15). Ainsi, le programme Agir tôt s’est vu octroyer 88 M$ pour la période de 2019-2021. Ce programme vise à soutenir les familles ayant des enfants de 0-5 ans faisant partie de ceux considérés comme étant vulnérables, dans le but d’agir « avant l’entrée à la maternelle, en raison des études sur le développement du cerveau des tout-petits » (Dupont et al., 2020). Précisément, Agir tôt (MSSS, 2021) poursuit les objectifs suivants :

  • Identifier le plus tôt possible les écarts potentiels de développement de l’enfant par rapport au développement d’enfants du même groupe d’âge (surveillance du développement) ;

  • Dresser le profil de développement et orienter l’enfant rapidement vers les bons services (dépistage) ;

  • Offrir les services qui correspondent aux besoins de l’enfant et sa famille (intervention).

Dans ses efforts pour établir une cohérence interministérielle en matière de prévention en petite enfance, Agir tôt implique, en plus du MSSS, les ministères de la Famille (MF) et celui de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) :

  • le MSSS (2019 : 15) « déploiera le Programme Agir tôt, qui prévoit le rehaussement des services professionnels d’intervention précoce et l’accès graduel à une plateforme numérique permettant de dépister les retards de développement des enfants » (Ibid.) ;

  • le MF « mettra en œuvre des stratégies pour rejoindre les parents des enfants qui ne fréquentent pas de services éducatifs, en particulier ceux des milieux défavorisés et ceux issus de l’immigration, en vue de leur offrir un service éducatif répondant à leur besoin » ;

  • et le MEES « déploiera la maternelle 4 ans à temps plein partout au Québec, permettant ainsi de s’assurer que plus d’enfants aient accès à des services éducatifs offerts par l’État » (Ibid).

Cette volonté d’ériger des pratiques concertées pour aider les enfants et les familles semble essentielle. Or, sur le plan social et politique, il est toujours très risqué de mobiliser toutes les ressources autour d’un unique cadre d’intervention, en l’occurrence ici celui du dépistage précoce de déficits potentiels chez les enfants de 0-5 ans. Cette standardisation des pratiques et des décisions politiques en contexte éducatif, légitimée exclusivement par l’explication biomédicale, risque fortement de dénaturer encore plus la compréhension des besoins des enfants et des intervenants liés au monde de l’éducation. Trois ministères qui devraient pourtant avoir des finalités et des objectifs différenciés se retrouvent à devoir adopter le même plan d’action.

Pour améliorer la surveillance du développement des enfants auxquels le réseau public n’a pas accès actuellement (surtout les enfants de milieux socioéconomiques défavorisés), il est prévu de les rejoindre lors du rendez-vous de vaccination de 18 mois. Ce sera alors l’occasion pour les infirmières de remplir un questionnaire appelé « l’outil ABCdaire 18 mois+ » de façon à identifier les facteurs de risque et les préoccupations parentales et » lorsque des indices de vulnérabilité sont présents, les parents sont référés au CLSC pour le dépistage » (MSSS, 2021). Selon le plan prévu, le dépistage doit se faire à partir d’une plate-forme numérique où les parents sont invités à répondre à des questions à l’ordinateur concernant le développement de leur enfant. Les résultats compilés de ces questionnaires seront par la suite analysés par un professionnel qui agit comme « responsable clinique » (Ibid) et, si nécessaire, référera à des services appropriés avec l’accord des parents. Il faut noter que le consentement parental est obligatoire pour accéder à la plate-forme ; toute personne ayant des inquiétudes sur le développement d’un enfant de 0-5 ans peut utiliser cette plate-forme à des fins de dépistage.

Nous constatons que ce programme s’inscrit en droite ligne avec la rationalité biomédicale de la prévention précoce prédictive en considérant comme des vérités absolues : d’une part, des hypothèses sur le développement du cerveau, et d’autre part, une interprétation béhavioriste de la normalité de l’EQDEM à partir d’une moyenne statistique nationale de l’IMDPE. Au même moment, nos collègues français se voyaient imposer un programme de dépistage à l’image du Québec, c’est-à-dire une grille d’observation comportementale confiée aux enseignants pour épingler les dysfonctionnements des enfants. Un collectif de pédiatres, psychologues et spécialistes de l’éducation qualifiaient cette pratique en la dénonçant « d’anthropométrie performative et comportementale » dans une lettre publiée dans le journal Le Monde (Collectif, 2021). Les documents gouvernementaux québécois autant que les discours publics des acteurs politiques et gestionnaires présentent cet arrière-plan théorique comme des évidences absolues et où leur objectivité va de soi. Autrement dit, la question des conditions scolaires et sociales entourant la définition des critères de normalité concernant le développement de l’enfant est réglée, car les comportements qui s’éloignent de la normalité sont désormais compris comme des anomalies neurobiologiques à détecter. Tout ce qui relève des significations inhérentes au contexte socioculturel, à l’introspection, aux histoires de vie, à la transmission des dimensions symboliques et invisibles des liens sociaux, à l’appartenance identitaire, ou encore aux aspects relationnels inconscients et intersubjectifs, est ignoré. Même la pauvreté n’est plus le fruit d’un système social, économique et politique, mais un déterminant environnemental de la santé pouvant favoriser des pathologies développementales dès la naissance (Parazelli, 2020).

D’ailleurs l’utilisation systématique du concept ambigu de vulnérabilité pour désigner des facteurs de risque dans une perspective épidémiologique semble jouer la même fonction sémantique que celle de symptôme ou d’atteinte pathologique. Synthétisant la pensée de Thomas (2010) dans son essai sur la vulnérabilité sociale, Sylvestre (2012) souligne que l’industrie de la vulnérabilité légitimée depuis plus de trente ans par des politiques nationales et internationales participerait à responsabiliser les personnes vivant dans la pauvreté pour que nous détournions le regard face aux injustices qui génèrent les conditions de marginalisation :

Nous sommes passés de la lutte contre la pauvreté, une condition jusqu’alors jugée nécessaire à la lutte contre les inégalités sociales, à la lutte contre les pauvres, devenus vulnérables, à qui l’on doit porter assistance à condition qu’ils s’aident eux-mêmes et tentent de s’en sortir, c’est-à-dire en leur faisant porter la responsabilité de leur condition, puis de leur rédemption (Sylvestre, 2012 : 32).

En ce qui concerne les programmes d’intervention qui font des vulnérables leur cible, Thomas (2010 : 201) précise que « l’efficacité sociale de l’aide aux plus vulnérables se mesure désormais à leur degré de compliance (acquiescement) à se conformer aux formes d’activité attendue d’eux ». On transformerait les pauvres en sujets de secours et de contrôle et non de droits.

Conclusion

Nous avons répondu à la question posée en titre d’article, en mettant en lumière de façon critique un certain nombre d’enjeux faisant l’objet de controverses entourant les fondements théoriques et idéologiques du programme Agir tôt. Le premier conteste le recours aux données probantes pour légitimer le programme. Les données probantes ne sont pas des faits purement objectifs qui naturalisent la production des connaissances du développement de l’enfant. Sujets au débat à l’intérieur de la communauté scientifique, plusieurs rappellent que ces données dites probantes sont toujours orientées sur le plan normatif par les valeurs épistémiques guidant le processus de recherche, ainsi que par l’intérêt social et idéologique qui commande la recherche ou les valeurs culturelles des enseignantes évaluant les élèves via l’IMDPE.

Le deuxième enjeu d’importance dénonce la conception de l’éducation réduite à une marchandise utile pour optimiser le développement du capital humain dans une perspective de rendement sur l’investissement tel que préconisé par la perspective de l’investissement social. Cette idéologie de la réussite éducative s’oppose à une vision plus démocratique de l’éducation faisant de celle-ci une pratique citoyenne de transmission de savoirs donnant accès à la culture et aux connaissances scientifiques d’une société ainsi qu’à la pensée critique.

Le troisième enjeu réside dans le fait de réduire la perspective d’inclusion scolaire à une visée d’adaptation normalisée de l’individu aux exigences institutionnelles. Les individus ciblés sont davantage ceux issus des groupes les plus marginalisés, ce qui ne fait que reproduire les inégalités sociales et scolaires. En occultant le développement grandissant des écarts entre les classes sociales et les groupes sociaux en général, l’égalité des chances, en disant soutenir les enfants dans leur capacité d’adaptation aux exigences de la société néolibérale, cautionnerait et renforcerait l’inégalité considérée comme juste. C’est-à-dire que de façon paradoxale, l’égalité des chances reproduirait les inégalités en préparant les enfants à intégrer l’actuelle société de compétition généralisée où la concurrence interindividuelle participe à reproduire des inégalités entre les gagnants et les perdants. En dépistant les enfants à risque dès la prématernelle dans cette perspective d’adaptation individuelle aux exigences de la société néolibérale, on tend non seulement à cautionner les inégalités, mais à stigmatiser les enfants et leur famille étiquetés vulnérables.

Afin d’illustrer ces enjeux controversés, nous avons examiné les fondements théoriques et idéologiques du programme Agir tôt, de façon à bien saisir la logique normative de la prévention précoce prédictive. Comme la raison d’être de ce programme repose sur les résultats de l’EQDEM, nous avons jugé nécessaire d’étudier la rationalité théorique et méthodologique de l’outil de dépistage prédictif utilisé par cette enquête (l’IMDPE). Nous avons pu relever la présence de biais importants tant sur le plan théorique que méthodologique, et rendre visible une certaine normativité sous-jacente à cette démarche scientifique, dont le choix d’interpréter les faits à partir d’une biologie des comportements. Ces biais sont largement ignorés par les parents, les gestionnaires et les professionnels de la petite enfance qui accueillent ces résultats statistiques comme l’exact reflet de la réalité des enfants de niveau préscolaire au Québec. Nous pensons que les dérives que nous avons connues en 2015 concernant l’augmentation des diagnostics dans les écoles pour obtenir des ressources de soutien professionnel (Prud’homme, 2018 ; Chouinard, 2015) ne sont pas étrangères à l’emballement dramatique que les résultats de cette enquête ont pu susciter en milieu scolaire. Et nous n’avons pas parlé de la hausse du stress chez les jeunes et les parents (Lacoursière, 2019) qui peinent à répondre adéquatement aux prescriptions comportementales d’optimisation des compétences que les experts édictent sous peine de compromettre le développement de l’enfant (Lehrer, 2018).

Même constat pour les acteurs gouvernementaux qui non seulement utilisent ces données probantes comme étant infaillibles, mais s’en servent pour développer cette logique de prévention prédictive dès la naissance avec le projet Agir tôt et le programme-cycle de la maternelle 4 ans. Le même paradoxe déjà évoqué dans les pages précédentes se présente à nouveau aux chercheurs œuvrant dans les milieux scolaires et auprès des familles québécoises. Il faut être bienveillant et cette bienveillance passe par une standardisation des conditions parentales, des cadres éducatifs d’apprentissage fondés sur le modèle développemental à partir de savoirs universels. Cette aura de certitude permet dans une certaine mesure de stabiliser les pratiques éducatives autour d’une normalisation des conduites et des humeurs, d’autant plus que ce modèle qui standardise promeut et promet l’inclusion. De quelle inclusion parlons-nous ? Si cette posture hégémonique est contraire à la démarche scientifique cultivant le doute et le débat continu entre des idées opposées, elle est malheureusement conforme aux orientations néolibérales de responsabilisation individuelle, d’efficacité, de rentabilité économique (Heckman, 2008), d’optimisation des compétences et de performance. Il a fallu aussi retracer brièvement l’histoire de ces programmes pour constater que la controverse a tout de même opposé les promoteurs de la prévention prédictive à certains organismes communautaires, familles et professionnels de la petite enfance d’ici et d’ailleurs. Ils ont été heurtés par cette tentative de normalisation de la parentalité et du développement de l’enfant. L’atteinte aux conditions démocratiques de l’intervention est récurrente, car les prétentions de certitude scientifique des promoteurs des programmes de prévention prédictive ont pour effet de confisquer la responsabilité et la parole des parents contraints de devoir apprendre par des experts ce que devraient être leurs besoins. De plus en plus d’intervenants sociaux et scolaires voient la prévention précoce prédictive comme une disqualification de leurs compétences acquises s’éloignant des pseudocertitudes de la prévention prédictive. C’est donc à partir d’un savoir théorique et pratique différent que plusieurs d’entre eux tentent de développer une prévention différente qualifiée de « prévention prévenante » (Parazelli et Desmeules, 2015) dont les pratiques mériteraient d’être davantage documentées.