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Introduction

La presse dite féminine est un terrain propice pour analyser la régulation de la fécondité en tant que travail assigné aux femmes, et invisibilisé (Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017). Support d’un discours qui peut être exploré sur un temps long, elle s’appuie sur une appréhension binaire des individus classés selon le sexe. Sauf exception, elle vise ainsi des femmes cisgenres et majoritairement, voire exclusivement, blanches, en fonction l’époque (Sassoon, 2014 ; Geers, 2016 ; Pavard et al., 2020). Si les discours contenus dans ce type de presse peuvent être paradoxaux, ils participent cependant à la construction de normes de genre plus ou moins unifiées d’après le titre, le public cible et l’époque (Geers, 2020), d’où l’importance d’une étude sur le temps long pour comprendre les processus d’invisibilisation et/ou de visibilisation de la régulation des naissances en tant que travail. En effet, la presse féminine s’adapte aux transformations sociales et politiques afin d’être perçue près de son lectorat (Pavard, 2009 ; Blandin et Pavard, 2014). Le courrier des lectrices permet également d’étudier le magazine comme lieu d’intimité et de sociabilité. Parfois, il amorce la médiatisation plus large d’un sujet. Véhiculant des représentations de genre tout en participant à leur construction, la revue constitue ce que Teresa de Lauretis (2007) nomme une « technologie de genre ». Le discours sélectionné comprend dès lors des représentations, mais aussi une dimension énonciative, qui structurent la construction du genre (Olivesi, 2017).

Au-delà de cet aspect théorique, la presse féminine est une source d’une grande richesse, en termes de contenu et de volume, et touche un public très large. Cependant, elle reste peu étudiée par le milieu académique en Belgique, comme en France (Blandin et Pavard, 2014), hormis à travers des mémoires de Master peu diffusés (Vertriest, 1989 ; Libert, 2014 entre autres). L’historienne Laura Di Spurio (2012) fait exception avec son travail sur la jeunesse et la sexualité en Belgique francophone de 1945 à 1968, dans lequel elle analyse notamment la revue Femmes d’Aujourd’hui, sur laquelle portera notre exposé.

Fondé en 1933 par Rosita Verbeeck[1], Femmes d’Aujourd’hui se veut « pratique, conseiller de ses lectrices et familial » (Ledré, 1983). Vendu pour une somme modique, l’hebdomadaire s’adresse à toutes les femmes, mais touche particulièrement les classes ouvrières (Gubin et al., 2018) blanches et hétérosexuelles. Son lectorat ne cesse d’augmenter, avec entre autres la création d’un numéro français en 1950, avant de réaliser le plus grand tirage d’Europe occidentale avec 1 450 000 exemplaires, ce qui lui vaut d’être repris dans l’index des prix à la consommation en Belgique (Van Rokeghem et al., 2006). En 1953, le magazine est vendu et se constitue en Société anonyme (SA) avec, notamment, la librairie Hachette comme actionnaire principal. Douze ans plus tard, le groupe absorbe l’Ancienne société anonyme de rotogravure (ASAR) et entre en bourse (Vertriest, 1984). Les changements sociétaux de la fin des années 60 et la crise économique de 1973 entraînent une diminution de la popularité de la presse féminine et des adaptations voient le jour (Pavard, 2018). Dans l’idée de reconquérir un lectorat plus jeune, Femmes d’Aujourd’hui assimile la revue Modes de Paris en 1984, et fusionne avec Libelle en 1990. Un an plus tard, le journal est racheté par Sanoma Media Belgium. Le groupe intègre le magazine dans une dynamique de segmentation et de diversification, ce qui permet à Femmes d’Aujourd’hui de rester, en Belgique francophone, le premier magazine féminin et le quatrième dans le classement des ventes de magazines, tous genres confondus[2].

Tout au long de la période étudiée (1960-2010) et à plusieurs reprises, le magazine est repensé tant dans sa forme que sur le fond. Les grandes figures de courriéristes sont remplacées par un nombre plus important de journalistes, majoritairement des femmes. Alors que les rubriques se diversifient, les journalistes se spécialisent dans des thématiques précises. La rédaction fait également appel à davantage de contributions externes, favorisant ainsi des discours d’expert·e·s. Si durant la décennie 1960, elles sont 6 journalistes à écrire sur le sujet de la contraception, dans les années 1980, elles sont 8, en 1990, 11 et en 2000, 13. Enfin, la rubrique « courrier du cœur » est le lieu par excellence où s’exprime la thématique de la limitation des naissances, avec 36 réponses de courriéristes sur 43 articles pour les seules années 1960. Les participantes sont difficiles à identifier, vu l’usage très répandu de pseudonymes ou le recours à l’anonymat. En outre, l’originalité des lettres et leur transcription fidèle sont impossibles à garantir, car il était courant de réécrire, modifier, couper ou fusionner les lettres afin de les rendre conformes à la ligne éditoriale (Sullerot, 1966). Sous le pseudonyme de France Adine, l’écrivaine Cécile Van Dromme, de confession catholique et âgée de 70 ans en 1960, est responsable de la rubrique Problèmes du cœur jusqu’en 1963. Après une succession rapide de journalistes, Claude Ullin (ancienne enseignante devenue autrice de livres de conseils pour les couples et les familles), reprend définitivement la rubrique, qui connaît quelques évolutions de forme, jusqu’au décès de la courriériste en 2002.

La chronologie de notre étude démarre en 1960, lorsque débute la commercialisation de la pilule contraceptive, et se termine en 2010. Si nous souhaitions couvrir la « crise de la pilule »[3] de 2012-2013, les archives disponibles sont incomplètes pour cette période. 2411 numéros ont été dépouillés grâce à un feuilletage systématique du journal archivé à la Bibliothèque royale de Belgique, selon le Dépôt légal[4]. Pour des raisons inconnues, l’année 2008 n’a pas été conservée et n’est pas reprise dans cette recherche. À partir des numéros examinés, 162 articles traitant de la contraception ont été repérés et forment le corpus étudié. Celui-ci a été analysé au regard des évolutions législatives et sociétales, tout en gardant une attention au concept de travail procréatif.

La notion de travail contraceptif (Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017), comme pan du travail procréatif (Mathieu et Ruault, 2017), permet en effet de questionner la responsabilité féminine de la contraception en mettant en lumière les dimensions concrètes de ce travail et ses effets sur les corps. Si la contraception médicale a aidé une série d’avancées sociales, bouleversant les rapports entre hommes et femmes, elle a aussi renouvelé les formes de la domination masculine, entretenant une identité féminine irrémédiablement associée à la maternité (Bajos et Ferrand, 2004). Dans la régulation de la fécondité, les femmes demeurent ainsi soumises à un contrôle social (Ferrand-Picard, 1982 ; Mathieu et Ruault, 2014). Il s’agira donc, dans l’analyse du corpus, de s’extraire d’une présentation de la contraception moderne comme uniquement émancipatrice et de s’affranchir d’une vision téléologique de l’histoire, conformément au questionnement critique porté par Bibia Pavard (2012 : 15) sur la pilule. Ce positionnement permet d’envisager la contraception moderne différemment, d’appréhender les inégalités sociales qui entourent son usage, de dévoiler les freins à son utilisation et de souligner l’invisibilisation du travail contraceptif, majoritairement pris en charge par les femmes (Bajos et al., 2014).

Ainsi, nous questionnons sur un temps long les normes contraceptives, et leurs évolutions, véhiculées par la presse féminine, ici considérée comme une « technologie de genre » (de Lauretis et al., 2007). Nous déclinerons cette question plus vaste en trois axes. Premièrement, les discours étudiés reconnaissent-ils l’existence de ce travail contraceptif ? Ensuite, le contrôle de la fécondité est-il présenté comme une responsabilité féminine et/ou masculine, ou, en d’autres termes, existe-t-il une assignation genrée du travail contraceptif dans les propos tenus ? Enfin, comment la presse féminine se fait-elle l’écho des modalités les plus concrètes de la charge contraceptive, sachant que celles-ci relèvent d’un savoir intime, généralement peu explicité ou reposant sur une transmission intergénérationnelle ?

Ces trois axes seront saisis de manière transversale. Notre approche se structurant selon un découpage chronologique, elle permet de mieux rendre compte des évolutions identifiées. Par-là, nous saisirons les transformations du discours sur la contraception non seulement sur le plan du contenu, mais aussi dans la manière dont la thématique est problématisée. Au départ cantonné aux couples mariés, la question de la contraception tend à la fois à s’individualiser tout en se définissant en tant que problématique de santé publique, sans toutefois parvenir à s’affranchir complètement de modèles normatifs et notamment de sa division sexuée.

De l’abstinence à la pilule : l’accès au contrôle de la fécondité par le mariage

Le 23 juin 1923, une loi encadre strictement la contraception en Belgique ; elle restera en application durant un demi-siècle. Votée dans le contexte nataliste qui suit la Première Guerre mondiale, elle sanctionne toute information ou publicité sur la contraception et l’avortement, même si elle n’interdit pas la vente de moyens de contraception, déjà effective. Divers moyens de contraception sont alors disponibles, comme les préservatifs qui sont en vente libre ou le diaphragme. Les crèmes spermicides sont difficiles à se procurer et la pilule, qui commence à être commercialisée vers 1965, est vendue à un prix peu abordable (Denis et Van Rokeghem, 1992).

Jusqu’en 1967, Femmes d’Aujourd’hui traite dès lors de la régulation des naissances de manière détournée, sans jamais être explicite sur les méthodes à adopter. Le cadre légal défavorable et l’influence catholique dans laquelle le magazine s’inscrit ne favorisent pas la diffusion de propos sur la limitation des naissances auprès de son lectorat populaire chrétien. Pourtant, la question de la sexualité et de la limitation des naissances est de plus en plus discutée dans la société belge, à la suite de la création des Plannings familiaux issus des milieux laïques, mais aussi grâce au développement des Centres d’éducation à la famille et à l’amour (CEFA), centres de consultations conjugales créés par l’épiscopat belge et dont le chanoine Pierre de Locht, figure progressiste, prend la direction (Crosetti, 2020).

Une limitation des naissances sous conditions

La régulation des naissances est ainsi abordée pour la première fois en 1963 par une courriériste qui répond à une mère enceinte pour la sixième fois :

« Vous avez déjà cinq enfants et votre mari n’en désire plus. Il nous semble qu’une limitation des naissances s’impose dans votre ménage, sinon il va se détruire peu à peu. […] Pourquoi ne pas en parler à votre médecin ? Il pourrait vous aider. L’Église elle-même autorise certaines méthodes de contrôle des naissances » (« Le courrier de Femmes d’Aujourd’hui », 1963a : 12).

Cette réponse intervient après plusieurs articles mettant l’accent sur le surmenage des mères de familles nombreuses et les difficultés qu’elles rencontrent dans l’éducation de leurs enfants. Ainsi, une journaliste interprète la colère d’un mari envers son épouse attendant la venue de leur troisième enfant comme :

« […] motivée par le fait que des naissances aussi rapprochées sont au-dessus de ses moyens et qu’il craint de ne pouvoir faire face aux besoins d’une nombreuse famille. Vous devriez prendre conseil auprès de votre médecin qui pourrait vous indiquer une méthode de limitation des naissances qui, admise par toutes les conceptions philosophiques, permet de préserver la santé de la maman et le bien-être des siens » (« Le courrier de Femmes d’Aujourd’hui », 1963b : 8).

Les journalistes anonymes qui répondent aux courriers des lectrices, sous la direction de France Adine, participent à la diffusion d’une norme procréative. Agissant comme des entrepreneuses de morale (Becker, 1985), elles rappellent les conditions d’une « bonne » maternité selon le statut matrimonial et le nombre d’enfants. Pour les couples mariés ne correspondant pas aux critères physiques et mentaux attendus, les journalistes conseillent un encadrement médical pour le contrôle de la fécondité. À « Samaritaine », le 3 décembre 1964, qui rapporte des difficultés et dont le mari est alcoolique et violent, la courriériste recommande un médecin, pour la « guérison physique [de la lectrice] et son redressement moral », et déconseille un second enfant en renvoyant vers un autre médecin ou le centre de Planning familial (« Le courrier de Femmes d’Aujourd’hui », 1964 : 10). En outre, les autrices découragent l’accès à la sexualité aux jeunes couples fiancés, qu’elle soit ou non à visée procréative. C’est le cas pour un couple, à qui France Adine préconise l’abstinence. Cette recommandation vaut tant pour la jeune fille que pour le jeune homme en partance pour le service militaire, les fiançailles servant selon la journaliste de gage pour leur avenir (Adine, 1962). Le mariage est donc la première condition d’accès à la sexualité, mais aussi à la parentalité, qui à son tour donne ensuite potentiellement accès à la contraception. Des contraceptifs sont recommandés par la revue si le couple ou le foyer ne répond pas ou plus aux conditions matérielles jugées suffisantes et aux critères de bonne santé physique et mentale. Les lectrices, considérées comme déviantes par rapport à la norme véhiculée, sont alors rappelées à l’ordre par les courriéristes et renvoyées vers un spécialiste.

Introduites par le biais du courrier du cœur, les questions liées au contrôle des naissances se prolongent ensuite grâce à des reportages portant sur l’action d’organismes et d’intervenant·e·s extérieur·e·s qui contribuent à la diffusion d’une éducation à la sexualité. Dans cette optique, un reportage d’Aline Kelenn présente l’École du Mariage (Kelenn, 1964), fondée en 1959, qui a pour objectif de préparer les jeunes aux réalités et responsabilités de la vie conjugale à travers une journée de conférence chaque mois. L’école est créée à l’initiative des Feuilles familiales, revue issue du milieu catholique belge datant de 1938 et jouant un rôle important dans la diffusion d’une éducation à la sexualité. Grâce à la collaboration des mouvements de jeunesse et des organismes familiaux, l’École du Mariage forme des centaines de fiancés par l’intermédiaire d’un secrétariat interparoissial (Kelenn, 1964). Intitulé « École du Mariage = École du Bonheur », le reportage consacre pratiquement trois pleines pages au fonctionnement de l’institution et à sa directrice, Mme Degive. L’encadrement des jeunes couples se fait par un ménage bénévole, un prêtre et un médecin. Les questions de contraception sont l’apanage du médecin qui « satisfait chez ces fiancés une curiosité saine et lucide, constructive, à une époque où se pose notamment le problème de l’espacement des naissances. Il explique qu’il faut parvenir à une maternité consciente et voulue, ennemie du caprice comme de l’égoïsme qui tous deux dévalorisent, défigurent et détruisent l’amour » (Kelenn, 1964 : 19).

Au même moment, le CEFA a entre autres pour objectif de discuter des problèmes moraux et spirituels rencontrés par l’Église et publie des brochures sur la sexualité, l’amour et la vie conjugale. À partir du début des années 1960, des formations de conseillers apparaissent et s’institutionnalisent. Elles comprennent notamment des cours théoriques de biologie et de sociologie de la famille, dispensés par des universitaires, des psychologues et des médecins, afin d’aborder des thématiques comme la contraception. L’approche de Carl Rogers, privilégiant une psychothérapie centrée sur la personne, y est enseignée. Le psychologue américain encourage la non-directivité dans les entretiens, ainsi que la recherche de ressources propres au patient (Crosetti, 2020). Cette méthode est expliquée dans un article de Marie-Thérèse Van Eeckhout (1968), autrice prolifique de livres d’éducation à la sexualité, qui adopte également une vision prenant en compte l’aspect psychologique (Di Spurio et Piette, 2017).

Du côté laïque le premier Planning familial voit le jour en Flandre en 1955, et en 1962 à Bruxelles pour la population francophone. Nommé « La Famille heureuse » à Bruxelles, il fait clairement référence à « Maternité heureuse », association promouvant la planification familiale fondée en France en 1956 par Évelyne Sullerot et Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé (Bard et Mossuz-Lavau, 2007). Dans le reportage de Kelenn mentionné précédemment, une petite place est laissée à la présentation du Planning familial francophone en fonctionnement depuis un an. Les conférences de préparation au mariage ayant lieu à la « Famille heureuse » se basent sur « la conviction que les pires ennemis du bonheur du couple sont : l’ignorance, l’incompréhension mutuelle, la mauvaise solution aux problèmes de fécondité, l’absence d’enfant et l’avortement » (Kelenn, 1964 : 19). La mise en avant du travail de Sullerot dans un article intitulé « Les femmes de l’avenir » (Van Eeckhout, 1966) est révélateur de la circulation des savoirs, notamment scientifiques, et de la proximité avec la France. L’autrice y présente l’évolution de la condition féminine et mentionne spécifiquement la reconnaissance pour les mères du droit de décider le nombre de naissances qu’elles souhaitent, de les limiter et de les espacer. « On ne demande plus aux femmes d’AVOIR des enfants mais de FAIRE des enfants » (Van Eeckhout, 1966 : 87), ce qui constitue selon elle le principe même de la maternité consciente. Ce n’est plus une acceptation passive et résignée, mais une « responsabilité de choix, de conscience et d’amour vécu plus intégralement par le couple » (Van Eeckhout, 1966 : 87).

L’existence de ces deux types d’organismes a assurément permis une diffusion large de l’idée de régulation des naissances, via la promotion de l’éducation à la sexualité (Crosetti, 2020). Le CEFA et les Plannings familiaux vont pouvoir bénéficier de plateformes de diffusion, telle que Femmes d’Aujourd’hui. Forte de son important lectorat, surtout dans les années 60, la revue propose des reportages, des interviews et interagit avec ses lectrices. Les journalistes les plus prolifiques de cette période sont Marie-Thérèse Van Eeckhout et Claude Ullin. Tandis que la première publie des reportages et interviews, la seconde assure la responsabilité du courrier des lectrices. Avec leurs collègues, elles contribuent à diffuser, timidement dans un premier temps, un discours encourageant la médicalisation du contrôle des naissances. En parallèle, elles inscrivent les rapports de couple dans un courant de psychologisation qui favorise le développement de l’idée d’une « maternité consciente et voulue ». D’influence chrétienne, la revue laisse une place au monde religieux par ses interactions privilégiées avec des organismes catholiques. Cependant, lorsque la promulgation de l’encyclique Humanae Vitae en 1968 secoue le milieu catholique belge (Vanderpelen-Diagre et Sägesser, 2017), rien ne transparaît dans le magazine. Les rédactrices et les lectrices de Femmes d’Aujourd’hui ne débattent pas du contenu de cette encyclique, qui condamne l’utilisation de contraceptifs modernes et l’avortement (Sevegrand, 2008), contrairement à d’autres magazines féminins étrangers[5]. Les polémiques sont ainsi évitées, ce qui permet à la rédaction de rester en phase avec son lectorat, qu’il ait pris ou non ses distances avec l’Église, du moins quant à ses positions en matière de contrôle des naissances.

La contraception : une affaire de couple 

Ayant visiblement compris l’évolution de son lectorat, mais pesant quand même chaque mot (« Femmes d’Aujourd’hui (Périodique). Presse féminine et féminisme », 1978), le magazine choisit de parler ouvertement des méthodes contraceptives un an avant la prise de décision des instances catholiques. Un dossier constitué de trois articles intitulés « Un problème du couple : avoir seulement les enfants désirés » (Ullin, 1967a) paraît en 1967. À partir d’un cas concret, Claude Ullin expose les difficultés entourant la planification des naissances, la couverture médiatique du sujet et pose trois principes : le couple, la connaissance et la spiritualité. Dans l’idée de maintenir la procréation au sein du couple hétérosexuel, la journaliste accentue la responsabilité partagée dans l’acte de procréation et donc dans la contraception, tout en reconnaissant son caractère contraignant. Les moyens de contraception sont catégorisés entre « les moyens naturels et les contraceptifs ». La journaliste insiste ensuite sur la distinction entre les contraceptifs avant (préservatifs masculins, diaphragme et pilule) et après fécondation. Le stérilet est alors considéré comme un « abortif précoce » (Ullin, 1967a). Dans cette optique de compréhension de l’ovulation et, plus largement, du cycle, elle rappelle que c’est « une connaissance que doit acquérir toute jeune fille dès ses premières règles » (Ullin, 1967a : 25). Au-delà du respect des codes, la limitation des naissances est affaire de conscience : elle est autorisée si une grossesse comporte un danger pour la santé ou si les conditions matérielles d’accueil de l’enfant sont insuffisantes – les « caprices de confort », nouvelle voiture, vacances… étant exclus – en sachant que le plein équilibre familial est atteint à partir de trois enfants. La diminution de la fertilité des femmes doit également être prise en compte. Identifiée alors à partir de 25 ans, elle devient un risque pour les femmes retardant volontairement leur maternité. La procréation est clairement inscrite dans le registre religieux, et le désir d’enfant au sein des couples hétérosexuels est naturalisé : « L’enfant est le fruit du don mutuel de l’homme et de la femme dont l’union de chair exprime et confirme à la fois l’union de cœur et d’esprit. Il est l’acte d’amour par excellence. Le désir d’enfant s’inscrit naturellement dans l’élan qui jette l’un vers l’autre deux êtres qui s’aiment » (Ullin, 1967a : 88).

Le second article du dossier, consacré au cycle d’ovulation, décrit la méthode de suivi de la température corporelle des femmes. Si sa mise en œuvre pratique est laissée aux épouses, les maris sont encouragés à s’impliquer dans l’interprétation du graphique des températures obtenu en consignant le résultat des mesures quotidiennes. Il s’agit pour l’autrice Claude Ullin de faire de la paternité un acte responsable, les maris ne devant pas laisser « […] à leur femme seule le soin de se “débrouiller” pour éviter une naissance qui grèverait lourdement l’équilibre du foyer » (Ullin, 1967b : 96).

Dans le dernier article venant clôturer la série, le contraceptif est présenté comme un progrès pour les femmes dont le mari est « incapable de contrôler sa vie et ses actes » (Ullin, 1967c : 35), que ce soit par désintérêt, à cause de son alcoolisme ou des conditions matérielles néfastes. La journaliste insiste cependant sur l’inconfort qu’engendre l’emploi du diaphragme, du préservatif et de la pilule, soulignant au passage qu’il existe une répugnance masculine à l’égard du préservatif à cause de ce désagrément, pourtant « incontestablement aussi sérieux » (Ullin, 1967b) pour les femmes qui utilisent le diaphragme. Globalement, le discours sur la pilule se veut pédagogique et rassurant, sans pour autant la réduire à un dispositif médical banal. Ullin rappelle que la limitation des naissances doit se faire au profit de l’épanouissement et de l’amour du couple (Ullin, 1967b). Les renseignements pratiques joints à l’article renvoient vers « La Famille heureuse », les centres de conseils conjugaux catholiques et une série d’ouvrages, notamment de Locht et Van Eeckhout.

Indéniablement, cette première série d’articles arrive plus tardivement que dans d’autres magazines féminins comme Marie-Claire en France où la contraception et la régulation des naissances sont traitées ouvertement depuis une dizaine d’années. Cependant, le magazine belge ouvre explicitement le débat sur la « pilule » un mois avant son homologue français (Pavard, 2009). Parce qu’elle reçoit de nombreuses lettres sur cette thématique, Ullin décide de s’emparer du sujet, de toute façon déjà discuté partout, « dans les revues, les journaux, à la radio, à la télévision » (Ullin, 1967a : 23). La volonté du magazine de rester proche de ses lectrices, sans toutefois les heurter, influence le contenu des articles. En 1978, Marthe de Prelle, rédactrice en chef depuis 15 ans, issue de la noblesse belge, explicite sa ligne éditoriale dans une interview pour la revue féministe Les Cahiers du GRIF[6] : « Ce que nous n’arrivons pas à définir clairement, nous préférons attendre d’y voir plus clair et choisir le moment propice pour aller plus loin » (« Femmes d’Aujourd’hui (Périodique). Presse féminine et féminisme », 1978 : 120). Selon les études dont elle dispose, les lectrices du magazine ont horreur de la contestation, ce qu’elle appuie par le nombre de lettres de réclamation reçues lors de la publication d’un article qui traitait de la contraception de manière frontale et sur un angle purement médical. La revue dépend d’un groupe financier et doit conserver son tirage, ce qui oblige la rédactrice à répondre aux attentes de ses lectrices. Par conséquent, Ullin, consciente d’avoir un « public imprégné d’idées chrétiennes » (« Femmes d’Aujourd’hui (Périodique). Presse féminine et féminisme », 1978) propose des articles novateurs dans la sélection des thèmes qu’ils abordent, mais toujours respectueux d’une ligne conservatrice. L’objectif se veut informationnel, sans prise de position politique ou de polémique. L’exclusion de la dimension religieuse dans les critères de choix de méthode contraceptive témoigne de cette visée. Pourtant, la contraception est envisagée en vertu d’un modèle parental et conjugal standardisé et traditionnel : le couple hétérosexuel marié jeune (les membres du couple sont âgés de moins de 25 ans lors de la première naissance), qui souhaite atteindre un idéal de famille de trois enfants dans de bonnes conditions matérielles et morales.

Le courrier des lectrices et son traitement laissent d’ailleurs place aux doutes et questionnements des lectrices par rapport à certaines évolutions possibles. Ainsi, une lectrice s’inquiète : la pilule n’est-elle pas susceptible de favoriser l’infidélité des époux, qui n’ont plus à craindre la naissance d’un enfant adultérin ? (Ullin, 1967d : 69). Dans plusieurs articles concernant la sexualité des jeunes, les propos tenus convergent vers un rappel de la responsabilisation des hommes dans la procréation. Pour Claude Ullin, une pilule masculine – mentionnée comme provoquant trop de problèmes de santé au stade contemporain de la recherche – risque d’amener des disputes à propos du destinataire de la pilule (Ullin, 1968). Or, le couple est censé avoir une faculté de penser, de raisonner et de contrôler sa sexualité par une prise de décision conjointe dans la fécondité (Ullin, 1968).

Pilule et avortement : l’urgence d’une éducation à la sexualité

Il faut attendre fin mai 1972 pour que la thématique de l’avortement soit ouvertement discutée dans « Un dossier d’une actualité brûlante : l’avortement ». Une proposition de loi y est développée et l’article se conclut par le rappel suivant : « Il n’est pas concevable qu’on entérine cet échec, en pensant – d’une manière plus ou moins avouée – que, puisque la contraception ne marche pas bien, l’avortement fera l’affaire… » (V, 1972 : 83). Quelques mois plus tard, « l’affaire Peers », du nom du gynécologue Willy Peers, rompt le silence autour de l’avortement dans la société belge. Défenseur de l’accouchement sans douleur et de la contraception moderne dans les milieux hospitaliers, il est placé en détention préventive le 18 janvier 1973 et inculpé pour avoir pratiqué 300 avortements à la Maternité provinciale de Namur (Marques-Pereira, 1989). Ceux-ci se font dans l’illégalité, mais pas dans la clandestinité depuis la création de la Société belge pour la légalisation de l’avortement en 1970.

L’affaire aboutit à deux résultats immédiats : premièrement, l’abrogation en 1973 de la loi interdisant l’information et la publicité de la contraception, et deuxièmement, l’instauration d’une trêve judiciaire concernant l’avortement (Marques-Pereira, 2002). Femmes d’Aujourd’hui rend compte des débats qui traversent la société belge de l’époque. Le 16 mai 1973, Ullin écrit : « […] la loi est bafouée ouvertement, publiquement, publicitairement depuis des mois déjà, avec l’accord tacite d’une opinion publique qui voit, dans l’aveu proclamé de tant d’avortements illégaux, une juste revanche contre l’intolérable inégalité de fait en matière de répression. […] Une telle loi est dépassée » (Ullin, 1973a : 83). L’avortement est reconnu comme une affaire de conscience individuelle (Ullin, 1973a : 84), tout en étant condamné s’il est pris en tant que simple commodité. La journaliste revendique une éducation et une aide aux familles, à la place d’une politique répressive (Ullin, 1973a : 88). Par ce discours, elle s’aligne sur le positionnement du CEFA qui accorde une grande place à la parenté responsable (Marques-Pereira, 1989 ; 2002).

Dès lors, l’accent est mis sur l’éducation à la sexualité dans tous les articles de l’année 1973. On y parle notamment de l’éducation sexuelle des filles par leur mère (Ullin, 1973b), de la mixité (Ullin, 1973c), de l’urgence de former les couples à la contraception (Ullin, 1973d), de l’implication des parents et de l’école (Ullin, 1973e), ou encore du flirt. Majoritairement, il s’agit d’une éducation à la sexualité des jeunes – surtout des jeunes filles par leur mère, ces dernières étant rendues responsables des grossesses non désirées de leurs filles – ou de la maîtrise de la fécondité des couples. Les recommandations en matière de sexualité sont particulièrement détaillées pour les couples. Les différents moyens de contraception (abstinence, diaphragme, préservatif « masculin », stérilet, pilule contraceptive et piqûre trimestrielle) sont rappelés. La méthode d’Ogino, le coït interrompu, les injections vaginales et le spermicide utilisé seul sont déconseillés, car « dépassés » et inefficaces. Les contraceptifs recommandés sont ainsi majoritairement à charge des femmes (diaphragme, stérilet, pilule et piqûre) et l’abstinence présentée comme premier choix. La question de la régulation des naissances pour ces couples se pose au début du mariage, après la naissance du premier enfant et dans l’idée d’espacer les naissances, et finalement par la suite lorsque le nombre d’enfants souhaité est atteint. Le concept de paternité ou maternité responsable, c’est-à-dire le « devoir, pour le couple, de maîtriser sa fécondité pour mieux assumer ses obligations parentales » (Ullin, 1973f : 62), est largement plébiscité. Un an plus tard, il est repris dans l’Arrêté royal[7] du 11 mars relatif à l’organisation des subventions des centres agréés qui organisent des activités promouvant l’exercice d’une parenté « consciente et responsable ».

Une transition houleuse : vers un renouvellement du discours sur la contraception

Tout au long des années 1970 et 1980, deux discours, portés principalement par Claude Ullin et Josine Lannoy, coexistent. La première promeut une vision limitée de l’utilisation des moyens modernes de contraception, tandis que la seconde fait leur publicité dans les articles informatifs de la rubrique santé.

Mobilisation du registre « psy » : le discours alarmiste de Claude Ullin

Ullin adopte, dans la même mouvance qu’Évelyne Sullerot dont elle est proche[8], une vision inquiète et dramatique des transformations de la famille (Martin, 2006). Elle soulève ainsi la question : « Coup de frein au troisième enfant, pourquoi ? ». En 1974, « Démographie en crise : la Belgique a besoin d’enfants » pose la baisse de fécondité liée à l’introduction de la pilule, comme un problème au regard du vieillissement de la population (Grégoire, 1974). Par la suite, la journaliste, moins prolifique, insiste toujours sur l’importance du choix contraceptif tout en mobilisant le registre « psy » pour appuyer la responsabilité des mères dans la découverte de la sexualité des jeunes filles (Ullin, 1973g). La thématique de l’articulation entre religion et contraception est sans cesse discutée, mais amenée également sur le terrain psychologique pour en souligner certains effets néfastes (Ullin, 1981). La question n’est pas de savoir si l’Église autorise ou non la contraception, mais de responsabiliser les futurs parents sur l’implication de son utilisation dans leur relation avec leur enfant à venir : « L’enfant que l’on veut, comme on le veut, au moment où on le veut… on risque fort d’en faire l’enfant-objet qu’on fabrique. […] je ferai l’enfant que je veux finalement… » (Ullin, 1981 : 14). L’autrice insiste par la suite sur les risques pour l’enfant : « Et quel risque il y a, pour l’enfant !... Quand l’enfant est piégé dans le désir de ses parents, il ne peut pas vivre. Psychologiquement, il ne le peut pas » (Ullin, 1981 : 14). Cet article surprend dans sa construction. Au même moment, un discours sur l’enfant perçu tel un projet se construit. Selon les professionnels de la psychiatrie infantile, le fait de ne pas désirer un enfant le soumet à de potentiels traumatismes (De Luca Barrusse, 2014). Le discours religieux, cadre de référence pour l’autrice, trouve ainsi une prolongation dans utilisation du registre psychologique. La pilule est présentée comme responsable de la précocité des relations sexuelles, d’un dégoût de soi-même chez les jeunes, du sentiment d’être un objet et d’une disponibilité sexuelle permanente des jeunes filles. Les échecs répétés que cela entraînerait dans les rapports sexuels seraient créateurs de traumatisme que seule une découverte progressive de la sexualité dans le cadre du couple peut éviter (Ullin, 1981). En Belgique, « […] ce n’est pas par volonté d’émancipation que les femmes élargissent leur domaine de compétence à la sexualité, mais plutôt, paradoxalement, par leur adhésion au modèle traditionnel de la mère au foyer disponible et compétente pour ses enfants » comme le soulignent Rusterholz et Praz pour la situation en Suisse (2016 : 15).

En 1982, Claude Ullin dénonce l’absence masculine dans la démarche contraceptive (Ullin, 1982 : 28). Elle s’interroge sur la responsabilité des hommes et sur l’existence d’un instinct paternel qui se développerait plus tardivement que l’instinct maternel. La conclusion rappelle la différence de sexe dans l’acte sexuel : pour le garçon, il s’agit de quelque chose d’extérieur, uniquement du plaisir, tandis que la fille ne peut s’en détacher et doit prendre malgré elle la responsabilité des techniques contraceptives (Ullin, 1982 : 31). À nouveau, les propos de Claude Ullin, qui semblent novateurs dans un premier temps, se clôturent sur la différence sexuée des rôles dans la contraception, biologisant les fonctions parentales.

Le tournant vers la rubrique santé : informations, responsabilisation et efficacité

Pendant ce temps, Josine Lannoy, chargée des questions de santé, publie en 1974 « La pilule ne se prend pas sans examen » (Lannoy, 1974) et, en 1975, « La pilule » (Lannoy, 1975) détaillant tous les problèmes liés à son utilisation. En 1978, elle fait « le point sur la contraception » (Lannoy, 1978a) et rappelle qu’il s’agit d’une décision de couple, ou, nouveauté, des femmes en l’absence de partenaire de couple. Ainsi, les moyens de contraception suivants sont exposés, de manière très pratique avec leur taux d’efficacité et les complications possibles : la pilule, le stérilet en cuivre ou sans cuivre, les obturateurs vaginaux, les produits spermicides, les méthodes de continence périodique (Ogino-Knaus, méthode des températures), les préservatifs masculins, la stérilisation, le retrait, la pilule du lendemain (Lannoy, 1978a). L’ordre de présentation des contraceptifs change : désormais la pilule puis le stérilet sont recommandés avant l’abstinence. L’accent est moins mis sur la question morale que sur la santé et les responsabilisations individuelles et de couple. Ce remaniement met en exergue le rôle du médecin ou du conseiller conjugal. Quelques mois plus tôt, la journaliste déplore qu’avant « un rapport inhabituel, l’homme doit utiliser un préservatif, ce qu’il ne fait plus depuis l’usage de la pilule contraceptive » (Lannoy, 1978b : 12). Le préservatif masculin est dorénavant perçu comme un moyen inhabituel de contrôle de la fécondité.

Les nouvelles questions qui sont posées dans la revue sont amenées par un renouvellement de l’équipe de rédaction. Les nouvelles rédactrices sont diplômées en journalisme, ou dans d’autres disciplines comme l’histoire. S’il existe également une augmentation progressive du nombre de journalistes traitant du contrôle des naissances, celles-ci écrivent toutes dans le but de renseigner sur les moyens contraceptifs disponibles et les lieux de prise d’informations, tels que les Plannings familiaux. Ainsi, en 1982, une gynécologue et une psychologue sont interrogées sur les pratiques de régulation des naissances et la fréquentation du Planning familial (Ghysen, 1982 : 22). La contraception orale masculine est rapidement mise de côté par la gynécologue, tandis que la psychologue, soucieuse de ne pas heurter les lectrices, défend le planning comme étant un centre voué à accompagner les parents et non à se substituer à eux (Ghysen, 1982 : 24).

En 1983, la pilule est présentée sous un jour différent : « Une pilule contraceptive… pour traiter la peau et le système pileux » (Lannoy, 1983) et en 1986, elle est recommandée à la fois pour son efficacité contraceptive, mais aussi pour effacer les effets de la périménopause chez les femmes de 40 ans (« La périménopause : un cap parfois difficile », 1986). La contraception est recommandée à cet âge pour éviter la grossesse, alors renvoyée à un désir plus ou moins conscient de prouver sa féminité (Étienne, 1994 ; Delvaux, 1991b). La maternité doit être voulue, mais elle est à éviter au vu des risques pour l’enfant, principalement celui de l’anomalie chromosomique. La visibilisation d’une nouvelle catégorie d’âge indique que la fenêtre de procréation jugée acceptable s’agrandit pourtant. Les nouvelles normes édictées par les journalistes rendent la naissance du premier enfant possible au-delà de 25 ans. L’article « Être mère aujourd’hui » (Robert, 1993) révèle une normalisation des profils considérés comme déviants jusqu’alors, à travers des témoignages d’entrée en maternité dans la trentaine. Ce changement est significatif du caractère socialement construit des normes procréatives, ainsi que du rôle des médias en tant qu’entrepreneurs de morale (Becker, 1985).

Toujours dans un souci informatif, un article santé sur les contraceptifs présente en 1987 les méthodes suivantes : la pilule, le stérilet ou les dispositifs intra-utérins (DIU), les méthodes locales (préservatif féminin, préservatif masculin, spermicide), le contrôle « naturel » des naissances (méthode du calendrier, méthode des températures, méthode Billings), la contraception masculine (le coït interrompu), la stérilisation (masculine, féminine) (Lannoy, 1987). Ces articles contribuent à visibiliser les moyens de contraception en développant les impacts négatifs sur la santé et l’efficacité de chaque méthode, ce qui était jusque-là peu pris en compte. Par contre, l’intérêt pour la responsabilité masculine ou partagée s’amenuise.

Quelques années plus tard, l’utilisation du préservatif masculin est de nouveau encouragée, avec l’apparition du VIH. Présenté comme très efficace tant dans une logique contraceptive que protectrice des maladies sexuelles transmissibles (Delvaux, 1991a), le préservatif est cependant listé après la pilule, le stérilet et le spermicide par la journaliste. En septembre de la même année, « Jeunes & Sida » (« Jeune & Sida », 1991) revient sur l’épidémie qui sévit depuis dix ans. Une psychologue y rappelle le rôle clé des parents dans le travail éducatif des jeunes. Ceux-ci doivent discuter avec leurs enfants de cette thématique pour les responsabiliser tout en leur conseillant de prendre le temps de découvrir leur sexualité avec un seul partenaire.

L’efficacité avant tout : l’emprise du corps médical sur le contrôle de la fécondité

Au tournant des années 1990, les questions contraceptives sont discutées dans des petits encarts aux thématiques circonscrites : « Qu’est-ce que la méthode Ogino ? » (Étienne, 1995), « La pilule est-elle efficace si on la prend de manière irrégulière ? » (« La pilule contraceptive est-elle efficace si on la prend de manière irrégulière ? », 1994) ou « Les femmes et le tabac : pourquoi faut-il arrêter aujourd’hui ? » (Rager, 1999a). Le choix d’avoir un seul enfant est accepté à travers l’article « Enfant unique ? À bas les préjugés » (Colinon, 1985).

Ritualisation et vision émancipatrice

Durant cette période, les recommandations de consultation du corps médical pour de simples contrôles se multiplient, désignant les spécialistes à consulter en fonction de l’âge. Ainsi, « À chaque âge son check-up » (Étienne, 1998) ou « L’hygiène intime à tous les âges de la vie » (Rager, 1999b), préconisent un dialogue mère-fille à l’entrée de la puberté et le passage par le médecin. La charge contraceptive y est plus que jamais présentée comme incombant aux femmes. Si l’éducation sexuelle des adolescent·e·s se veut mixte, elle reste majoritairement ciblée sur les jeunes filles qu’il faudrait préserver des grossesses indésirées par une prise en charge active de la part des mères ou d’intervenant·e·s extérieur·e·s. Dans un article sur les adolescent·e·s pendant les vacances, on peut lire :

« Sans vouloir aller trop vite, il est judicieux de parler de contraception dès que vous sentez que votre fille vit une relation amoureuse. Il faut lui proposer des méthodes sûres, mais aussi simples à mettre en pratique (préservatifs…), car elle connaît encore mal son corps. Le choix d’une pilule revient au gynécologue, qui sélectionnera la plus adaptée » (Godin, 2005 : 29).

Le magazine diffuse un message de ritualisation de la prise de contraceptifs et donc de sa prescription. Cette banalisation tranche avec les enjeux de la maternité (Pereira, 2008) et de la santé. Globalement, la sexualité des jeunes reste marquée par une représentation genrée et des traitements différenciés entre jeunes filles et jeunes hommes. Tandis que les premières sont renvoyées vers le domaine de l’affectivité, les seconds sont associés à des « besoins naturels » et un plaisir à satisfaire (Greindl, 2004). Si une norme de « bonne » contraception pèse sur la vie des jeunes filles et leurs choix, elle concerne également les femmes plus âgées. Des normes contraceptives sont diffusées pour « La jeune fille », « La femme » et « La femme préménopausée » (Deflandre, 1996 : 21). Ainsi, les jeunes filles sont enjointes à privilégier l’usage de la pilule, remboursée pour les jeunes de moins de 21 ans depuis 2001, ou du préservatif, tandis que « la femme » est orientée vers la pilule combinée, le stérilet, le diaphragme et les méthodes « naturelles ». Ensuite, « la femme préménopausée » est dirigée, elle, vers des progestatifs macrodosés (Deflandre, 1996 : 21). Ce calendrier contraceptif est révélateur du « bon » âge d’entrée dans la parentalité au début des années 2000 et indique clairement que la pilule est le dispositif contraceptif plébiscité à cette période.

De plus en plus, la baisse de la natalité est présentée comme émancipatrice pour les femmes et la pilule en serait responsable. Le magazine se raccroche aux discours féministes sur cette thématique, avec un temps de retard. Si la pilule a certainement contribué à la diminution des naissances, elle accompagne davantage la courbe descendante de la fécondité et acte « l’aboutissement d’un processus séculaire d’autonomisation de la sexualité vis-à-vis de la procréation » déjà en cours depuis le début du siècle (Bozon et de Singly, 2013 ; Eggerickx et al., 2016). Par contre, aucune mention de la nouvelle législation sur l’avortement n’apparaît en 1990 alors qu’elle dépénalise partiellement celui-ci (Marques-Perreira, 2002).

La diversification de la contraception comme prémices de la « crise de la pilule » ?

De l’implant sous la peau à l’anneau vaginal en passant par le stérilet hormonal, Femmes d’Aujourd’hui devient, dans les années 2000, le lieu de promotion des dernières innovations en matière de contraception à travers des articles focus sur diverses méthodes ainsi que leurs dangers. Prémices de la « crise de la pilule » de 2012 ou influence de pays voisins où la pilule est remise en question depuis 1995 (Le Guen, 2016), le lectorat s’implique dans le débat à travers la rubrique « vos réactions ».

À ce même moment, le premier article traitant exclusivement de contraception masculine (Dispa, 2006) paraît. La vasectomie y est présentée comme un substitut à la stérilisation féminine dans le cadre des couples avec enfants. Elle peut être « considérée comme une preuve d’amour – du moins si l’homme a pris sa décision dans le but de partager la responsabilité de la contraception » (Dispa, 2006). Dans un encart, la pilule pour homme est introduite positivement et la journaliste s’interroge sur sa future commercialisation. Malgré tout, elle émet un doute sur le transfert de responsabilité des femmes vers les hommes (Spencer, 1999) : « on se demande si les femmes se fieront suffisamment aux hommes dans ce rôle… » (Dispa, 2006).

La responsabilité de la contraception incombe toujours dans la majorité des cas aux femmes. Cependant, la parution de cet article sur la contraception masculine n’a rien d’anodin, car la question a été soulevée quelques années auparavant dans un débat autour des dangers de certains contraceptifs modernes, notamment du stérilet. Plusieurs lectrices se plaignent de ne pas supporter ce dispositif, déplorent la pudeur entourant cette thématique, ce qui entraîne une sous-information sur les risques, et dénoncent leur prise en charge par les femmes uniquement. La journaliste santé, Béa Ercolini, insiste sur la responsabilité du médecin dans l’accompagnement individualisé du choix d’un contraceptif (Lambert et Bercolini, 2002).

Si certains dangers de la pilule sont ponctuellement rappelés (Maillard et Rager, 2005), il n’existe aucune couverture médiatique de sa remise en question hors des frontières belges et la conclusion des articles renvoie systématiquement vers l’expertise du corps médical et d’autres moyens de contraception « modernes ». Nous ne pouvons donc aborder la question de la « crise de la pilule » de manière précise, du fait des lacunes du corpus pour cette période[9]. Néanmoins, au vu du fonctionnement de la revue, les réactions publiées dans le courrier laissent penser que Femmes d’Aujourd’hui était prêt à couvrir la « crise de la pilule » de 2012 et à en discuter ouvertement.

Conclusion

Comme nous avons pu le relever, la presse féminine est le lieu de discours parfois contradictoires (Geers, 2020), même sur une thématique circonscrite. Dans un premier temps, les propos sur la contraception restent relativement uniformes malgré quelques distanciations entre le courrier des lectrices et les articles de fond. Le nombre restreint de journalistes mobilisé·e·s sur ces questions aide à tenir un discours cohérent qui se veut en accord avec le lectorat de tendance populaire et chrétienne. Le magazine favorise la diffusion des normes contraceptives existantes dans le milieu associatif catholique de l’époque (CEFA, Feuilles familiales). En suivant cette ligne éditoriale, considérée comme conservatrice par les féministes, mais progressiste au regard de la position de l’Église catholique, Claude Ullin contribue à rendre visible le travail contraceptif. Durant de nombreuses années, elle insiste sur la responsabilité des maris dans le contrôle des naissances. La journaliste décrit les tâches et gestes entourant la prise d’une pilule ou le calcul des températures, et indique également les problématiques qu’elle peut apporter, telle que l’oubli de la pilule, préfigurant alors la notion de charge mentale (Haicault, 1984) appliquée à la contraception. La norme contraceptive véhiculée est la limitation des naissances, promue pour le bien-être et la santé des familles, dans un cadre conjugal hétérosexuel. L’avortement est présenté comme un « problème » qui doit être anticipé par une éducation à la sexualité et contraceptive assurée par les mères avant tout. En cas de grossesse non désirée, la responsabilité incombe d’une part aux jeunes filles, et d’autre part aux mères qui ont échoué dans ce rôle. Pour traiter de l’éducation et de la parentalité, le registre psy est largement mobilisé par la journaliste, qui évolue toujours dans la mouvance des centres de conseils conjugaux catholiques.

À partir de la fin des années 1970, des figures, comme celle de Josine Lannoy, coexistent au sein de la revue avec Claude Ullin et facilitent le travail d’information pour les femmes. Pour les journalistes santé, l’accès aux contraceptifs modernes concerne l’ensemble des femmes en âges de procréer, peu importe leur statut matrimonial. Néanmoins, en s’adressant uniquement aux femmes, elles exemptent les hommes de toute charge contraceptive et construisent socialement la responsabilité contraceptive comme exclusivement féminine. De plus, les moyens de contraception présentés sont sélectionnés en fonction de l’efficacité, mise en place par le milieu médical. La pilule est principalement recommandée suivie par le stérilet, le préservatif, etc. Or, l’efficacité selon les critères médicaux peut ne pas être prioritaire pour les femmes et se révèle d’ailleurs toute relative quand on sait que six femmes sur cent sous pilule contraceptive débutent une grossesse (Stevelinck, 2018). Cet ordre de présentation est significatif d’une norme procréative attendue par la société : la pilule juste avant la première maternité et entre les grossesses, puis le stérilet lorsque la famille a atteint un nombre idéal tout en laissant l’opportunité d’une maternité dite tardive. Ce calendrier procréatif est construit et diffusé par Femmes d’aujourd’hui qui agit comme entrepreneur de morale au côté des gynécologues (Ruault, 2015), des psychologues et d’autres médias.

Cependant, si un cadre normatif est véhiculé, le magazine reste ouvert au débat grâce à son courrier des lectrices. La lecture systématique de celui-ci atteste d’un discours parallèle provenant à la fois des lectrices qui instaurent de nouvelles thématiques parfois controversées, mais aussi de la disponibilité de la rédaction à les sélectionner et les publier. Ce procédé leur permet ainsi d’aborder des sujets polémiques sans en être à l’initiative. Il est à ce titre notable que le contrôle des naissances soit traité en primeur dans le courrier des lectrices dans les années 1960, et que les discussions sur le stérilet soient publiées par la rédaction. Il existe un espace de remise en question au sein de cet encadrement normatif qui peut être annonciateur de bouleversements futurs, telle que la « crise de la pilule ». En effet, si la contraception est présentée comme émancipatrice, le magazine n’occulte pas pour autant une partie de ses contraintes et pose discrètement, au détour d’une ligne, mais régulièrement, la question de la responsabilité masculine. Ainsi, les journalistes permettent et favorisent un changement de mentalité bien qu’entretenant une psychologisation du social.

Le magazine se veut vecteur d’informations sur les moyens contraceptifs. Par cela, il concourt à visibiliser le travail de recherche, d’actualisation et de choix, effectué par les femmes. Les journalistes mettent également en avant certains impacts de méthodes contraceptives sur la santé et éventuellement leur coût. Cette documentation, de plus en plus fournie au fil des numéros, reflète une médicalisation et une technicisation croissante des moyens de contraception. Dès lors, la division sexuée de la responsabilité et du travail contraceptif est peu ou pas du tout interrogée ce qui contribue à invisibiliser le travail qu’implique la régulation des naissances. L’analyse de ce travail fait d’ailleurs apparaître un invariant durant toute la période étudiée : la transmission mère-fille sur les questions de sexualité, de contraception et la surveillance des jeunes filles animée par la peur d’une grossesse précoce – phénomène pourtant marginal (Pereira et Stoffel, 2008). Construite comme une déviance, cette dernière est toujours présentée en tant que faille dans le travail éducatif des mères. Bien que la rédaction ait conscience d’être lue également par des hommes, la responsabilité des pères n’est ainsi jamais mentionnée dans cet aspect de l’éducation.

Le cadre même de notre recherche nous impose des limites. D’une part, le nombre succinct d’articles sélectionnés ne rend compte que d’un fragment d’un discours plus large sur la parentalité proposé par la revue. D’autre part, la restriction à un seul type de discours sur la thématique de la contraception occulte une multiplicité de voix qui existent ailleurs. Femmes d’aujourd’hui est une revue produite dans un certain contexte et s’adressant à un public précis.

La thématique de la contraception prend place dans un courant plus large de promotion du choix de la temporalité de l’entrée dans la parentalité. En parallèle à la mise sur le marché de la pilule contraceptive dans les années 60, le magazine féminin, ainsi que la société dans laquelle il s’insère, inscrit progressivement l’enfantement en tant que projet. Le désir d’enfant, considéré comme « naturel », se doit d’apparaître ou du moins de s’accomplir lorsqu’une série de conditions sont réunies. La couverture médiatique du contrôle des naissances, tout au long de notre période d’étude, contribue toutefois à diffuser une injonction à la maternité. Ce discours n’inclut pas les femmes nullipares – que leur non-maternité soit un choix ou non – ni les reports de l’entrée dans la maternité. De plus, les échecs de contraception y sont stigmatisés, sans prendre en compte la diversité des situations, qu’elles soient par exemple liées à l’âge, au référent culturel, ou à une période de « fragilité contraceptive » (Mathieu, 2016). Dans un premier temps, le modèle parental d’un couple hétérosexuel marié jeune est diffusé. La contraception est autorisée lorsque ce modèle est accompli alors que l’abstinence est de rigueur pour la période qui précède. Par la suite, les choix des femmes sont encadrés tout au long de leur vie sur base d’un calendrier procréatif : préservatif puis pilule pour les jeunes filles, stérilet pour les mères « accomplies » ou éventuellement stérilisation féminine.

Le magazine féminin Femmes d’Aujourd’hui construit et véhicule une norme sociale, celle d’une « bonne » parentalité, et plus spécifiquement d’une « bonne » maternité. Il conviendra de compléter cette analyse dans une recherche future avec d’autres thématiques telles que l’adoption, la Procréation médicalement assistée, la parenté sociale, pour ainsi rendre compte de ce modèle, mais également des écarts à la norme qui existent.