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Depuis la révolution islamique, la politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l’Iran est tiraillée entre la volonté de normaliser ses relations avec ce pivot stratégique de l’échiquier eurasiatique et le besoin de contrecarrer ses ambitions régionales et internationales. À ce dilemme s’ajoutent les revirements des différentes administrations qui se sont succédé à la Maison-Blanche depuis 1979 – administrations républicaines et démocrates dont les approches, hésitant sans cesse entre ouverture et fermeté, donnent le sentiment tenace de naviguer sur une ligne sinueuse et inintelligible.

Au regard de ces oscillations, il convient de se demander si la politique iranienne de Washington est effectivement marquée par des cycles contradictoires ou si elle est sous-tendue par une ligne directrice qui, à défaut d’être clairement lisible, lui donnerait une forme de cohérence. À cette interrogation s’ajoute celle de savoir si, comme le suggèrent la plupart des commentateurs, la doctrine iranienne du président Trump constitue en elle-même une rupture ou si, malgré tout, elle se place dans la continuité des politiques adoptées par les administrations précédentes.

À travers l’analyse des approches adoptées par les administrations qui se sont suivies à la Maison Blanche entre 1977 et 2020, cette étude vise à démontrer que, malgré les fluctuations conjoncturelles, la politique iranienne de Washington est, dans une large mesure, caractérisée par une volonté pérenne d’engager l’Iran dans la sphère d’influence occidentale et de maintenir l’équilibre de puissance à l’échelle moyenne-orientale et eurasiatique. Ce faisant, il sera montré que ni la « politique de la main tendue » d’Obama et la signature de l’accord nucléaire, ni la politique dite de « pression maximale » de Trump et l’abandon de ce même accord nucléaire ne rompent véritablement avec la logique pérenne poursuivie par Washington à l’égard de l’Iran depuis plus de quatre décennies.

Articulée autour de sept parties, l’étude débute par l’analyse de la doctrine géopolitique sur laquelle se fonde toute la politique des États-Unis à l’égard de l’Iran et qui constitue la partition stratégique guidant la relation irano-américaine depuis le début du 20e siècle. Appuyée sur ce canevas géopolitique, l’étude examine ensuite les périodes qui ont suivi la révolution de 1979 ; le mandat de Carter (1977-1981) ; l’ère républicaine des présidents Reagan et Bush père (1981-1993) ; la période Clinton (1993-2001) ; l’administration George W. Bush (2001-2009) ; la présidence d’Obama (2009-2016) ; et enfin le mandat Trump (2016-2020).

I – Cadre géopolitique (1900-1977)

Les puissances extrarégionales d’Occident ont pour habitude de conférer à l’Iran un rôle de pion stratégique, occupant une position clé sur l’échiquier eurasiatique, qu’il s’agit de contrôler à distance pour rayonner sur l’ensemble du jeu et contenir ainsi les ambitions hégémoniques de leurs rivales régionales, à commencer par la Russie. Cette fonction d’État tampon que les Britanniques avaient déjà attribuée à la vieille Perse à l’occasion du Grand Jeu, au 19e siècle, est codifiée au 20e siècle par une série de penseurs stratégiques anglo-saxons apportant chacun une contribution à l’édification d’une grande théorie géopolitique qui constitue encore à ce jour la matrice de la politique iranienne et moyen-orientale des États-Unis (Pahlavi 2018a).

Concepteur de la notion de Moyen-Orient, l’amiral Alfred Mahan fut aussi le premier à inviter la Grande-Bretagne et les États-Unis à contenir la poussée russe en établissant des bases militaires dans le golfe Persique. En constatant que l’accès aux mers chaudes était pour la Russie un enjeu vital, Mahan élabora l’un des fondements de la politique iranienne de Londres et de Washington : l’Iran était une « case critique » qu’il fallait contrôler pour contrecarrer les ambitions russes (Pahlavi 2018a).

H.J. Mackinder présente une division du globe entre, d’une part, les « îles périphériques », dominées par les puissances maritimes britanniques et nord-américaines et, d’autre part, « l’Île-Monde » (World-Island) dont le « noyau terrestre » (Heartland), correspond à l’espace occupé par l’Empire russe. Sa thèse est la suivante : « qui contrôle le Heartland contrôle l’Île-Monde ; qui contrôle l’Île-Monde contrôle le Monde » (Mackinder 1904). De ce postulat, Mackinder tire la prescription suivante : les puissances maritimes doivent empêcher qu’une puissance terrestre adverse puisse dominer le grand bloc eurasiatique et, pour ce faire, contrôler ce qu’il appelle les « hautes-terres iraniennes » (Iranian Upland) – bande de terre s’étendant du Kurdistan iranien à la mer de Chine.

Au lendemain de la victoire alliée, Nicholas J. Spykman adapte les théories de Mahan et de McKinder à la réalité de la guerre froide en y ajoutant un raffinement : entre la « périphérie maritime » des puissances anglo-saxonnes et le Heartland – qui désormais épouse les contours de l’urss –, Spykman entrevoit un long cordon sanitaire qu’il appelle le Rimland et qui, dans sa conception, devient la clé de voute de la géopolitique mondiale : « qui contrôle le Rimland gouverne l’Eurasie ; qui gouverne l’Eurasie contrôle les destinées du Monde ». L’accent est mis sur l’enrôlement des pays qui forment cet immense glacis protecteur. C’est ainsi que, au cours de la guerre froide, l’Iran de Mohammad Reza Chah est devenu l’une des pièces maîtresses de la politique américaine d’endiguement (containment) de l’Union soviétique (Tayyar 2020 : 51).

Au milieu des années 1970, une nouvelle génération de géopoliticiens, pétrie des théories de Mahan, McKinder et Spykman, constate que la vieille digue perse qui avait été maçonnée au début du 20e siècle ne remplit plus sa fonction stratégique contre le péril soviétique qui menace d’autres maillons du cordon sanitaire, à commencer par l’Afghanistan. Dès le milieu de la décennie, le conseiller à la sécurité nationale du président Nixon, Henry Kissinger, entrevoit que, si « la nouvelle doctrine » devra continuer d’être « une application logique des travaux de Mackinder et des raffinements apportés par Spykman », sa mise en oeuvre entraînera nécessairement des bouleversements profonds, « voire des conflits » pour les pays du Rimland, incluant la Chine, le Pakistan, l’Afghanistan, la Pologne… mais aussi et surtout l’Iran (Kaplan 2013 : 97).

II – Jimmy Carter (1977-1981)

C’est sous l’administration Carter et la férule de son conseiller à la sécurité nationale, Zbigniew Brzeziński, qu’est identifiée la doctrine dite de « l’Arc de crise ». Constatant que la balkanisation du monde musulman peut entraîner la déstabilisation du bloc soviétique, les conseillers stratégiques de la Maison-Blanche préconisent de substituer à la vieille digue fissurée de l’anticommunisme un cordon fondamentaliste dont la fonction ne serait plus d’endiguer l’urss mais de l’étouffer (Tehrāni 1987 : 145). Est ainsi élaboré le scénario d’un nouvel Iran, doté d’un régime hybride, islamo-laïque sous contrôle de l’armée pro-occidentale et sous tutelle de Washington, devenant l’une des principales boucles d’une ceinture verte antisoviétique [Karmarband-e Sabz en persan] (Pahlavi 2017 : 239-249).

L’idée d’une cessation de l’appui à la monarchie iranienne, formulée en novembre 1978, est arrêtée à la Noël 1978 et officialisée lors du sommet quadripartite (g4) qui se réunit en janvier 1979 en Guadeloupe (Afshār 2016 : 336). Au même moment, le général Huyser, en charge du Commandement des Forces des États-Unis en Europe (u.s. European Command), est envoyé en Iran pour assurer la transition en douceur vers un régime républicain garantissant la préservation des intérêts stratégiques des États-Unis (Richard 1993 : 28-42). Sa mission est de dissuader l’armée impériale de mettre en oeuvre un projet de coup d’État militaire et de convaincre les hauts gradés d’apporter leur protection à un régime islamo-laïque (Cooper 2015). Le 11 février, le chef d’état-major et le Conseil supérieur de l’armée retirent leur soutien au dernier gouvernement du Chah et proclament la « neutralité » des forces armées face à la Révolution. Quelques heures plus tard, le régime impérial s’effondre, remplacé par la République islamique.

Le 12 février 1979, moins de vingt-quatre heures après la chute de la monarchie, Carter reconnaît le nouveau régime et se déclare « prêt à travailler avec les religieux » (Guerrero 2016 : 189). Quelques jours plus tard, Washington assure le gouvernement Bāzargān que « les États-Unis acceptent la Révolution et n’envisagent pas d’intervenir dans les affaires internes de l’Iran » (Steinmetz 1994). Le 27 février, la Maison-Blanche, satisfaite de l’attitude du nouveau régime, se déclare désireuse d’établir « des relations de travail et d’amitié sincères » (Carter 1979). L’empressement américain à normaliser ses relations avec le régime islamique est très largement motivé par la volonté d’éviter que l’adversaire soviétique ne mette à profit la crise pour s’implanter en Iran (Murray 2010 : 201).

Le processus de normalisation est initié au cours du printemps 1979. En juillet, le ministre des Affaires étrangères iranien, Ebrahim Yazdi, annonce qu’une partie des accords militaires irano-américains qui avaient été rompus seront reconduits. En mars, les Américains font des offres de livraison de pièces détachées pour l’équipement militaire (Rubin 1980). En août, Carter approuve la vente de 47 millions de dollars de kérosène et de mazout à l’Iran. En octobre, une première rencontre de haut niveau a lieu entre le secrétaire d’État Cyrus Vance et Yazdi lors de l’Assemblée générale des Nations unies (Sick 2001). Vance assure que les États-Unis soutiennent « l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Iran » (Ganji 2006 : 144) – ce à quoi son homologue iranien répond que « Washington n’a rien à craindre du régime islamique » (Ledeen et Lewis 1981 : 172). Rien à ce moment ne semble pouvoir compromettre le rapide réchauffement entre les deux républiques.

Deux événements vont cependant faire dérailler cette normalisation : d’abord la nouvelle de l’hospitalisation du Chah dans un hôpital new-yorkais (fin octobre), puis celle de la rencontre secrète du Premier ministre Bāzargān et de Brzeziński à Alger (le 1er novembre) pour discuter du renforcement des liens stratégiques irano-américains (Gold 2009 : 70). La colère de l’opinion révolutionnaire, qui craint un retour déguisé de l’ingérence américaine, ne peut plus être contenue. Le 4 novembre 1979, c’est la prise de l’ambassade des États-Unis et le début de l’affaire des otages. L’Iran khomeiniste s’affranchit de la tutelle américaine et devient le poison de la politique étrangère américaine.

Ne s’avouant pas vaincu, Washington entérine une nouvelle approche vis-à-vis de l’Iran qui consiste à combiner, côté officiel, une attitude intransigeante et, côté coulisse, de patients efforts diplomatiques visant à renouer le dialogue avec Téhéran. Dans le premier registre, l’administration Carter adopte ses premières sanctions contre l’Iran et ordonne l’opération Eagle Claw pour libérer les otages américains retenus à Téhéran… un fiasco retentissant qui fournit à Khomeini l’occasion de se débarrasser des derniers « pions » pro- occidentaux encore présents dans son entourage. Il faudra pourtant attendre avril 1980 pour que la Maison-Blanche se résolve à rompre définitivement ses relations officielles avec la république islamique alors que, en coulisse, les négociations se poursuivent pour obtenir la libération des otages contre la livraison de pièces de rechange (Razoux 2015 : 88-93). Cette approche double-facette sera très largement reprise et continuée par les administrations suivantes au cours des quatre dernières décennies.

Bien que la révolution islamique marque un tournant majeur dans la politique iranienne de Washington, celle-ci n’en continue pas moins de s’articuler autour des préceptes fondamentaux identifiés par Mahan, MacKinder ou Spykman : la prise en compte de l’Iran comme un pivot stratégique qui, à défaut d’être directement contrôlable, ne doit en aucun cas tomber dans l’orbite de l’adversaire. C’est l’impératif qui ressort de la doctrine Carter promulguée en janvier 1980 :

Notre position est extrêmement claire : toute tentative de contrôle de la région du golfe Persique par une force extérieure sera considérée comme une atteinte aux intérêts vitaux des États-Unis d’Amérique et sera réprimée par tous les moyens nécessaires, y compris par la force.

Carter 1980

III – L’ère Reagan-Bush (1981-1993)

Élu en pleine crise des otages, Ronald Reagan déclare à son prédécesseur : « [v]otre plus grande faute fut d’avoir renversé le Chah. Ce faisant, vous avez éliminé le plus grand ami de l’Amérique. Vous avez fait d’un grand pays ami, un ennemi acharné » (Afshār 2016 : 316-317). A priori, tout semble prédisposer l’administration républicaine à adopter une ligne dure à l’égard de Téhéran.

Alors que la guerre Iran-Irak éclate en septembre 1980, l’administration Reagan opte pour une approche non moins ambivalente que celle des démocrates tout en continuant à obéir à des considérations géopolitiques. Dès 1981, le secrétaire d’État, Alexander Haig, envisage de réengager l’Iran et des contacts sont établis avec les autorités islamiques pour discuter de la vente d’armes visant à soutenir l’Iran dans sa lutte contre l’Irak alors appuyé par l’urss (Murray 2010 : 44-47). Dans le même temps, Washington fournit un soutien logistique à l’Irak dans le souci de préserver le fragile équilibre des puissances au Moyen-Orient. Comme l’explique Brent Scowcroft, l’un des principaux artisans de cette stratégie, « l’ouverture en direction de Bagdad ne témoignait pas de notre préférence idéologique ou d’un quelconque calcul énergétique, mais du seul fait que nous ne voulions voir aucun des deux belligérants l’emporter » (cité dans Razoux 2015 : 220).

En 1983, la tactique change mais le principe directeur demeure ; George Shultz, le nouveau secrétaire d’État, coupe la fourniture d’armes aux deux protagonistes afin d’éviter que l’un d’eux ne s’impose. Même si l’Iran réplique à cette politique du balancier en ciblant les intérêts américains au Liban, Washington maintient sa politique de semi-ouverture à l’égard de Téhéran dans le but ultime de contrecarrer l’influence soviétique dans la région. D’ailleurs, les États-Unis et l’Iran coopèrent de fait en soutenant conjointement les moudjahidines contre l’Armée rouge en Afghanistan, de sorte qu’en dépit d’une position officielle d’hostilité idéologique à l’égard du régime des mollahs, l’administration Reagan poursuit la doctrine Carter et la stratégie d’endiguement géopolitique de l’urss (Belley 2016 : 19-20).

Au début de son second mandat, Reagan estime que la préservation des intérêts stratégiques des États-Unis requiert de remettre en cause la politique de relative neutralité dans le conflit irano-irakien. En 1985, un mémorandum de la cia intitulé Toward a Policy on Iran préconise de reprendre les ventes d’armes au régime islamique afin, une nouvelle fois, de lutter plus efficacement contre l’influence soviétique dans la région (Indyk et al. 1994). Ces transactions secrètes, qui permettent un réchauffement notable, sont cependant brutalement arrêtées lorsque la presse révèle que leurs bénéfices sont reversés aux rebelles contras du Nicaragua. Le scandale des ventes d’armes à l’Iran contraint l’administration Reagan à adopter une position de fermeté vis-à-vis du régime iranien qui se reflète dans la National Security Strategy (nss) de 1987 et se traduit par un embargo sur les produits hydrocarbures iraniens et une escalade des tensions irano-américaines dans le Golfe.

Malgré tout, au lendemain de la guerre Iran-Irak, ni Reagan ni son administration n’ont tout à fait renoncé à nouer des liens stratégiques avec le régime des mollahs, Shultz allant même jusqu’à envisager des négociations sans condition (McMahon 1995). En cela, « [l]e deuxième mandat de Reagan démontre l’ambivalence entre une politique officiellement hostile envers l’Iran et une politique secrète d’ouverture et d’échange d’armes dans un climat d’embargo international » (Belley 2016 : 28). Au-delà des considérations idéologiques et conjoncturelles, la doctrine Reagan, comme la doctrine Carter, est donc avant tout dictée par la volonté d’affaiblir l’adversaire soviétique (Zibakalam 2013).

Comme en témoigne son discours inaugural et ses premières déclarations à la presse, le président George H.W. Bush veut placer sa politique iranienne sous le signe de l’apaisement (Bush 1989). Cette ouverture se traduit par l’initiation d’un dialogue avec le président Rafsandjani (Seliktar 2012).

La « neutralisation » de l’Irak à la suite de la première guerre du Golfe crée l’opportunité d’un rapprochement entre Téhéran et Washington (Kemp 2004). De fait, l’affaiblissement de l’ennemi commun s’accompagne de l’instauration de partages d’informations sensibles et d’échanges économiques accrus. Toutefois, cet apaisement laisse vite place à une irritation croissante des Américains vis-à-vis de leurs interlocuteurs iraniens – irritation qui perce dans la nss de 1991 qui stipule que « les États-Unis demeurent ouverts au dialogue […] tant et aussi longtemps que l’Iran renonce à soutenir les prises d’otages ou le terrorisme » (États-Unis 1991).

Sans surprise, l’écroulement du bloc soviétique accélère ce refroidissement. Alors que, jusque-là, les États-Unis avaient pris le parti de fermer les yeux sur certains dérapages du régime islamique, leur indulgence s’amenuise ; dès le mois de janvier 1992, la cia dénonce la collaboration entre le régime iranien et la Chine ou la Corée du Nord dans des domaines stratégiques sensibles comme le nucléaire (Murray 2010 : 86). En avril de la même année, le Congrès adopte une loi interdisant tout transfert de technologie d’un pays tiers vers l’Iran pouvant lui permettre de développer des armes conventionnelles, chimiques, biologiques ou nucléaires (États-Unis 1992).

IV – L’administration Clinton (1993-2001)

Au début des années 1990, portée par un sentiment d’invincibilité, Washington ne craint plus la mainmise du Heartland russe sur le Rimland eurasiatique et encore moins au Moyen-Orient, où l’influence de Moscou a été réduite à néant. Inégalée, l’hyperpuissance américaine ne se sent plus contrainte de « récupérer » l’Iran ou de maintenir un équilibre de puissance régionale avec l’Irak. Et pourtant, comme le note Steve Simon, la politique iranienne de l’administration Clinton n’est pas moins indécise que la précédente (Simon 2018 : 10).

Occupée par des dossiers plus urgents, l’administration Clinton opte pour une politique attentiste à laquelle est donné le nom de Dual Containment (États-Unis 1994). Peu coûteuse, elle consiste à enserrer l’Iran des mollahs et l’Irak de Saddam Hussein dans un double système d’isolement diplomatique et de sanctions internationales (Ali 2018 : 67). La nss de juillet 1994 montre cependant toute l’ambiguïté de cette doctrine qui qualifie la République islamique de « force hostile » tout en affichant le désir d’entretenir avec elle un « dialogue au plus haut niveau » (Gause 1994). Cette approche ne produit toutefois que des résultats limités, tout d’abord en raison de la réticence des partenaires européens et japonais à s’engager pleinement aux côtés de Washington, mais aussi et surtout parce que, dans les faits, en 1994, les États-Unis demeurent malgré tout… le premier partenaire commercial de l’Iran (Parsi 2007 : 185).

Ce n’est qu’en 1995 que les États-Unis, qui accusent désormais l’Iran d’être le principal financier du terrorisme international, se décident à muscler le régime de quarantaine contre l’Iran. Introduit en janvier par le sénateur Al D’Amato, ce qui deviendra l’Iran-Libya Sanctions Act (ilsa) impose des sanctions sévères contre tous les investissements américains ou étrangers sur le sol iranien (États-Unis 1996). Ce raidissement est nourri par l’aggravation des tensions dans le détroit d’Hormuz et par les attentats contre les installations militaires américaines en Arabie Saoudite imputés aux Gardiens de la révolution.

Glacées au tout début du second mandat de Bill Clinton, les relations irano-américaines se réchauffent à la faveur d’un changement de garde stratégique en Iran. L’élection du président « modéré » Ali Khamenei offre à la Maison-Blanche l’opportunité de nouvelles ouvertures au régime iranien (Amuzegar 1998). Dès 1997, c’est Washington qui prend l’initiative en initiant le dialogue (Wright 1997). Au début de 1998, l’annonce, par le président Khatami, de la volonté de l’Iran de promouvoir un « dialogue des civilisations » achève de dissiper les dernières hésitations occidentales (Rezaei 2017 : 77).

Tout au long de l’année 1998, l’administration Clinton opère une véritable offensive de charme diplomatique à l’égard du régime iranien. En mai, le vice-président Al Gore invite le président Khatami à établir un dialogue direct avec Clinton. En juin, un message enregistré du président Clinton, diffusé lors de la rencontre États-Unis-Iran lors de la Coupe du monde de football (soccer), ouvre la voie d’un rapprochement. Une dynamique dont la nss prend acte en mentionnant « la volonté des États-Unis de collaborer avec la république islamique sur un plan de route visant à établir des relations normales » (États-Unis 1998).

En 1999, la diplomatie américaine redouble d’efforts pour accélérer le rapprochement avec l’Iran. Au début de l’année, la secrétaire d’État Albright et le président Clinton reconnaissent « la grandeur de l’Iran qui ne peut plus être isolé » ainsi que les « fautes passées » commises par les États-Unis (Simon 2018 : 11). Le 5 septembre 2000, à l’Assemblée générale des Nations unies, la Secrétaire d’État américaine et le chef de la diplomatie iranienne se rencontrent lors de la réunion du Conseil de sécurité sur l’Afghanistan. De ce point de vue, le second mandat de Bill Clinton illustre le désir des États-Unis de surmonter les difficultés pour se rapprocher de la République islamique.

V – La période Bush fils (2001-2009)

Durant la campagne électorale, George W. Bush se dit favorable à la poursuite du dialogue irano-américain tandis que son colistier, Dick Cheney, évoque une éventuelle levée des sanctions contre les compagnies pétrolières iraniennes (Parsi 2007 : 223-224). Cependant, dès son entrée en fonction, l’administration Bush s’avère aussi hésitante que les précédentes – tiraillée, d’un côté, entre les réalistes pragmatiques (Colin Powell, Condoleezza Rice, Richard Haas) prônant l’engagement avec la République islamique et, de l’autre, les néoconservateurs (Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, Cheney) campant sur une position hostile à l’égard du régime iranien (Muravchik 2008).

À la suite des attaques du 11 septembre 2001, les États-Unis invitent l’Iran à appuyer les représailles militaires contre Al-Qaïda et le régime des talibans en Afghanistan. Le nouveau secrétaire d’État, Colin Powell, veut associer l’Iran et, si possible, utiliser son territoire comme base arrière de la campagne afghane. Dès la fin 2001, les services secrets des deux pays, la cia et le vavak, établissent des pourparlers secrets, durant lesquels sont évoqués l’Irak de Saddam, l’échange d’informations sensibles, mais aussi l’utilisation de l’espace aérien de l’Iran et de certains de ses ports stratégiques (Milani 2006). À la conférence de Bonn de décembre 2001, les Iraniens aident les Américains à créer les conditions de la transition de régime en Afghanistan. Quelques semaines plus tard, à la conférence de Tokyo, les deux parties se mettent d’accord pour étendre les discussions au-delà de la seule question afghane (Dobbins 2010 : 155).

Pourtant, plusieurs événements permettent à la faction néoconservatrice de l’administration Bush de reprendre l’initiative et d’imprimer une orientation résolument anti-iranienne à la politique de Washington : l’arraisonnement, par les garde-côtes israéliens, du navire Karine A transportant des armes iraniennes à destination du Hamas et, surtout, la publication du National Intelligence Estimate (nie) de décembre 2001 accusant l’Iran de soutenir le terrorisme international et de développer un programme nucléaire à visée militaire. L’inflexion néoconservatrice de la politique iranienne des États-Unis est officialisée dans le premier discours sur l’état de l’Union du président Bush dans lequel est développé la rhétorique de l’Axe du Mal, rangeant le régime islamique, aux côtés de la Corée du Nord et de l’Irak, dans la liste des États voyous (Rigal-Cellard 2003). En quelques mois à peine, la relation bilatérale décidément fluctuante entre Téhéran et Washington passe donc à nouveau de l’embellie à l’orage.

Cependant, la posture interventionniste de l’administration Bush associée au concept de frappes préventives mises à l’honneur dans la nss de 2002 n’empêche pas Washington de laisser des chances à la poursuite du dialogue stratégique avec Téhéran (États-Unis 2002). Cette approche porte fruit quand, au lendemain de l’invasion de l’Irak en 2003, les autorités iraniennes font une offre mirobolante à leurs homologues américains en acceptant de négocier sur le programme nucléaire et l’aide apportée au Hezbollah en vue d’établir une relation apaisée entre les deux pays (Dobbins 2010 : 158). Confiants d’être en mesure de faire de l’Irak post-Saddam une plate-forme de stabilité servant de socle à l’édification de leur fameux projet de Grand Moyen-Orient démocratique et pro-américain, les États-Unis ne saisissent cependant pas la main que leur tendent les mollahs et les Gardiens.

Dans un contexte marqué par l’enlisement irakien et le regain de l’influence iranienne au Moyen-Orient, la seconde administration George W. Bush adopte une orientation moins néoconservatrice et plus pragmatique qui se traduit par le même type d’hésitation entre ouverture et fermeté à l’égard du régime iranien. Sous l’impulsion de la nouvelle secrétaire d’État, Condoleezza Rice, Washington ouvre la voie à un élargissement du dialogue initié entre l’Union européenne et la République islamique tout en exigeant de cette dernière le respect des libertés civiles, la cessation de ses activités terroristes et la suspension de son programme d’enrichissement nucléaire (Flanagan 2005 : 34). En février 2005, le président Bush déclare à Bruxelles que « toutes les options sont sur la table » avec l’Iran, incluant la guerre mais aussi la reprise du dialogue (États-Unis 2005).

En août 2005, l’élection de Mahmoud Ahmadinejad au poste de président de la République iranienne, sa politique intransigeante dans le domaine nucléaire et ses prises de position hostiles à l’égard des États-Unis et d’Israël jettent cependant un nouveau froid. Le 11 avril 2006, les autorités iraniennes annoncent que leurs scientifiques ont réussi à enrichir de l’uranium à 3,5 %, créant l’émoi au sein de la communauté internationale. Dans son discours sur l’état de l’Union de janvier 2006, Bush dénonce de manière virulente les ambitions atomiques du régime islamique mais aussi sa répression de la population iranienne.

Mais, alors que les tensions sont vives, Washington choisit une nouvelle fois d’entrebâiller la porte. Renouant avec la logique transactionnelle, Rice annonce, en mai 2006, que les États-Unis sont disposés à revenir à la table des négociations en contrepartie de la suspension des activités les plus sensibles dans le domaine nucléaire (Kerr 2006) – offre réitérée un mois plus tard par les membres du Conseil de sécurité et l’Allemagne (P5+1). Pour achever de convaincre les Iraniens, les Américains offrent de leur vendre un réacteur à eau légère et d’assouplir leurs sanctions. Mais cette fois-ci, ce sont les Iraniens qui, conscients des difficultés américaines en Afghanistan et en Irak, repoussent la main tendue des Occidentaux.

Devant l’intransigeance iranienne, les États-Unis et leurs partenaires adoptent une batterie de sanctions à l’égard de la République islamique. Cependant, les résolutions onusiennes 1669, 1737, 1747 et 1803, si elles ramènent les Iraniens à la table des négociations, ne produisent pas les résultats escomptés. Au contraire, lorsque les républicains quittent la Maison-Blanche, certains observent que, sans le vouloir, ils ont rendu de fiers services à l’Iran en chassant Saddam Hussein et les talibans, deux des principaux ennemis de la République islamique. En faisant sauter ces deux verrous, les Américains ont involontairement libéré le djinn iranien lui permettant d’étendre son influence et de s’implanter en Irak et en Afghanistan.

Si d’aucuns expliquent l’échec de l’approche transactionnelle de l’administration Bush par un mauvais dosage de la pression militaire et de la négociation diplomatique, il s’explique également par un nouveau contexte géopolitique qui, à l’échelle régionale, voit un renforcement de la position iranienne et, à l’échelle globale, par un début de rééquilibrage multipolaire au profit de puissances eurasiatiques comme la Chine et la Russie avec lesquelles l’Iran commence à nouer de nouveaux liens stratégiques.

VI – La présidence Obama (2009-2017)

À peine Barack Obama élu, Téhéran envoie ses félicitations au futur président – une première depuis la chute du chah d’Iran (Nazila 2008). Si tout chez le nouveau locataire de la Maison-Blanche laisse entrevoir de meilleures relations entre Washington et Téhéran, les faits démontrent cependant que sa politique iranienne s’inscrit elle aussi dans la ligne géopolitique suivie par ses prédécesseurs – ce dont attestent plusieurs aspects de sa politique étrangère (Bentley 2016) et les nombreuses contradictions entre la rhétorique et l’action qui la caractérisent (Gerges 2012 : 3).

Davantage que la doctrine, c’est la conjoncture internationale qui change (Tayyar 2020 : 52) ; c’est d’abord l’urgence de dissuader la République islamique d’aller trop loin dans ses ambitions nucléaires et, ensuite, la nécessité de l’engager pour éviter qu’elle ne glisse trop dans l’orbe de la Chine et de la Russie dont l’influence se fait à nouveau ressentir sur l’échiquier eurasiatique (Huber 2014). Malgré cela, la logique sous-jacente de la politique iranienne reste pérenne : s’efforcer d’empêcher que l’Iran ne modifie l’équilibre régional tout en essayant de ramener ce maillon clé du Rimland eurasiatique dans la sphère d’influence occidentale (Gerges 2013).

Dès sa prise de fonction, Barack Obama inaugure sa politique de la « main tendue » en déclarant, à plusieurs reprises, sa volonté d’ouvrir un nouveau chapitre dans les relations irano-américaines (Seliktar 2012 : 162). Désireux de négocier directement avec les leaders iraniens (États-Unis 2010), le président américain entame une correspondance avec le Guide suprême iranien, évoquant la reprise des négociations bilatérales sans préalable et sur la base du respect mutuel. Le 4 juin, Obama prononce au Caire un discours historique intitulé « Un nouveau départ [A New Beginning] » qui appelle à renouveler les relations entre les États-Unis et le monde musulman. Appelant de ses voeux une alliance avec les « islamistes modérés », l’appel du Caire marque les prémices du Printemps arabe et augure d’une nouvelle relation avec l’Iran des mollahs.

En dépit de la réélection controversée du président Ahmadinejad en 2009, Washington adopte une attitude indécise qui combine une nouvelle fois fermeté et conciliation à l’égard de Téhéran. Bien qu’ils condamnent la répression brutale exercée par le régime islamique et la découverte par l’Agence internationale de l’énergie atomique (aiéa) d’une centrale nucléaire secrète près de la ville de Qom, les États-Unis et leurs partenaires initient des pourparlers avec les négociateurs iraniens, à Genève, au cours desquels ils leur proposent d’acquérir l’isotope médical dont ils ont besoin sur le marché mondial en échange de l’arrêt des activités d’enrichissement d’uranium (Dobbins 2010 : 159). Le président américain évoque même des négociations élargies – mais à toutes ces ouvertures, Téhéran oppose une fin de non-recevoir.

Face aux refus iraniens, le président Obama se tourne, comme ses prédécesseurs, vers une politique de pression graduée et multifacette, incluant l’opération Stuxnet qui, avec le concours des alliés israéliens, permet de neutraliser temporairement le programme nucléaire iranien et de ramener la République islamique à la table des négociations (Bjola et Murray 2016). Malgré tout, au cours de l’année 2011, les discussions piétinent. L’année suivante, pour sortir de l’impasse, les États-Unis persuadent leurs alliés européens d’adopter une nouvelle batterie de sanctions contre les exportations de pétrole iranien. L’effort conjoint porte fruit et, en octobre 2012, les Iraniens acceptent enfin de reprendre les pourparlers avec les États-Unis sur le nucléaire (Amirahmadi 2013).

Profitant de la bienveillance américaine, la République islamique bénéficie au même moment du Printemps arabe de 2011 qui entraîne la chute des régimes arabes laïques, anti-iraniens, et l’éclosion de régimes mieux disposés à l’égard de Téhéran (comme l’Égypte de Mohamed Morsi) pour consolider sa position géopolitique sur l’échiquier moyen-oriental. Le repli des Saoudiens, la bunkérisation des Israéliens et l’annonce, par le président Obama, de la volonté américaine de se désengager de la région pour se reconcentrer sur le fameux « pivot asiatique » fournissent une marge de manoeuvre élargie au régime iranien, désormais plus actif que jamais au Levant et en Mésopotamie, mais également dans la péninsule arabique, en Afrique du Nord, à la pointe de l’Afrique et au Sahel (Pahlavi 2015).

Les Iraniens sont alors d’autant plus disposés à négocier sur le dossier nucléaire qu’ils y voient le meilleur moyen de normaliser leurs relations avec les États-Unis et leurs alliés, de légitimer le régime sur le plan interne comme aux yeux de la communauté internationale, et de revenir ainsi au centre du jeu régional et global. Parallèlement, le régime islamique met à profit l’élection d’Hassan Rouhani pour se présenter, urbi et orbi, comme une « puissance modérée » et résolument engagée à poursuivre une politique de réconciliation et de paix avec le monde (Menashri 2013) tout en se joignant à la lutte commune contre Daech au côté de la coalition internationale dirigée par les États-Unis. Ces éléments permettent à l’Iran des Mollahs de se refaire une réputation, d’apparaître comme un interlocuteur « fréquentable » et de négocier en position de force sur des questions épineuses – au premier rang desquelles le dossier nucléaire (Pahlavi 2015).

Entre août et octobre 2013, une série de rencontres secrètes culmine avec une rencontre, lors de l’Assemblée générale de l’onu, entre le secrétaire d’État John Kerry et le ministre des Affaires étrangères iranien, Djavād Zarif, doublée d’une conversation téléphonique historique entre les présidents Obama et Rohāni (Davenport 2013). En novembre 2013 est signé l’Accord préliminaire de Genève sur le programme nucléaire iranien qui fixe le cadre du « Plan d’action conjoint » entre le P5+1 et l’Iran entériné en janvier 2014. Le processus débouche enfin sur la signature, le 15 juillet 2015, du Plan d’action global commun (pagc) qui apparaît aussitôt comme le premier jalon d’un inexorable rapprochement entre Téhéran et les chancelleries occidentales (Khalaji 2015).

Pour le régime islamique, la signature de l’accord nucléaire de 2015 est sans conteste une victoire diplomatique et stratégique majeure qui marque son retour sur le devant de la scène régionale et qui le place au seuil d’une réintégration dans le concert des nations. À partir de là, les observateurs n’hésitent plus à qualifier l’Iran de superpuissance régionale et à évoquer une « Pax Iranica » pour décrire la nouvelle configuration de pouvoir au Moyen-Orient (Tayyar 2020 : 57).

VII – Trump et la pression maximale (2017-2021)

Au moment de l’élection de Donald Trump, tout le monde prédit une rupture majeure dans la politique étrangère américaine et dans la politique iranienne de Washington en particulier (Beck 2019 : 300). Popularisée par les médias, la thèse est reprise par une majorité de commentateurs pour qui il ne fait plus de doute que Trump s’inscrira en porte-à-faux avec les doctrines Bush et Obama (Nye 2019). De prime abord, le nouveau président américain donne effectivement l’impression de rebattre les cartes et d’amorcer un revirement spectaculaire dans la relation irano-américaine. Un virage à 180 degrés attesté par la rupture du dialogue avec l’Iran et un rapprochement significatif avec Israël et l’Arabie Saoudite. Particulièrement hostile à l’accord de 2015, Trump le « dé-certifie » avant de l’abroger en 2018 (Pahlavi 2018b) alors que la nss de décembre 2017 stipule explicitement que l’un des objectifs des États-Unis devient de « neutraliser l’influence malveillante iranienne » (États-Unis 2017b).

À partir de 2018, les États-Unis et leurs alliés régionaux travaillent de concert pour réduire l’influence iranienne au moyen d’une stratégie multifacette dite de « pression maximale » (Pompeo 2018). L’objectif central est d’empêcher l’Iran de développer sa capacité nucléaire et son programme de missiles balistiques tout en affaiblissant le régime sur la scène domestique, en réduisant son influence externe et en l’isolant sur la scène régionale (États-Unis 2017a). Dans un premier temps, cette stratégie multifacette de roll-back (refoulement) se manifeste par la réimposition des sanctions économiques contre l’Iran (Beck 2019 : 299).

Ce double effort d’étouffement diplomatique et de strangulation économique est renforcé par une pression militaire israélienne (en Syrie), saoudienne (au Yémen) et américano-otanienne (en Irak) à laquelle s’ajoute, au cours de l’automne 2019, un soutien marqué aux mouvements populaires anti-régime au Liban, en Irak et en Iran. L’action la plus spectaculaire intervient en janvier 2020 avec l’élimination du général Soleimāni (Dorsey 2020) visant à désorganiser la Force Al-Qods (en persan : sepāh-e qods) qu’il dirigeait et qui est la principale plate-forme de projection de l’influence iranienne sur le théâtre régional (Pahlavi 2020). Une nouvelle fois, la citadelle iranienne est assiégée.

Aux termes du premier mandat de Donald Trump et malgré ces revirements spectaculaires, les experts tendent pourtant à relativiser la thèse d’une « révolution » de la politique étrangère de Washington (Macdonald 2018). À leurs yeux, si le trumpisme imprime indéniablement un nouveau ton à la diplomatie américaine, cette dernière n’en continue pas moins de renforcer des tendances préexistantes. Certains soulignent que les changements observables au niveau tactique et caractérisés par l’utilisation de nouveaux « moyens » ne doivent pas être confondus avec des modifications d’ordre structurel ayant trait aux « finalités » de la politique étrangère américaine qui, elles, demeurent essentiellement pérennes (Biegon et Watts 2020). D’autres concluent que, derrière les accents de rupture, la politique iranienne de l’administration Trump s’inscrit dans la continuité de celle de l’administration Obama en ce qui concerne ses principes directeurs (Albarasneh et Khatib 2019), à savoir diminuer l’influence régionale de la République islamique tout en l’empêchant de tomber dans l’escarcelle des grandes puissances eurasiatiques.

Souvent décrite comme une technique de négociation au bord du gouffre, la stratégie de « pression maximale » de Trump n’est pas fondamentalement différente de la politique de « fermeté-transaction » de ses prédécesseurs. Dès sa mise en place, début 2018, le secrétaire d’État Mike Pompeo avait annoncé que Washington serait disposé à rétablir les liens diplomatiques et économiques avec Téhéran en échange d’une dénucléarisation complète, de la cessation du programme iranien de missiles balistiques et de celle des activités d’influence déstabilisatrices des Gardiens et de la Force al-Qods au Moyen-Orient – soit autant d’éléments également réclamés par les autres administrations (Thompson 2018). Adepte de ce qu’il appelle lui-même « the art of the deal », Trump ne fait que substituer une technique de vente agressive aux marchandages feutrés des présidents qui l’ont devancé depuis 1977.

À défaut d’une réorientation radicale, le changement de ton de Washington vis-à-vis de Téhéran s’explique autant, si ce n’est davantage, par une modification majeure du contexte géopolitique que par l’adoption d’une doctrine nouvelle. Un glissement géopolitique qui découle, à l’échelle moyenne-orientale, du rapprochement irano- occidental (2013-2016) et de son effet secondaire : un raidissement de la logique de jeu à somme nulle qui caractérise la dynamique régionale et qui veut que tout gain iranien soit automatiquement interprété comme une perte sèche par les adversaires israéliens et saoudiens. En l’occurrence, ce réchauffement relatif des relations entre Téhéran et Washington sous l’administration Obama a été perçu par Israël et les pétromonarchies du Golfe comme une remise en cause de leurs liens privilégiés entretenus avec les États-Unis, les contraignant à réclamer un retour à la politique d’isolement du régime iranien (Walt 2016).

Découlant du début du désengagement américain, le changement géopolitique s’opère également à l’échelle eurasiatique. Le recentrage sur le pivot asiatique incité par Obama et sa conséquence – le vide de pouvoir créé au Moyen-Orient – se sont soldés par un renforcement spectaculaire de l’influence iranienne et russe (Tayyar 2020 : 46). Cette nouvelle conjoncture géopolitique s’accompagne d’une polarisation marquée du rapport de force régional : d’un côté, l’Iran et l’allié russe qui s’efforcent de consolider les positions acquises en Syrie et, dans une moindre mesure, en Irak, à l’aide d’une stratégie hybride appuyée sur des proxies (Hezbollah et autres milices chiites ou pro-iraniennes) ; de l’autre, les puissances du Conseil de coopération du Golfe (ccg) et Israël qui, forts de leur influence auprès de Washington, réclament et obtiennent un retour à une stratégie de roll-back plus appuyée (Simon 2018 : 18).

Dénoncé comme un pion de l’impérialisme russe menaçant à nouveau le Rimland eurasiatique, l’Iran est à nouveau perçu comme une menace devant être neutralisée et cantonnée à sa sphère d’influence pré-2011. Pour Dombrowski et Reich, il n’y a rien de nouveau sous le soleil : la politique iranienne de Trump est conforme à la stratégie étasunienne d’endiguement (containment) de la Russie, dont l’Iran a toujours été l’un des leviers essentiels (Dombrowski et Reich 2018 : 74). Tout au plus le président républicain a-t-il changé le rythme de la politique iranienne de Washington autrefois basée sur le principe de la « patience stratégique » pour lui substituer celle de la « pression maximale » (Tayyar 2020 : 61). C’est donc au travers de la logique géopolitique qu’il faut comprendre l’approche adoptée par Washington depuis 2017, davantage qu’en fonction d’une simple rupture doctrinale ou idéologique imprimée par le chef de l’exécutif.

Conclusion : plus ça change, plus c’est pareil

Depuis 40 ans, le couple irano-américain s’adonne à une « valse- hésitation » à quatre temps – deux pas en avant, un pas de côté et un en arrière – qui, au rythme des cycles de crispations et des périodes de fugaces rapprochements, n’en finit plus de tenir en haleine le reste de la communauté internationale. Ce que d’aucuns qualifieraient de relation passionnelle découle de la profonde méfiance de l’Iran envers le partenaire américain mais, comme l’a montré cette étude, elle s’explique aussi par la propension paradoxale de la politique iranienne de Washington à combiner oscillation et constance.

Oscillante à la surface, cette politique iranienne donne le sentiment d’incessantes ruptures et contradictions. Comme le fait observer Steven Simon, « les annales de l’ambivalence américaine à l’égard de l’Iran sont longues » (Simon 2018 : 7). Sous la plume des observateurs se dessine une politique incertaine, tanguant sans cesse entre naïveté éthique et cynisme stratégique. Une politique apparemment schizophrénique et aléatoire qui, combinée au goût des dirigeants iraniens pour les dérobades et les voies détournées, rend la relation entre Washington et Téhéran nébuleuse et insondable. Avec le temps, tout cela fait partie du jeu complexe de cette relation bilatérale que des chanteurs tels que Gainsbourg et Brassens ont très bien su exprimer : « je t’aime, moi non plus » et « j’ai l’honneur de ne pas te demander ta main ». À ce chapitre, Donald Trump ne fait pas exception : « il ressemble à nombre de ses prédécesseurs pour qui ni le mariage ni le meurtre ne sont une solution acceptable aux tensions engendrées par cette relation tumultueuse » (Simon 2018 : 19).

Et pourtant, il faut se garder de tomber dans le piège des apparences et surinterpréter ces fluctuations superficielles qui relèvent davantage des sensibilités de chaque administration qu’à de véritables changements de cap. Lorsque leurs politiques iraniennes sont comparées, il s’avère que les différences apparaissent davantage au niveau du style qu’à celui du fond : les démocrates favorisent généralement la négociation, la concertation internationale et les approches multilatérales là où les républicains privilégient l’unilatéralisme, l’interventionnisme, la force et l’intimidation (Tayyar 2020 : 68-69). Une analyse plus approfondie montre cependant que les uns et les autres savent, en fonction des circonstances, piocher dans la boîte à outils de leurs rivaux lorsque les circonstances le requièrent. De sorte qu’au-delà des appartenances partisanes, tous les présidents, Trump y compris, ont l’habitude de jongler avec la carotte et le bâton pour amener leurs interlocuteurs iraniens à la table des négociations.

Ce qu’il faudrait surtout retenir de cette étude est que, malgré les fluctuations de la conjoncture internationale et les tergiversations des administrations qui se sont succédé à Washington, la politique iranienne des États-Unis se caractérise par une remarquable continuité qui tient essentiellement aux forces profondes de nature géopolitique qui sous-tendent sa logique directrice. Qu’elle s’exprime à travers une politique de la « main tendue » (Carter, Clinton, Obama) ou qu’elle prenne le ton de la confrontation (Reagan, Bush, Trump), la politique iranienne des États-Unis obéit toujours aux mêmes fondamentaux. À l’échelle du Moyen-Orient, contenir l’influence iranienne et maintenir l’équilibre des forces avec les alliés régionaux des États-Unis ; à l’échelle eurasiatique, garder le contrôle du Rimland et éviter que les pays qui le composent ne tombent définitivement dans l’orbe de Moscou.

Constituant les matrices de la politique des États-Unis vis-à-vis de l’Iran depuis plus d’un siècle, ces fondamentaux stratégiques dictent, et dicteront sans doute encore longtemps, les décisions des différents présidents sans qu’aucun d’entre eux ne puisse se permettre le luxe de s’en affranchir complètement. Selon Dombrowski et Reich, « [a]u point d’être alarmant pour ses partisans et rassurant pour ses détracteurs, tout jusqu’ici suggère que le président Trump […] a lui aussi adopté […] ce que le président Obama avait appelé avec ironie le “Washington Playbook” » (Dombrowski et Reich 2018 : 74-75). De sorte qu’en dépit des apparences, l’approche adoptée par Trump à l’égard de Téhéran ne rompt pas foncièrement avec la logique binaire de « négociation-neutralisation » qui guide la politique iranienne des États-Unis depuis plus de 40 ans.

Et tout suggère que l’administration Biden, en dépit de sa volonté affichée de changement, ne dérogera pas non plus à cette politique de « fermeté-transaction ». S’il a promis de reconsidérer les moyens utilisés par son prédécesseur, le 46e président des États-Unis et son secrétaire d’État, Anthony Blinken, demeurent extrêmement conventionnels, voire conservateurs, en ce qui concerne les objectifs poursuivis dans le dossier iranien (Pahlavi 2021 : 62-63). Un constat d’ailleurs partagé par le chef de la diplomatie iranienne lorsqu’il a déclaré en mars 2021, sur Twitter, que l’administration démocrate s’évertue à reproduire et à répéter « la même politique qui ne donnera pas de nouveaux résultats ».