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Parmi les innombrables effets subsidiaires produits par la crise du coronavirus sur les routines de la vie publique au printemps 2020, le régime de confinement généralisé a vu se multiplier les possibilités d’immersion à travers l’écran dans certains espaces privés du politique : des communiqués depuis un salon, des interviews depuis une chambre ou un bureau (et bien souvent face à une bibliothèque ostensiblement bien garnie)[1]. Carreaux blancs, rouges et verts au fond du cadre, bouteille de sirop ou pot de pâte à tartiner au premier plan, dessins d’enfants collés sur le frigo… C’est en direct de sa cuisine et sur sa propre chaîne YouTube que le député François Ruffin s’expose quant à lui. Dans son cas, il faut également ajouter une série d’invité·es en visioconférence. De mars à mai, dans un format d’émission de radio filmée, les interventions de militant·es politiques, syndicaux et associatifs, de collègues député·es ou d’intellectuel·les, se mêlent aux témoignages d’une auxiliaire de vie sociale, d’une aide-soignante, d’une infirmière en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), d’un ambulancier ou bien encore d’employé·es de la grande distribution. « Depuis ma cuisine, je compte bien continuer à animer la démocratie. » Voilà comment s’en explique alors le député[2]. Mais s’agissant de ce parlementaire, il n’y a là rien qui relèverait d’un épiphénomène à relier au contexte exceptionnel de l’épidémie. Avec ce protocole, c’est bien au régime ordinaire du travail de représentation politique de Ruffin que l’on a affaire.

Depuis son entrée en politique, le « trublion[9] » Ruffin se donne continûment à voir comme un « électron libre[10] » qui défie les institutions[11] et « se démène, s’échine pour ne pas verser dans la banalité[12] ». Abondamment commentées comme atypiques, les pratiques de Ruffin présentent en effet une série de signes distinctifs saillants au sein du champ politique : des déambulations en fanfare durant la période électorale aux tenues vestimentaires réputées déviantes à l’intérieur de l’hémicycle[13], du refus d’applaudir l’élection du président de l’Assemblée nationale à l’organisation d’une « manif pot-au-feu » baptisée la « Fête à Macron », de l’abaissement de son indemnité parlementaire au niveau du salaire minimum[14] à l’exhibition en vidéo des coulisses du palais Bourbon. Bien avant les députés insoumis français, et au-delà du seul cadre hexagonal, le registre spectaculaire a pu être privilégié par des représentants en position d’outsiders se voyant propulsés dans le jeu politique. L’entrée au Bundestag des Grünen allemands en constitue sans doute le plus édifiant modèle, ces derniers s’étant quant à eux parés de tous les atours du « parti anti-parti », multipliant alors les « happenings » parlementaires (Manale 1990, 70-71). Plus globalement, et au-delà du seul cas allemand, le mouvement écologiste des années 1980 se situait déjà en pointe des aspirations et des prétentions à la déprofessionnalisation de la politique (Sainteny 1990, 19).

S’agissant du candidat puis député Ruffin, le recours à de tels procédés ne constitue en fait que le prolongement d’un activisme passé que celui-ci souhaiterait simplement pouvoir poursuivre en l’état comme représentant politique. Maintenant une présence en kiosque (avec la parution régulière de son bimestriel Fakir), en librairie (sept ouvrages publiés depuis le début du mandat), dans les salles de cinéma, ainsi que dans le cadre d’une tournée d’avant-premières à travers la France (pour son second film J’veux du soleil ![15]), ou bien encore en s’aventurant jusqu’en studio d’enregistrement (livrant une version punk de La Marseillaise[16]), le député de la Somme ne présenterait finalement comme particularité que celle de ne jamais avoir cessé de diversifier les canaux d’expression militants et artistiques, et ce, malgré un statut nouveau de représentant élu. Pour autant, si cette manière déviante d’être en politique est à situer chez Ruffin dans une continuité par rapport à ses activités antérieures, l’inscription nouvelle dans le champ politique par la voie d’un mandat national comme celui de député n’est probablement pas sans produire toute une série d’effets qu’il s’agira ici d’explorer.

Sur quoi se fonderait au juste une telle continuité, supposément insensible au passage de la frontière électorale ? « Je me suis toujours efforcé de représenter les gens. À l’écran, dans mes articles et maintenant comme député[17]. » Comme journaliste de presse alternative exerçant dans une position marginale et dominée[18] ou comme militant activiste enregistrant d’importants succès nationaux[19], c’est bien du statut d’éternel représentant que Ruffin continue de se revendiquer pour euphémiser la rupture que constitue son entrée en politique : aussi bien dehors que dedans, le travail politique de Ruffin consisterait – en dépit des circonstances – à « représenter les gens[20] ».

En matière de représentation, il est certes judicieux de ne pas surestimer le fait électoral, en s’efforçant d’envisager celui-ci « comme une modalité et une temporalité, spécifique mais non exclusive [sic], de désignation des représentants et de légitimation des groupes qu’ils prétendent représenter » (Mazeaud 2014, 12). Néanmoins, et à plus forte raison encore lorsqu’il s’agit de la toute première, l’élection présente la spécificité non négligeable de correspondre au franchissement d’une frontière d’ordinaire peu perméable : celle s’interposant, avec force, entre l’action politique non conventionnelle et la démocratie représentative (Darras 1998). La question du passage de frontière politique mérite d’autant plus d’être posée que le double processus de fermeture sur lui-même (Bourdieu, 1981a) et de professionnalisation (Gaxie 1980 ; Boelaert, Michon et Ollion 2017) du champ politique est désormais bien établi. La prise de mandat est dès lors à considérer comme un processus de socialisation professionnelle au métier politique. À cet égard, les spécificités d’une telle socialisation ont pu être montrées en d’autres contextes (Demazière et Le Lidec 2014) et, notamment, l’importante redéfinition de l’identité que celle-ci requiert (Demazière 2009). Le temps très court dans lequel se joue la prise de rôle politique (Baloge 2016) présage également de la rapidité du processus de routinisation des pratiques pour des néo-élus projetés dans une activité balisée par une multitude de tâches relativement stabilisées, qui les précèdent et auxquelles il s’agit de se conformer d’emblée, dès le commencement du mandat. Aussi, une représentation politique en continu comme celle que Ruffin entend assumer peut-elle se montrer si indifférente que cela à une intégration dans l’espace des représentants élus ? Quels seraient alors les effets produits par l’onction électorale sur le travail de représentation d’un « député-reporter[21] » ? Entendue ici comme pratique, la représentation politique sera saisie dans cet article au prisme de ses modalités concrètes et quotidiennes (Mazeaud 2014). Notre propos sera en ce sens d’interroger le cas du député Ruffin comme celui d’un nouveau venu qui aspire à poursuivre une entreprise de représentation en opposition aux routines d’un métier politique qu’il entend subvertir.

Même lorsqu’elles paraissent prendre une forme des plus radicales, les velléités d’innovations en matière de représentation politique peuvent finalement se retrouver prisonnières de « formes d’action largement identiques aux logiques dominantes observables au sein de l’espace partisan » (Giraud 2007, 56), conduisant in fine à « avant tout reproduire les logiques de spécialisation et de délégation propres à la professionnalisation des activités politiques » (ibid., 57). Pour autant, l’irruption d’outsiders dans le jeu politique représentatif ne répond pas à une logique univoque : « certains ne cherchent pas à subvertir les règles du jeu, mais tentent au contraire de se conformer le plus fortement possible au modèle en place ; d’autres peuvent chercher à stigmatiser les établis selon des modalités et une intensité variables » (Guionnet 2002, 123). Entre ces deux pôles, où situer Ruffin ? Il s’agira moins ici d’assigner de façon définitive le député à l’un ou l’autre des camps ainsi dessinés que d’explorer ce qui parmi ses pratiques de représentant relève d’un conformisme ou plutôt d’une transgression.

Au coeur des routines et des contraintes pesant sur un métier politique aux contours – finalement – bien définis, il apparaît que certaines habitudes peuvent néanmoins être bousculées par les pratiques d’un député primo-élu et militant protéiforme. Oui, mais jusqu’à quel point ? Nous chercherons en ce sens à examiner en quoi consistent les pratiques parlementaires de Ruffin et dans quelle mesure elles parviennent à subvertir le travail de représentation du député. Nous montrerons que lorsqu’elle s’avère effective, cette subversion passe par une performance représentative qui relève d’une profanation du politique : en en minimisant d’une part la dimension sacrée et en y intégrant d’autre part une parole profane qui n’a pas lieu de s’y trouver.

L’article repose sur une enquête de terrain menée depuis janvier 2017 auprès de Ruffin et ses équipes (ethnographie de la campagne électorale, questionnaires et entretiens menés avec les militants et l’entourage proche, immersion au local de permanence en circonscription). Il s’appuie principalement sur une série d’entretiens menés avec la quasi-totalité des auxiliaires politiques de Ruffin s’étant succédé sur une période allant de juin 2017 à juin 2019 : salariés comme stagiaires, à Paris comme en circonscription (n=10 au total). L’article mobilise également des données secondaires : documents législatifs, interviews dans la presse et corpus de 70 bulletins vidéo du député[22].

Les innovations (relatives) qui caractérisent le mandat de Ruffin seront d’abord saisies au prisme de ce qui en constitue le quotidien invisible : l’équipe parlementaire sur laquelle il s’appuie et la gestion de la demande sociale qui l’occupe en grande partie. Nous nous pencherons ensuite sur les efforts de transgression (davantage concluants) portant sur le versant du travail de député, cette fois exposé au grand jour : la production législative et les manières de mettre en scène sa fonction de représentant.

« Ne pas se laisser enfermer par le pouvoir, dans ses lieux, dans ses codes, dans son calendrier[23] » Le quotidien parlementaire réinventé ?

Il apparaît que la représentation singulière que se fait Ruffin du métier de député s’accompagne pour autant de certains signes de normalité dans sa pratique concrète du mandat, en premier lieu au regard de l’équipe parlementaire sur laquelle elle s’appuie.

L’entourage (assez peu) atypique de François Ruffin

Outre les collaborateur·rices du groupe parlementaire de la France insoumise auquel il est rattaché, et avec qui les interactions sont régulières[24], ce ne sont pas moins d’une douzaine d’auxiliaires qui ont constitué l’entourage parlementaire de Ruffin durant ses deux premières années de mandat : au total, sept personnes salariées, quatre ou cinq simultanément, assistées de cinq stagiaires, dont deux pour une durée de six mois. Dans le sillage de la tendance globale – et néanmoins plurivoque (Michon et Ollion 2018) – à la professionnalisation du métier politique et à l’image de ce qui a déjà pu être démontré à l’aune de précédentes législatures (Fretel et Meimon 2005), ces différent·es auxiliaires se distinguent dans l’ensemble par des titres scolaires à la fois élevés et spécifiques, mais aussi par leur jeunesse et un milieu social d’origine plutôt aisé. Ainsi, sur les dix auxiliaires s’étant succédé, neuf ont moins de 30 ans, dont deux stagiaires âgés de 22 et 23 ans. Huit sur dix ont un niveau de diplôme supérieur ou égal à bac+4, dont cinq à bac+5, dans des domaines comme la science politique, le droit public ou le journalisme. Parmi elles et eux, six sont passé·es par des filières sélectives comme les instituts d’études politiques (IEP), et quatre en classe préparatoire[25], littéraire (hypokhâgne/khâgne) ou tournée vers les sciences sociales (B/L). Ce capital culturel important et plutôt orienté vers les questions de prise en charge des affaires publiques se retrouve par ailleurs chez des individus initialement bien dotés dans leur ensemble, si l’on en croit certaines professions exercées par leur père respectif : enseignant-chercheur, consultant en ressources humaines, cadre technique, journaliste et consultant, directeur d’une usine agroalimentaire puis maraîcher, ingénieur-agronome puis viticulteur, ou même président-directeur général d’une filiale de multinationale.

Ces propriétés sociales globalement distinctives – mais très ordinaires dans le petit monde des entourages politiques – ne se distribuent pas pour autant selon un équilibre strict entre les différent·es auxiliaires. On observe en premier lieu une ligne de partage relativement franche selon le lieu principal d’exercice du travail parlementaire. Les auxiliaires de Ruffin opérant essentiellement « sous les ors de la République » au sein du palais Bourbon (au nombre de huit) sont également celles et ceux qui concentrent les capitaux les plus élevés, ce qui correspond à une configuration classique au sein des équipes parlementaires (Fretel et Meimon 2005, 137). Maxime[26] et (surtout) Nathalie, ayant en charge les affaires propres à la circonscription, occupent parmi l’ensemble de leurs collègues les positions les moins hautes dans l’espace social. Si le master de science politique de Maxime provient d’une voie universitaire ouverte plutôt que d’une filière sélective comme celle des IEP, celui-ci tranche surtout avec ses collègues parisiens compte tenu du milieu social plus modeste dont il est issu, en tant que fils d’infirmière (non diplômée), et ayant grandi dans une commune rurale de la Somme, contrairement aux autres, originaires pour la plupart de milieux urbains (Paris et sa banlieue pavillonnaire ou huppée, Lille, Bordeaux, ou Poitiers)[27]. Pour sa part, Nathalie réside encore à ce jour dans un bourg de moins de 2000 habitants à une dizaine de kilomètres d’Amiens. Mais c’est bien par sa position sociale initialement beaucoup moins élevée que Nathalie se démarque de ses collègues. Sans diplôme, d’un père ouvrier non qualifié ayant commencé à travailler en nettoyant « des wagons à bestiaux » et d’une mère ouvrière textile, Nathalie est aide-soignante et exerce encore ce métier dans un EHPAD au lendemain de l’élection de Ruffin, avant que celui-ci ne la recrute comme collaboratrice parlementaire. Moins dotée que ses collègues, notamment en capital culturel certifié, c’est également elle qui – ayant en charge les tâches de secrétariat[28] (par ailleurs plus volontiers confiées aux femmes) – occupe le poste le moins élevé dans la hiérarchie objective de cette équipe parlementaire.

Le travail politique s’apparente en grande partie à « une activité collective aux contours flous » (Demazière et Le Lidec 2014, 24). Pour autant, s’agissant des auxiliaires de député·es, de fortes récurrences – auxquelles Ruffin se conforme à son tour – sont observables dans la division du travail parlementaire. Ainsi la répartition ordinaire du travail de collaboration telle qu’identifiée par Willy Beauvallet (2014, 165-166) se trouve assez strictement dans l’organigramme de l’entourage politique de Ruffin : on retrouve bien, peu ou prou, « la·le secrétaire » prioritairement chargé·e de l’accueil et de la gestion des flux de courriers et courriels du quotidien (Nathalie) ; « l’attaché·e local·e » qui encadre les militants et se fait le relais des affaires politiques de la circonscription (Maxime) ; le·la « chargé·e de com », qui est le principal interlocuteur des médias et qui assure la visibilité du député sur les réseaux sociaux (Stéphane assisté des stagiaires Pierre-Antoine et Eloïse) ; « l’attaché·e parlementaire » qui assiste le député dans son travail législatif en faisant de la recherche documentaire, en produisant des notes thématiques, ou en fournissant une aide juridique (Anaïs assistée du stagiaire Louis, Amélie sur une courte période[29], et désormais Agathe et Lazare) ; et enfin le·la « directeur·rice de cabinet » qui se charge des questions administratives et financières et qui coordonne l’ensemble de l’équipe parlementaire (Anaïs, puis Agathe). Il est à noter pour cette dernière fonction de cheffe de cabinet que, si elle renvoie bien dans les deux cas à une catégorie sociale élevée, coïncidant avec un tel positionnement hiérarchique, Anaïs et Agathe (âgées respectivement de 29 et 27 ans) restent en revanche bien plus jeunes que leurs habituels homologues à la tête d’une équipe parlementaire, au regard de ce qui a pu être observé jusqu’alors dans cette typologie.

Mais l’entourage de Ruffin est avant tout à examiner comme un élément concret de la continuité du travail de « député-reporter » tel que celui-ci entend l’exercer. La division du travail au sein de son équipe est en effet pour une grande part antérieure à la prise de mandat du député. Le mode d’organisation de l’équipe parlementaire de Ruffin se situe en effet dans une continuité par rapport à la distribution préalable des rôles qui avait cours dès la période de campagne démarrée fin 2016. Trois des collaborateurs parlementaires entouraient Ruffin auparavant au sein du journal Fakir. Alternant différents statuts – périodes de stage, mission de « service civique », contrats aidés, puis à durée indéterminée – Maxime (depuis 2011), Anaïs[30] et Stéphane (depuis 2013) forment l’entourage proche de Ruffin depuis maintenant plusieurs années. Le mandat de député ne correspond de ce point de vue qu’au renforcement de logiques de recrutement et d’un fonctionnement antérieurs, finalement réajustés à la marge, et en tout cas d’une façon conforme aux usages professionnels d’un parlementaire. La spécificité de l’équipe de Ruffin réside en fait dans la relation maintenue entre le journal Fakir et les nouvelles activités parlementaires, au regard du double statut des salarié·es : si 80 % du temps est consacré à l’Assemblée nationale, 20 % reste dédié à Fakir[31]. Les auxiliaires politiques du député travaillent en effet toutes et tous au sein du journal dont Ruffin continue d’être le rédacteur en chef. Nathalie – n’ayant croisé le chemin de Ruffin qu’au départ de la campagne en janvier 2017 et qui s’est avérée entre-temps être une militante parmi les plus impliquées – n’a été quant à elle recrutée qu’à l’issue de l’élection, mais elle aussi oeuvre à la fois comme collaboratrice et comme salariée de Fakir. Il en va de même pour le dernier venu, Lazare. En clair, hier comme aujourd’hui, intégrer l’équipe parlementaire de Ruffin, c’est nécessairement intégrer son journal.

Mais ce qui transparaît, en dehors de cette spécificité notable, c’est bien davantage la compatibilité globale de la morphologie sociale de l’équipe de Ruffin avec l’ensemble des entourages politiques. Et au-delà de la composition somme toute classique du groupe des collaborateurs, ce sont également les tâches qui ponctuent le quotidien de l’entreprise parlementaire de Ruffin qui résistent à l’innovation.

La gestion (finalement) contrainte de la demande sociale du quotidien

À l’image des autres élu·es, le travail quotidien de Ruffin dépend en grande partie de conjonctures fluctuantes. Pour autant, ce travail ne se pratique pas au jour le jour dans un régime d’improvisation, et n’est pas dépourvu d’une certaine stabilité. Il est bel et bien organisé dans le temps et de façon hebdomadaire ; la semaine constitue « l’unité de temps de base, la périodicité du cycle du travail politique dans laquelle doivent être réparties les activités » (Godmer et Marrel 2014, 146). À son tour, l’emploi du temps de Ruffin se compose pour une bonne part de tâches irréductibles rigoureusement distribuées dans l’agenda et dont il s’acquitte selon un modèle équivalent à celui de ses collègues député·es : réunion d’équipe le lundi, présence au palais Bourbon en général du mardi au jeudi, réunion de groupe le mardi matin, présence impérative dans l’hémicycle les mardis et mercredis pour les questions au gouvernement et les travaux en commission, rencontres et participation à des événements en circonscription les vendredis et samedis, jour de repos du dimanche bien souvent entamé par la prise en charge des dossiers empêchée le reste de la semaine.

Parmi ces tâches qui font le quotidien des député·es et auxquelles la pratique parlementaire de Ruffin ne fait pas exception, la gestion des sollicitations extérieures tient une part très importante. S’il est difficile d’estimer quantitativement avec précision l’ensemble des requêtes adressées au député, elles demeurent massives et leur traitement chronophage (« une tonne de mails et de courriers […] une pile de 25 ou 30 centimètres chaque semaine[32] », « énormément de demandes… c’est énorme, énorme, énorme[33] ! »). C’est d’abord d’une multitude de messages adressés de manière indifférenciée à l’ensemble des parlementaires dont le député Ruffin se trouve à être le destinataire au quotidien. Les messageries électroniques et les boîtes aux lettres se voient en effet saturées de « spams » (ou pourriels) provenant de conseils d’administration d’entreprises, d’invitations non ciblées à des événements, de documentation fournie par des groupes d’intérêt (« la propagande libérale[34] »), d’ouvrages de think tanks, et jusqu’à des magazines de collectivités territoriales (Magazine du Grand Paris, Magazine du Grand Lyon…).

Parallèlement à ces messages impersonnels, le travail de représentant politique exige également de laisser une place dans l’agenda à l’intrusion d’une demande sociale prenant la forme de requête individuelle. D’un niveau d’urgence et de gravité variable (des appels à l’aide aux appels au secours), ces sollicitations se font souvent à distance dans un premier temps – que ce soit (avant tout) par voie électronique ou par courrier postal (« c’est surtout les vieux qui écrivent du courrier[35] ») – avant de déboucher sur une rencontre en face-à-face lors de permanences. Régulièrement assurée par Ruffin lui-même, mais le plus souvent par sa collaboratrice Nathalie, la permanence du député peut en effet s’apparenter à un véritable bureau des plaintes, où des problèmes se succèdent à la manière d’un guichet. De nature certes variée, ces problèmes ont généralement en commun de pointer ce qui peut être jugé comme relevant d’une défaillance de la puissance publique dans son ensemble : « On a beaucoup, beaucoup, logement… des gros gros soucis au niveau du logement… On a beaucoup de soucis de CAF [caisses d’allocations familiales], d’allocations adultes handicapés, de soucis de retraites, de choses comme ça… Des retards de loyer, ou des problèmes de non-paiement d’électricité… Des refus de carte d’invalidité, des refus de carte d’ancien combattant…[36] ». Durant la première année de mandat[37], nous avons recensé au total 89 dossiers papier correspondant à ces demandes individuelles, ayant le plus souvent fait l’objet d’une rencontre en face à face au local de permanence, avec Nathalie (dans la plupart des cas) ou Maxime (dans une moindre mesure), ou encore Ruffin lui-même. Souvent documentés avec une grande précision, ces dossiers bien fournis témoignent de l’importance accordée par les personnes reçues à l’administration de la preuve de leurs malheurs. Dossiers médicaux complets reproduits en détail, copies des correspondances avec les organismes sociaux, bulletins de salaire, factures diverses et variées, avis d’impôt… Ce ne sont pas moins de 872 pages de documents administratifs que l’on retrouve glissées dans ces dossiers, comme autant de bouteilles à la mer. Le cas des permanences de Ruffin ne fait ici nullement exception, tant ce constat a déjà pu être fait en de pareilles circonstances (Kerrouche 2009 ; Rozier et Magen 2016) : qu’il s’agisse d’une recherche de logement ou d’emploi, ou bien d’une nécessité impérieuse d’accéder à une prestation sociale, c’est bien au premier chef l’insécurité matérielle qui constitue la motivation pour faire appel – et souvent en dernier recours – à son député.

Point de contact avec « tous les problèmes de l’existence (ou presque) » (Le Lidec 2008, 153), la permanence de député serait également un canal privilégié par lequel transitent des demandes parmi les plus farfelues, et l’équipe parlementaire de Ruffin n’est pas en reste : un projet de « fédération internationale pour aider les malades du monde entier[38] », un homme qui dépose régulièrement des sacs de mégots ramassés de son propre chef en espérant être rémunéré pour cette tâche, ou même une dame qui tient à tout prix à évoquer avec le député en personne sa panne de voiture. Tel que l’analysait déjà, lors de la précédente mandature, une autre députée de la Somme : « Le taux de fous qu’on a ici est bien supérieur au taux de fous dans la population[39] ! »

Tous ces éléments convergent vers l’idée qu’en matière de sollicitations profanes, les expériences de Ruffin ne s’apparentent ni plus ni moins qu’à celles d’un député. Ce n’est pourtant pas faute de s’être d’abord efforcé de renouveler la forme de ce pan important du travail parlementaire. Ruffin s’était en effet montré hostile dans un premier temps à l’idée même de disposer d’un local de travail dans la circonscription, de peur que ce travail ne finisse par se retrouver cloisonné, au propre comme au figuré (« le local pour moi, ça peut être le même piège que l’assemblée : celui de s’enfermer dedans[40] »), et que celui-ci ne le détourne de son ambition première de proximité (« Au démarrage, on s’est dit qu’on ne voulait pas le local du député classique basé à Amiens, avec les gens qui habitent Abbeville ou Flixecourt qui ne viendraient jamais nous voir. Nous, on veut aller vers les gens[41] ! »). Dans ce sens, Ruffin opte plutôt pour des permanences « mobiles » et « itinérantes », à raison d’une tous les quinze jours (le lundi) pour ce qui le concerne, et d’une chaque semaine (le jeudi) tenue par sa collaboratrice Nathalie à travers la circonscription (Flixecourt, Abbeville, Amiens Nord…), cette formule s’apparentant initialement à un simple essai (« on se cherche…[42] »). Celle-ci ajoute :

Et puis, tu t’aperçois qu’en fait, les gens qui ont un souci et qui veulent en parler au député, ils trouvent le moyen. Ils vont écrire, ils vont téléphoner, ils vont faire la route… Et c’est pas parce que tu es là tel jour, à tel moment, que les gens vont venir. Ils vont venir quand ils ont besoin ! Donc, cette histoire de permanence itinérante, ça ne fonctionne pas aussi bien que ça pourrait fonctionner.

Subvertir le modèle classique de la permanence de député demande une organisation qui s’avère finalement lourde et chronophage, pour un résultat peu satisfaisant : cela requiert chaque fois de réserver une salle, d’annoncer sa venue dans la presse locale, de concevoir, d’imprimer et de faire diffuser des tracts spécifiques quelques jours avant par des militants, avant d’arpenter les routes de la circonscription, et ne parvenir à rencontrer au final qu’une poignée d’administrés (trois ou quatre au maximum s’agissant de Ruffin, encore moins pour ce qui est de sa collaboratrice, voire zéro). Prenant acte du manque d’efficacité de cette manière de procéder après quelques mois d’essai, la décision est tout compte fait prise de louer un local, inauguré en janvier 2018[43], et de recevoir sur place et sur rendez-vous. Cette fixation des permanences s’accompagne en outre d’une délégation plus franche de la tâche d’accueil du public à Nathalie. Ce sont désormais les mardis, mercredis et samedis matin qu’elle consacre presque entièrement aux rendez-vous, tandis que, pour sa part, le député ne rencontre plus dans ce cadre que quatre à cinq personnes, un lundi par mois, de 17 h à 19 h 30. De même, les demandes d’aide de particuliers ne sont plus prises en charge que par Nathalie, qui réserve prioritairement les plages de rendez-vous de Ruffin aux associations[44], aux représentants institutionnels[45] et à des cas individuels bien choisis, lorsque ceux-ci sont « reliés à une problématique plus générale » : dorénavant, lorsque Ruffin rencontre, par exemple, un couple de personnes âgées éprouvant des difficultés à rémunérer leur aide à domicile par le biais de « chèques Emploi-Service », c’est davantage dans le but de verser une pièce supplémentaire au « dossier AVS » (auxiliaires de vie sociale), tel que le député a choisi de l’inscrire à son agenda politique.

Si ce n’est pas tant par leur nombre, leur nature, ni la manière de les recueillir que se distinguent les sollicitations profanes auxquelles Ruffin fait face, la place que celles-ci tiennent dans le travail de représentation politique du député apparaît singulière.

« L’Assemblée n’est qu’un habit[46] ». Lever le voile parlementaire et profaner le politique

Il est établi qu’un·e député·e s’emploie finalement bien plus à ces activités de don de temps que sont les rencontres (notamment) en permanence qu’à la fabrication des lois (Abélès 2000, 25-26). Qu’est-il alors fait d’un tel recueil de doléances ? On peut en effet s’interroger sur la place que peuvent tenir toutes ces demandes individuelles dans la construction de l’agenda politique du député.

Écrire la loi en « député-reporter »

Si le fait de considérer les contacts avec le profane comme ayant partie liée avec le travail législatif peut se retrouver chez bien d’autres député·es (« c’est bien d’avoir ce lien avec le réel, pour essayer de remettre du réel dans les lois[47] »), s’agissant de Ruffin, cet aspect prend une tout autre tournure. C’est une place centrale que le député octroie au témoignage dans sa production législative.

« J’ai travaillé dix-huit ans chez Lidl. Après six mois seulement, je suis passé chef de magasin, et durant seize années, ça s’est bien passé. Et puis, ils ont voulu abandonner le hard-discount, attaquer les supermarchés. On devait monter en gamme, améliorer la présentation, que notre magasin soit au carré, mais sans aucun personnel en plus. Entre midi et 14 h, on était deux dans le magasin pour gérer le pain, la caisse, les commandes, la mise en rayon. » […] Ces salariés, nous les avons cités longuement car ils exposent eux-mêmes très clairement le drame qu’ils vivent dans leur chair, ou plutôt dans leur esprit : la non-reconnaissance de leur épuisement professionnel[48].

Journaliste de profession depuis une vingtaine d’années, Ruffin revendique de faire se confondre ses pratiques parlementaire et journalistique. « Lorsque je propose un texte, je pré-enquête en auditionnant les personnes concernées, exactement comme je l’aurais fait pour un article[49]. » Et c’est cet intérêt journalistique pour le recueil de témoignages qui conduit le « député-reporter » Ruffin à faire se succéder dans l’exposé des motifs d’une proposition de loi, des récits de salariés, au discours direct et à la première personne, étalés sur cinq des huit pages que constitue au total ce document législatif. « Moi je prétends toujours être reporter aujourd’hui, et voilà la manière dont je veux exercer ma fonction[50]. » L’identité sociale d’un élu ne commence pas avec son mandat, et il est toujours bon de le rappeler. Les socialisations préalables, notamment professionnelles, des représentant·es politiques gagnent toujours à être davantage prises en compte dans l’analyse (Sawicki 1999). Au-delà de la revendication de continuité explicitement portée par Ruffin, sans doute a-t-on affaire plus concrètement avec une proposition de loi de cette nature à une manifestation éclatante de la persistance de la socialisation professionnelle antérieure au métier politique, jusque dans la (tentative de) fabrication de la loi. Aussi, l’attachée parlementaire Amélie fait-elle état de certaines similitudes, depuis sa position d’assistante juridique à la production législative, entre les manières de faire de Ruffin et celles d’un autre journaliste-député, Noël Mamère[51], dont elle a été la collaboratrice durant deux ans lors de la précédente législature.

En fait, il y a une méthodologie chez Ruffin qui est à peu près celle que j’ai connue avec Noël Mamère. Une méthodologie très journalistique, dans le sens où on n’attend pas que les événements viennent à nous : on fait les démarches pour rencontrer les gens, être informés avant… Il y a une sorte de pro-activité qui fait que moi, même si je ne me situe que du côté législatif, eh bien c’est impacté. Là, par exemple, on va faire une proposition de loi dans l’année sur le burn-out. On a fait une demande de témoignages sur Facebook, et il y a 50 ou 60 personnes qui nous ont recontactés. On va les interviewer par téléphone, pour essayer d’avoir une définition assez précise du burn-out, voir s’il y a des éléments qui sont communs à toutes les situations[52].

La propension à la prise d’initiative dans le recueil d’informations ayant vocation à nourrir le travail parlementaire apparaît constituer un propre de l’approche journalistique, se retrouvant tout du moins aussi bien chez Mamère que chez Ruffin. Pour autant, cette particularité ne se manifeste pas de la même manière dans les pratiques du premier que dans celles du second. Amélie explique en effet que si procéder en journaliste revient pour Ruffin à travailler à partir de témoignages (« sa marotte »), cela se traduit plutôt dans le cas de Mamère par un recours important à la « revue de presse ». Plus que l’ancien employeur d’Amélie, ex-journaliste de télévision[53], les habitudes professionnelles de Ruffin relèvent d’une part d’un « journalisme debout » porté vers le terrain (Neveu, 2019 : 48) et d’autre part mené dans le cadre d’une entreprise autonome[54] ainsi que dans le courant de la critique des médias[55]. C’est donc en reporter indépendant de longue date que Ruffin privilégie, aux sources secondaires que constituent les articles de presse, des données de première main pour alimenter sa production législative.

Cette primauté accordée au recueil et à la restitution de témoignages dans le travail de confection de la loi n’est pas sans causer parfois des problèmes d’ordre « légistique ». Amélie explique ainsi avoir été recrutée en tant que juriste pour prendre spécifiquement en charge cette dimension. Il lui a par exemple été demandé dès l’entretien d’embauche de porter un regard « technique » sur une question écrite à venir, dans laquelle Ruffin interpelle directement Macron, « alors que c’est complètement interdit ! », et met ouvertement en cause la famille Mulliez, « alors que c’est aussi interdit de prendre un tiers à partie dans une question écrite ! ».

J’ai pris une semaine pour rédiger un beau rapport[56]. J’en suis vachement fier, même stylistiquement : j’ai fait entrer la langue du peuple, la langue du dehors, à l’intérieur d’un rapport parlementaire […] Le gars traite son chef de « salaud », je mets « salaud ». Avec des pages entières de discours directs, des récits de vie. La phrase que j’ai entendue le plus, dans la rédaction du rapport, c’est « Ce n’est pas dans les usages, Monsieur Ruffin. » J’ai même reçu un appel du cabinet de De Rugy pour modifier mon rapport parlementaire avant impression, afin que je retire les noms des directeurs mis en cause dans le rapport. Ils m’ont demandé ça en mode patelin, en me disant : « C’est pour le bien des salariés. » J’ai demandé aux salariés et, en accord avec eux, j’ai refusé de retirer quoi que ce soit[57].

Mais ces contraintes d’ordre juridique auxquelles Ruffin peut être confronté ne constituent pas à ses yeux une entrave au bon exercice du métier de député. « Le rôle du politique est de montrer ce qui n’est pas visible[58]. » Qu’importe de jouer le jeu législatif à la limite du hors-jeu juridique, ce qui semble avant tout compter pour Ruffin, c’est une réappropriation de la fonction législative du député permettant de lui donner valeur d’outil à part entière du travail de représentation politique : pour Ruffin, être député, c’est bien moins légiférer que « montrer ». « On peut appliquer au “pouvoir législatif” d’aujourd’hui ce que l’on disait hier de l’Union des Républiques socialistes soviétiques : quatre mots, quatre mensonges. La séparation des pouvoirs est aujourd’hui une fiction[59]. » Assumant volontiers son impuissance législative – faisant de nécessité vertu comme député d’opposition –, Ruffin n’envisage pas son travail parlementaire comme relevant d’une participation à la fabrique de la loi. Bien au contraire, rendre compte publiquement de ce qui se joue en coulisses constitue davantage le coeur de la fonction de représentant telle qu’il entend l’incarner.

Représenter à découvert

L’ajustement des présentations de soi des personnalités politiques aux publics pressentis n’est plus à démontrer (Collovald 1988). La question des variations de ces « identités stratégiques » semble en revanche se poser avec d’autant plus d’acuité que se développent des canaux d’auto-médiatisation sous le contrôle exclusif de celles et ceux qui s’y mettent en scène (comptes Twitter, pages Facebook ou chaînes YouTube). Il faut d’emblée souligner que si une plateforme vidéo comme YouTube constitue désormais un canal d’expression politique à part entière (Douyère et Ricaud 2019), les usages qui en sont faits et les audiences générées se partagent de manière (très) inégale entre les représentant·es politiques qui prennent le pari de s’en saisir[60]. Se situant pour sa part dans la catégorie des utilisateurs importants des médias en ligne[61], Ruffin en fait un usage assez distinctif.

Au lancement de la campagne législative de Ruffin en décembre 2016 correspond le plein investissement par celui-ci des plateformes Internet et, notamment, la mise en place d’un bulletin vidéo quasi hebdomadaire, le Bulletin de Ruffin (BDR). Dans une formule en grande partie calquée sur la « Revue de la semaine » du chef de file des Insoumis Jean-Luc Mélenchon[62], s’exprimant (en général) seul face à la caméra, à la deuxième personne du singulier (s’adressant formellement à son collaborateur Stéphane), Ruffin y livre commentaires politiques et prises de position diverses. Mais par-delà leur contenu politique, c’est également à une exhibition des coulisses du métier que se livre le député, ce qui transparaît notamment dans le choix même des lieux de tournage (voir tableau).

Lieux de tournage des Bulletins de Ruffin (14 décembre 2016 – 13 mars 2020, n=70)[63]

Lieux de tournage des Bulletins de Ruffin (14 décembre 2016 – 13 mars 2020, n=70)63

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Partagés entre une assemblée établie rue de l’Université à Paris et le territoire étendu d’une circonscription, entre le huis clos des réunions avec collègues et équipe salariée et un environnement exposé au public – restreint (commissions, permanences) comme élargi (débats dans l’hémicycle, questions au gouvernement, interviews dans les médias) –, les lieux d’exercice du travail parlementaire sont inévitablement pluriels. Aussi, que l’on soit posté à son bureau parisien, installé dans son local en circonscription ou même, de manière décloisonnée, présent sur un théâtre de mobilisation – comme depuis le piquet de grève de l’hôpital psychiatrique Philippe Pinel à Amiens[64] –, il s’agit dans l’ensemble de ces cas de lieux qui relèvent de l’ordinaire du travail d’un député. Ce qui est en revanche moins ordinaire, c’est de choisir de faire de ces lieux habituellement fort peu exposés une tribune d’expression publique, comme le fait Ruffin dans ses bulletins vidéo (23 % des cas, voir le tableau). Et plus singulièrement encore que les espaces invisibles – mais bel et bien professionnels – du travail parlementaire, ce sont également certains lieux de vie du quotidien de député que mettent au jour les Bulletins de Ruffin.

Bon bah voilà, comme promis, on est dans la « salle Benalla », donc la salle de musculation, de sport, de l’Assemblée nationale[65].

Au self, quand on passe le midi… Moi je passe souvent bouffer dans la cantine du personnel et des collaborateurs… Y a un mec extraordinaire qui fait la cantine, qui fait la caisse, c’est Dominique […][66].

C’est ici que j’ai passé mon weekend. Donc, on est dans les jardins de l’Assemblée nationale. Et… bon, y a l’hémicycle qui est juste là [il le désigne du doigt], et en fait… Tu sais mon truc « Plaidoyer pour les poules, vaches, cochons » ? Je l’ai écrit là dans le coin [il désigne un banc au pied d’une statue, à côté duquel est posé son sac à dos rempli d’affaires][67].

Avec une attention explicite accordée à planter le décor d’un ensemble d’espaces normalement inaccessibles aux citoyens, c’est bien une logique de dévoilement des coulisses qui préside au choix de tourner au coeur des lieux de vie du palais Bourbon (21 % des cas, voir le tableau). Dans cette même logique, par-delà les toits, salon, jardins et salle de sport du Parlement ainsi exposés dans les BDR, on peut ajouter d’autres vidéos où l’on peut voir Ruffin au service postal de l’Assemblée nationale[68], ou encore organisant une partie de foot dans la cour de l’Assemblée[69], puis un concours de jongles aux abords du palais Bourbon[70]. Par ces mises en scène, tout se passe comme si Ruffin travaillait à se prémunir du stigmate de l’inavouable professionnalité (Damamme 1999) de l’activité politique – éternelle « insulte » (Boelaert, Michon et Ollion 2017, 21-27) –, en mettant en scène sa propre distance à ce monde : dans l’antre de la profession politique, le député-reporter tient le rôle de l’explorateur, tour à tour étonné, amusé ou indigné, autant que pourrait l’être le citoyen profane en pareilles circonstances. L’opération de représentation est ici double : le choix de tels lieux de tournage réaffirme le statut de député qui confère le privilège de porter la lumière sur ce qui est normalement invisible, tandis que le commentaire médusé qui les accompagne vient attester de la propre profanité du député vis-à-vis du champ politique.

Outre la mise au jour du cadre de travail commun à l’ensemble des députés, ce sont également des éléments du quotidien extra-parlementaire de Ruffin que les BDR donnent à voir. S’exprimant depuis la rédaction de Fakir, ou en direct de la salle de montage pendant qu’il travaille sur son prochain film, Ruffin efface une nouvelle fois la frontière du mandat électoral ayant vocation à se dresser entre un journaliste et réalisateur d’une part, et un député d’autre part (11 % des cas, voir tableau). Mais la vie parallèle au quotidien parlementaire s’affiche à l’écran bien plus dans un cadre privé qu’en situation professionnelle. Reconnue comme « la plus célèbre de France » par Mélenchon[71], premier invité des BDR, c’est bien la cuisine de Ruffin qui constitue le décor privilégié des bulletins vidéo du député (44 % des 70 bulletins recensés). Si cette cuisine relève bel et bien d’un lieu de travail régulier pour Ruffin et son équipe, initialement investie pour des raisons pratiques de commodité et de discrétion (« c’est une cuisine au sens fort[72] ! »), son exposition en vidéo peut avoir de quoi surprendre, s’agissant d’abord et avant tout d’une pièce de vie de son domicile personnel. À cette intimité du cadre s’ajoute également parfois une mise en scène de ses enfants : « Qu’est-ce qu’il y a ? Je parle trop fort, c’est ça ? Tu veux pas entendre mes discours ? », s’adressant à sa fille hors-champ, dont on apprend par la même occasion qu’elle est en train de regarder un dessin animé que le député explique au passage ne pas apprécier[73], délaissant ostensiblement à cette occasion son rôle – exceptionnel – de représentant élu au profit de celui – banal – de père.

Une telle mise en scène d’intimité ordinaire s’interprète dès lors à deux niveaux. Spontanément, faire montre d’autant de distance vis-à-vis de la fonction de représentant de l’institution parlementaire peut témoigner d’une forme de résistance de la part de Ruffin au statut d’homme politique : loin d’être un spécimen du champ politique, Ruffin devient un archétype du profane. À l’inverse, cette monstration de normalité peut également s’analyser comme une manière parmi d’autres de prendre en charge un impératif de proximité, désormais durablement ancré dans le champ politique (Le Bart et Lefebvre 2005), comme palliatif de la distance entre représentant·es et représenté·es. L’étalage de portions de vie privée et, surtout, de leur caractère banal (« Y a moins d’une semaine, j’étais encore au Belambra de la Grande-Motte[74] ! »), relève en fait, assez classiquement, d’une forme de production de « confusion entre mandat et identité sociale » (ibid., 6). À l’impératif de proximité s’ajoute à travers ces mises en scène une soumission, dorénavant courante, à un impératif de personnification, à l’ère de la privatisation croissante par les représentant·es des ressources politiques collectives (Boelaert, Michon et Ollion 2017, 117-118). En d’autres termes, ni plus ni moins que d’autres, il importe pour Ruffin de se distinguer de ses pairs représentant·es en se confondant avec le peuple qu’il entend représenter.

Parallèlement à ces rapprochements opérés depuis sa cuisine, le député s’applique par ailleurs à faire apparaître dans l’hémicycle les fragments de peuple logés au sein même de l’institution parlementaire.

« Le peuple à l’Assemblée[75] ! »

Hormis les 577 députés qui lui donnent sa raison d’être, ce sont des centaines de fonctionnaires qui composent le collectif de travail de l’Assemblée nationale, des administrateur·rices aux agent·es, des rédacteur·rices de comptes rendus aux employé·es des restaurants, auquel il faut ajouter des centaines de salarié·es en sous-traitance. Toujours dans cette logique d’ébranler la sacralité du métier politique, Ruffin s’emploie à mettre en lumière certaines de ces professions ; dans ses bulletins vidéo d’abord, évoquant une entrevue avec le médecin de l’assemblée[76], interrogeant un agent de la cantine du palais[77], ou encore et de manière beaucoup moins anecdotique, à la tribune de l’hémicycle.

Ce pupitre ciré, ici, ce sont elles. Les cuivres lustrés, encore elles. Les marbres luisants, toujours elles. Elles sont partout et, pourtant, elles sont absentes. C’est le propre de la propreté, elle ne laisse pas de traces. Leur travail est invisible […] Sous le même toit, dans la même maison, elles sont payées dix fois moins que nous ! […] Vous devez, nous devons, revaloriser ces métiers largement exercés par des femmes, leur bâtir de réels statuts et leur garantir des revenus, d’autant que ces métiers sont bien souvent les plus utiles […] Avant de légiférer pour le pays, qu’on me permette de commencer plus modestement, par ici, par la poutre que nous avons dans notre oeil[78].

À l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, c’est le statut des femmes de ménage de l’Assemblée nationale que Ruffin choisit de porter à la tribune. Dans un discours en partie narratif et à la première personne (« Quand je suis remonté, les tapis de douche ne traînaient plus dans la salle de bain, la cuvette des toilettes était récurée, les serviettes changées, les poubelles vidées »), le député tente de rendre compte auprès de ses collègues de la réalité concrète d’un travail difficile et invisibilisé dont il explique directement bénéficier comme élu. L’objet de l’intervention de Ruffin dépasse ici la simple exposition de l’envers du métier politique à laquelle il se livre habituellement dans ses vidéos. Ce qui est cette fois en jeu avec cette visibilisation par le discours d’un versant invisible de l’institution parlementaire, ce n’est pas tant le recours à une pratique transgressive pour elle-même mais, au-delà, la mise à l’agenda de l’extension des droits sociaux d’un groupe social donné, celui des femmes de ménage – de l’assemblée d’abord, et de l’ensemble d’entre elles ensuite –, en politisant la question de la précarité d’un emploi de service qui présente la double caractéristique de se situer parmi les plus dominés et d’être assigné aux femmes.

Lorsqu’en interview Ruffin affirme s’être « toujours efforcé de représenter les gens », il précise dans la foulée ce qui en constitue pour lui la méthode : « en portant des témoignages dans un hémicycle qui n’a pas l’habitude d’entendre des choses presque crues à ses oreilles[79] ». Représenter « les gens » revient alors finalement pour lui à prendre au pied de la lettre la théorie la plus canonique de la représentation : « rendre à nouveau présent » le groupe des femmes de ménage du palais Bourbon, selon l’indépassable formule de Hannah Pitkin (1967)[80]. Avant son unité ou sa légitimité politique, c’est bien en premier lieu l’existence même de ce groupe social que le député tend à affirmer par sa performance représentative (Dutoya et Hayat 2016, 20).

Les félicitations et les encouragements, sur les femmes de ménage, on a dû en recevoir 200 en une semaine. Tous les gens qui disent « merci », « merci », « merci »… J’avais une réponse-type que je copiais-collais au bout d’un moment parce que j’allais pas recopier « merci beaucoup », « merci beaucoup » à chaque fois…[81].

Mais le tour de magie sociale que constitue l’acte de représentation reste en toute hypothèse à penser de manière relationnelle : une « prétention à représenter » disponible (Dutoya et Hayat 2016) vient entrer en interaction avec un groupe social qui la lui reconnaît plus ou moins. Sans procéder ici à une analyse approfondie de la réception de son discours politique, la prise de position de Ruffin en faveur des femmes de ménage paraît néanmoins avoir bénéficié d’une résonance singulière. « Il a fait péter les compteurs[82] ! » Alors que le nombre de vues correspondant aux interventions de Ruffin dans l’hémicycle ou en commission se compte en général en dizaines ou centaines de milliers sur sa page Facebook, c’est près de 20 millions de fois que cette séquence y a été visionnée. À cet indicateur quantitatif, il faut ajouter la perception unanime de l’équipe parlementaire selon laquelle un nombre anormalement élevé de citoyens s’est donné la peine d’exprimer sa reconnaissance au député à la suite de cette intervention (« Ça s’est jamais reproduit depuis, mais y a des gens qui venaient à la permanence juste pour dire “super le truc sur les femmes de ménage !”, et qui repartaient aussitôt[83] ! »). S’il peut ainsi apparaître que le discours de Ruffin ait singulièrement fait écho dans le monde social à certaines perceptions de ce qui constitue la bonne manière de représenter la précarité professionnelle sous sa forme féminine et invisibilisée, il est du reste difficile d’établir, sans trop s’avancer, que le groupe invoqué à cette fin – celui des femmes de ménage, premières (con-)cernées – se reconnaît pleinement dans cette invocation.

Conclusion

Le travail concret de représentation politique d’un député se joue tout autant dans les coulisses que sur la scène, dans un cadre normé mais aussi dans une relative autonomie, entre pairs en aparté comme sous le regard du profane. Tout autant que ses collègues parlementaires avant lui ou siégeant aujourd’hui à ses côtés, Ruffin exerce en tant que député un métier politique dont les modalités pratiques le précèdent largement, et qui tranchent avec certaines de ses velléités de transgression. Comme les autres, Ruffin s’appuie au quotidien sur une équipe jeune et diplômée pour s’acquitter d’une série de tâches irréductibles et préalablement définies par les usages politiques professionnalisés. Comme les autres, Ruffin est tenu de prêter l’oreille à une demande sociale qui vient se rappeler à lui jour après jour, et parfois sous forme de supplique. Comme les autres – bien que davantage encore –, Ruffin s’emploie à dénier à son statut de représentant ce qu’il peut revêtir d’altérité vis-à-vis des représenté·es.

Là où la subversion du métier de député tel que pratiqué par Ruffin se montre sous son jour le plus opérant, c’est sans doute dans la manière de donner à voir sa fonction de représentant politique. La représentation que pratique Ruffin s’apparente à une profanation du politique, dans les deux sens qui peuvent être attribués à ce terme. À travers un dispositif scénographique euphémisant la distance symbolique avec les représenté·es, Ruffin profane d’abord le politique en le désacralisant. Mais par-dessus tout, en instillant des fragments de réalité sociale dans les affaires politiques, Ruffin y impose des voix profanes. Au-delà de ce que commande en soi l’exercice de la députation, les intérêts sociaux captés en coulisses se retrouvent au coeur de sa performance représentative.

Pour foisonnants qu’ils puissent être (Sintomer 2013), les débats théoriques autour de la représentation politique continuent peu ou prou de se polariser entre une représentation dite descriptive d’une part (standing for) et une substantielle d’autre part (acting for)[84]. Le cas limite de Ruffin fournit tout compte fait quelques pistes pour reconsidérer le bien-fondé d’une stricte dichotomie en la matière, en cela qu’il interroge la performativité d’une représentation se voulant transgressive sur les deux tableaux. Sur le plan descriptif d’abord, se montrer étranger à l’univers politique peut-il tenir lieu de rupture avec une professionnalité effective ? La profanité de l’élu picard est en effet bien davantage mise en scène qu’elle n’est objectivement incarnée. Mais au regard des commentaires médiatiques intrigués dont elles font l’objet de manière dominante, force est de constater qu’il n’en faut pas davantage pour que les hérésies orchestrées par un député puissent être bel et bien perçues comme telles. Dans une perspective substantielle ensuite, la simple visibilisation de groupes sociaux dominés revient-elle en elle-même à agir pour ces derniers ? Outre les inéluctables revers législatifs du parlementaire, c’est sans doute prioritairement du côté des représentés qu’il faudrait se tourner pour mesurer de tels effets. L’hypothèse peut en tout cas être faite que, sans nécessairement trouver de débouché politique immédiat, la mise en mots et en scène du monde social agit sur les représentations de la réalité sociale, avant d’agir, en cela, sur la réalité sociale elle-même (Bourdieu 1981b).