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Les enquêtes françaises contemporaines autour de la Shoah semblent constituer une forme d’émanation de notre époque et de la littérature qu’elle a produite. Elles s’inscrivent en effet dans le prolongement de la microhistoire – née en Italie dans les années 1970 puis diffusée en France dans les années 1980 et 1990, on en connaît l’immense influence sur la production littéraire, de Dora Bruder aux Vies minuscules. Elles sont également à mettre en rapport avec la « révolution mémorielle[1] » qui caractérise, depuis le dernier tiers du XXe siècle, non seulement la discipline historique, mais l’ensemble des sciences humaines, et tout particulièrement la littérature. Enfin, elles appartiennent de toute évidence au « nouvel âge de l’enquête[2] » qui définit ce début de XXIe siècle. C’est dans cette triple perspective qu’on est naturellement portés à lire des investigations telles que C’est maintenant du passé de Marianne Rubinstein, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka, Sur la scène intérieure de Marcel Cohen, Gare d’Osnabrück à Jérusalem d’Hélène Cixous, Une histoire de France de Nathalie Heinich ou encore 209 rue Saint-Maur de Ruth Zylberman, pour ne mentionner que quelques titres.

Mais peut-être vaudrait-il la peine de renoncer, provisoirement du moins, à cette focalisation sur l’actualité de ces oeuvres, afin de poser la question de leur inscription dans un temps long, dans une continuité qui, une fois mise en lumière, permettrait éventuellement de faire apparaître d’autres enjeux. En cessant de postuler comme allant de soi l’appartenance de ces enquêtes à la catégorie un peu fourre-tout, il faut bien l’avouer, de la littérature mémorielle, nous pourrons repérer de surprenantes disparités dans les mécanismes présidant à l’entreprise mémorielle – qui diffèrent en fonction de l’objet précis de l’enquête –, pour tenter de dégager les questions qui se dissimulent derrière ces différences de traitement. En effet, un grand nombre de ces récits sont écrits par des Français d’origine juive qui ont des rapports très divers à la culture, l’histoire et la religion juives. La plupart d’entre eux sont fortement assimilés et n’entretiennent que des liens très distants avec leur identité juive. Leur enquête sur des personnes qui ont disparu parce qu’elles étaient juives, qu’il s’agisse ou non de leurs ancêtres, les amène nécessairement à questionner cette identité. On note cependant parfois un certain nombre de réticences, de silences ou de contournements de ces questions qu’il s’agit d’interpréter. C’est bien alors le temps long de l’histoire, complexe et ambivalente, de la relation entre la France et les Juifs depuis la Révolution française, qui se donne à deviner et à déchiffrer dans ces textes. La question qui se pose est celle de savoir quels enjeux liés à cette histoire s’y révèlent, de quelle manière ceux-ci informent le projet mémoriel, voire y injectent une certaine forme de tension ou de conflit intrinsèque. En quoi ces enquêtes constituent-elles un maillon, le dernier en date, d’une longue chaîne d’accommodements dans lesquels le judaïsme, pour avoir droit de cité dans le pays de l’émancipation et de la laïcité, était contraint de se transformer, de repenser et de reformuler la façon dont il se définissait lui-même, de manière à s’intégrer dans les cadres de pensée laïcs et républicains, au risque de s’amputer lui-même d’une part de ce qui le constituait ? Et comment cela influence-t-il l’entreprise mémorielle ? De quelle façon la tentative de reconstitution de destins juifs est-elle, dans une certaine mesure, subvertie de l’intérieur du fait même de l’identité de ses auteurs, qui appréhendent le judaïsme traditionnel dans lequel ont vécu les générations passées selon des cadres de pensée actuels et très différents, qui engendrent une certaine forme de méfiance à son égard ?

Les deux textes, représentatifs du genre contemporain de l’enquête autour de la Shoah, auxquels nous consacrerons notre étude et grâce auxquels nous tenterons de répondre à ces questions sont le récit d’Ivan Jablonka intitulé Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus[3], et celui de Ruth Zylberman, 209 rue Saint-Maur, Paris Xe : autobiographie d’un immeuble[4], dans lequel elle revient sur la préparation du documentaire Les Enfants du 209 rue Saint-Maur.

Historien ou écrivain ? Les ambiguïtés d’Ivan Jablonka

Analysant la signification des deux exergues, de Michelet et de Perec, qui ouvrent Histoire des Grands-parents que je n’ai pas eus, Laurent Demanze écrit : « Ivan Jablonka s’aventure ainsi dans les interstices entre les champs disciplinaires, dans l’entre-deux des discours [...]. Sans renoncer ni à l’exigence rationnelle, ni à l’engagement d’écriture, il s’agit de reprendre à la littérature ses outils pour mieux savoir[5]. »

Ces emprunts à la littérature sont, pour Laurent Demanze, contrebalancés par la méthode historique :

L’imagination reste sous contrôle, soumise à la vigilance de la raison critique. La tentation du romanesque est tenue à distance et le désir de coïncider avec les figures du passé est exorcisé, les ressources imaginatives ou les puissances de l’identification sont congédiées quand elles menacent de se substituer à ce que l’on sait et de remplacer un savoir troué et lacunaire par un récit plein et homogène[6].

Ces analyses semblent présenter l’enquête comme un ensemble plus ou moins homogène, dans lequel l’équilibre entre les deux types d’approche reste toujours le même, dans lequel le pari est toujours tenu d’emprunter au champ du littéraire sans pour autant renoncer à la rigueur historienne. Or une lecture attentive du récit permet de délimiter différentes zones dans lesquelles le dosage s’avère sensiblement différent.

En effet, dans la majeure partie du livre – consacrée au récit des années parisiennes de Matès et d’Idesa, les grands-parents d’Ivan Jablonka, puis à leur destin durant la Shoah – l’auteur du récit adopte manifestement une démarche d’historien. Les notes de bas de page sont extrêmement nombreuses, attestant à la fois d’un important travail de documentation et d’une intense recherche d’archives. Même les références littéraires sont utilisées de façon pour ainsi dire historique : les récits écrits par des auteurs juifs contemporains des grands-parents de Jablonka, et exilés comme eux à Paris, aident ce dernier à proposer une reconstitution plausible des éléments qu’il n’a pas pu rigoureusement établir.

Or cette posture historienne se dément dans certains cas, aussi peu nombreux que significatifs, et qui ont pour point commun de ne concerner ni l’exil parisien de Matès et d’Idesa ni la période de la Shoah, mais la Pologne d’avant-guerre et la vie des arrière-grands-parents au sein d’un shtetl. L’abandon de la posture historienne se manifeste par deux phénomènes. Le premier d’entre eux consiste à l’oubli provisoire de l’éthique du scrupule qui caractérise d’ordinaire l’écriture du récit ; le deuxième, à la littérarisation manifeste de cette dernière.

L’abandon de l’éthique du scrupule[7]

La première occurrence de ce phénomène concerne l’interprétation par le narrateur des informations qu’il a trouvées dans les registres de l’état civil rabbinique de Parczew. Il découvre en effet que, du côté d’Idesa comme de celui de Matès, les mariages de ses arrière-grands-parents n’ont pas été enregistrés, et que, de ce fait, sa grand-mère Idesa est illégitime, tandis que Matès, son grand-père, ainsi que ses frères et soeurs, sont reconnus tardivement. Sans s’interroger sur l’étonnante similitude de l’histoire conjugale et familiale des deux branches, il conclut très rapidement, au sujet du père de Matès : « Cela sent le patriarche un peu négligent qui met ses affaires en ordre, au soir d’une vie compliquée, en reconnaissant sa petite dernière. Dans l’acte de mariage de mes grands-parents, Tauba est enfin qualifiée, à soixante ans passés, d’“épouse Jablonka” : tout est rentré dans l’ordre[8]. » On ne peut manquer de s’interroger sur le choix d’une explication aussi « sulfureuse[9] », sachant que, comme le narrateur le précise lui-même, son arrière-grand-père Shloymè était un Juif très pieux. Si, en effet, l’hypothèse d’une relation hors mariage ayant conduit à la naissance d’enfants naturels est de l’ordre du possible en ce qui concerne la famille d’Idesa, au sujet de laquelle nous ne disposons d’aucune autre information, c’est un euphémisme que de la qualifier d’improbable dans le cas de Shloymè, kabbaliste et gardien du bain rituel, et donc de toute évidence intégré dans une communauté réprouvant sévèrement ce genre de pratiques et ostracisant ceux de ses membres qui s’en rendent coupables[10]. La seule référence qui permette au narrateur de présenter son hypothèse comme plausible puis de la généraliser en parlant de ces « familles recomposées, pas toujours stables, moyennement légitimes[11] » est la citation du texte classique de Isaac-Leib Peretz, Tableaux d’un voyage en province, alors qu’à lire ce dernier avec neutralité, il semble probable que le pauvre hère interviewé par l’écrivain ait eu une deuxième épouse parce qu’il était devenu veuf de la première, et surtout que ses réponses soient confuses principalement en raison de sa méfiance à l’égard du fonctionnaire de l’administration impériale qui l’interroge. Au vu du contexte familial et des informations dont dispose Jablonka, qui se dit « parti en historien sur les traces de [ses] grands-parents[12] », un grand nombre d’explications au sujet de la vie familiale de son arrière-grand-père pourraient paraître plus probables. Et pourtant, à leur place, il emploie des grilles de lecture qui ne semblent pas correspondre à l’univers qu’il s’est donné pour mission de restituer. En effet, les mariages juifs non officiellement enregistrés étaient extrêmement nombreux en Russie impériale, les Juifs étant, de façon générale, réticents par principe quant au fait même d’enregistrer les événements ayant trait à leur vie familiale. Rétifs face aux statistiques de la population[13], ils avaient mis au point de multiples stratégies pour contourner les lois astreignantes et compliquées – celles sur le mariage en faisaient partie au premier plan – de l’administration impériale[14]. Ainsi, le nombre pléthorique de mariages juifs non enregistrés par l’état-civil peut s’expliquer tout d’abord par l’intense fragmentation de la société juive depuis l’émergence du hassidisme, fragmentation qui rendait extrêmement difficile d’imposer un contrôle sur la vie communautaire, en particulier sur les mariages et les divorces[15]. En outre, si les mariages avaient été célébrés par des rabbins qui n’étaient pas des rabbins officiels de l’État, ce qui arrivait fréquemment, ils n’étaient pas enregistrés. Pour se venger, ces rabbins d’État, refusaient très souvent de les avaliser a posteriori, les enfants nés de ces mariages étant de facto illégitimes[16]. Le phénomène des « mariages secrets » était ainsi très répandu : les couples se mariaient sans le consentement du rabbin d’État, leur mariage n’était donc pas consigné dans les registres de l’état-civil rabbinique, et il était considéré par l’État comme nul et non avenu tandis que la loi juive le reconnaissait pleinement[17]. La configuration familiale que dépeint Jablonka (la Kabbale, le bain rituel, le Kheydèr) rend ces dernières hypothèses bien plus vraisemblables que la première, qui dénote un singulier travail de méconnaissance de la part de l’historien. La façon dont il néglige ces pistes pour suivre la moins probable d’entre elles, celle de l’histoire sulfureuse, du roman, de la famille secrète et illégitime, montre à quel point cette partie de la mémoire familiale, concernant une période durant laquelle le mode de vie de ses ancêtres était celui du judaïsme traditionnel, est pour lui impossible à approcher d’une façon strictement historienne.

La même façon de procéder, pour le moins troublante chez un historien, se retrouve lorsqu’il s’agit d’expliquer qu’il n’existe aucune photographie de son grand-père Shloymè.

Je demande aux enfants de Simje et de Reizl, les cousins argentins de mon père, ce qu’ils savent de leur grand-père de Parczew. La réponse me parvient par mail : Shloymè est un homme très pieux ; on n’a aucune photo de lui parce que les religieux refusent d’être photographiés (par obéissance au commandement interdisant la fabrication des images) ; il s’occupe du mikvè, le bain rituel[18].

Jablonka se satisfait de cette réponse, sans chercher plus loin, alors que ses deux cousins n’ont pas connu Shloymè, ne sont eux-mêmes pas des Juifs pratiquants et évoquent cette conduite « des » religieux, comme si elle caractérisait l’ensemble du monde juif orthodoxe alors que c’est loin d’être le cas et qu’il aurait été aisé de s’en assurer. En effet, le judaïsme polonais du XIXe siècle était, dans sa grande majorité, iconophile. Les portraits photographiques des rabbins y constituaient une pratique très courante et, s’inspirant de leur exemple dans ce domaine comme dans tous les aspects de leur vie, l’immense majorité des Juifs religieux se faisait photographier sans la moindre réticence[19]. Une fois de plus, Jablonka se dispense d’un travail d’historien avant de tenir pour acquise une assertion des plus contestables, qui, en outre, a pour effet de renforcer l’impression que le judaïsme traditionnel est archaïque, enfermé dans un rejet absolu de la modernité.

La même remarque s’applique à la façon dont Jablonka considère comme une évidence le fait que, si on ne dispose d’aucune trace de l’écriture de son arrière-grand-père, c’est parce que celui-ci « préfère se déclarer illettré plutôt que d’écrire dans une langue autre que l’hébreu[20] ». Cette particularité, dont, à notre connaissance, on ne trouve pas la moindre trace dans les ouvrages consacrés au judaïsme polonais d’avant-guerre, est présentée comme une certitude alors même que l’auteur n’invoque aucune source pour la justifier.

De manière générale, si l’on prête attention aux notes de bas de page de ce chapitre, on se rend compte qu’à la différence de toutes les autres sections du livre, qui sont toujours documentées de façon à la fois très fouillée et très foisonnante, les références historiques concernant le mode de vie des habitants du shtetl sont extrêmement peu nombreuses. On trouve en tout et pour tout, une seule source véritablement historique concernant la vie juive à proprement parler, à savoir l’ouvrage de Rachel Ertel, Le Shtetl. La bourgade juive de Pologne, cité uniquement pour donner une définition extrêmement générale du terme « shtetl ». Hormis cette référence, sont citées deux sources littéraires (deux textes de Peretz, dont on a vu l’usage qui en était fait, et un de Sholem Asch, dont seul est évoqué le « romantisme[21] » mensonger, et un texte dactylographié par une vieille Polonaise. Celui-ci, bien qu’il émane d’une personne extérieure au judaïsme et que la description du shtetl qu’il propose soit empreinte de neutralité et limitée à l’évocation de certains faits, est interprété par Jablonka de façon à lui faire dire que le mode de vie religieux était coercitif et hypocrite[22]. Mis à part ces rares sources, ce sont uniquement le Livre du souvenir ou les archives de la mairie qui sont cités. De plus, en un contraste frappant avec la rigueur dont Jablonka fait d’ordinaire preuve dans l’établissement de certitudes historiques, il s’en remet ici systématiquement, pour établir certains faits, à l’opinion de son traducteur de yiddish, qui n’est ni un historien ni un témoin. En cas d’incertitude ou de contradiction entre les informations obtenues auprès des cousins argentins et les propos dudit traducteur, il passe outre, sans pousser plus avant ses vérifications (nous pensons ici à l’hésitation concernant le métier de Shloymè : gardien du bain rituel ou préposé au bod, le bain-vapeur[23]). À cela, il faut ajouter le parti pris de l’auteur de présenter la description antireligieuse et péjorative du shtetl par Isaac L. Peretz comme absolument fidèle à la réalité, et l’évocation bien plus positive de Scholem Asch comme une peinture idéalisante et mensongère. Il s’agit pourtant de textes littéraires qui donnent chacun à voir une certaine réalité à travers son propre prisme[24].

La rigueur avec laquelle Jablonka enquête sur le destin de ses grands- parents en France, une fois coupés de leur communauté d’origine, est ainsi loin de se retrouver à l’identique dans l’évocation de la vie familiale au sein de la communauté juive. Cet abandon de la posture d’historien va de pair avec une mise en évidence, elle aussi unique dans l’oeuvre, de la dimension littéraire de l’écriture.

La littérarisation de l’énoncé

Tout se passe comme si, lorsqu’il est question de l’identité juive des ancêtres orthodoxes, la seule approche possible était une approche fantasmatique, déconnectée des faits et du réel, et la construction d’un Juif imaginaire. Les caractéristiques de l’écriture dans le passage consacré précisément à l’arrière-grand-père Shloymè, l’ancêtre familial dont le mode de vie était celui du judaïsme traditionnel, sont très différentes de celles qui permettent de définir l’écriture de Jablonka dans le reste de l’ouvrage. Avant d’évoquer le portrait de Shloymè, relisons le passage dans lequel Jablonka revient sur la rafle de ses grands-parents :

Je pourrais inventer un bruit de pas dans l’escalier, des coups assénés contre la porte, un réveil en sursaut. Mais je veux que mon récit soit indubitable, fondé sur des preuves, au pire des hypothèses et des déductions, et, pour honorer ce contrat moral, il faut tout à la fois assumer ses incertitudes comme faisant partie d’un récit plein et entier et repousser les facilités de l’imagination, même si elle remplit merveilleusement les blancs. Mon récit commencera donc par le témoignage de Sarah.[25]

Les principes éthiques, pourrait-on dire, qui forment le soubassement de l’écriture de ce récit, sont clairement exposés : la méthodologie historienne, le registre des preuves, des hypothèses et des déductions déterminent ce qui peut y être inséré et ce qui n’y a pas sa place. Examinons à présent le très bref portrait de l’ancêtre : « Je me figure Shloymè comme un vieillard nimbé de lumière, à la manière de Rembrandt, mais peut-être est-il sourdingue et puant[26]. » Les deux parties de cette phrase constituent comme les deux faces d’une même médaille, chacune d’entre elles, de façon rigoureusement antithétique, construisant un portrait aux antipodes de l’exactitude historienne, l’une par excès de littérarisation, l’autre par excès de prosaïsation.

Lorsque le verbe « se figurer » est employé par Jablonka, c’est presque toujours suivi de la préposition « que », dans un contexte où il soumet au lecteur une hypothèse concernant le déroulement de certains événements, qu’il n’a pas pu prouver, mais qui lui paraît être la plus logique, la plus plausible. On trouve, dans tout le récit, une seule autre occurrence de « se figurer » suivi de la préposition « comme », mais elle établit une comparaison entre l’intransigeance du récit et celle de Matès, dont la biographie a amplement suffi à prouver la véracité. Ici, en revanche, se figurer Shloymè « comme », c’est quitter le terrain historique pour mettre un pied dans celui de l’imaginaire, voire du fantasmatique. Jablonka ne nous dit pas sur quels éléments il s’appuie pour se représenter de la sorte son arrière-grand-père, il abandonne l’éthique de la rigueur, de la restitution et du scrupule qu’il avait fixée comme le principe de l’écriture de ce récit. Cette sortie de l’écriture hors du champ de l’histoire, cette littérarisation du récit est encore renforcée par la picturalisation qui résulte de l’ekphrasis rembrandtienne[27], la référence au peintre hollandais du XVe siècle mettant en outre l’accent sur l’indifférence de Jablonka à l’exactitude historique du portrait. La deuxième partie de la phrase, quant à elle, avec l’abandon brutal des champs lexicaux de la lumière et de l’art, le remplacement de l’appel à l’imagination par l’évocation d’une réalité sans fard et surtout les deux adjectifs péjoratifs, constitue l’excès inverse, proposant un portrait repoussoir qui, s’il participe d’un certain effet de réel, n’en apparaît pas moins quelque peu caricatural. Dans les deux cas, on a le sentiment que le Shloymè réel ne parvient pas à exister vraiment ou, du moins, s’éclipse derrière un certain nombre de clichés qui participent de la construction d’un être en partie fantasmatique, contrevenant à la rigueur historienne basée sur l’attestation ou la vérification.

209 rue Saint-Maur : une mémoire sélective ?

Le récit de Ruth Zylberman, à l’instar du documentaire dont il raconte la préparation, constitue lui aussi un voyage dans le passé. Cette pulsion archéologique est encore plus frappante dans l’oeuvre littéraire que dans le film, puisque la première commence par un retour en arrière de plusieurs siècles, revenant sur l’apparence du lieu qu’elle a choisi d’explorer depuis le Moyen Âge.

Internet, livres, plans : je cours les bibliothèques et les archives dévolues à l’histoire de Paris, j’accumule les plans, obsédée par une seule adresse. Mon esprit, mon imagination embarqués dans un perpétuel mouvement de zoom avant où, du plus étendu de la ville, je ne cesse d’affûter mon regard de plus en plus précisément vers ce minuscule bout de terrain que je me suis choisi. Tout est bon pour trouver des indices, pour remonter strate par strate jusqu’au plus ancien des temps, celui de la préhistoire du 209, ce temps où la rue Saint-Maur n’était pas encore une rue bâtie mais un chemin médiéval situé bien au-delà des enceintes de Paris[28].

Cette analepse met comme en abyme la dimension archéologique de l’entreprise. On constate que la narratrice n’a épargné ni son temps ni son énergie lorsqu’il s’est agi de consulter les archives, les recensements, les registres, pour retrouver les locataires des XVIIIe et XIXe siècles, tous ces « ouvrières et ouvriers » qui

forgent, équarrissent, dégrossissent, battent, vident sur des laminoirs, des presses, des moulins à brun pour produire à partir de lingots d’or ou d’argent des feuilles destinées aux dorures sur tranche des relieurs, à la dorure sur bois, sur cuir, sur soie, sur papier, aux sculpteurs, aux fabricants d’enseigne, aux peintres en bâtiment, aux céramistes, aux confiseurs, aux droguistes, aux pharmaciens[29].

Or deux occurrences dans le récit contrastent très fortement avec la méthodologie émanant de ce désir archéologique. La première est constituée par une ellipse pure et simple. Dans le documentaire, en effet, est filmée une scène durant laquelle on voit l’une des rescapées, Odette, qui s’est entre-temps installée à Tel Aviv, allumer les bougies de shabbat en faisant la bénédiction. Là déjà, la façon dont la scène est intégrée au reste du film est très surprenante, et pourrait indiquer obliquement la suspension momentanée de la volonté de connaissance qui préside pourtant à l’enquête. Si la réalisatrice l’a filmée, puis insérée, c’est bien évidemment en raison de sa dimension réminiscente, parce qu’on y voit Odette perpétuer des gestes qu’elle a vu être faits dans son enfance, par sa mère et peut-être aussi par d’autres femmes de sa famille ou de son entourage. Or, à la différence des autres souvenirs de survivants, toujours repris avec beaucoup de délicatesse par Ruth Zylberman pour les pousser à préciser, à creuser davantage ce qui a survécu dans leur mémoire (on pense en particulier à la très émouvante évocation de la machine à coudre de sa mère par Albert Baum), celui-ci n’est pas commenté ni exploré par la réalisatrice, qui, durant toute la scène pendant laquelle on voit Odette contempler songeusement les bougies après avoir prononcé la bénédiction, fait passer l’enregistrement sonore du récit factuel par Odette de la période de la Libération. Même si ce silence peut être interprété de nombreuses manières, même s’il n’exprime pas forcément une réticence, mais indique peut-être la distance, voire un regard bienveillant de la part de la réalisatrice qui ne vit pas cette tradition de l’intérieur, il constitue aussi une forme d’évitement, significatif dans la perspective qui est la nôtre.

Plus révélateur encore est le fait que cette scène soit tout simplement passée sous silence dans le récit. Bien entendu, la transcription d’un film en texte implique un grand nombre d’aménagements dont les raisons peuvent être complexes, liées à l’économie du texte ou même à des nécessités éditoriales. Mais il n’y a quasiment aucun autre moment ni dans le documentaire, ni dans le livre[30], où Ruth Zylberman s’interroge sur la possibilité d’un mode de vie encore marqué par un attachement quelconque aux traditions chez les familles sur le lesquelles elle enquête. Cette scène constituait l’occasion presque unique de donner à l’enquête la possibilité d’être archéologie non pas uniquement de la tourmente de la Shoah, mais aussi de la mémoire juive, de sa possible persistance.

La deuxième occurrence semble susciter une sorte de malaise qui conduit la narratrice à s’interroger à son sujet. Dans le documentaire, nous faisons la connaissance de Faïvel, un Juif polonais très âgé que Ruth Zylberman questionne exclusivement sur son arrivée à Paris après la guerre et sur le métier qu’il y a exercé, sans l’interroger sur sa vie en Pologne avant la Shoah. Cette attitude est si étrange que la réalisatrice se sent elle-même obligée de la commenter dans son récit, mais sans mener à son terme sa propre analyse. Elle admet tout d’abord avoir conscience que la personne de Faïvel constitue comme l’incarnation d’une existence juive :

Et il était, Philippe/Faïvel, avec ses yeux bleus, son sourire, son bavardage continuel, dans cette rue Saint-Maur des années 2010, comme le corps vulnérable qui portait obstinément la langue, l’éthos, la vie en somme, de tous les disparus[31].

Or, raconte-t-elle :

À l’encontre de toutes mes habitudes, je n’ai pas beaucoup interrogé Faïvel sur sa jeunesse en Pologne, sur la guerre en Pologne. Je crois que c’est parce que je savais, me connaissant, que si j’entrais là-dedans c’est tout un film ou tout un livre qu’il aurait fallu écrire sur lui et que j’avais décidé, inhabituellement raisonnable, de m’en tenir aux petites frontières que je m’étais choisies, celles de la rue Saint-Maur[32].

On sent bien ici une forme d’embarras, d’incompréhension de la narratrice vis-à-vis de sa propre sélection du contenu de l’entretien. Elle-même explique que son projet est de se concentrer sur l’Occupation en France, à partir de l’exploration d’un immeuble parisien, et non d’entreprendre une exploration archéologique dans un passé inconnu pour lequel il faudrait mener bien d’autres recherches. Il n’empêche qu’on se trouve bien ici face à un évitement, qui, à la différence de ce qui se produit dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, est clairement conscient. On ne peut nier que, malgré les explications convaincantes de la narratrice, ces réticences sont très clairement liées aussi au contexte français où les particularismes identitaires sont appréhendés comme un problème.

Ainsi, tant dans le récit d’Ivan Jablonka que dans celui de Ruth Zylberman, une certaine hétérogénéité est à l’oeuvre. Tandis qu’une éthique du scrupule, de l’exactitude, de la restitution régit la partie des récits – de très loin la plus importante – consacrée au destin des protagonistes dans la tourmente de la Shoah, c’est une tout autre forme de relation au passé qui se manifeste dès lors que l’enquête risque de se confronter non à la judéité exsangue définie par son anéantissement même mais à un judaïsme vécu, vivant, défini par un mode de vie, un ethos spécifique. Cette relation est alors caractérisée par ce qu’on pourrait définir comme une pulsion de méconnaissance, qui se concrétise par les différents mécanismes que nous avons inventoriés.

Peut-être alors faut-il reconsidérer la question du statut de ces oeuvres, de la sphère dans laquelle elles s’inscrivent, des enjeux qu’elles véhiculent. Et pour en revenir à notre proposition de sortir de la contemporanéité pour considérer l’inscription de ces enquêtes dans un temps long, dans une continuité susceptible de faire apparaître d’autres significations, il est opportun de revenir sur le fait qu’Ivan Jablonka et Ruth Zylberman, de même que toute une génération d’écrivains français auteurs d’enquêtes autour de la Shoah, ont des origines juives, comme le rappelle explicitement Jablonka à la fin d’Histoire des grands-parents[33]. Une fois cette évidence formulée, c’est peut-être, pour en revenir à notre proposition initiale, au moins autant qu’à la définition générique qui rattache ces récits à la littérature mémorielle, à la microhistoire ou au genre de l’enquête, à la dimension identitaire qu’il faut penser, à l’identité contradictoire, paradoxale, à la limite de l’impossible, de ces Juifs français depuis la Révolution. On sait parfaitement que, depuis Clermont-Tonnerre et son fameux : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus », l’identité juive en France a en permanence, pour avoir le droit d’exister, été contrainte, même lorsqu’elle semblait valorisée au plus haut point, de gommer ses spécificités[34]. Pour devenir des Israélites, et faire ainsi partie intégrante de la société française, les Juifs ont dû priver leur judaïsme de tout contenu véritable[35], afin d’en faire le lieu neutre, blanc, dans lequel ils se transformeraient en citoyens exemplaires. En d’autres termes, il leur a fallu transformer le judaïsme en judéité, reléguant le premier dans la sphère de l’intime et de l’impartageable, et brandissant la deuxième comme un sauf-conduit pour une intégration réussie. Il existe bien évidemment une généalogie de cette tradition franco-israélite née avec la République. On peut ainsi interpréter à sa lumière le courant philosémite des années 1960 qui, de Blanchot à Lyotard en passant par Derrida, sans oublier bien entendu la caution sartrienne, déréalise totalement la figure du Juif pour en faire une abstraction philosophique qui n’a, de fait, plus rien à voir avec le Juif réel arpentant les rues du quartier Saint-Paul[36]. Le fait que ce philosémitisme ait vu le jour relativement peu de temps après la Shoah ne témoigne pas seulement d’une culpabilité certaine, mais aussi d’une fascination pour le judaïsme justement en tant qu’il a été anéanti, qu’il s’est transformé en néant et en négativité. On peut aussi penser aux « nouveaux philosophes » des années 1980 et 1990, qui théorisent le judaïsme sans en connaître les sources, se réfèrent aux textes de la tradition juive sans avoir appris l’hébreu, et font du message du judaïsme un message universel et humaniste, privé de toute spécificité. Dans cette perspective, la sélectivité de la mémoire dans les enquêtes contemporaines autour de la Shoah les dote de significations nouvelles. Elle permet de les appréhender comme les maillons contemporains d’une chaîne qui remonte à plus de deux siècles. Les mécanismes dont nous avons repéré la présence lorsque la mémoire et l’identité juives étaient en jeu, qu’il s’agisse de l’abandon de la posture historienne, de la littérarisation, de l’évitement ou de l’omission pure et simple, mettent en évidence l’existence, au sein même de l’entreprise mémorielle, d’un gigantesque travail d’amnésie. Celui-ci a pour conséquence de réduire la mémoire juive à la mémoire du génocide[37]. Il présente de manière négative ou passe sous silence les aspects du judaïsme qui dérangent la Weltanschauung issue des Lumières et de la Révolution française, à savoir un mode de vie profondément ancré dans une tradition et, il faut bien le dire, tout particulièrement en ce qui concerne la Pologne d’avant-guerre, dans la conscience d’appartenir à une collectivité se vivant comme nationale et dotée d’une identité religieuse singulière. Reprenant la définition proposée par Catherine Coquio du déni, opposé à la négation active qu’est la dénégation, on se rend compte que, bien que la chercheuse l’ait forgée pour caractériser des procédés spécifiques conduisant à l’occultation de certaines tragédies historiques, ce qui n’est évidemment pas le cas des textes que nous avons étudiés ici, elle s’applique parfaitement à la façon dont ceux-ci escamotent les aspects du judaïsme rétifs à l’édulcoration voire à l’abolition de la dimension collective juive au profit d’un israélitisme compatible avec les dogmes assimilationnistes :

Le déni est une procédure de non-investissement du réel par élision du sens, faite pour protéger un système de défense contre une perception pour l’heure impensable. Il est tout aussi actif que la négation, mais il ne juge ni ne transgresse rien : il ne « nie » pas un réel marqué d’une reconnaissance, ni ne « refoule » une réalité susceptible d’être ainsi marquée […] : la conscience considère cette réalité en suspendant sa signification, donc sa valeur, paralysant le jugement ou le rendant superflu. Tandis que la négation relève d’un travail de la subjectivité, même outrancièrement simplificateur, le déni, lui, suppose un blocage de ce travail. C’est ce blocage qui constitue son activité[38].

Catherine Coquio, insistant sur le fait que, à la différence du « mensonge volontaire » de la négation, l’« effacement » du déni est « involontaire »[39], note que « ce mode de négativité particulier met en jeu des procédures mentales et discursives plus diffuses mais non moins efficaces », qui la plupart du temps ne sont pas « signalées ni remarquées », et qu’y sont à l’oeuvre non seulement la « déréalisation », l’« intellectualisation » ou l’« esthétisation », mais même la « non-figuration » de la réalité en question, sa « non-constitution en objet », permettant de la maintenir « dans un point aveugle du discours », sans que la posture d’« évitement » soit jamais perçue, d’autant moins que cette déréalisation « se transmet dans et souvent par le processus de transmission culturelle elle-même[40] ». L’analogie des mécanismes inventoriés ici avec ceux dont nous avons repéré qu’ils étaient à l’oeuvre dans les récits d’Ivan Jablonka et de Ruth Zylberman lorsque ces derniers portaient non pas sur le destin des Juifs durant la Shoah, mais bien sur le judaïsme est évidente, à commencer par cette particularité que le travail d’amnésie se fait de l’intérieur même de l’entreprise mémorielle.

C’est ainsi la réinscription des enquêtes contemporaines, dont les récits de Jablonka et de Zylberman constituent deux exemples représentatifs, dans le temps long du développement du franco-judaïsme, parallèlement à celui de la République, qui peut en éclairer les enjeux sous-jacents et révélateurs d’une dynamique paradoxale entre mémoire et amnésie, entre désir archéologique et pulsion de déni, entre fascination pour une judéité abstraite et escamotage du judaïsme vécu.