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Si Moussa Konaté a acquis une notoriété littéraire en écrivant la série policière « Les enquêtes du commissaire Habib[1] », il est beaucoup moins connu pour ses livres de littérature jeunesse, qui constituent pourtant un aspect important de son oeuvre. À côté de réécritures de contes traditionnels africains, il est notamment l’auteur de la trilogie Kanuden, qui retrace les aventures du héros-éponyme âgé de dix-sept ans. Tout semble opposer l’univers de cette oeuvre jeune public, imprégnée par la fantasy, à celui des romans ayant pour figure centrale un commissaire en fin de carrière, portant un regard désabusé sur la société malienne contemporaine. Tout se passe comme si Moussa Konaté suivait, dans ses pratiques d’écritures, deux chemins totalement séparés, hermétiques l’un à l’autre, dont la différence même de destinataire impliquait qu’ils ne soient pas amenés à se rencontrer. Pourtant, en dépit des différences évidentes entre ces deux séries de livres, on peut se demander dans quelle mesure elles ne constitueraient pas deux facettes d’une oeuvre beaucoup plus cohérente qu’il n’y paraît, reflétant les préoccupations intimes de son auteur. Pour répondre à cette question, nous verrons tout d’abord comment Moussa Konaté construit chacun de ces deux univers romanesques, puis nous tenterons de montrer en quoi ils se ressemblent malgré leur opposition apparente.

Deux oeuvres, deux univers

Kanuden et « Les enquêtes du commissaire Habib » présentent certes un point commun dans l’oeuvre foisonnante de Moussa Konaté : chez cet auteur qui est à la fois dramaturge, conteur, essayiste et romancier, il s’agit des deux seuls ensembles romanesques construits sur un modèle sériel reprenant chaque fois le même personnage principal, un certain nombre de personnages secondaires, et construisant un univers fictif facilement identifiable. Néanmoins, ces deux ensembles diffèrent radicalement, par leur inscription générique d’une part, et par les intentions affichées par l’auteur d’autre part.

L’inscription générique

Dès les premières lignes d’un texte, le lecteur cherche des repères lui permettant d’en définir le genre, qui détermine alors un certain horizon d’attente pour le lecteur. Pour chacun des volumes de Kanuden ou des « enquêtes du commissaire Habib », nous avons des incipit de romans qui installent les récits dans un temps long : il faut plusieurs chapitres pour poser le cadre de l’histoire. Ils marquent néanmoins d’emblée leur inscription dans des registres bien différents.

Si l’on considère par exemple le premier volume de la série Kanuden, Kanuden contre Coeur ténébreux, les premières pages nous plongent dans un univers spatio-temporel indéterminé, où les noms propres eux-mêmes n’ont pas pour fonction d’ancrer le récit dans la réalité mais de le faire fonctionner de manière symbolique :

À Ninfindougou – Sombre cité – capitale de Nifinjamana – Sombre pays –, le palais d’argile rose du roi Nifinmansa – Coeur ténébreux – se dressait sur une immense esplanade surplombant la ville. Sur le fronton du palais, on lisait la devise suivante : « La pitié est une faiblesse. La liberté est un danger »[2].

Le récit démarre donc en quelque sorte au royaume du Mal, qui ne va pas tarder à s’opposer à celui du Bien, le Royaume du bonheur, dirigé par le roi Mansanyuman, dont le nom signifie « Coeur généreux[3] ». Dans cet univers d’apparence manichéenne, qui n’est pas sans rappeler celui de la saga romanesque et cinématographique d’« Harry Potter », un héros va chercher à renverser le Mal pour faire triompher le Bien : ce sera Kanuden, au nom également symbolique puisqu’il signifie « Enfant de l’amour[4] ». Moussa Konaté donne d’emblée à son récit une dimension épique : le héros, jeune et enthousiaste, est appelé à fonder un monde nouveau. Lorsque le narrateur explique la formation des différents royaumes, en faisant un retour en arrière, il donne également des fondements mythologiques à l’histoire. C’est le cas avec le personnage de Fenbè :

Il habite dans la forêt sacrée d’Idaminè. Sa dernière apparition date de deux cents ans. Les êtres humains qui vivent aujourd’hui ne l’ont jamais aperçu. En réalité, Fenbè est une créature de Gueule d’enfer, le mystérieux protecteur de Wankélé, le Maître du monde. […] Sanpèren, le tyran d’Idaminè, est le plus fervent adorateur de Fenbè. Si l’on veut combattre Sanpèren, il faut d’abord vaincre Fenbè. Tant que Fenbè vivra, Sanpèren sera invincible. La tâche n’est donc pas facile, car il s’agit de combattre un dieu[5].

Aux héros et aux dieux se mêlent également des créatures merveilleuses et terrifiantes, sorties tout droit de l’univers des contes, comme l’Oeil :

Surgissant de nulle part, une chouette noire au regard de feu se mit à tournoyer au-dessus de leurs têtes en hululant. On l’appelait l’Oeil. Elle poussa un dernier cri perçant et disparut dans le ciel. D’où tenait-elle ses informations ? Mystère absolu[6].

Ces différentes caractéristiques permettent d’identifier la trilogie comme une oeuvre de fantasy, registre défini ainsi par André-François Ruaud :

La fantasy est une littérature fantastique incorporant dans son récit un élément d’irrationnel qui n’est pas traité seulement de manière horrifique, présente généralement un aspect mythique et est souvent incarné par l’irruption ou l’utilisation de la magie[7].

La dimension merveilleuse n’est pas uniquement au service du rêve ou du divertissement : elle a une fonction symbolique. Cet aspect est fondamental dans une oeuvre de littérature jeunesse africaine : en effet, les symboles structurent les apprentissages et l’éducation des enfants africains dès leur plus jeune âge. Ici, les trois tomes se conçoivent comme un tout, dans la continuité les uns des autres. Il y a une progression : chaque volume constitue une étape dans la quête initiatique du héros, et est indissociable de l’ensemble. Chaque personnage, chaque motif, prend son sens à l’intérieur de cette quête.

Il y a en revanche, dans « Les enquêtes du commissaire Habib », une structure répétitive propre à l’univers des séries policières. Chaque enquête met le héros face à une nouvelle épreuve sans qu’il y ait de gradation dans les obstacles rencontrés. Peu importe l’ordre de lecture entre les différents récits : on peut les lire isolément, ou prendre plaisir à retrouver un univers qui pose à chaque fois les mêmes repères. Un schéma semble se dégager dans plusieurs volumes : pendant les quatre premiers chapitres, le lecteur est immergé dans le milieu dans lequel va se dérouler le récit. Il prend connaissance du contexte culturel, des protagonistes, et du crime lui-même. Le cadre est posé avec une grande précision, de façon très réaliste. On est loin de l’univers merveilleux de Kanuden. Ici l’ancrage spatio-temporel est très fort. Ainsi, Meutre à Tombouctou, dont le titre plonge d’emblée le lecteur dans une réalité géographique, commence par ces mots : « Tombouctou, novembre 2010[8]. » Puis le deuxième chapitre décrit précisément le lieu après avoir situé l’action dans le temps :

Dans l’unique cité des 333 saints, la vie allait son train-train habituel. Ici, diverses époques, populations et cultures se côtoyaient, se mêlaient : habitations et monuments séculaires de terre, mélange d’architecture soudanaise et arabe, hôtels et bâtiments administratifs en ciment, rues larges ou étroites, goudronnées ou sablonneuses, désertes ou encombrées de charrettes, de dromadaires, de motos et de voitures : Noirs, Blancs et métis, hommes enturbannés, arborant gandouras ou grands boubous, jeunes en jean et ticheurte, femmes voilées, couvertes de la tête aux pieds, jeunes filles décontractées, cheveux au vent ; voilà, au premier coup d’oeil, Tombouctou, ville ambiguë au charme étrange et irrésistible[9].

S’ensuivent les éléments relatifs au crime qui sera au coeur du récit. Enfin, au cinquième chapitre, le commissaire Habib entre en scène, avec son acolyte le lieutenant Sosso. Le fonctionnement du duo est à chaque fois redessiné à travers les paroles et les actes de leur vie quotidienne : le lecteur qui découvre la série prend ainsi connaissance des principales caractéristiques des personnages, celui qui la connaît a le plaisir de les retrouver. Ce qui domine dans leur binôme, c’est la complémentarité entre le vieux commissaire, plein de sagesse mais un peu désabusé, et son jeune subordonné, qui a la fougue et l’enthousiasme de la jeunesse. Mais ils sont aussi soudés par des valeurs communes, qui les opposent bien souvent au reste des personnages qui les entourent : intégrité, persévérance et méfiance face aux superstitions.

Toute cette composition marque une maîtrise parfaite des codes des romans policiers. L’inscription dans ce genre est soulignée, avec un brin d’ironie, dans L’Affaire des coupeurs de têtes, lors de ce dialogue entre Sosso et le commissaire Habib au sujet du présumé coupable dans leur enquête :

– Chef, j’avoue que son plan parfait m’étonne presque. Comment a-t-il pu le concevoir comme un criminel expérimenté ? On dirait un scénario de film policier.

– Je suis tout à fait d’accord avec toi. Dans le rapide portrait que j’ai fait de lui, je l’avais imaginé robuste, sans vergogne, calculateur, sadique, intelligent. Il est peut-être intelligent, mais n’oublions pas que c’est un quasi analphabète. Or seul quelqu’un qui a lu des polars, vu des films policiers est capable de monter un tel scénario[10].

Derrière l’échange fictif entre les personnages, Konaté nous livre aussi une réflexion sur la construction de son oeuvre : le véritable concepteur du crime n’est évidemment autre que l’auteur, qui exprime à travers sa fiction sa vision du monde qui l’entoure.

Les intentions de l’auteur

Le choix du genre en littérature répond, chez un auteur, à des intentions spécifiques. De la trilogie de fantasy pour la jeunesse à la série policière, il est aisé de voir que le projet de l’auteur diffère radicalement. Il importe néanmoins de tenter de cerner plus précisément les contours de ce qui est visé dans chacune des deux oeuvres.

Si l’on examine tout d’abord « Les enquêtes du commissaire Habib », enquête policière et réalité sociale s’imbriquent de façon inextricable. L’itinérance du héros permet au lecteur de découvrir le Mali sous toutes ses facettes. Il y a un aspect documentaire dans cette oeuvre, dans laquelle Moussa Konaté décrit minutieusement le fonctionnement des groupes sociaux auxquels son héros est confronté. Ceci se double d’une réflexion sans cesse renouvelée sur les éléments qui sont décrits. Les questions récurrentes sont celles concernant les traditions, leur évolution à l’ère de la mondialisation, la place des ancêtres, et les superstitions. Concernant ces sujets, les personnages sont confrontés à un véritable choc des cultures et des générations, avec lequel il faut apprendre à composer. Ainsi, la jeunesse, mais aussi les personnes qui, comme le commissaire Habib, ont étudié en Europe, se trouvent en décalage avec les structures traditionnelles du pays, comme en témoigne cet échange entre Sosso et Habib au sujet de la légende du Lamantin :

– Excusez-moi de vous interrompre, chef, mais ce pacte entre un être mythique et des hommes est-il crédible ? N’est-ce pas encore une légende ?

– Probablement, mais ce n’est pas le plus important, à mon avis. Ce qui importe, c’est que, depuis des temps immémoriaux, les Bozos ont cru à l’existence de ce pacte et qu’ils y croient encore. Il faut donc en tenir compte. Le fils miraculé de Lya, l’ancêtre, sauvé par le Lamantin, je n’y crois pas une seconde, moi, mais tous les Bozos y croient fermement, parce qu’il y va de leur identité. Encore une fois, pour nous, peu importe que ce soit vrai ou faux, car cette légende est dans la tête des Bozos comme une vérité.

– Je suppose donc, chef, qu’il ne faut jamais leur dire que l’on ne croit pas à cette histoire.

– Surtout pas, Sosso, surtout pas, sinon tu te cogneras contre un mur chaque fois que tu voudras comprendre[11].

D’autres sujets sont également abordés, tels que la corruption, ou la pauvreté, et complexifient la relation aux traditions, parfois dévoyées par des personnes sans scrupules : les enquêtes du commissaire Habib permettent ainsi de donner un éclairage sur des sociétés dans lesquelles le crime s’exerce parfois sous le couvert d’une tradition qui a été pervertie.

Sur de tels sujets, la question du destinataire peut se poser : Moussa Konaté s’adresse-t-il à ses compatriotes, les invitant ainsi à réfléchir sur le fonctionnement de leur propre pays, et donc sur ses dérives, ou a-t-il pour but d’informer des lecteurs venus d’ailleurs sur des réalités mal connues ou déformées ? Les deux lectures sont possibles, et tout aussi enrichissantes l’une que l’autre. Il est peu probable que Moussa Konaté ait destiné son propos à un seul type de lecteur, et donc figé une grille de lecture en conséquence. Certes, lorsque son premier volume, initialement paru aux éditions du Figuier à Bamako, est réédité chez Gallimard dans la collection Série noire, l’auteur gagne un lectorat qui lui offre de nouvelles perspectives, et les volumes qui suivront seront marqués par cette évolution éditoriale (c’est là que la structure précédemment analysée, avec les quatre chapitres d’immersion avant l’entrée en scène du héros, va se préciser, accentuant la dimension documentaire du texte). Mais le double niveau de lecture est présent dès le départ, et a contribué au très grand succès de la série, souvent qualifiée de « polar ethnologique »[12].

La question se pose très différemment pour le héros de littérature jeunesse Kanuden. La cible éditoriale semble ici très explicite : l’oeuvre est éditée chez Édicef, filiale d’Hachette spécialisée dans le parascolaire à destination des élèves africains francophones. Le partenariat avec la filiale africaine d’Hachette a pour but de faciliter la diffusion massive d’une littérature jeunesse conçue spécialement pour les jeunes africains. En conséquence, Kanuden aura une résonnance internationale bien moindre que les enquêtes du commissaire Habib. Son succès commercial est beaucoup plus limité. La visée est ici surtout pédagogique : la série Kanuden fait réfléchir les enfants sur le monde qui les entoure, par le détour de la fable et du merveilleux. Elle exprime des valeurs morales très marquées : le Bien et le Mal s’affrontent, et c’est le Bien qui triomphe au terme des aventures des héros. La fiction permet d’adopter un regard réflexif sur les comportements humains. Néanmoins, contrairement à d’autres oeuvres inspirées de traditions orales bien connues des jeunes africains[13], la trilogie Kanuden ne fait aucune référence directe aux cultures dans lesquelles les destinataires ont été éduqués. En cela, Moussa Konaté fait preuve d’innovation à double titre : il rompt à la fois avec les pratiques les plus répandues dans la littérature jeunesse africaine, et avec la dimension documentaire si présente dans le reste de son oeuvre. En refusant de renvoyer toujours les jeunes à la sagesse ancestrale véhiculée par les contes ou récits traditionnels, il fait le choix de les orienter vers l’avenir. Tirant les leçons du passé, il propose un récit qui est entièrement tendu vers l’idée de construire une société portée par un idéal, sans jamais verser dans l’utopie. Cette question de l’idéal est au coeur du parcours initiatique de Kanuden, comme l’exprime Coeur généreux dans le premier volume :

Tu me dis que c’est le courage qui t’a tendu la main. Certes, mais qu’est-ce qui t’a donné le courage ? L’idéal. Oui, Kanuden, si tu n’avais pas d’idéal, si tu étais parti au hasard comme un simple promeneur, jamais tu n’aurais réussi à te tirer d’affaire. Malgré les raillements de la foule, les intempéries, la grande fatigue, tu as tenu, parce que tu étais adossé à un idéal. Alors souviens-toi que, sans idéal, tout chemin aboutit à une impasse[14].

Cet idéal est fait de liberté, de respect et de justice, et s’oppose à la société dans laquelle vit le héros. Nous avons un héros qui remet en cause un ordre établi dans lequel le respect des coutumes et la peur de la transgression ont fait perdre toute distance critique. Pour Kanuden, un seul remède à la tyrannie à laquelle tout son peuple est soumis : l’éducation et l’instruction, qui pour lui sont représentées par l’école. C’est l’ignorance qui a permis au Mal de prendre le pouvoir :

Il n’existait plus d’école dans le royaume. Le souverain pensait que c’était le lieu où les enfants apprenaient à se révolter. Il fallait les maintenir dans l’ignorance en les empêchant de se côtoyer. Ainsi, ils ne pouvaient constituer une menace pour la stabilité du royaume. A leurs parents de leur inculquer les rudiments de savoirs, s’ils en avaient eux-mêmes[15].

À la fin de sa première aventure, Kanuden dit, face à son peuple : « Sans le savoir, on est prisonnier des superstitions[16]. »

C’est pourquoi, dès le début du deuxième volume, il veut fonder les bases d’une nouvelle société dont la pierre angulaire serait l’école :

La nouvelle école aura pour mission de former des citoyens capables de gérer notre pays avec compétence et honnêteté […]. Nous n’accepterons plus qu’une poignée d’individus confisque le pouvoir. Nous ne voulons plus de pouvoir héréditaire. Seuls gouverneront notre pays ceux qui seront dignes de notre confiance et que nous aurons choisis. Que notre pays cesse d’être un royaume et qu’il devienne la propriété de tous, donc une république[17].

Cet idéal d’égalité et de justice s’oppose à la réalité sociale dans laquelle a été produit ce récit merveilleux. Dans la fiction comme dans la réalité dominent corruption et clientélisme. Sans renvoyer explicitement à des motifs culturels clairement identifiables, Moussa Konaté fait référence à un fonctionnement social bien reconnaissable que le héros aspire à faire évoluer. Romans de formation, les Kanuden invitent les jeunes, à travers les aventures de leur héros, à réfléchir sur eux-mêmes et sur la société dans laquelle ils vivent. Ainsi, malgré l’absence de marqueurs spatio-temporels, il s’agit bien d’un roman éducatif ancré dans une culture déterminée, métamorphosée par le merveilleux et dépoussiérée d’un certain nombre de ses clichés. On peut s’interroger sur la tranche d’âge réelle du destinataire : alors même que la quatrième de couverture indique « À partir de 8 ans », on peut se demander si ces romans ne seraient pas plus adaptés à un public adolescent, qui pourrait trouver dans le parcours initiatique de Kanuden un miroir des expériences qu’eux-mêmes s’apprêtent à vivre.

Quoi qu’il en soit, l’angle d’approche choisi par Moussa Konaté induit un regard particulier sur le monde et sur la société qui, loin de nous éloigner du commissaire Habib, tendrait plutôt au contraire à nous en rapprocher.

Quand les opposés se ressemblent

Alors que tout semble opposer les univers romanesques des « enquêtes du commissaire Habib » et de Kanuden, l’écart entre les deux oeuvres est en fait beaucoup moins grand qu’il n’y paraît lorsqu’on les lit attentivement. Ainsi, si l’on examine la construction des personnages et les valeurs qui les animent, de nombreuses concordances apparaissent.

La construction des personnages

S’il est un point commun évident entre les deux séries romanesques qui nous intéressent, c’est d’avoir pour élément fondateur un héros récurrent d’une histoire à l’autre. Alors que tout semble séparer au premier abord le commissaire Habib de Kanuden, à commencer par l’âge, il existe néanmoins des convergences entre les deux personnages. Il s’agit tout d’abord de deux héros voyageurs : ainsi, quand le commissaire Habib nous fait découvrir Bamako, Tombouctou, Kita et le pays Dogon, Kanuden nous fait voyager du pays de Coeur Ténébreux à celui de Coeur généreux, en passant par le royaume d’Idaminè. Que les pays traversés soient réels ou fictifs, cette itinérance montre l’ouverture des deux personnages, leur soif de découverte, le refus du repli sur soi et sur ses certitudes.

On a certes souligné l’aspect répétitif des récits du commissaire Habib, qui semblent fonctionner de façon circulaire, ramenant toujours le héros à son point de départ à Bamako, prêt à repartir pour une nouvelle enquête. Pourtant, si l’on choisit de lire dans l’ordre les différents récits qui peuvent bien sûr, comme c’est souvent le cas dans la littérature policière, être lus séparément, on se rend compte qu’il y a bel et bien une évolution du personnage. S’il est difficile de parler d’initiation dans le cas du personnage vieillissant du commissaire Habib, arrivé au sommet de sa carrière et ayant déjà une solide expérience de la vie et des comportements humains, il ne reste pas pour autant figé et progresse dans sa vision du monde. Ce sont souvent des monologues intérieurs, intégrés au récit par le discours indirect libre, qui en témoignent. Ainsi, dans La Malédiction du Lamantin, il s’interroge en ces termes :

Il finit quand même par se lever et, les mains dans le dos, à marcher de long en large. Il revivait sa longue carrière, les enquêtes périlleuses qu’il avait menées, les décisions douloureuses qu’il lui avait fallu prendre, la violence dont il avait fallu user parfois, avec pour seul objectif de ne pas laisser le crime impuni. Il aurait pu être professeur, chercheur en sciences sociales ou se lancer à corps perdu dans la politique, mais il avait choisi la police criminelle. Et aujourd’hui, on lui demandait de se renier. Comme s’il était victime d’un complot[18] !

Une telle introspection montre un personnage toujours sur le qui-vive, cherchant à se remettre en question, à progresser. Cela fait écho aux propres délibérations de Kanuden qui, au sommet de sa gloire, continue à s’interroger :

Devait-il considérer son idéal comme atteint et sa mission achevée ? Non, les royaumes de la Terre étaient tous délivrés de leurs tyrans, mais la bataille n’était pas achevée. Tant que des institutions n’étaient pas mises en place pour instaurer et préserver la liberté et la justice, d’autres tyrans pourraient surgir. Les peuples libérés avaient donc besoin d’être accompagnés. Certes, la jeunesse était pleine d’enthousiasme et d’énergie partout sur la Terre, mais elle devait être soutenue et guidée[19].

Ce qui est mis en avant chez les deux personnages, c’est leur intégrité, leur détermination à aller au bout des missions qu’ils se sont fixées. Tous deux sont très charismatiques, au point de provoquer parfois autour d’eux une dangereuse idolâtrie, mais ils gardent la tête froide. En dépit de ce que leur position pourrait leur apporter, ils ne sont pas avides de pouvoir, mais de justice et de liberté. On remarque qu’ils sont caractérisés par une forme de solitude malgré les nombreuses personnes qui les entourent. Ainsi, la première apparition du commissaire Habib dans L’Assassin du Banconi présente le héros en ces termes :

L’inspecteur Sosso poussa la porte du bureau de son chef. Ce dernier, absorbé dans la rédaction d’une note, ne se rendit compte de rien. Son jeune collaborateur referma la porte silencieusement, s’y adossa. Le commissaire Habib leva enfin les yeux ; mais bien que ce fut en direction de l’entrée, il ne sembla rien apercevoir et replongea le nez dans ses papiers[20].

On voit que même en présence des autres, le commissaire Habib semble enfermé dans sa solitude. Cet isolement qui tient le héros à l’écart même des êtres les plus chers est également perceptible chez Kanuden :

S’il s’en prenait à Wankélé, il risquait d’y laisser sa vie. Ses parents ne survivraient pas à sa mort. Lumen aussi serait malheureuse pour toujours. Kanuden deviendrait le malheur de ceux qui l’aimaient. Avait-il le droit d’agir ainsi ? Mais s’il restait inactif, il faciliterait la reconquête du monde par Wankélé. L’humanité retournerait dans les ténèbres et la tyrannie se réinstallerait probablement pour toujours[21].

Nos deux héros sont écrasés par les responsabilités qu’ils endossent. Ils trouvent dans leur entourage un soutien ambivalent. Leurs proches comprennent leur idéal, le respectent, mais s’inquiètent des conséquences que cela peut avoir sur leur vie. On peut ainsi faire un parallèle entre Haby, l’épouse du commissaire Habib, et la jeune Lumen, fiancée de Kanuden, qui jouent à la fois le rôle de soutien et de modérateur auprès des héros. Elles appellent à la raison, aux compromis, quand l’intégrité de ceux qu’elles aiment les conduit à se mettre en danger au sein de la société. La réponse que Habib fait à son épouse dans La Malédiction du Lamantin pourrait être celle de Kanuden à Lumen : « Si tout le monde courbait la tête, avalait sa conscience, tu imagines dans quel état serait notre pays ? Je ne veux pas être une exception, je veux être honnête, c’est tout[22]. »

Néanmoins, le commissaire Habib tout comme Kanuden ont des compagnons d’armes autour d’eux. Kanuden, très vite, s’associe à Silas, Mouna, Kali et Paulius. Le commissaire Habib a autour de lui toute une équipe, avec au premier chef l’inspecteur Sosso, auquel s’adjoignent différents personnages au fil de ses enquêtes, en fonction du lieu dans lequel ils se trouvent.

Mais si ces alliés s’avèrent parfois décevants, pouvant aller jusqu’à la trahison, une relation est quant à elle préservée : c’est celle du commissaire avec Sosso. La façon dont Moussa Konaté l’approfondit au fil des volumes, allant jusqu’à faire du jeune inspecteur le véritable fils spirituel du commissaire Habib, qui éprouve pour lui à la fois tendresse et fierté, peut inciter à relire différemment les liens entre les deux séries. Et si c’était non pas la comparaison entre Kanuden et Habib, mais bel et bien entre Kanuden et Sosso qui permettait d’établir un lien entre les deux oeuvres ? À la fin de Kanuden contre Coeur ténébreux, Coeur généreux dit : « Souvenez-vous que sans la jeunesse aucune victoire n’est possible[23]. »

Cette phrase pourrait tout à fait être reprise par le commissaire Habib, à propos de son disciple Sosso, tant au fil des enquêtes on le sent prêt à passer le flambeau et à voir dans le jeune homme une véritable capacité à faire bouger les lignes d’un monde contre lequel il perd parfois l’envie de se battre. Sosso constitue l’avenir et le commissaire Habib semble jouer, à son égard, un rôle semblable à celui de Coeur généreux dans l’initiation de Kanuden. Car Sosso connaît bel et bien une forme de quête initiatique au fil des enquêtes d’Habib. Il surmonte des épreuves, qui ne sont pas sans rappeler à certains moments celles de Kanuden, frôlant parfois le merveilleux même si le roman policier prend toujours soin de donner in fine une explication rationnelle et logique. Ainsi, dans L’Empreinte du renard, le lieutenant se retrouve au coeur de la nuit à devoir lutter, semi-éveillé, dans une sorte de cauchemar, contre l’assaut de serpents qui semblent sortis droit de l’univers des récits merveilleux :

Sosso demeurait figé, subjugué par le reptile, qui, visiblement, lui en voulait à mort. Petit à petit, le corps gluant se libérait de l’étreinte de la fente et, petit à petit, le crochet mortel se rapprochait du jeune inspecteur, figé telle une statue. Les crissements et les sifflements continuaient de plus belle : d’autres serpents tentaient furieusement d’entrer dans la chambre. Des fragments du battant de la fenêtre se mirent à fuser et frappèrent Sosso en pleine figure. Le jeune homme ne bougeait toujours pas. Deux, puis trois têtes de serpents passèrent à travers le battant de la fenêtre et, coincés dans les fentes, ils sifflaient à qui mieux mieux. Parfois, deux gueules passaient à travers la même fente, alors ça sifflait de plus belle en se débattant[24].

Le parallèle entre Sosso et Kanuden peut nous conduire à un véritable renversement des perspectives : et si le véritable héros des « enquêtes du commissaire Habib » était en fait l’inspecteur Sosso, initié par son mentor ? On peut s’interroger sur ce que cela impliquerait par rapport aux valeurs véhiculées dans la série policière.

La question des valeurs

Si le commissaire Habib représente un héros vieillissant, il n’en est pas moins atypique dans la société à laquelle il appartient. Sa femme Haby le souligne quand elle dit :

Je me demande si tu n’es pas un étranger. Pourtant, tu es né ici, tu as été élevé dans ce pays. Comment se fait-il que tu ne comprennes toujours pas les exigences de cette société ? Moi, je n’en reviens pas. Comme si tu avais besoin de toujours provoquer, toujours défier[25].

Le défi du commissaire Habib, c’est le refus de se laisser paralyser par les traditions. Appartenant à une génération globalement très conservatrice, il a pris de la distance par rapport à son milieu culturel lors de ses études en France. En cela, il est proche des jeunes de la génération de Sosso qui rejette l’ordre établi. Il prend la mesure de la révolte des jeunes dans L’Affaire des coupeurs de têtes, quand il revient dans sa ville natale de Kita :

Habib comprit alors que dans sa ville natale, ce n’était pas seulement les lycéens et les élèves qui étaient révoltés, mais la jeunesse dans son ensemble. Que le policier Diallo osât s’en prendre sans retenue à ses supérieurs devant le patron de la Brigade criminelle était révélateur du changement de mentalités chez les jeunes[26].

Par rapport à la jeunesse, qui inclut Sosso au début de la série, la commissaire Habib est néanmoins capable de faire preuve de discernement et de mesure dans son rapport aux sociétés traditionnelles. Il prend le temps d’observer, de comprendre, et ne rejette pas tout en bloc. Lors de ses différents voyages, il peut se montrer même fasciné par la cohérence de certains modèles comme ceux qui régissent la société dogon par exemple. À ses côtés, au fil de leurs aventures, Sosso apprend le respect et la tolérance, mais aussi le discernement : à quel moment les traditions deviennent-elles superstitions ? Comment peuvent-elles être détournées pour manipuler les sociétés ? Le commissaire Habib partage ses réflexions à ce sujet :

Les mythes et les coutumes qui ont façonné des générations ne sont pas non plus à l’abri de la mondialisation. L’esprit des ancêtres, qui conditionne tous les actes d’une génération de Kitankés, a été détourné par les criminels uniquement pour s’enrichir […]. C’est vous dire qu’il ne faut plus rêver. Notre vieux monde s’en va, le nouveau que véhicule la mondialisation est en train de s’installer[27].

Chez Kanuden, le détournement des traditions éclate de la même manière avec des imposteurs comme Coeur ténébreux qui font régner l’obscurantisme. Là où la série policière use du réalisme, c’est le détour par la fable qui permet au roman pour la jeunesse de remettre en cause une société dont les bases ont été fragilisées. On évacue le culte des anciens pour inculquer à la jeunesse l’envie d’agir et de croire en ses propres forces. Le choix du merveilleux favorise la mise en place d’un monde binaire où s’affrontent le Bien et le Mal et dans lequel la jeunesse a le beau rôle. Les Anciens ne sont pas déconsidérés, mais ils sont désacralisés. On voit ainsi s’illustrer ce propos de Moussa Konaté dans son essai L’Afrique Noire est-elle maudite ? :

L’« Afrique des ancêtres » n’est qu’une photographie de l’Afrique à un certain moment de son évolution ; l’Afrique noire d’aujourd’hui sera, dans quelques siècles, considérée comme une autre « Afrique des ancêtres ». En somme, il faut faire le deuil d’une Afrique noire éternellement semblable à elle-même[28].

C’est cette vision d’une Afrique en mouvement, tout en restant respectueuse de son histoire, que Moussa Konaté défend à travers toute son oeuvre, qu’il s’agisse de littérature jeunesse, de romans policiers ou d’essais. Au milieu d’une grande diversité générique, ses écrits trouvent ainsi une profonde unité.

Pour conclure, on peut dire qu’en construisant deux univers romanesques radicalement différents, Moussa Konaté poursuit le même combat. De la littérature jeunesse au roman policier, il interroge la société dans laquelle il vit : son rapport aux traditions, son inscription dans le monde moderne, la place qu’y tient la jeunesse. Qu’il choisisse un style quasi-documentaire ou le registre de la fantasy ; qu’il s’adresse aux enfants d’Afrique ou aux lecteurs du monde entier, il se fait le miroir de la société malienne contemporaine, au détriment d’une vision de l’Afrique noire éternelle et immuable, il défend aussi des valeurs universelles à travers ses héros épris de liberté et de justice.