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Ce numéro thématique poursuit l’investigation menée dans La traduction comme acte politique (Europe : 1500-1800)/Translation as a Political Act (Europe: 1500-1800) portant sur la traduction comme forme d’agir politique en soi disséquée sous l’angle diachronique (Bianchi, Leech et Piselli, 2021). De plus, se plaçant dans différentes situations de la vie individuelle et collective qui lui font acquérir une valeur d’acte politique, une attention particulière est portée ici sur l’acte d’interprétation et la fonction d’interprète.

Dans cette livraison, l’accent est mis sur le XXe siècle, avec quelques analyses de cas du début du XXIe siècle. L’horizon géographique considéré dépasse l’Europe et s’étend au Proche-Orient et à l’Asie. Les contextes historiques et politiques retenus sont variés permettant ainsi d’analyser sous différentes facettes la question de la traduction et de l’interprétation comme acte politique. Se situant dans une approche interdisciplinaire, les articles qui figurent dans ce second volet examinent à la loupe des cas d’étude et s’intéressent à des situations partageant cette vision de la traduction et de l’interprétation comme des opérations comportant des choix, un positionnement et un engagement de la part de tous les agents[1] impliqués, qui « may go against the grain, challenge commonplaces and contemporary assumptions, endanger their professional and personal lives, risk fines, imprisonment, and even death », ainsi que le soulignent Milton et Bandia (2009, p. 1). Dans les contributions ici regroupées, la fonction performative que la traduction peut accomplir (Bianchi, Leech et Piselli, 2021, p. 10) est mise en valeur dans des contextes et des moments diversifiés.

Il n’est pas inintéressant de rappeler que si au XVIIIe siècle certains mouvements et événements, tels que les Lumières et la Révolution française, s’avérèrent être des catalyseurs appelant à des recherches pointues sur la traduction (ibid., pp. 12-15), au XXe siècle ce sont les régimes totalitaires et fascistes qui agirent en tant qu’activeurs (Rundle et Sturge, 2010). Nous pouvons alors nous interroger sur les conditions dans lesquelles les traductions ont été réalisées malgré le poids de la censure. On peut se demander si, dans ces contextes, la traduction peut devenir un outil pour exercer le pouvoir et/ou un acte de résistance vis-à-vis de ce dernier. Les articles d’Ida Hove Solberg et de Marian Panchón Hidalgo approfondissent ces questions en explorant respectivement les conditions d’importation de la littérature traduite en Norvège pendant l’occupation nazie (1940-1945) et la réception critique des traductions vers l’espagnol de deux textes d’André Breton pendant le « second franquisme » (1959-1975).

Solberg souligne l’importance de la traduction comme outil majeur employé par les autorités gouvernementales à la fois pour empêcher la pénétration d’idées non acceptées par le régime et pour faciliter la circulation d’ouvrages conformes à l’idéologie nazie. En se basant sur des documents d’archives, l’auteure retrace le processus à travers lequel une taxe sur la littérature traduite, apparemment adoptée pour des raisons de protectionnisme culturel, est transformée en un règlement censorial complexe et onéreux, qui, de facto, obligeait les éditeurs à l’auto-censure pour éviter des conséquences économiques ou pénales considérables. C’est par le biais de l’analyse de la documentation concernant trois demandes de publication d’oeuvres étrangères adressées au Bureau de la littérature et des bibliothèques du Ministère de la culture et de l’éducation publique (créé par les autorités nazies) par trois éditeurs que Solberg parvient à démêler les entrelacs des éléments économiques, idéologiques et politiques qui étaient à la base du rapport entre ledit Bureau et les éditeurs. Cela confirme que la censure, même sous les régimes totalitaires, est un phénomène complexe et qu’elle ne peut pas être considérée comme une simple polarisation binaire entre victimes et oppresseurs (Merkle, 2010, p. 18).

À partir de recherches poussées sur la réception critique des Manifiestos del surrealismo (1969), traduction de Manifestes du surréalisme (1962), et El surrealismo. Puntos de vista y manifestaciones (1972), traduction d’Entretiens avec André Parinaud (1972), la contribution de Panchón Hidalgo fait valoir que ces traductions sont à considérer comme un acte politique et de résistance. Manifiestos del surrealismo et El surrealismo furent publiés vers la fin du franquisme par de nouvelles maisons d’édition engagées qui visaient un lectorat politiquement classé à gauche. L’auteure observe que ces traductions et leur réception sont à considérer comme un indice de l’ouverture de la société espagnole laissant pressentir la fin de ce régime autoritaire et la transition démocratique du pays. Il ne fait guère de doute que la parution de ces traductions fut possible grâce au passage du régime de la censure, institué par la loi de 1938, à celui de la « liberté contrôlée », introduit par la loi sur la presse de 1966. La censure, qui, pendant le « premier franquisme » (1939-1959), avait empêché la circulation officielle des auteurs jugés subversifs, dont Breton, était toujours présente, mais elle était moins restrictive et les maisons d’édition retrouvèrent une certaine marge de manoeuvre.

Les contextes autoritaires et dictatoriaux du XXe siècle constituent également la toile de fond de l’étude de Camilla Emmenegger, Francesco Gallino et Daniele Gorgone portant sur trois traductions militantes du Discours de la servitude volontaire (1548) d’Étienne de La Boétie, « livre scandaleux et diffamatoire » d’après les juges de la Cour de Parlement de Bordeaux qui condamna cet ouvrage au feu en 1579. S’appuyant sur la classification proposée par Miguel Abensour (2006) qui distingue trois discours différents (discours du tyran, discours du tribun et discours du philosophe) dans ce texte dense et influent, Emmenegger, Gallino et Gorgone passent au crible les préfaces d’une traduction italienne de 1944, d’une traduction américaine de 1942 et d’une édition russe publiée en 1952. La conjoncture politique italienne ne manqua ni d’influencer la traduction du texte de La Boétie ni les deux préfaces rédigées par Pietro Pancrazi, éditeur de la traduction. La première date de l’été 1943, après la destitution de Mussolini le 25 juillet, alors que la seconde a été écrite en août 1944, après la libération de celui-ci par les Allemands. Si la première préface privilégie une lecture « civique » (discours du tribun) du Discours de la servitude volontaire en mettant l’accent sur les moyens utilisés par les tyrans pour rester au pouvoir, la seconde préface s’attache à fournir une lecture « philosophique » du texte. Les « serfs » sont exhortés à gagner leur liberté par le sacrifice et cela semble avoir trait au développement du mouvement de résistance italien. La seconde traduction analysée, réalisée par l’américain Harry Kurtz et publiée quelques semaines après l’attaque de Pearl Harbour (1942), est encore plus explicite, comme le suggère le titre The Anti-Dictator. Kurtz va jusqu’à affirmer que si le Discours avait été lu correctement par les Européens, ceux-ci n’auraient pas accepté la tyrannie nazie que son lectorat américain combattait activement. Le message politique véhiculé par le texte de La Boétie et par sa traduction vis-à-vis du public contemporain est évident non seulement dans la préface mais aussi dans les 55 notes que Kurtz a ajoutées à ce bref essai. La troisième traduction fut accomplie en 1952 par Faina Abramovna Kogan-Bernshtejn. Dans l’Introduction, la traductrice russe avance que l’ouvrage de La Boétie, ou du moins la deuxième partie de celui-ci, n’est qu’un commentaire sur la complexité des relations de pouvoir observable dans les rouages du gouvernement. Cette interprétation, sur laquelle pèse son expérience personnelle pendant le régime stalinien, paraît pertinente pour sa critique de la domination bureaucratique de celui-ci. Ainsi, la traduction devient un outil précieux pour donner du sens aux récits dominants des régimes et pour s’y opposer.

La traduction comme agency est au centre de la réflexion menée par Deniz Malaymar dans son article sur l’écrivain et journaliste turc Sabahattin Ali, dont le travail de traducteur n’a pas suffisamment attiré l’attention des chercheurs, comme cela arrive d’ailleurs dans nombre de cas similaires. En dépit de son implication dans la fondation du Bureau de la Traduction sous les auspices du ministère de l’Éducation nationale, ce traducteur et agent politique et culturel porta beaucoup d’attention à la traduction non seulement des auteurs classiques de la littérature allemande mais aussi à la promotion, traduction et diffusion d’un nombre remarquable de textes classiques issus de la tradition de gauche. Malaymar observe qu’Ali, en tant que point de référence majeur du milieu culturel de son pays, fait figure de proue quant à l’introduction de contre-discours politiques et de discours parallèles à la culture turque du début de la période républicaine (depuis 1923).

S’intéressant à l’interprétation comme acte politique durant la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe siècle, les contributions de Hyongrae Kim et de Caterina Falbo montrent comment les interprètes, traditionnellement considérés, plus encore que les traducteurs, comme des figures neutres et de simples passeurs de mots, sont effectivement caractérisés par leur agency et leur positionnement. L’article de Kim met très bien en valeur ces aspects en se concentrant sur un cas d’empowerment d’interprètes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pendant l’occupation militaire américaine de la Corée du Sud (1945-1948). S’appuyant principalement sur des documents d’archives, cette étude cerne le contexte social complexe dans lequel la communication interlinguistique entretenue par de multiples agents se déroula sous le gouvernement militaire américain, en faisant état des variables sociales et politiques qui déstabilisèrent la hiérarchie traditionnelle entre interprètes et institutions. Adoptant une approche sociologique qui se situe dans le cadre conceptuel de Bourdieu, l’auteur observe que les interprètes parvinrent à acquérir un « capital linguistique » qui leur permit de jouer un rôle majeur et d’agir comme des « décideurs, des défenseurs et des négociateurs ». Cependant, ce rôle ne répondait pas aux attentes des autorités militaires américaines et de la population sud-coréenne, comme le met en avant Kim, confirmant ainsi que l’image la plus répandue de l’interprète est celle d’un médiateur neutre et impartial.

Partant du constat que l’acte d’interprétation s’inscrit dans la vie personnelle et sociale des individus, l’article signé par Falbo s’attache à mettre au jour la valeur politique de l’acte d’interprétation. L’auteure remarque que les conditions qui déterminent la nécessité de recourir à l’interprétation relèvent de deux niveaux imbriqués : un niveau supra-ordonné, soit le cadre historico-politique et spatio-temporel susceptible d’influencer et d’orienter les services d’interprétation, et un niveau subordonné, à savoir le niveau de l’interprète, en tant qu’individu qui « choisit » quoi et pour qui traduire et qui s’engage à satisfaire ces mêmes besoins. La valeur politique de l’acte d’interprétation est mise en évidence à l’aide de deux exemples, pris aux XXe et XXIe siècles, relevant de contextes et de domaines différents : le premier concerne l’interprétation dans le domaine judiciaire italien et le second examine l’interprétation en situation de conflit armé au niveau international. Ceux-ci font ressortir à la fois l’intensité du lien entre ces deux niveaux et la prédominance d’un niveau ou de l’autre en fonction du contexte et des conséquences de l’acte d’interprétation lui-même.

Ces études de cas du XXe au début du XXIe siècle illustrent bien la pluralité de formes que la traduction et l’interprétation peuvent acquérir lors de moments historiques cruciaux ayant lieu dans des contextes qui varient selon l’espace et le temps, validant ainsi la qualité protéiforme de la dimension politique de la traduction (Tymoczko, 2000, p. 43). C’est dans des situations de forte tension politique que tous les acteurs impliqués prennent pleine conscience non seulement de la valeur politique du traduire, mais aussi du fait que la traduction est un lieu où la parole devient acte politique.