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I. Une introduction au contexte historique des conflits territoriaux entre le Canada et les Premières Nations

Le Canada est héritier d’une histoire controversée entre les Premières Nations et les allochtones. Les négociations territoriales entre ces peuples autochtones et l’État britannique, puis canadien, sont aussi anciennes que l’arrivée des premiers colons européens. Dès 1701, et ce, jusqu’au début du XXe siècle, des traités historiques ont été conclus entre les Premières Nations et les représentants de la Couronne britannique afin de céder « des terres en échange d’avantages ponctuels ou permanents, de droits permanents ou de terres de réserve »[1].

En 1876, la Loi sur les Indiens[2], encore appliquée aujourd’hui, confère à l’État un rôle de fiduciaire des terres appartenant aux Premières Nations[3]. Il a donc la responsabilité d’« agi[r] au nom de la bande »[4], tout en soupesant l’intérêt national, lorsque survient une cession de terre[5]. À ce rôle s’ajoute l’obligation, pour l’État, d’agir « avec honneur et intégrité, et éviter la moindre apparence de "manoeuvres malhonnêtes" »[6] dans la négociation et l’interprétation des traités qui le lient aux Premières Nations.

L’application des traités et de la Loi sur les Indiens a été source de mécontentement chez les Premières Nations, l’une des raisons étant l’interprétation différente que l’État et elles font des traités historiques. Selon le gouvernement, ces traités constituent une cession du territoire et des droits autochtones liés en sa faveur, alors qu’aux yeux des peuples des Premières Nations, ils sont la manifestation de la volonté à cohabiter de façon harmonieuse.

Cette divergence privant les Premières Nations de droits qu’ils n’ont jamais souhaité céder s’ajoute à nombre de récriminations alléguant l’inexécution par l’État des obligations qui lui incombent en vertu de ces traités et de son statut de fiduciaire.

À partir de 1969, soit dans la foulée de la présentation du Livre blanc du gouvernement canadien, les Premières Nations deviennent plus insistantes à demander la reconnaissance « political and judicial »[7] de leurs droits territoriaux.

Est donc entrée en vigueur la Politique des revendications particulières[8], qui « vise à régler les revendications qui portent sur le non-respect des traités et à la mauvaise administration, par le gouvernement fédéral, des terres de réserve, des fonds des bandes et des autres biens des Indiens »[9]. Ces règlements s’effectuent au moyen d’octroi de compensations financières aux peuples victimes d’« historical injustices »[10]. En établissant ce mécanisme, le gouvernement avait bon espoir de se réconcilier avec les Premières Nations et d’établir une relation de confiance avec elles[11].

Ce processus n’atteint toutefois pas son but, en raison de son caractère inéquitable et partial au désavantage des Premières Nations[12]. En effet, l’État y assume les rôles incompatibles de « fiduciaire des Indiens, défenseur de la Couronne et juge des revendications présentées »[13]. De plus, il limite les possibilités pour les Premières Nations de recourir à la justice en se réservant le droit d’invoquer les règles de prescription des recours ou du retard indu, en raison du caractère très ancien des revendications, dans les cas de négociations infructueuses ou si l’affaire est portée devant les tribunaux[14]. Les peuples des Premières Nations se retrouvent donc à la merci « de la bonne volonté du gouvernement fédéral »[15], ce qui les amène à réclamer la création d’un « truly independent claims resolution body »[16].

La Commission des revendications particulières est créée en 1991 comme une « réponse provisoire »[17] aux manquements du Canada face aux obligations qui lui incombent en vertu des traités signés avec les Premières Nations. Cette solution, demeurée en fonction pendant dix-sept ans, posait le même problème d’indépendance que la Politique des revendications particulières puisque l’État continue d’y occuper les rôles de juge et partie[18]. Elle s’est donc avérée « généralement injuste, inefficace, laborieu[se] et beaucoup trop coûteu[se] »[19].

En 2007, le gouvernement du Canada met sur pied un plan d’action, intitulé La justice, enfin[20], qui vise à corriger les problèmes d’équité, d’impartialité, de transparence et d’indépendance des mesures en place pour le traitement des revendications particulières.

Après l’échec de la Loi sur le règlement des revendications particulières[21], qui créait « un mécanisme de règlement pire que le régime en vigueur »[22], le Tribunal des revendications particulières (TRP) voit finalement le jour le 17 octobre 2008[23], au terme de l’élaboration conjointe Canada-Assemblée des Premières Nations (APN) du projet de loi C-30[24]. Cela met donc en oeuvre la recommandation gouvernementale militant pour la création d’un tribunal équitable, indépendant et transparent pour le règlement des revendications particulières[25].

Au moment d’inaugurer le TRP, le gouvernement canadien, de concert avec plusieurs intervenants dont l’Assemblée des Premières Nations, collaborait au tout premier processus de justice transitionnelle du pays, qui concernait les violations commises dans les pensionnats indiens et visait la mise en place de divers instruments, notamment une Commission de vérité et réconciliation, qui permettent « une reconnaissance sincère de l’injustice et des torts causés aux Autochtones, de même que [le] besoin de poursuivre la guérison »[26]. Comme cette action semble motivée par une intention similaire à celle qui a entraîné la création du TRP, cela nous amène à nous poser la question suivante : le Tribunal des revendications particulières constitue-t-il également un mécanisme de justice transitionnelle permettant de panser les plaies du passé et de réconcilier le Canada et les Premières Nations?

Pour répondre à cette question, notre analyse se divise en trois parties. La première définit la justice transitionnelle et conclut que le Tribunal des revendications particulières pourrait être considéré comme un de ses mécanismes. La deuxième partie examine le rôle du TRP dans la lutte contre l’impunité des actes du gouvernement, à la lumière des droits à la justice et aux réparations. La troisième partie s'interroge sur l’apport du Tribunal des revendications particulières sur la remise en question de l’appareil étatique en analysant les droits à la vérité et aux garanties de non-répétition.

II. Le Canada : un cas particulier de justice transitionnelle

Afin de pouvoir examiner si le Tribunal des revendications particulières constitue un mécanisme de justice transitionnelle efficace, nous devons tout d’abord définir ce qu’est la justice transitionnelle et voir si le Tribunal peut se qualifier comme un de ses mécanismes.

A. Les principes généraux de la justice transitionnelle

Les Nations Unies ont défini la justice transitionnelle comme « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en oeuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation »[27]. Elle s’applique en période de bouleversements politiques, souvent lorsqu’un État passe d’un régime autoritaire vers une démocratie, ou lorsqu’un État entame un processus de paix au terme d’un conflit armé[28]. Dans toutes ces situations, un événement cause une rupture juridique du temps : « Law is caught between the past and the future, between backward-looking and forward-looking, between retrospective and prospective, between the individual and the collective »[29]. Cela nécessite donc la mise en place de mécanismes temporaires, visant une remise en question de l’État, pour permettre à la société blessée de faire la paix avec les violences passées et retrouver un état de droit[30].

Compte tenu de ces contextes, la justice transitionnelle s’est traditionnellement appliquée à dénoncer les atrocités de masses, plus particulièrement les épisodes de violence physique[31]. Par conséquent, elle se concentre sur les violations des droits civils et politiques[32]. Ainsi, « [t]ransitional justice has […] evolved in relative isolation from important developments in economic, social and cultural rights »[33]. Il existe cependant quelques exemples de mécanismes de justice transitionnelle qui, bien qu’ils aient tout d’abord été créés pour examiner les violations aux droits civils et politiques, ont élargi leur mandat pour y inclure les violations des droits socioéconomiques. C’est le cas, notamment, de la Commission accueil, vérité et réconciliation du Timor-Leste qui s’est déclarée compétente pour entendre une large variété de violations et a notamment recommandé qu’une enquête soit mise en place pour régler les revendications territoriales[34]. La Commission vérité et réconciliation de la Sierra Leone a également conclu que les disputes entourant les ressources minérales avaient joué un rôle important dans le conflit et a donc inclus quelques violations économiques dans son mandat[35]. La Commission pour l’éclaircissement historique du Guatemala a, quant à elle, examiné les impacts du génocide sur les traditions de la civilisation maya et a conclu que « the State has deprived indigenous peoples of their traditional economic activities, caused their forced displacement, affected their survival and culture, and forced them into conditions of extreme poverty »[36]. Elle a ordonné le paiement d’une somme d’argent à la communauté en réparation de ces atteintes à leur culture[37]. Ces exemples demeurent cependant isolés. Un courant doctrinal semble toutefois souhaiter que ces droits, ainsi que les autres injustices structurelles résultant de l’exercice d’un pouvoir répressif par un État démocratique, obtiennent une plus grande place dans le champ d’application de la justice transitionnelle[38], comme le recommandent les Nations Unies[39].

Lorsqu’un important bouleversement survient, la société a besoin de moyens pour lui permettre de se relever. Selon le secrétaire général et le Conseil de sécurité des Nations Unies, « c’est en rétablissant l’état de droit et la confiance dans l’impartialité de la justice que nous pouvons espérer faire revivre des sociétés brisées par un conflit »[40]. Le faire permettrait « non seulement [de] surmonter les effets des exactions commises dans le passé, mais aussi [de] promouvoir la réconciliation nationale et contribuer à empêcher le retour du conflit »[41]. Ces processus, de dimensions « multidisciplinary […] legalistic and […] apolitical »[42], tirent leurs sources de divers niveaux (international, national, local), et interpellent la participation d’acteurs provenant des organisations internationales, nationales et communautaires[43].

On regroupe ces actions de justice transitionnelle sous quatre piliers, découlant des principes sur la lutte contre l’impunité élaborés par Louis Joinet, alors rapporteur spécial sur l’impunité des auteurs de violations des droits de l’homme[44]. Il y a tout d’abord le droit de connaître la vérité sur les causes et conséquences des atrocités[45]. Le pilier de la justice exige que les États enquêtent de façon « approfondi[e], indépendant[e] et impartial[e] »[46] et entament des procédures judiciaires contre les responsables des violations des droits de la personne[47]. Le droit à la réparation « implique, à la charge de l’État, le devoir de réparer et la faculté de se retourner contre l’auteur »[48]. Finalement, l’État doit offrir des garanties de non-répétition, soit « veiller à ce que les victimes ne puissent de nouveau subir des violations de leurs droits »[49]. Pour rencontrer ces principes fondamentaux, le mécanisme doit « recognize the centrality of victims and their special status in the design and implementation of [its] processes »[50], notamment en se penchant sur « the root causes of the underlying conflict, the identification of vulnerable groups, such as minorities, […] and the condition of the country’s justice and security sectors »[51].

Mises ensemble, ces caractéristiques visent à « mettre un terme au règne de l’impunité »[52] et à « prévenir les violations flagrantes des droits de l’homme »[53] puisque c’est ce qui permettra aux sociétés de rompre avec leur passé trouble et aller vers un avenir meilleur[54].

Afin de pouvoir répondre aux besoins particuliers de la société blessée, les mécanismes de justice transitionnelle entrepris doivent être dynamiques, c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir évoluer en même temps que le contexte tout en continuant de répondre aux objectifs pour lesquels ils ont été créés[55]. Cela est d’autant plus nécessaire, mais difficile, que la justice transitionnelle « assumes a linear notion of time as progress, in which the past and the future are seen as separable and successive, instead of intertwined and co-implicated »[56].

Il n’existe toutefois aucune formule universelle : un système de justice transitionnelle doit se faire en fonction du contexte politique, des expériences nationales et culturelles qui enrichissent l’histoire de la société blessée[57]. Il doit répondre aux besoins des victimes ainsi qu’aux besoins et capacités du pays hôte tout en étant conforme aux normes juridiques internationales[58]. De plus, afin d’assurer la continuité des effets positifs engendrés par les mécanismes de justice transitionnelle mis en place, ces derniers doivent être « coordinated and positively reinforce the broader justice and security reform initiatives »[59].

Le Canada n’est pas étranger à la justice transitionnelle. En effet, en 2007, il a entamé une première tentative de mise en oeuvre d’un mécanisme de la justice transitionnelle qui portait sur le système des pensionnats indiens[60]. Dans la prochaine section, nous allons appliquer les principes que nous venons d’énoncer au Tribunal des revendications particulières afin de voir s’il peut constituer un autre exemple d’un mécanisme canadien de justice transitionnelle.

B. La justice transitionnelle s’applique au contexte des revendications particulières

Le processus de colonisation qui a fait naître les revendications particulières constitue une injustice structurelle puisque, pendant plusieurs siècles, le gouvernement a agi de façon inéquitable envers les Premières Nations[61]. En effet, le gouvernement leur a imposé de respecter les termes de traités négociés alors que lui-même faillait à ses obligations, par exemple, en prenant de façon unilatérale des décisions affectant les intérêts d’une bande sur des terres qui lui ont été cédées, au détriment de celle-ci[62].

Il existe un point de rupture entre le moment où le gouvernement commettait les violations et celui, dans les années 70, où il a signifié son intention d’y remédier, encouragé par la multiplication des manifestations autochtones pour dénoncer ces actes et réclamer un processus indépendant de règlement des revendications. Nous sommes donc en présence d’une instance de transition de l’impunité du gouvernement vers la reconnaissance et la cessation de l’injustice[63].

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une infliction de violence physique massive, nous considérons que les actes entrepris pour déposséder les Premières Nations de leurs terres et des ressources qui s’y trouvent sans qu'elles puissent bénéficier des droits et privilèges promis constituent des actes de violence[64]. Le gouvernement a utilisé son pouvoir répressif afin d’appauvrir les Premières Nations : « l’inégalité et la pauvreté sont étroitement associées à la violence et aux violations de divers droits, y compris les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels »[65]. Le droit de propriété des groupes autochtones sur leurs terres ancestrales fait partie des droits socioéconomiques, tout comme leur droit de bénéficier des ressources qui y sont présentes[66]. Bien que la redistribution des terres dépossédées n’ait pas été considérée comme un mécanisme de justice transitionnelle à proprement dit, les mesures de réparation liées aux violations territoriales s’intègrent graduellement à la justice transitionnelle[67].

Le gouvernement canadien a porté atteinte à la dignité des Premières Nations et a brisé le lien de confiance qui les unissait, en les traitant avec mépris et en leur niant un statut égal dans le cadre de leurs négociations[68]. En « favoris[ant] les changements institutionnels nécessaires à une nouvelle relation au sein de la population »[69], la justice transitionnelle pourrait offrir des réponses aux injustices historiques subies par les Premières Nations et favoriser le dialogue et la réconciliation entre elles et le gouvernement canadien.

Le Tribunal des revendications particulières a été fondé avec l’intention d’être un organisme quasi judiciaire indépendant, équitable et impartial[70]. Ces qualités sont assurées par la nomination de juges fédéraux qui entendent et tranchent les litiges « sur les revendications qui n’ont pas été acceptées en vue de la négociation d’un règlement dans un délai de trois ans ou qui, à la suite d’une acceptation, ont fait l’objet de négociations pendant trois ans sans aboutir à un règlement »[71]. Il examine les situations suivantes :

a) l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la première nation et Sa Majesté ;

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada ;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation ;

d) la location ou la disposition, sans droit, par Sa Majesté, de terres d’une réserve ;

e) l’absence de compensation adéquate pour la prise ou l’endommagement, en vertu d’un pouvoir légal, de terres d’une réserve par Sa Majesté ou un organisme fédéral ;

f) la fraude, de la part d’un employé ou mandataire de Sa Majesté, relativement à l’acquisition, à la location ou à la disposition de terres d’une réserve[72].

Le TRP détermine si des violations ont été commises par l’État et, le cas échéant, fixe une indemnité pécuniaire ne pouvant excéder 150 millions de dollars à verser aux communautés des Premières Nations lésées[73]. Les faits entourant les revendications particulières, l’analyse de la preuve présentée devant le Tribunal ainsi que les motifs menant à la décision sont détaillés dans des décisions écrites, définitives et exécutoires[74].

Le mandat du TRP permet donc d’offrir toutes les garanties exigées par la justice transitionnelle, et ainsi devenir un instrument de « political and social change »[75] qui pourra « résoudre définitivement les problèmes qui perdurent »[76] et permettre à la société canadienne d’aller de l’avant. Nous verrons plus loin s’il réussit.

III. Le Tribunal des revendications particulières et la lutte contre l’impunité

Le Tribunal des revendications particulières a été pensé pour que justice soit finalement rendue et que les Premières Nations puissent avoir des réparations si le Tribunal a statué sur une violation des droits et a validé la revendication particulière. Même si le TRP répond sur le papier aux piliers de la justice transitionnelle, les écueils du système des revendications particulières remettent en question son efficacité dans le processus de réconciliation et de paix.

A. Le TRP et le droit à la justice des Premières Nations

La justice permet de juger les bourreaux, de rétablir la vérité et de permettre aux victimes d’obtenir des compensations pour donner suite aux injustices qu’elles ont vécues[77]. Les mécanismes pour rendre justice doivent s’adapter à chaque situation[78]. L’impunité ne peut être de mise, puisqu’elle fragilise tout régime, et d’autant plus l’état de droit[79]. Le Canada est une monarchie constitutionnelle depuis plus de cent cinquante ans[80]. Dans un État qui est aussi stable politiquement et qui, en principe, assure l’état de droit par son régime de démocratie parlementaire[81], le système juridique qui a failli à protéger les Premières Nations relevait plutôt du système colonial[82]. N’étant donc pas similaire aux situations classiques où la justice transitionnelle est requise, soit « les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit »[83], cette notion de justice doit être adaptée.

Au sein des mécanismes de la justice transitionnelle, la justice constitue un pilier important pour apaiser les rivalités et permettre l’arrivée de la paix et sa continuité. Cela permet également d’assurer la pérennité des autres piliers mentionnés précédemment soit la vérité, la réparation et les garanties de non-répétition. Néanmoins, pour qu’elle soit efficace, il est primordial que la population reconnaisse la légitimité de la justice, aussi bien dans son fonctionnement que dans ses décisions[84]. Pour cela, l’indépendance de l’institution judiciaire est essentielle[85], de même que la participation des victimes dans sa définition[86]. Dans le cas canadien des revendications particulières, la première ébauche du tribunal dans le projet de la Loi sur le règlement des revendications particulières[87], ou le projet de loi C-6, n’a pas eu le soutien de l’Assemblée des Premières Nations. Le gouvernement canadien a finalement promulgué une loi corrigée[88]. Ce projet de loi C-30[89] a été rédigé en consultation avec l’APN. Même si cette dernière ne représente pas toutes les Premières Nations[90], c’est un effort inédit de la part du gouvernement fédéral canadien, notamment grâce à l’institution de groupes de travail mixtes APN-Canada et leurs recommandations[91]. De tels groupes demeurent encore aujourd’hui[92]. La Loi sur le Tribunal des revendications particulières[93] (Loi sur le TRP) a institué le Tribunal des revendications particulières.

Pour ce qui est de l’indépendance, le traitement des revendications particulières n’a jusqu’alors jamais été un processus indépendant. Avant le TRP, la Commission des revendications des Indiens (CRI), organisme provisoire présenté comme une solution de rechange aux tribunaux pour la gestion des revendications particulières, a plusieurs fois mis en avant l’importance de la mise en place d’un organisme indépendant[94]. À noter que ses décisions n’étaient pas contraignantes, ce qui est pourtant primordial selon Jane Dickson, ancienne commissaire de la CRI[95]. Le TRP est donc une révolution, alliant indépendance et jugements contraignants. Néanmoins, il connaît des dysfonctionnements, aussi bien pour l’accès des victimes au Tribunal, son efficacité et ses ressources attribuées par le gouvernement canadien que pour sa nécessaire indépendance[96].

L’accès au tribunal est à considérer dans cette analyse. Il est important de noter que le Tribunal est présenté comme la dernière possibilité dans le processus de revendication particulière. La politique La justice, enfin prône en premier lieu la négociation, voire la médiation[97]. Cependant, ni la négociation ni la médiation ne sont des processus permettant la réconciliation et la lutte contre l’impunité : alors que les Premières Nations sont ouvertes à la négociation[98], la Couronne envoie majoritairement des offres « take-it-or-leave-it »[99] selon des montants forfaitaires pour des revendications évaluées à moins de trois millions de dollars[100]. La médiation ne fait pas intervenir une tierce partie neutre et indépendante, les rares fois où le Canada accepte d’y recourir[101]. Pour pouvoir accéder au Tribunal, il faut que le gouvernement canadien refuse de négocier la revendication, qu’une décision contraignante soit nécessaire ou que les parties ne réussissent pas à faire aboutir la négociation au bout d’une durée subjective de trois ans[102]. Les Premières Nations peuvent également accéder au Tribunal lors de la phase de négociation, mais seulement avec l’accord du ministre, cette voie étant donc dépendante de la bonne volonté du Canada[103]. Ces possibilités de recours et d’accès sont très contraignantes, réductrices et même contraires à la volonté affichée dans La justice, enfin de réconciliation entre le Canada et les Premières Nations[104]. À noter qu’il existe une possibilité que le TRP aide au processus de négociation, lorsque les parties d’une revendication dont il est saisi lui demandent de suspendre l’instance pour leur permettre de négocier[105]. Dans ces cas, les parties doivent rendre des comptes au TRP sur l’avancement des négociations pour justifier la suspension.

Le Tribunal des revendications particulières est certes une amélioration par rapport au système antérieur, mais il reste limité, ne pouvant réellement intervenir que lorsqu’une négociation n’aboutit pas[106]. Le système de négociation montre en plus un rapport de force asymétrique entre le Canada et les Premières Nations[107]. Constituer un dossier de revendications particulières est fastidieux, coûteux et long[108]. Les longues négociations augmentent les frais financiers pour les Premières Nations qui sont déjà fragiles économiquement[109]. Il arrive même qu’elles décident d’annuler le processus de négociation à cause de son coût, surtout si elles pensent que le Canada n’est pas prêt à s’y engager de bonne foi[110]. Le TRP ne serait plus vu comme une punition, mais un réel recours, facilitant la réconciliation et ne laissant pas les requérants dans une situation de négociation stérile[111]. Il ne s’agit cependant pas d’une solution parfaite. En effet, les démarches devant le TRP engendrent des frais encore plus élevés que ceux découlant du processus de négociation, en plus de se dérouler dans des délais plus longs et dans un cadre procédural moins flexible[112]. Ce prix à payer peut dissuader des requérants de continuer la revendication devant le Tribunal ou de remplir, au bout des trois ans, une requête devant le TRP[113], ce qui limite son accès pour les Premières Nations et perpétue « an unfair war of attrition »[114].

Pour faciliter leur accès au TRP, du financement fédéral existe pour les Premières Nations, mais il est limité et le coût important de préparation pour soumettre une revendication au TRP s’ajoute aux précédents frais déjà engagés dans le processus de négociation[115]. Le budget alloué par le Canada pour le règlement des revendications particulières n’est pourtant pas à la hauteur des besoins et il en est de même pour celui du Tribunal alors que des coupes budgétaires aggravent la situation[116]. Par exemple, le nombre de juges nommés au TRP est largement insuffisant. Ce manque de ressources humaines ne lui permet pas d’être efficace et d’accélérer le processus des revendications particulières, l’un des objectifs principaux de la politique La justice, enfin[117]. Dès 2011, le juge Harry Slade dénonça ce manque de ressources, alors que le Tribunal entrait seulement en fonction[118]. Dans son rapport de 2014, il a même prédit que sans renfort de nouveaux juges, « le Tribunal faillira à sa mission »[119]. Le nombre de six juges, prévu dans la Loi sur le TRP, n’est toujours pas atteint, avec seulement un membre nommé à temps plein et trois membres nommés à temps partiel au TRP[120]. En parallèle, le gouvernement canadien rejette de plus en plus la négociation pour des revendications[121]. Cependant, plus le Canada refusera, et plus il y aura de demandes auprès du Tribunal. Cette charge de travail supplémentaire inquiète les Premières Nations, notamment à cause du manque de ressources du Tribunal[122].

Les Premières Nations mettent également en doute son indépendance[123]. Cette remise en question est d’autant plus forte que le Canada a promulgué la Loi sur le Service canadien d’appui aux tribunaux administratifs[124] en 2014. Par ses effets, cette loi met en danger l’indépendance du TRP et donc, sa légitimité aux yeux des Premières Nations[125]. En effet, le Registre des revendications particulières n’existe plus, ayant été greffé avec d’autres registres tenus par les services canadiens[126]. Le Tribunal n’a donc plus la main sur ses procédures d’allocation des ressources. Une perte de l’indépendance financière pourrait avoir une influence sur le fonctionnement même du Tribunal des revendications particulières[127]. Par ailleurs, la question de l’indépendance du TRP été abordée dans le rapport annuel de 2014 du TRP présenté par le juge Harry Slade à Bernard Valcourt, ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien de l’époque[128]. Si les Premières Nations doutent de l’indépendance du TRP, c’est toute sa légitimité qui peut être remise en cause[129]. Pourtant, c’est dans l’intérêt du Canada d’avoir un tribunal indépendant ayant les ressources nécessaires pour restaurer la confiance des Premières Nations dans les institutions et donc faciliter la réconciliation[130].

Le bilan du TRP aujourd’hui est contrasté, notamment vis-à-vis de la lutte contre l’impunité. En effet, même si le TRP « fonctionne et a "atteint les objectifs qu’il s’était fixés" »[131], pour certains, notamment Ryan Lake, conseiller juridique de la Première Nation crie de Missanabie[132], des doutes et des dysfonctionnements demeurent[133]. Malgré les tentatives d’entraves du gouvernement canadien dans le processus des revendications particulières[134], notamment par le nombre croissant de revendications rejetées ou fermées[135] et le manque de ressources, le TRP reste néanmoins la seule solution pour les Premières Nations d’obtenir justice grâce à ses jugements contraignants. Grâce au TRP, elles peuvent obtenir réparation des préjudices qu’elles revendiquent depuis plus de trente ans[136].

B. Le TRP et les nécessaires réparations à accorder aux victimes

Selon Jane Dickson, il ne fait aucun doute que le traitement inégal historique des Premières Nations est une des causes de la situation précaire actuelle de ces communautés[137]. Elle relie cette discrimination notamment au traitement des traités par le gouvernement canadien[138]. Cette vision est partagée par le Comité permanent des affaires autochtones et du Nord[139]. Au final, prendre en considération les revendications particulières, les écouter et trouver un arrangement équitable est plus que rendre justice et payer les dettes canadiennes envers les Premières Nations[140]. C’est également permettre à ces dernières de retrouver un développement prospère de leurs communautés tout en favorisant la réconciliation avec le Canada[141].

Le coût financier total des réparations inquiète le gouvernement canadien et constitue une vraie pierre d’achoppement[142]. Pourtant, rendre justice, c’est aller au-delà des difficultés pour reconnaître une violation et réparer un tort[143]. C’est d’autant plus important d’agir que les longs délais de préparation et de négociation des revendications particulières prolongent l’indisponibilité des ressources et des terres pour les Premières Nations, ce qui aggrave les violations[144]. La question est d’autant plus complexe que les réparations sont évaluées par le Canada après une estimation par la Direction générale des revendications particulières de la valeur de la revendication particulière[145]. À noter que les Premières Nations n’interviennent pas dans ce processus d’estimation[146]. C’est d’ailleurs un point d’amélioration que recommande le Comité permanent des affaires autochtones et du Nord[147]. Les revendications sont ensuite classées selon leur estimation. La grande majorité se retrouve sous l’appellation de « revendication à faible valeur » ou « small claim », soit une revendication estimée à moins de trois millions de dollars canadiens[148]. Pour ce type de revendication, un processus simplifié est engagé, celui avec l’offre à prendre ou à laisser, non négociable[149]. Les Premières Nations n’obtiendraient donc pas une réelle réparation du préjudice causé, ce qui va renforcer la frustration des victimes, qui pourraient ne pas se sentir prises en considération par le gouvernement; or, c'est primordial dans un tel processus de réconciliation[150]. Ainsi, il est possible de conclure que cette conception du traitement des revendications par montant forfaitaire atteste de l’incompréhension du Canada face aux besoins et revendications des Premières Nations.

De plus, comme le rapportent les Directeurs nationaux de recherche sur les réclamations (The National Claims Research Directors (NCRD)), le gouvernement canadien a tendance à vouloir négocier avec les Premières Nations que sur certaines parties de leurs revendications, demandant « a full and final legal release on the remaining allegations »[151]. Ainsi, la partie revendicatrice qui, dans le cours de ces négociations, accepte une indemnisation partielle et donne quittance au Canada pour l’ensemble de sa revendication perd ses recours, devant le TRP ou toute autre juridiction, pour la portion exclue de la négociation[152]. En 2014, la majorité des Premières Nations refusait ce genre d’offres[153], car c’est souvent le coeur de la revendication qui est exclu. Ces exemples montrent bien la mauvaise perception et l’inadaptation juridique du gouvernement canadien envers la problématique des revendications particulières.

Au-delà même de cette incompréhension, cela montre que le gouvernement canadien ne paye pas sa dette morale due aux Premières Nations[154], ce qui ralentit le processus de réconciliation. Selon les propos de Jane Dickson, le Canada perçoit les revendications particulières comme un énième programme à financer et non pas comme une partie intégrante de la dette du Canada envers les Premières Nations[155]. Ne pas respecter des traités aussi importants que la terre l’est pour les Premières Nations[156], cela cause des dommages moraux, au-delà de ce qu’ont déjà pu vivre ces communautés par le passé[157]. Pourtant, le Tribunal, quand une revendication est portée à sa juridiction, ne peut que statuer sur une indemnité pécuniaire limitée à 150 millions de dollars canadiens[158]. En effet, la Loi sur le TRP lui interdit tous « dommages-intérêts exemplaires ou punitifs »[159] et des indemnités pour « un dommage autre que pécuniaire, notamment un dommage sur le plan culturel ou spirituel »[160]. Par conséquent, les Premières Nations ne peuvent saisir le tribunal si elles demandent autre chose qu’une indemnité pécuniaire et si la réparation demandée dépasse ce seuil de 150 millions de dollars[161]. Comme le recommandent les experts du panel réunis pour examiner le TRP au nom de l’APN, des mécanismes devraient exister pour examiner les revendications évaluées à plus de 150 millions de dollars[162].

Avec la lenteur du processus des revendications particulières, l’indisponibilité des terres, la prolongation de la violation des droits et donc l’augmentation des indemnités pécuniaires pour les Premières Nations, le rapport de l’APN met en avant que cette limite de 150 millions de dollars canadiens va exclure progressivement davantage de revendications. En effet, elles vont gagner de la valeur et ne seront plus admissibles[163]. La réforme de la Loi sur le TRP que propose le Comité permanent des affaires autochtones revoit ce plafond de 150 millions de dollars canadiens. Repenser « les critères d’admissibilité des revendications particulières »[164] est également nécessaire[165]. Il serait aussi intéressant d’envisager des réparations alternatives, autres que pécuniaires[166]. Par exemple, la Première Nation des Innus Essipit a proposé celle d’excuses publiques, afin de permettre la reconnaissance des violations canadiennes[167].

Le Tribunal permet aux Premières Nations d’espérer justice et réparations[168], au moins pour les revendications de moins de 150 millions de dollars canadiens, suite aux violations des traités qui sont les origines des revendications particulières. Mais au-delà des réparations pécuniaires, le Tribunal est finalement une tribune pour les Premières Nations leur permettant de revendiquer ce qui leur est dû en tout temps, le respect de leurs droits[169]. Il permet de juger des discordes, mais également d’établir la vérité, celle des Premières Nations[170].

IV. La nécessaire remise en question des institutions canadiennes par la réforme du système des revendications particulières et du TRP

Selon l’expression de Louis Joinet : « Pour pouvoir tourner la page, encore faut-il l’avoir lue »[171]. C’est ainsi qu’en mettant tout en oeuvre pour donner la parole aux Premières Nations sur les injustices historiques qu’elles ont subies, le gouvernement canadien aura les outils nécessaires pour remettre en question ses institutions, sources d’inégalité depuis des siècles, et les réformer de façon à « garantir le non-renouvellement des violations »[172].

A. Le TRP est-il un mécanisme de recherche de la vérité?

Le pilier de la justice transitionnelle qu’est la vérité est reconnu comme un droit inaliénable[173] constituant la « first step towards justice »[174]. Il vise une :

vérité absolue et complète quant aux événements qui ont eu lieu, aux circonstances spécifiques qui les ont entourés, et aux individus qui y ont participé, y compris les circonstances dans lesquelles les violations ont été commises et les raisons qui les ont motivées[175].

Cela inclut donc l’obligation pour l’État de faire la lumière sur les « causes profondes »[176] et conséquences des violations[177]. Le mécanisme de justice transitionnelle le mieux connu pour réussir dans cette quête est la commission de vérité[178]. Toutefois, d’autres moyens permettent également d’atteindre cet objectif; l’ouverture d’enquêtes ainsi que des procédures judiciaires menées de façon indépendante et efficace peuvent contribuer à « rendre effectif le droit de savoir »[179]. Puisque les victimes sont au centre des mécanismes de justice transitionnelle, recueillir leurs témoignages est une étape primordiale pour réussir à obtenir une trame narrative complète sur les atrocités et violations commises[180]. Celle-ci devra être largement diffusée et préservée de façon à être accessible à tous, même à ceux qui n’ont pas été impliqués dans les événements, afin que « l’ampleur des crimes commis […] ainsi que [l]es motivations sous-jacentes et [l]es moyens et structures utilisés pour commettre ces crimes »[181] soient connus publiquement[182]. C’est ainsi que la société sera en mesure « to draw a line on the prior regime »[183].

Ainsi, le droit à la vérité se trouve intrinsèquement lié à plusieurs autres droits, tels qu’au « droit à un recours utile, à une protection légale et judiciaire […] à une enquête efficace, au droit d’être entendu par un tribunal compétent, indépendant et impartial […] au droit d’obtenir réparation »[184] et à la liberté d’expression[185].

Le Tribunal des revendications particulières peut s’instruire des faits de la cause au moyen de témoignages verbaux et écrits[186]. Il rend des décisions écrites[187]. Celles-ci reprennent le contexte historique, qui s’échelonne souvent sur plusieurs décennies et même plusieurs siècles[188], entourant le processus de négociation des traités et décrivent la nature des violations survenues. Tant les décisions que les motifs énoncés au soutien des demandes sont publiés et conservés sur le site Internet du Tribunal des revendications particulières[189], et sont donc accessibles à l’ensemble de la société.

Les « normes rigoureuses relatives aux éléments de preuve et aux procédures »[190] appliquées par le TRP contribuent à défendre le droit à la vérité des Premières Nations. Il s’agit en effet d’un système contradictoire dans lequel l’ensemble des parties ont le droit d’être entendues[191]. Elles peuvent également contre-interroger les témoins, permettant ainsi une évaluation juste de la crédibilité de leur récit[192]. Des experts peuvent être appelés à témoigner, à l’initiative d’une partie ou du Tribunal, afin d’amener un éclairage neutre sur des circonstances litigieuses[193]. Les témoignages sont faits sous serment[194]. Toutes ces caractéristiques contribuent à rendre les auditions qui ont lieu devant le TRP équitables et impartiales.

Le mode particulier de tenue des audiences devant le TRP, établi pour prendre en compte la diversité culturelle, a également un impact favorable sur le droit à la vérité. En effet, le Tribunal se déplace dans les collectivités des revendicateurs pour entendre les témoignages. Cette pratique non seulement permet aux membres de la communauté d’assister aux audiences, mais facilite également le témoignage des aînés, qui apporte incontestablement un éclairage précieux au Tribunal dans l’appréciation des revendications. Le TRP se fait d’ailleurs un point d’honneur de fixer les dates d’audience rapidement afin de préserver ces témoignages[195].

Bien que des conditions idéales semblent réunies pour respecter le droit à la vérité, il existe d’importants obstacles à sa réalisation. Le premier d’entre eux est la lourdeur de la procédure à suivre pour déposer une revendication. Les Premières Nations doivent rencontrer « rigorous rules of document production well above litigation standards, including providing transcripts of a substantial portion of historical document collections »[196]. Considérant que certaines revendications concernent des terres cédées il y a plus d’un siècle, cette documentation peut être difficile à recueillir[197]. Il existe donc un risque que certaines communautés ne puissent faire valoir leurs revendications en raison d’un manque de ressources. Ainsi, plusieurs dossiers demeureront dans l’oubli et n’auront pas la chance d’être portés à la connaissance de la société.

De plus, ces exigences pointues ont des effets sur la durée de traitement des revendications particulières. Les Premières Nations sont des groupes à la riche tradition orale. Dans les cas où la preuve à l’appui de leur dossier s’effectue principalement ou uniquement par témoignage, les longs délais encourus mettent en péril la disponibilité de leurs sources[198]. Si des témoins décèdent ou ne sont plus aptes à venir témoigner, la trame narrative quant à la revendication en litige ne pourra jamais être complète.

Le deuxième obstacle est l’attitude du gouvernement, qui nuit au déroulement des audiences devant le Tribunal des revendications particulières. Dans le plan d’action ayant mené à la création du TRP, le gouvernement canadien a reconnu ne pas s’être acquitté « de ses obligations légales découlant des traités historiques, de la Loi sur les Indiens et d’autres ententes officielles entre les Premières Nations et la Couronne »[199]. Ainsi, il s’engageait à travailler de concert avec les groupes autochtones pour respecter ses obligations et compenser « entièrement » les fautes qu’il a commises envers elles[200]. Toutefois, le comportement du Canada devant le TRP est contradictoire avec cette annonce. Notamment, l’État « routinely produces substandard documents that contravene the Minimum Standard »[201]. Il refuse également de mettre à la disposition du Tribunal tous les documents pertinents, par ailleurs recueillis par la Direction générale des revendications particulières du ministère des Relations Couronne-Autochtones et des Affaires du Nord aux fins d’évaluation de la revendication. Pour justifier la non-communication de bon nombre de ces documents, il allègue le privilège des négociations, et ce, même si la revendication n’a pas été admise à ces négociations[202]. De plus, les représentants juridiques des revendicateurs se trouvent dans l’impossibilité d’« achever à temps la recherche documentaire et les rapports préalables aux audiences »[203] en raison du « processus bureaucratique »[204] que le gouvernement a mis en place, ce qui engendre d’importants retards dans le règlement global de la revendication[205]. Enfin, le gouvernement canadien refuse de participer aux processus de médiation qu’il a pourtant lui-même suggérés comme étant « un excellent outil qui peut aider les parties dans un conflit à atteindre des ententes mutuellement avantageuses »[206]. Ce manque de collaboration pose des obstacles majeurs au droit à la vérité et contrecarre donc le processus de réconciliation[207]. Il importe toutefois de souligner que le procureur général du Canada a récemment établi une directive[208], fondée sur les Principes régissant la relation du Gouvernement du Canada avec les peuples autochtones[209], visant à harmoniser la conduite des juristes de l’État, dont ceux qui agissent devant le TRP, avec les valeurs de respect et de coopération le gouvernement souhaite empreindre dans ses relations avec les Premières Nations. Nous pouvons donc espérer que la mise en oeuvre de cette directive aura l’effet d’accomplir l’esprit de partenariat que le gouvernement préconise et ainsi favoriser la recherche de la vérité dans le cadre des procédures devant le Tribunal des revendications particulières.

Finalement, malgré la publication des décisions et le caractère public des auditions, particulièrement lorsque celles-ci se tiennent dans les communautés revendicatrices, il semble que la population canadienne dans son ensemble soit en réalité très peu informée des litiges portés devant le TRP. C’est d’ailleurs la perception qu’a eue Christian Awashish, ancien chef de la communauté Atikamekw d’Opitciwan. Lorsque son peuple s’est présenté devant le Tribunal des revendications particulières pour dénoncer les dommages et inconvénients causés par les manquements de l’État, le chef Awashish a jugé nécessaire de s’adresser aux médias, afin d’« informer la population au sujet des revendications de son peuple »[210].

Comme nous avons pu le voir, malgré la présence de caractéristiques favorables, le Tribunal des revendications particulières ne répond pas aux exigences du droit à la vérité. Une partie des obstacles énumérés pourraient toutefois être éliminés si le Tribunal adoptait une « less legal approach »[211], tout en conservant les garanties procédurales d’équité, ce qui pourrait remédier aux longs délais de règlement ainsi qu’aux coûts faramineux actuellement associés aux revendications. La nécessaire réforme du TRP permettrait en outre de garantir la non-répétition des violations mises en lumière par le processus de vérité.

B. Le TRP, un espoir pour les garanties de non-répétition des violations de l’État

Le quatrième pilier de la justice transitionnelle est les garanties de non-répétition. Ce pilier est « de nature préventive »[212], contrairement aux autres[213]. Cependant, il est dépendant du bon fonctionnement des autres piliers, eux-mêmes ayant besoin des garanties de non-répétition pour que les efforts faits pour juger, réparer et établir la vérité ne soient pas vains. Il permet également de consolider chacun des piliers[214]. Par exemple, des mesures pour mettre en place un mécanisme pour que de futures victimes aient un accès à la justice permettent d’éviter l’impunité des bourreaux et donc, de la société[215].

La question est de savoir si le Tribunal des revendications particulières est bien un mécanisme qui empêche la répétition de violation des traités ou, tout du moins, fait en sorte que les Premières Nations reçoivent enfin la réparation pour des violations des traités suite à leurs revendications depuis des décennies. Après l’exposé précédent des failles du système des revendications particulières et du TRP, il est possible d’en douter. Le problème majeur est la perception du gouvernement canadien à l’égard des revendications particulières. Le juge Patrick Smith du TRP a même affirmé que le Canada, notamment dans sa manière de régler les revendications de faible valeur, a un comportement « paternaliste, intéress[é], arbitraire et irrespectueu[x] des Premières Nations »[216]. Ce comportement est même nuisible à la réconciliation[217]. Il est d’ailleurs ardu de parler de non-répétition quand la justice et les réparations sont si difficiles à obtenir.

Par ailleurs, même si les politiques changent de nom, l’esprit reste le même[218]. En effet, même s’il y a différentes dispositions, les différentes politiques et décisions du Canada restent influencées par sa perception occidentale des traités et des terres[219]. Ces conceptions sont très différentes entre le Canada et les Premières Nations, aussi bien sur la vision de ce qu’est un traité ou même un territoire[220]. Il est donc nécessaire que le Canada prenne enfin en compte les critiques du processus et du TRP et repense les institutions pour les revendications particulières[221]. Sans cet examen, qui est entre les mains du groupe de travail technique conjoint sur les revendications particulières[222], les rapports de force et de pouvoir au détriment des Premières Nations vont se perpétuer[223]. Certains efforts se sont déjà concrétisés, notamment avec la mise en place de lignes directrices pour le financement des frais de négociation des revendications particulières, qui ont pour objectif d’aider à financer le processus, en vigueur depuis le 1er avril 2021[224]. Toutefois, le fond du problème demeure et les autres piliers évoqués précédemment seraient vains[225].

Le principe de bonne foi est pourtant censé régir les relations entre le Canada et les Premières Nations[226]. Pour ce qui est des revendications particulières, ce principe est mis de côté pour valoriser l’efficacité bureaucratique, ce qui est contraire à « l’esprit de réconciliation »[227] en sachant que, pour assurer le changement, il est nécessaire d’avoir les « conditions institutionnelles préalables »[228]. Il est primordial que ce principe de bonne foi ainsi que ceux « de la primauté du droit, de la démocratie, de l’égalité, de la non-discrimination et du respect des droits de la personne »[229] soient appliqués. Cela ne peut être fait sans une « autocritique »[230] du Tribunal et du processus des revendications particulières associé, autocritique devant être de mise pour toute société ayant permis des violations de droits.

Les premiers constats sont simples : dans la perspective du processus de justice transitionnelle, pour que le Tribunal atteigne son plein objectif de justice, de réparation, de vérité et enfin de non-répétition, il est primordial qu’il ait les ressources humaines et financières adéquates[231]. La loi seule ne suffit pas, il est nécessaire de l’appliquer correctement et, surtout, de donner les moyens de le faire[232]. Pour cela, plusieurs rapports, comme celui de l’APN de 2015, exposent des recommandations pour améliorer le système des revendications particulières et, notamment, le mécanisme du Tribunal[233]. Un rapport a d’ailleurs été présenté par le NCRD en 2015 à Stephen Harper, alors premier ministre du Canada[234]. En 2018, Jane Dickson écrivait que les gouvernements conservateurs fédéraux étaient mauvais pour le système des revendications particulières[235]. Le gouvernement libéral parle désormais de réconciliation. Justin Trudeau a même annoncé en 2018 que le Canada doit « reconnaître qu’au cours de plusieurs siècles, des pratiques coloniales ont nié les droits inhérents des peuples autochtones »[236]. Même s’il y a des retards et que, pour le moment, cela ne reste qu’une promesse tant le processus est complexe[237], c’est un premier pas pour le renouvellement des pratiques envers les Premières Nations. La réforme du TRP et du système des revendications particulières est en étude au sein du gouvernement fédéral de Justin Trudeau[238].

Cette remise en question doit être faite en vraie collaboration avec les Premières Nations, où ils seraient enfin perçus comme des égaux[239]. L’APN d’ailleurs montre dans son rapport de 2015 que lorsque les Premières Nations et le Canada travaillent main dans la main, les progrès en matière de revendications particulières sont rapides[240]. Jane Dickson, ancienne membre de la Commission des revendications particulières, en est convaincue : il n’est pas trop tard pour améliorer la relation entre les Premières Nations et le gouvernement canadien sur la question des revendications particulières[241].

En Australie et en Nouvelle-Zélande, des tribunaux ont été mis en place pour régler les situations conflictuelles liées aux autochtones. Ils sont mandatés pour gérer les négociations et faciliter l’obtention d’un consensus, notamment sur des questions de ressources et de territoires[242]. Le gouvernement canadien, qui est en train de négocier avec l’APN et les Premières Nations pour un renouveau des mécanismes de revendications particulières[243], pourrait s’inspirer de ces modèles tout en l’adaptant au contexte canadien qui est propre à cette nation. Déjà, le gouvernement du Canada s’est engagé en 2019 à débloquer 40 millions de dollars sur cinq ans pour le processus de constitution des revendications particulières[244]. Cette démarche prend en compte cette nécessité de repenser les aides financières pour les Premières Nations pour le processus des revendications particulières[245]. Comme écrit précédemment, il y a un lien entre la violation des traités signés entre le Canada et les Premières Nations et la situation économique précaire de ces dernières[246]. Leur situation économique leur empêche l’accès au Tribunal[247]. Si des violations issues des traités se perpétuent, elles n’auraient donc toujours ni réparation ni justice[248] et il n’y aurait pas de garanties de non-répétition.

D’autres améliorations sont envisageables, notamment sur la négociation et la médiation où le Tribunal pourrait davantage intervenir comme arbitre[249]. Il est d’ailleurs primordial de repenser ces mécanismes sous le principe d’honneur de la Couronne envers les Premières Nations[250]. Cet aspect est présenté comme étant à l’étude sur le site du gouvernement du Canada[251]. Il est nécessaire de faire davantage de réformes et le gouvernement reconnaît ce besoin. En 2018, le Comité permanent des affaires autochtones et du Nord a publié un rapport établissant des recommandations à suivre. L’une d’elles porte sur la réforme de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières[252] afin de mieux l’adapter à la diversité des situations et des communautés des Premières Nations[253]. Une autre recommandation, qui se retrouve dans les mécanismes pour garantir la non-répétition, est celle d’éduquer les décideurs politiques ainsi que la population canadienne[254]. Ils pourront notamment comprendre le fonctionnement du Tribunal et la question des revendications particulières. Un mémoire présenté devant ce comité par le BC Specific Claims Working Group suggère de renforcer les pouvoirs du TRP[255]. Finalement, cela permettrait de favoriser la réconciliation et d’empêcher des violations futures.

V. Le TRP, source d’espoir pour la réconciliation ou énième illusion?

Le Tribunal des revendications particulières est considéré comme un progrès dans le processus des revendications particulières et un pas vers la réconciliation. Néanmoins, il fait partie d’un mécanisme plus large qui n’est pas en phase avec les objectifs de paix et de réconciliation, objectifs qui guident le processus de justice transitionnelle[256]. Bien que le TRP soit respecté par les Premières Nations et reste un espoir pour elles[257], les dysfonctionnements du processus général des revendications particulières[258] se répercutent sur son activité, l’empêchant d’être pleinement efficace. La question du financement en est un exemple flagrant. Le gouvernement actuel est en pleine discussion et négociation avec les Premières Nations. Émettre la recommandation d’adapter le processus des revendications particulières aux particularités des Premières Nations montre une évolution des mentalités sur cette question, processus qui devrait être engagé pour le TRP. En effet, mettre en place une institution juridique pour rendre justice, même si elle n’est que secondaire dans un processus, ne suffit pas pour aller plus loin que la justice transitionnelle et ses quatre piliers[259]. Il faut des changements au niveau de la société[260]. Pour que le TRP soit efficace, il est nécessaire d’aller plus loin dans la réconciliation sociale. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[261], avec notamment son article 27, sera le fil rouge à suivre pour repenser le TRP et les rapports sociaux entre les Premières Nations et le Canada, prônant notamment un mécanisme de coopération « équitable indépendant, impartial, ouvert et transparent »[262] mis en oeuvre avec les Premières Nations.