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Depuis des décennies qu’elle se pose, la question de l’immunité personnelle de juridiction pénale étrangère divise la doctrine et les juges, avec comme toile de fond, le cercle des bénéficiaires de cette immunité. Les opinions, très diverses et souvent opposées sur cette question, peuvent se ramener à deux tendances dominantes : les partisans de la limitation de l’immunité personnelle de juridiction pénale étrangère aux membres de la triade composée du chef d’État, du chef de gouvernement et du ministre des Affaires étrangères, d’une part, et les tenants d’une extension de cette immunité à certaines autres personnes occupant un rang élevé dans l’État, au-delà de la triade sus évoquée.

Lorsque, dans l’affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République Démocratique du Congo c Belgique), la Cour internationale de Justice (ci-après « CIJ ») déclara que « certaines personnes occupant un rang élevé dans l’État, tel que le chef de l’État, le chef du gouvernement ou le ministre des Affaires étrangères, jouissent dans les autres États d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales »[1], d’aucuns ont pu interpréter ces mots de la Cour comme signifiants que l’immunité de juridiction pénale étrangère s’étendait, par-delà la triade, à d’autres représentants de l’État que la Cour n’a pas précisément nommés. Mais, loin de clore la controverse quant au cercle de représentants d’États étrangers bénéficiaires d’immunité de juridiction personnelle, la Cour l’aura plutôt relancée, voire exacerbée. Ainsi par exemple, les conclusions de M. Roman Anatolevich Kolodkin et Mme Concepción Escobar Hernandez, rapporteurs spéciaux de la Commission du droit international (CDI) sur la question de l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État ainsi que les débats auxquels ont donné lieu leurs rapports aussi bien parmi les membres de la Commission qu’à la Sixième Commission[2] témoignent de l’importance et de la persistance de la controverse quant au cercle des bénéficiaires de l’immunité ratione personae en droit international.

L’affaire Teodoro Nguema Obiang Mangue [Obiang] devant la justice française — qui a connu un accompagnement médiatique retentissant sous l’appellation de « biens mal acquis » — et son prolongement à la CIJ dans l’affaire Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c France)[3] — sont parmi les événements majeurs les plus récents qui prouvent que la question du cercle des bénéficiaires de l’immunité ratione personae en droit international n’est pas que vaine querelle doctrinale. La question de l’immunité personnelle de M. Teodoro Nguema Obiang Mangue vice-président de la République de Guinée équatoriale responsable de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État, a été au coeur du procès des « biens mal acquis » et de l’affaire Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c France)[4]. Alors que la justice française a « rejeté » l’existence d’une immunité de juridiction pénale absolue à l’étranger en faveur de M. Obiang Mangue[5], la CIJ, s’est, pour sa part, reconnue incompétente pour statuer « sur l’aspect du différend opposant la France et la Guinée équatoriale au sujet de l’immunité invoquée en faveur du vice-président équato-guinéen »[6]. Partant, la Cour ne s’est pas prononcée sur l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité d’un vice-président de la République [chargé de la Défense nationale et de la Sécurité].

Avec l’affaire Obiang comme cas d’étude et à la lumière des développements du droit international sur la question de l’immunité (ratione personae) de juridiction pénale des représentants de l’État, cet article débat de la conformité au droit international du « rejet », par la justice française, de l’immunité pénale d’un vice-président de la République responsable de la Défense nationale et de la Sécurité. Dans cette perspective, il démontre que le juge français a éludé la principale et cruciale question procédurale au coeur du procès, à savoir celle de l’immunité personnelle de M. Teodoro Nguema Obiang Mangue en raison de son rang de vice-président de la République de Guinée équatoriale responsable de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État. Plutôt que de trancher cette question précise et d’assortir sa décision d’une motivation solide et cohérente, la justice française donne l’air de se fourvoyer dans la confusion entre l’immunité personnelle et l’immunité matérielle (I). Quant à la conclusion de la justice française, d’où découle le rejet de cette immunité, cet article constate et démontre une conclusion qui va à contre-courant des développements « récents » du droit international sur la question de l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État (II).

I. Quand la justice française élude la véritable question posée

En posant que la justice française a éludé la question de l’immunité personnelle d’un vice-président de la République chargée de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État, nous ne suggérons aucunement une intention délibérée du juge français d’escamoter cette question. Nous constatons, tout simplement qu’une question essentielle dans le procès Obiang des « biens mal acquis » n’a pas retenu l’attention du juge français, en particulier celui du premier degré et celui d’appel. Quant au juge de cassation, sa conclusion, qui donne raison au juge d’appel, va à contre-courant de la tendance dominante du développement du droit international en matière d’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État.

Par le biais de ses conseils, M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, qui ne se présenta personnellement jamais à son procès, a, de très bonne heure, dévoilé sa stratégie de défense, laquelle consistait dans la fin de non-recevoir[7] tirée de l’immunité (personnelle) de juridiction pénale étrangère dont il prétendait jouir, en sa qualité de second vice-président de la République de Guinée équatoriale chargé de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État. Sur cette base, il contesta, devant le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris, mais sans succès, la légalité du mandat d’arrêt délivré à son encontre le 13 juillet 2012. Son recours à la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris en annulation du mandat d’arrêt décerné à son encontre n’eut guère plus de succès puisque la Cour :

considérant que les juges d’instruction étaient (…) bien fondés à délivrer, le 13 juillet 2012, à l’encontre de Teodoro NGUEMA OBIANG MANGUE un mandat d’arrêt, celui-ci ayant refusé de comparaitre et de répondre aux deux convocations pour première comparution voire pour une mise en examen qui visait des actes commis en France, dans le cadre de sa vie privée.[8]

La Cour déclara « la requête en nullité formée par Teodoro NGUEMA OBIANG MANGUE irrecevable faute de qualité pour agir » et, au fond, dit « n’y avoir lieu à annulation du mandat d’arrêt délivré le 13 juillet 2012 contre Teodoro NGUEMA OBIANG MANGUE »[9]. S’agissant des termes de la requête en nullité, Teodoro Nguema Obiang Mangue entendait démontrer la recevabilité de la requête et la nullité du mandat d’arrêt décerné à son encontre, sa qualité de vice-président de la République de Guinée équatoriale lui faisant bénéficier d’une immunité de juridiction totale devant les tribunaux français. Au cours de la procédure, la défense fut constante quant à la nature de l’immunité qu’elle invoquait, en l’occurrence l’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae :

En l’espèce, M. Teodoro Nguema Obiang Mangue a été nommé second vice-président responsable de la Défense et de la Sécurité nationale le 21 mai 2012. La spécificité et l’exercice de ces fonctions sont manifestement d’un rang élevé, à l’instar du chef de l’État ou du gouvernement. Il doit donc bénéficier d’une immunité absolue de juridiction, le mandat d’arrêt délivré à son encontre le 13 juillet 2012, permettant recherches et détention, contrevient aux principes d’immunité. La Cour ne pourra qu’annuler ledit mandat d’arrêt délivré en violation des règles coutumières internationales et d’ordre public[10].

L’arrêt de la 2e chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris du 13 mars 2013 confirme que les termes de la requête en nullité du mandat d’arrêt se situent sur le terrain de « l’immunité de juridiction absolue et l’inviolabilité dont bénéficie M. Teodoro NGUEMA OBIANG MANGUE ». Toujours sur la ligne de défense axée sur l’immunité personnelle, la requête en nullité du 31 juillet 2014 de M. Teodoro Nguema Obiang Mangue en vue d’obtenir l’annulation de sa mise en examen en raison de son immunité argumente qu’

en sa qualité de second vice-président de la République de Guinée Équatoriale, Téodoro Nguema Obiang Mangue bénéficie d’une immunité totale et absolue, il ne peut faire l’objet d’aucune poursuite pénale devant les juridictions françaises, pendant l’exercice de ses fonctions, de sorte que sa mise en examen du 18 mars 2014 doit être annulée[11].

Par son arrêt du 16 avril 2015, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris rejeta la requête au motif que Teodoro Nguema Obiang Mangue étant devenu second vice-président de la République de Guinée équatoriale en charge de la défense et de la sécurité de l’État à compter du 21 mai 2012 alors que les faits qui lui étaient reprochés, commis sur le territoire national français du temps où le prévenu occupait les fonctions de ministre de l’Agriculture et des forêts, sont détachables de l’exercice des fonctions étatiques protégées par la coutume internationale au nom des principes de souveraineté et d’immunité diplomatique. La Cour poursuivit la motivation du rejet de l’immunité invoquée par la défense de M. Obiang en relevant que les faits imputés à Teodoro Nguema Obiang Mangue relevaient exclusivement de sa vie privée en France et avaient été commis sur une période antérieure à ces nouvelles fonctions. M. Teodoro Obiang Nguema Mangue se pourvut en cassation contre l’arrêt du 16 avril 2015. Dans leur mémoire ampliatif à l’appui du pourvoi n° X 15-83.156, les conseils de M. Obiang reprirent la ligne de défense de départ, en l’occurrence celle arguant l’immunité personnelle de M. Obiang Mangue. Alléguant, entre autres moyens, la « violation de la coutume internationale relative à l’immunité et à l’inviolabilité du chef et des hauts représentants d’un État étranger », ils expliquèrent qu’il résulte de la coutume internationale qu’au même titre que les chefs d’État, certains agents d’un État étranger dont le rang et les fonctions induisent l’exercice à l’étranger de missions de représentation de cet État en lien avec l’exercice de sa souveraineté, bénéficient d’une immunité personnelle qui les protège de toute poursuite le temps de leurs fonctions, pour quelque acte que ce soit, commis pendant comme avant l’entrée dans ces fonctions et en lien ou non avec l’exercice par l’État de sa souveraineté ; qu’à raison de son rang de second vice-président de la République de Guinée équatoriale responsable de la défense et de la sécurité de l’État et des fonctions qui y sont attachées, qui induisent de manière effective l’exercice de missions de représentation de cet État à l’étranger directement en lien avec l’exercice de sa souveraineté, dans le cadre de la coopération interétatique, notamment militaire et par exemple là où se situent les contingents de l’armée de cet État dédiés à des opérations de maintien de la paix, monsieur Teodoro Nguema Obiang Mangue bénéficie, en vertu de la coutume internationale et tant qu’il occupe ces fonctions, d’une immunité personnelle et opposable à toute poursuite, quels que soient les faits qui lui sont reprochés ; qu’en se limitant à examiner la mise en oeuvre de l’immunité matérielle attachée aux actes de l’État et de ses agents sans faire application de la coutume internationale propre au statut du chef et des hauts représentants d’un État étranger, la chambre de l’instruction a violé ladite coutume, ensemble les articles et principes précités[12].

Par son arrêt du 15 décembre 2015, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par M. Obiang Mangue en déclarant que ce dernier « ne saurait se faire un grief de ce que la chambre de l’instruction lui a refusé le bénéfice de l’immunité de juridiction pénale par les motifs repris au moyen, dont certains, relatifs aux circonstances de sa nomination, sont dénués de pertinence, mais surabondants ». La Cour écarta le moyen tiré de l’immunité de juridiction pénale étrangère invoquée par le requérant au motif qu’

il résulte de l’arrêt et des pièces de la procédure que, d’une part, les fonctions du demandeur ne sont pas celles de chef d’État, de chef du gouvernement ou de ministre des Affaires étrangères, d’autre part, l’ensemble des infractions qui lui sont reprochées, le blanchiment de leur produit ayant été opéré en France, à les supposer établies, ont été commises à des fins personnelles avant son entrée dans ses fonctions actuelles, à l’époque où il exerçait les fonctions de ministre de l’Agriculture et des forêts[13].

Il est remarquable de constater la manière dont la justice française évite la discussion de la question de l’immunité personnelle de M. Obiang à raison de son rang et de ses fonctions de second vice-président de la République de Guinée équatoriale responsable de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État. En motivant le rejet de l’immunité personnelle par l’argument que les faits ont été commis à « des fins exclusivement personnelles entre 1997 et 2011 »[14], c’est-à-dire antérieurement à la nomination d’Obiang Mangue aux fonctions de vice-président de la République, en insistant sur le point que les faits qui lui sont imputés « sont détachables de l’exercice des fonctions étatiques protégées par la coutume internationale au nom des principes de souveraineté et d’immunité diplomatique »[15], la justice française évite de se prononcer sur l’existence de l’immunité personnelle en faveur d’un second vice-président de la République chargé de la Défense et de la Sécurité de l’État. Car ces considérations ne sont pertinentes qu’en ce qui concerne l’immunité matérielle ou fonctionnelle. Étant entendu que l’immunité personnelle protège ses bénéficiaires de toutes poursuites juridiques pendant la durée de leur mandat sans égard à la distinction entre les actes accomplis par l’intéressé à titre « officiel » et ceux qui l’auraient été à titre « privé », pas plus qu’entre les actes accomplis par l’intéressé avant qu’il n’occupe les fonctions étatiques protégées[16]. Le glissement de la justice française sur le terrain des immunités fonctionnelles, ou ratione materiae en ce qui concerne M. Obiang qui invoquait l’immunité personnelle demeure un mystère jurisprudentiel. De toute évidence, elle ne se prononce pas, ou pas assez, sur la question de l’immunité personnelle invoquée par M. Teodoro Nguema Obiang Mangue à raison de son rang de second vice-président de la République de Guinée équatoriale responsable de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État. Dans cette affaire, la justice française ne discute ni du rang de M. Obiang Mangue ni de la nature de ses fonctions, deux critères essentiels dans la détermination, parmi les hauts représentants d’États étrangers, de ceux qui bénéficient de l’immunité de juridiction pénale et de l’inviolabilité absolue. Il s’agit, de notre point de vue, d’un évitement regrettable dont il n’est pas de l’ambition de cet article de se concentrer dans la recherche d’une explication. Le juge français a-t-il motivé, comme il l’a pu, une solution qui obéissait à des considérations politiques, ou, au contraire, s’agit-il d’une malencontreuse erreur d’interprétation par un juge judiciaire qui n’est pas au faîte des développements du droit international ? Telles sont, entre autres, les hypothèses possibles pour celui qui voudrait se consacrer à une telle recherche. Quoi qu’il en soit, la conclusion de la justice française dans l’affaire Obiang des « biens mal acquis » se situe à contre-courant de la tendance dominante au regard des développements du droit international en matière d’immunité personnelle des représentants de l’État.

II. Une conclusion à contre-courant de la tendance dominante du développement du droit international

Dans la section précédente, nous avons suggéré que la justice française a éludé la question de l’immunité personnelle d’un second vice-président de la République d’un pays étranger, en l’occurrence M. Teodoro Nguema Obiang Mangue de la République de Guinée équatoriale. Mais l’on peut également supposer que la justice française, tout en s’égarant en ce qui concerne la motivation, et sans l’assumer dans des termes non équivoques, a rejeté l’immunité personnelle de M. Obiang. Car en fin de compte, M. Obiang a été poursuivi et jugé par la justice française nonobstant l’invocation par les conseils d’Obiang de l’immunité de leur client à raison de son rang et de ses fonctions.

Dans cette section, nous nous proposons de discuter ce rejet à la lumière des développements du droit international en matière des immunités personnelles. Au-delà de l’étonnant et flagrant évitement, par la justice française, de la question centrale de l’immunité de juridiction pénale (ratione personae) de M. Obiang, second vice-président de la République de Guinée équatoriale, les poursuites contre ce haut représentant de l’État par une juridiction d’un État étranger font resurgir la question, très controversée en doctrine et objet d’une pratique étatique contrastée, du cercle des bénéficiaires de l’immunité ratione personae de juridiction pénale étrangère. Pour être plus précis, cette controverse et ce contraste concernent les hauts représentants des États étrangers, autres que les chefs d’État, les chefs de gouvernement et les ministres des Affaires étrangères. Car, pour cette dernière troïka, leur immunité de juridiction pénale et leur inviolabilité, fondées sur le droit international coutumier[17], ne connaissent que bien rares adversaires. Au-delà de la troïka, ce n’est pas seulement la détermination du cercle d’autorités étatiques auxquelles s’étend l’immunité de juridiction pénale étrangère, en raison du rang élevé qu’elles occupent dans l’État, qui divise doctrine et jurisprudence, c’est également l’extension même de cette immunité au-delà de la triade.

Afin d’apprécier la cohérence de la « jurisprudence » française dans l’affaire Obiang avec le droit international en matière d’immunité de juridiction pénale étrangère dont bénéficient « certaines personnes occupant un rang élevé dans l’État », il est important de faire le point sur l’état du droit international sur la question de l’immunité pénale, ratione personae, étrangère des plus hauts responsables de l’État.

A. Une fracture doctrinale majeure entre les partisans et les adversaires de l’élargissement du champ d’application personnel de l’immunité personnelle des représentants de l’État

Si l’arrêt rendu dans l’affaire du Mandat d’arrêt a mis un terme aux controverses entourant l’immunité de juridiction pénale dont jouissent un ministre des Affaires étrangères[18], un chef d’État et un chef de gouvernement en fonction devant un juge étranger, la controverse reste entière en ce qui concerne l’immunité personnelle des autres hauts représentants d’un État étranger. Très symptomatiques de cette controverse sont, entre autres, les projets de conclusion (traduisant des approches radicalement différentes, voire opposées) des rapporteurs spéciaux de la Commission du droit international sur l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État (M. Roman Anatolevich Kolodkin et Mme Concepción Escobar Hernandez)[19] ainsi que les positions opposées reflétées aussi bien dans les débats de la Commission que dans les commentaires et observations des États[20]. Alors qu’Escobar Hernandez privilégie une approche stricte qui réserve l’immunité ratione personae au chef de l’État, au chef du gouvernement et au ministre des Affaires étrangères, Kolodkin, lui, propose une approche plus générale qui englobe, parmi les bénéficiaires de l’immunité, d’autres représentants de l’État[21]. Des deux approches, c’est celle de la rapporteuse spéciale Hernandez qui sera adoptée par la CDI. Sur la base des rapports de la Rapporteuse spéciale Escobar Hernandez, la Commission adoptera, à titre provisoire à ce jour, un texte des projets d’articles sur l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État[22]. L’article 3 de ce texte dispose que « Les chefs d’État, les chefs de gouvernement et les ministres des Affaires étrangères bénéficient de l’immunité ratione personae à l’égard de l’exercice de la juridiction pénale étrangère ». Nonobstant ce projet d’articles censé refléter la codification et le développement du droit international[23] relatif à l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État, la Commission reconnait que « des tentatives d’élargissement ont été défendues par plusieurs membres de la Commission »[24] tout en affirmant que « l’intention finale des rédacteurs est bien de limiter le champ d’application personnel de l’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae aux seuls membres de la triade »[25].

Sans méconnaitre la pertinence des arguments qui sous-tendent l’approche adoptée par la CDI, cette approche est loin de refléter les développements du droit international en matière d’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État. L’examen des décisions rendues par de hautes juridictions nationales semble révéler une pratique d’acceptation de l’immunité de juridiction pénale (ratione personae) étrangère pour d’autres représentants de l’État d’un rang élevé, au-delà des membres de la triade[26]. Cette approche est également en porte-à-faux avec ce qui semble être la position de la Cour internationale de Justice. Cette dernière a déclaré « qu’il est clairement établi en droit international que, de même que les agents diplomatiques et consulaires, certaines personnes occupant un rang élevé dans l’État, tel que le chef de l’État, le chef du gouvernement ou le ministre des Affaires étrangères, jouissent dans les autres États d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales »[27]. À notre avis, ce passage doit être interprété comme une reconnaissance par l’organe judiciaire principal des Nations unies que l’immunité de juridiction pénale étrangère s’étend, par-delà la triade, à d’autres représentants de l’État que la Cour n’a pas précisés.

Dans son opinion individuelle, le juge ad hoc Kateka insiste sur la locution « telles que » contenue dans le paragraphe 51 de l’Arrêt du Mandat d’arrêt pour suggérer que « Le vice-président de la Guinée équatoriale (…) numéro deux du gouvernement (…) pren[ant] rang au-dessus du premier ministre (…) bénéficie [donc] de l’immunité ratione personae »[28]. Dans l’affaire Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), la Cour internationale de Justice semble endosser le point de vue de la France qui conteste l’immunité de juridiction pénale absolue à l’étranger du procureur de la République et du chef de la sécurité nationale de la République de Djibouti par le fait que leurs « fonctions sont essentiellement internes »[29]. Par un raisonnement a contrario, il est permis de penser que la France reconnaitrait l’immunité personnelle à un haut représentant d’un État étranger occupant un rang élevé au sein de cet État au cas où son portefeuille comprendrait des fonctions internationales. Selon la France, l’immunité reconnue au ministre des Affaires étrangères ne saurait être transposée aux cas d’un procureur général ou d’un chef de la sécurité nationale, dont les fonctions sont essentiellement internes. En ce qui concerne le premier, il représente le ministère public devant le Tribunal de première instance ; (…). à ce titre, il « répartit les tâches et les divers services du Parquet » et il est « responsable de l’administration du Tribunal de Première instance » conjointement avec le Président de celui— ci.

En ce qui concerne le second, les attributions conférées au chef de la sécurité nationale de Djibouti attestent que ce dernier occupe une fonction essentiellement administrative et interne. En effet, en vertu du décret no 99-0085/PRE du 13 juin 1999 portant nomination d’un chef de la sécurité nationale, l’intéressé assure le secrétariat du Conseil national de Ia défense[30].

Bien que la Cour internationale de Justice ait suggéré que certaines personnes occupant un rang élevé dans l’État, mais n’appartenant pas nécessairement à la troïka, bénéficient, à l’instar de la troïka, d’une immunité de juridiction pénale et d’une inviolabilité absolue ratione personae, la rapporteuse spéciale Escobar Hernández ne croit pas qu’un tel élargissement reflète une règle de droit international. Au contraire, elle déclare qu’« il est impossible de trouver des arguments en faveur d’une application élargie de l’immunité ratione personae à d’autres représentants de l’État que ceux composant la troïka »[31], et suggère que « cela reviendrait à leur attribuer une fonction de représentation directe et automatique de l’État dans les relations internationales sur la base d’une norme de droit international dont on ne peut établir l’existence »[32]. Ici, une remarque s’impose. En supposant que la Cour internationale de Justice ait suggéré que certains hauts représentants de l’État n’appartenant pas nécessairement à la troïka bénéficient de l’immunité de juridiction absolue fondée sur une règle de droit international coutumier, elle n’aurait pu aboutir à cette conclusion qu’à l’issue d’un examen de la pratique, à la fois dans son élément matériel (consuetudo) et dans son élément psychologique (opinio juris). En tout cas, lorsque la Cour conclut à l’absence « d’une exception quelconque à la règle de l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité des ministres des Affaires étrangères en exercice », elle déclara être parvenue à cette conclusion après avoir examiné avec soin la pratique des États…[33].Ce qui nous permet de penser, tout naturellement, qu’elle s’est assurée d’un examen similaire avant de déclarer qu’

il est clairement établi en droit international que, de même que les agents diplomatiques et consulaires, certaines personnes occupant un rang élevé dans l’État, telles que le chef de l’État, le chef du gouvernement ou le ministre des Affaires étrangères, jouissent dans les autres États d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales[34].

Passage que mobilisent, à l’envie, ceux qui interprètent l’Arrêt du Mandat d’arrêt comme reconnaissant l’immunité ratione personae à d’autres représentants de l’État que ceux composant la troïka.

Nonobstant cette fracture doctrinale, reflétée également à travers les commentaires et observations des gouvernements lors des travaux de la Commission juridique de l’Assemblée générale des Nations unies, il existe bien une pratique significative, sous la forme de décisions rendues par de hautes juridictions nationales, dont il résulte que le juge a accordé l’immunité personnelle à des représentants d’États étrangers de rang moins élevé que le vice-président et aux fonctions qui entrent dans le portefeuille du second vice-président de la Guinée équatoriale, M. Teodoro Nguema Obiang Mangue. À la lumière de cette pratique, nous suggérons que si la justice française avait examiné avec soin la question de l’immunité personnelle de M. Obiang à la lumière des développements du droit international sur la question, en particulier la jurisprudence étatique et celle de la Cour internationale de Justice, elle aurait pu, voire dû, aboutir à une conclusion différente ; celle qui aurait accordé l’immunité de juridiction pénale étrangère à M. Obiang Mangue.

B. Une pratique qui suggère l’immunité personnelle d’un vice-président de la République responsable de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État

Dans la deuxième section de cet article, nous avons montré que la justice française a éludé la cruciale question de l’immunité personnelle, pourtant invoquée de manière non équivoque par M. Obiang. Elle préféra négocier un glissement, autant brutal qu’inexpliqué, sur le terrain des immunités fonctionnelles (ratione materiae). Dans ce paragraphe, nous proposons de ramener dans le débat la question de l’immunité personnelle de M. Obiang Mangue pour démontrer que, si elle eût été examinée avec soin, il y a de sérieux arguments qui militent en faveur de ladite immunité.

Bien que la Cour internationale de Justice fit observer, dans l’affaire du Mandat d’arrêt, qu’aux fins de cette dernière, « seules l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité d’un ministre des affaires étrangères en exercice [devaient] être examinées par la Cour »[35], elle déclara « qu’il est clairement établi en droit international que certaines personnes occupant un rang élevé dans l’État jouissent dans les autres États d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales ». D’après Jean-Pierre Quéneudec « cet arrêt est à rapprocher d’autres grandes décisions de la Cour qui, par leur apport à la clarification du droit international coutumier, ont durablement marqué l’évolution du droit international »[36]. Le grand intérêt que porte cet article à cet arrêt est ainsi justifié par sa valeur et sa portée jurisprudentielles par rapport au problème auquel porte cette réflexion. Si la Cour ne s’est pas risquée à établir une liste exhaustive des personnes concernées, elle n’en a pas moins suggéré un double critère quant à la détermination des bénéficiaires de l’immunité personnelle, au-delà de la troïka, à savoir, le rang de la personne concernée dans l’État, d’une part, et l’aspect diplomatique de sa fonction, dont l’exercice nécessite une capacité de se déplacer librement à l’étranger, d’autre part[37]. Ces deux critères forment le champ d’intersection des personnes qui jouissent de l’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae. De notre point de vue, eu égard à son rang et à la nature de ses fonctions, et à la lumière de la pratique des États, un vice-président de la République en charge de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État fait partie de la catégorie des bénéficiaires de l’immunité de juridiction pénale et d’une inviolabilité absolue ratione personae.

Le critère du rang est le moins discutable pour M. Obiang Mangue. Numéro trois du gouvernement de son pays du 21 mai 2012 au 22 juin 2016 et, depuis cette dernière date, numéro deux du même gouvernement ; prenant dans les deux cas rang au-dessus du premier ministre, le caractère élevé de son rang au sein de son État est évident. La loi fondamentale de Guinée équatoriale[38] prévoit que « Le vice-président de la République assiste le président de la République qui peut lui déléguer certaines de ses facultés constitutionnelles »[39]. Cette loi précise qu’« il assume les fonctions de président de la République en cas de vacances pour cause de démission, incapacité physique ou mentale permanente ou de décès »[40]. Admettons, avec Alain-Guy Tachou-Sipowo, que « La notion de personnalité de rang élevé [soit] d’appréciation subjective »[41] et qu’elle laisse les États maitres de sa détermination »[42]. Dans l’affaire Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), la France n’admet-elle pas que le procureur de la République et le chef de la sécurité nationale de la République de Djibouti « occupent un rang élevé au sein de l’État djiboutien »[43] ? Qui plus est, de nombreux tribunaux internes ont accordé l’immunité personnelle à des représentants étatiques d’un rang notoirement inférieur, tel que les ministres[44].

Quant au critère relatif aux fonctions, si le vice-président de la République ne fait pas partie des organes des relations extérieures d’un État dispensés des pleins pouvoirs, auxquels le droit international reconnait la qualité de représenter leurs États du seul fait de l’exercice de leurs fonctions, celles de M. Mangue comportent un aspect diplomatique, de telle manière que son exercice effectif peut nécessiter qu’il voyage à l’étranger. Compte tenu du degré d’intervention d’un vice-président de la République chargé de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État dans les relations internationales, l’extension, par analogie de fonction, de l’immunité personnelle du ministre des Affaires étrangères au vice-président de la République n’est pas dénuée de sens. Abordant la question des immunités des représentants d’États et des organisations internationales, Chanaka Wickremasinghe écrit : « How far such immunities [enjoyed by Foreign Ministers] can also be extended to other ministers or officials may depend on analogous reasoning, based on the involvement of such persons in international relations. »[45] Dans le même ordre d’idées, M. Kolodkin, Rapporteur spécial de la CDI suggère :

il semble que l’on ne puisse déterminer, encore qu’en termes généraux seulement, quels sont les autres fonctionnaires de rang élevé qui jouissent de l’immunité pénale étrangère à titre personnel que s’il est possible de décider du ou des critères auxquels ces fonctionnaires devraient satisfaire pour jouir de cette immunité. Dans les décisions de tribunaux nationaux citées plus haut qui reconnaissaient l’immunité du ministre de la Défense et du ministre du Commerce extérieur, il avait été considéré que ces fonctionnaires exerçaient des fonctions comparables dans une large mesure à celles d’un ministre des affaires étrangères et devaient donc jouir de l’immunité pour pouvoir s’acquitter précisément de ces fonctions[46].

D’après Eduardo Valencia-Ospina, membre de la Commission du droit international, « c’est un fait que beaucoup d’États ont des troupes stationnées à l’étranger, et qu’il y a beaucoup de missions des Nations Unies dans lesquelles les questions militaires jouent un rôle de premier plan auxquelles un ministre doit rendre visite »[47]. Au Royaume-Uni, le juge a accordé l’immunité personnelle à un ministre de la défense par intérim d’Israël[48] et à un ministre du commerce de Chine[49] en mettant l’accent sur l’aspect diplomatique de leurs fonctions et sur la nécessité de leur garantir une capacité de se déplacer librement à l’étranger. L’aspect diplomatique des fonctions du représentant de l’État est-il un critère essentiel pour la détermination des bénéficiaires de l’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae ? C’est ce que la jurisprudence des juridictions nationales qui ont eu à se prononcer sur cette question suggère.

Dans l’Affaire du Plateau continental opposant la Libye à Malte, la Cour internationale de Justice a déclaré : « II est bien évident que la substance du droit international coutumier doit être recherchée en premier lieu dans la pratique effective et l’opinio juris des États »[50]. Certes, c’est un fait difficilement contestable que la pratique étatique dont il résulte que les juridictions nationales ont reconnu l’immunité de juridiction pénale ratione personae à des représentants d’États étrangers qui n’appartiennent pas la troïka n’est pas dense. Nous reconnaissons même que cette pratique est reflétée par des décisions qui se comptent sur les doigts d’une main. Mais nous argumentons que ce faible nombre ne remet pas en cause l’existence d’une pratique effective. Certes, dans l’appréciation de la pratique dans son élément matériel, il faut s’assurer que cette pratique est « suffisamment répandue et représentative, ainsi que constante »[51]. Au niveau de la pratique législative, certains processus pourraient suggérer une reconnaissance, fût-elle implicite, de l’idée selon laquelle d’autres représentants de l’État, au-delà de la troïka et à l’instar de la troïka, bénéficient de l’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae. C’est le cas notamment des modifications apportées aux législations belge[52] et espagnole[53] limitant le champ d’application de la compétence universelle, après que des plaintes ont été déposées dans ces pays contre de hauts dirigeants étrangers[54]. Jean-Philippe Debleds rapporte, à propos de Donald Rumsfeld, que la France a argué, à l’époque où la controverse au sujet la portée de la compétence universelle était à l’un de ses pics, que la fonction de Secrétaire à la Défense qu’occupait Rumsfeld « est assimilable à la fonction de ministre des Affaires étrangères et qu’en conséquence, il bénéficiait de l’immunité afférente à ce poste »[55]. Dans un courrier daté du 16 novembre 2007 adressé à Maître Patrick Baudouin, Jean-Claude Marin, procureur de Paris explique le classement sans suite de la procédure à l’encontre de monsieur Rumsfeld de la manière suivante :

les services du ministère des Affaires étrangères ont (…) indiqué qu’en application des règles du droit international coutumier (…), l’immunité de juridiction pénale des chefs d’État, de gouvernement et des ministres des Affaires étrangères subsistait après la cessation de leurs fonctions pour les actes accomplis à titre officiel, qu’en tant qu’ancien secrétaire à la Défense Monsieur Donald Rumsfeld devrait bénéficier, par extension, de la même immunité, pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions[56].

La décision du Procureur de Paris sera confirmée, le 27 février 2008 par le Procureur général près de la Cour d’appel de Paris. L’on se souviendra que malgré une plainte déposée en Allemagne contre Rumsfeld et al. pour torture commise dans la prison d’Abu Ghraib en Irak par des membres des forces alliées[57], la justice allemande n’ouvrira pas d’enquête pénale[58]. Et cela nonobstant le fait que le Code allemand de droit pénal international (Völkerstrafgesetzbuch – VStGB)[59], entré en vigueur le 30 juin 2002, transpose le Statut de Rome de la Cour pénale internationale et institue la compétence universelle en matière de crimes internationaux (Straftaten gegen das Völkerrecht). Certains ont pu suggérer que le refus par la justice allemande d’ouvrir une enquête pénale pouvait être lié une prétendue immunité dont bénéficierait Rumsfeld en sa qualité de secrétaire à la Défense[60].

Toujours en ce qui concerne les processus législatifs, au niveau africain, l’article 16(1) de la Loi type nationale de l’Union africaine sur la compétence universelle stipule que

les agents publics étrangers qui bénéficient d’une immunité juridictionnelle en droit international ne doivent pas être incriminés ou poursuivis en vertu de cette loi, sauf dans des situations où ces crimes sont couverts par un traité auquel l’État et l’État de nationalité de ces agents publics sont partis et qui interdit l’immunité[61].

Certes, cet article n’est pas clair quant aux membres composant la catégorie d’« agents publics étrangers qui bénéficient d’une immunité juridictionnelle en droit international ». Cependant, l’on peut estimer qu’en matière d’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État, l’Union africaine privilégie l’approche plus générale qui englobe, parmi les bénéficiaires de l’immunité personnelle, certains représentants de l’État, au-delà de la triade. Plus clair que l’article 16(1) l’article de la Loi type précitée, l’article 46 A bis du Protocole de Malabo de 2014[62] suggère l’approche large de l’Union africaine quant aux bénéficiaires de l’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae. Cet article stipule qu’

aucune accusation ne sera déposée devant la Cour contre un chef d’État ou de gouvernement de l’Union africaine en exercice, aucune personne exerçant ou autorisée à exercer ces fonctions, ou tout autre haut représentant de l’Etat sur la base de leurs fonctions, pendant la durée de leur mandat.

Enfin, il faut considérer que, dans ses formes, la pratique peut « comprendre l’inaction »[63]. Pour le cas de l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État, il est plus facile de voir les cas où les tribunaux ont reconnu cette immunité, mais l’on oublie souvent de tirer les conclusions de l’inaction. S’agissant d’un vice-président de la République ou d’un représentant de l’État de son rang, mis à part le cas de M. Obiang Mangue que nous analysons dans cet article, il n’existe pas de précédent où un représentant du rang d’un vice-président de la République a été poursuivi et jugé par un tribunal étranger. À notre avis, ce n’est pas tant que les crimes qui appellent la mise en oeuvre de la compétence universelle ne sont pas suspectés dans les très hautes sphères des États. Au contraire, nous y voyons, précisément une certaine pratique de l’inaction des autorités de poursuite peu enclines à enquêter sur les crimes dont quasiment certains que les présumés auteurs invoqueront l’immunité personnelle en raison du rang et des fonctions qu’ils occupent dans leurs États respectifs.

Ceux qui contestent l’existence d’une pratique, acceptée comme étant le droit, étendant l’immunité de juridiction pénale étrangère reconnue à la troïka à d’autres représentants de l’État, se refusent de voir dans cette pratique l’opinio juris des États. S’agissant de cet élément psychologique de la pratique, autant reconnaitre, d’emblée, la difficulté de sa preuve[64]. D’après le Conseil fédéral suisse, « En pratique, on conclut souvent de la pratique constante elle-même l’existence de la conviction d’obéir à une obligation juridique »[65]. Dans tous les cas où l’immunité personnelle a été accordée à un représentant d’un État étranger, le tribunal qui a reconnu cette immunité s’est fondé sur le droit international coutumier et non une quelconque clause conventionnelle. En l’absence de pratique, hormis le cas que nous discutons, où un vice-président de la République ou un personnage de l’exécutif du rang de vice-président de la République a été poursuivi par une juridiction nationale, ne sommes-nous pas en droit de supposer que l’absence d’une pratique de poursuites contre les vice-présidents de la République trouve sa justification dans la conscience d’un devoir de s’abstenir que l’on pourrait parler de coutume internationale ? Enfin, même en considérant le cas Obiang Mangue, ce n’est pas que le juge français lui a dénié l’immunité personnelle que l’opinio juris serait absente. En partant de l’exemple de l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales, une interdiction fondée sur une règle coutumière[66], Christian Dominicé rappelle qu’on ne le sait que trop bien que, dans la pratique, cette interdiction est violée quasi constamment[67]. Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, la CIJ déclare qu’

il ne faut pas s’attendre à ce que l’application des règles en question soit parfaite dans la pratique étatique, en ce sens que les États s’abstiendraient, avec une entière constance, de recourir à la force ou à l’intervention dans les affaires intérieures d’autres États. La Cour ne pense pas que, pour qu’une règle soit coutumièrement établie, la pratique correspondante doive être rigoureusement conforme à cette règle. Il lui paraît suffisant, pour déduire l’existence de règles coutumières, que les États y conforment leur conduite d’une manière générale et qu’ils traitent eux-mêmes les " comportements non conformes à la règle en question comme des violations de celle-ci et non pas comme des manifestations de la reconnaissance d’une règle nouvelle. Si un État agit d’une manière apparemment inconciliable avec une règle reconnue, mais défend sa conduite en invoquant des exceptions ou justifications contenues dans la règle elle-même, il en résulte une confirmation plutôt qu’un affaiblissement de la règle, et cela que l’attitude de cet État puisse ou non se justifier en fait sur cette base[68].

La Cour de cassation française a rejeté le moyen d’annulation[69] des pièces de procédure au motif que :

d’une part, les fonctions du demandeur ne sont pas celles de chef d’État, de chef du gouvernement ou de ministre des Affaires étrangères, d’autre part, l’ensemble des infractions qui lui sont reprochées, le blanchiment de leur produit ayant été opéré en France, à les supposer établies, ont été commises à des fins personnelles avant son entrée dans ses fonctions actuelles, à l’époque où il exerçait les fonctions de ministre de l’Agriculture et des forêts[70].

Cette motivation est critiquable à plusieurs égards. D’une part, elle semble fonder le rejet de l’immunité personnelle de M. Obiang Mangue sur le fait que ses fonctions « ne sont pas celle de chef d’État, de chef du Gouvernement, ou de ministre des affaires étrangères ». Autant relever, d’entrée de jeu, que les fonctions d’un vice-président de la République ne sauraient être celles des membres de la triade ; lesquels membres n’ont d’ailleurs pas les mêmes fonctions. D’autre part, la Cour fonde le rejet de moyen d’annulation invoqué par M. Mangue par l’idée que :

l’ensemble des infractions qui lui sont reprochées, le blanchiment de leur produit ayant été opéré en France, à les supposer établies, ont été commises à des fins personnelles avant son entrée dans ses fonctions actuelles, à l’époque où il exerçait les fonctions de ministre de l’Agriculture et des forêts[71].

Nous avons démontré, plus haut, qu’un vice-président responsable de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État remplit les critères de rang et de nature des fonctions qui justifient l’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae dont bénéficient, en droit international, certains représentants de l’État. Sur la base de cet argument, selon lequel un vice-président de la République chargé de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État fait partie des personnes, évoquées par la CIJ, qui, en raison de leur rang dans l’État et de la nature de leurs fonctions, jouissent dans les autres États d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales, nous argumentons deux points. Premièrement qu’en matière d’immunité personnelle, laquelle est absolue[72], la distinction entre actes privés (actes détachables de la fonction) et actes officiels (actes non détachables de la fonction), ceux accomplis avant l’entrée en fonctions et ceux accomplis durant ces dernières, n’est pas pertinente. En effet, l’immunité personnelle protège certains hauts fonctionnaires étatiques de toutes poursuites juridiques pendant la durée de leur mandat[73]. Sur la portée de l’immunité ratione personae des chefs d’État, des chefs de gouvernement et des ministres des Affaires étrangères[74], la position de la Commission du droit international est que cette immunité ratione personae « s’étend à tous les actes qui sont accomplis, tant à titre privé qu’à titre officiel », au cours ou antérieurement au mandat des personnes concernées[75]. Dans l’affaire du Mandat d’arrêt, la Cour a reconnu que M. Yerodia avait été inculpé pour des faits antérieurs à sa nomination aux fonctions de ministre des Affaires étrangères[76]. Suggérant l’idée que l’immunité personnelle couvre les actes antérieurs à la fonction, Alexandre-Charles Kiss, note que « le statut juridique de celui qui invoque l’immunité de juridiction doit être apprécié au moment du litige, dans le cas où il s’agit de faits antérieurs »[77]. Dans le cas de M. Nguema Obiang Mangue, c’est au moment de l’ensemble de la procédure pénale en son encontre jusqu’à son jugement que son statut en rapport avec l’immunité aurait dû être apprécié. Dénier à M. Nguema Obiang Mangue l’immunité personnelle au motif qu’il n’est 

devenu second vice-président de la République au jour où il s’est su visé par la délivrance d’une convocation à comparaitre devant les juges d’instruction pour répondre d’une éventuelle mise en examen et qu’il s’est su l’objet d’un mandat d’arrêt international[78].

Alors qu’au moment de l’ouverture de l’information judiciaire il n’était que ministre de l’Agriculture et des forêts, ne tient pas comme motivation. L’on se souviendra que dans l’affaire du Mandat d’arrêt, la Cour a reconnu l’immunité de juridiction pénale étrangère et l’inviolabilité d’Abdoulaye Yerodia Ndombasi, ministre des Affaires étrangères de la République Démocratique du Congo alors que celui-ci avait été inculpé par la justice belge pour des faits antérieurs à sa nomination aux fonctions de ministre des Affaires étrangères[79].

***

Au-delà de la troïka, composée par le chef d’État, le chef de gouvernement et le ministre des Affaires étrangères, l’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae des représentants de l’État compte parmi les questions les plus controversées en doctrine. Une partie négligeable de la doctrine conteste l’existence d’une règle de droit international coutumier fondant l’immunité de juridiction pénale étrangère personnelle au-delà de la troïka. Cela nonobstant une pratique qui suggère le contraire. Comme cet article l’a relevé, des tribunaux nationaux ont déjà accordé l’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae à des représentants de l’État qui n’appartiennent pas au cercle de la triade. Cette pratique judiciaire nationale est dans la veine de l’arrêt du Mandat d’arrêt dans lequel la Cour internationale de Justice a suggéré que la règle, clairement établie en droit international, consacrant les « immunités de juridictions, tant civiles que pénales », s’applique également, à certaines conditions tenant à un double critère de rang de la personne concernée au sein de l’État et de la nature de ses fonctions, au-delà de la troïka.

Cette réflexion a suggéré que les développements du droit international en matière d’immunité de juridiction pénale étrangère ratione personae des représentants de l’État tendent à la reconnaissance de l’immunité ratione personae à des représentants d’un État étranger au-delà des membres de la troïka. Cependant, ni la Cour internationale de Justice ni aucune juridiction interne ne se sont aventurées à dresser une liste de ces représentants, la justice ne s’étant prononcée qu’au cas par cas. À la lumière de ces développements, cet article a argumenté que le fait, pour la justice française, d’avoir dénié l’immunité de juridiction pénale ratione personae à M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, vice-président de la République de Guinée équatoriale au moment de l’émission du mandat d’arrêt, des poursuites et du jugement, s’inscrit en porte-à-faux des développements du droit international en matière d’immunité de juridiction pénale des représentants de l’État.

L’on regrettera, au passage, que dans l’affaire des Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c France), la France, n’ait pas réitéré comme elle l’avait fait dans l’affaire Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), son consentement à la compétence de la CIJ par la technique du forum prorogatum. C’eut été, pour la Cour, une occasion de clarifier la portée controversée du passage de l’arrêt du Mandat d’arrêt, où la Cour déclare que « certaines personnes occupant un rang élevé dans l’État, telles que le chef de l’État, le chef du gouvernement ou le ministre des Affaires étrangères, jouissent dans les autres États d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales »[80].

S’agissant du juge français dans l’affaire Obiang Mangue des « biens mal acquis », le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas pris beaucoup de peine de discuter et de motiver la question de l’immunité personnelle de M. Obiang Mangue, à la lumière de son rang au sein de l’État équato-guinéen et des fonctions qu’il assume en qualité de vice-président de la République chargé de la Défense nationale et de la Sécurité de l’État. Autant dire que sur la question de l’immunité personnelle d’un vice-président de la République, en particulier lorsqu’il a dans son portefeuille la Défense nationale et la Sécurité de l’État, les jugements rendus dans l’affaire Obiang Mangue laissent un goût d’inachevé et un sentiment de frustration pour les internationalistes pénalistes qui en attendaient mieux.