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« En ce qu’elle paraît résister et s’adapter aux assauts critiques qu’elle subit régulièrement, la théorie du domaine réservé fait preuve d’une indéniable résilience »[1]. Ce constat d’une « résilience » de la théorie du domaine réservé en droit international public, ici dressé par Pierre Bodeau-Livinec, est général. Fortement critiquée, paraissant vouée à disparaître, ou presque, dans son acception traditionnelle[2], la théorie du domaine réservé suscite toujours autant d’intérêt[3]. Reconnu comme matériellement réduit[4], contesté comme notion véritablement juridique[5], le domaine réservé demeure pourtant indépassable : « as long as States play a role in international law, there is scope for domaine réservé, even if the impact becomes more symbolic than legal »[6]. Cette conclusion paraît inévitable. Dressant ce constat, la doctrine n’en cherche pas la cause. Cette question, au moment de faire le point sur la théorie du domaine réservé, apparaît incontournable : quelle est la raison de la « persistance » de la théorie du domaine réservé, unanimement reconnue comme déclinante?

Selon une définition classique, le domaine réservé – reserved domain, en anglais – « est celui des activités étatiques où la compétence de l’État n’est pas liée par le droit international »[7]. Il peut également être qualifié de domaine de compétence nationale – domestic jurisdiction en anglais. Proposer une définition succincte du domaine réservé semble être une vraie gageure[8]. La notion remonterait aux « réserves de style » des traités d’arbitrage antérieurs à la Première Guerre mondiale[9]. Consacrée par l’article 15, paragraphe 8 du Pacte de la Société des Nations (Pacte de la SDN)[10], puis par l’article 2, paragraphe 7 de la Charte des Nations Unies, la théorie du domaine réservé fait depuis près d’un siècle l’objet de développements doctrinaux innombrables[11]. La théorie dominante, consacrée par la Cour permanente de Justice internationale dans son avis relatif aux Décrets de nationalité, propose une vision matérielle et relative du domaine réservé :

Les mots « compétence exclusive » semblent plutôt envisager certaines matières qui, bien que pouvant toucher de très près aux intérêts de plus d’un État, ne sont pas, en principe, réglées par le droit international. En ce qui concerne ces matières, chaque État est seul maître de ses décisions.

La question de savoir si une certaine matière rentre ou ne rentre pas dans le domaine exclusif d’un État est une question essentiellement relative : elle dépend du développement des rapports internationaux[12].

Cette théorie, largement majoritaire[13], est opposée à la théorie du domaine réservé « par nature »[14], « plus guère défendue »[15], et à la théorie « fonctionnelle », plus récente, notamment consacrée par le cours de Gaetano Arangio-Ruiz, entièrement consacré au domaine réservé[16].

La richesse de la théorie du domaine réservé – présentée ici de façon succincte et nécessairement réductrice – justifie une délimitation stricte du sujet[17]. Plusieurs études de la théorie du domaine réservé ont été menées au fil du temps. L’approche dominante reste associée à une tentative de définition véritable, juridique, du domaine réservé[18], passant notamment par une analyse de la lettre des articles du Pacte de la SDN et de la Charte des Nations Unies[19]. Une telle approche semble devoir être écartée : un siècle après les premières tentatives de définition, la doctrine bute encore[20]. La « rationalisation a posteriori » proposée par Alf Ross[21] n’a pas apporté la réponse définitive attendue. De façon plus spécifique, elle a pu faire l’objet d’une analyse en tant qu’argument politique ou judiciaire devant les institutions et juridictions internationales[22]. Cette approche ne paraît pas devoir être suivie, l’effet utile de la théorie du domaine réservé, sa valeur en tant qu’argument juridique, apparaissant discutable[23]. Sera également écartée l’analyse de la théorie du domaine réservé en tant qu’elle complète le principe de non-intervention[24] : cette réalité de la théorie du domaine réservé est aujourd’hui parfaitement ancrée et ne soulève guère d’interrogations[25]. Au contraire, nous souscrivons à la réflexion de Schulim Segal qui considère « la règle qui laisse certaines questions à la compétence exclusive des États comme une des plus importantes du droit international positif universel »[26]. Cette importance, paraissant essentiellement liée au rôle de la théorie du domaine réservé comme tendant « à résoudre le difficile problème de l’équilibre nécessaire entre les intérêts nationaux que les États Membres considèrent comme essentiels et les intérêts de la collectivité internationale dans son ensemble »[27], expliquerait sa « résilience », malgré les critiques. C’est dans cet aspect « essentiel », ancré dans la théorie du droit international, que se trouve probablement la réponse à notre première question. Cette étude portera donc sur la théorie du domaine réservé en tant qu’elle concerne « la délimitation des compétences entre le niveau international et le niveau étatique »[28], que ce soit entre les États et les organisations internationales, ou entre l’ordre international et les ordres nationaux.

C’est à l’origine du domaine réservé qu’il semble possible de trouver l’hypothèse pouvant expliquer sa « longévité maladive ». En 1933, quelque temps après l’adoption du Pacte de la SDN, George Scelle émet une hypothèse :

[l]a notion de compétence exclusive serait […] une de ces étapes par lesquelles le pouvoir de décision souveraine ou arbitraire, négation du Droit, échappe à certains sujets de droit, et notamment aux gouvernants, pour passer à d’autres sujets de droit, entre les mains desquels il paraît moins dangereux[29].

La théorie du domaine réservé aurait un

rôle de transition entre l’époque, déjà périmée, de la construction de l’ordre juridique international sur la double base de la souveraineté et de la volonté étatique, et l’époque, qui s’annonce, où l’on reconnaîtra qu’un ordre juridique ne peut être que le résultat d’un ensemble de contraintes naturelles dérivant du fait social et excluant fatalement toute idée de souveraineté [nos italiques][30].

Avec près d’un siècle de recul, il est évident que l’ordre juridique totalement objectivé auquel appelait George Scelle ne s’est pas concrétisé. C’est pourtant dans cette confrontation entre le volontarisme[31], « déjà périmé », et l’objectivisme[32], « s’annonçant », que semblent résider l’importance du domaine réservé et sa vocation à la persistance. La résilience de la théorie du domaine réservé serait fondée justement sur la nature « de transition » du droit international moderne. Ainsi

[l]’anarchie, qui résulte de la juxtaposition des souverainetés au plan international, ne facilite pas la coopération. Les États ont cherché à remédier à la carence institutionnelle de la société internationale, sans toutefois renoncer au système interétatique classique dans lequel ils voient le meilleur garant de la souveraineté[33].

« Refuge de la vieille théorie de la souveraineté »[34] dans l’ordre juridique international post-Société des Nations Unies (SDN), la théorie du domaine réservé se réduirait suivant les « tribulations de l’État dans la société internationale »[35]. Son éternel « rôle de transition », le rendant par nature malléable, expliquerait les difficultés à définir précisément le domaine réservé. Pourtant, cet étroit lien qu’entretiendrait la théorie du domaine réservé avec l’évolution du droit international pourrait expliquer sa subsistance, d’une part, et sa « vigueur » théorique, d’autre part, puisque la théorie du domaine réservé pourrait alors devenir un champ d’analyse privilégié de l’évolution du droit international public. Pour essayer de démontrer cette hypothèse de théorie du domaine réservé comme théorie permettant « l’état de transition » du droit international, nous nous placerons essentiellement dans le champ du droit international des migrations. Ce choix est justifié pour deux raisons. D’une part, la question de la compétence nationale en matière d’immigration est directement liée à la création de la théorie du domaine réservé[36]. D’autre part, les évolutions récentes du droit international des migrations permettent à la fois de vérifier le lien entre la théorie du domaine réservé et l’évolution du droit international, et de s’interroger sur la valeur explicative de cette théorie au regard d’un domaine du droit international en pleine mutation.

Cette étude visera à démontrer que les « tribulations » de la théorie du domaine réservé s’expliquent par sa nature de théorie permettant « l’état de transition » du droit international. Il faudra constater que l’hypothèse d’une théorie associée à « l’état de transition » du droit international explique à la fois le déclin de la théorie du domaine réservé (I) et sa « résilience » (II).

I. Le déclin de la théorie du domaine réservé ou la nécessaire évolution du droit international

Pour tester la valeur explicative de notre hypothèse, il convient, d’une part, de constater que l’émergence et la transformation de la théorie du domaine réservé sont directement liées à un moment de « transition » de l’ordre international (A) et, d’autre part, que cette corrélation justifie aujourd’hui le déclin relatif de cette théorie (B).

A. L’amorce de structuration du droit international comme justification de la théorie du domaine réservé

La théorie du domaine réservé s’est juridiquement élaborée à des moments bien particuliers de transformation de l’ordre international (1), justifiant alors le maintien de l’ancien principe de la liberté absolue des États face à l’aspiration de l’ordre international à une structuration fondée sur les besoins de la « société internationale » (2).

1. La théorie du domaine réservé comme théorie de transition

Le contexte d’élaboration et d’évolution de la théorie du domaine réservé, développée aux moments de la création de la SDN et de l’Organisation des Nations Unies (ONU), semble corroborer l’hypothèse de son rôle « de transition ». Au sortir de la Première Guerre mondiale, une aspiration pressante à la création d’un nouveau système international apparaît. Si les décideurs « remained divided about the types and the extent of the needed reforms […] [t]hey rejected nationalism and its formal corollary, unlimited State sovereignty, as foundations for the new system »[37]. Émerge, notamment, dans l’article 15 du Pacte de la SDN, une procédure obligatoire de règlement pacifique des différends. Cette volonté de « structuration » des processus de règlement des différends entre en conflit avec la liberté absolue des États. Face aux résistances du Sénat américain, et pour éviter un rejet du pacte qui arrivera néanmoins, le président Wilson a négocié l’insertion de la fameuse « clause du domaine réservé à la compétence nationale »[38]. Cette « consécration » du domaine réservé, seulement esquissée dans les réserves de style antérieures, est considérée à la fois comme une victoire et un échec par les partisans de l’institutionnalisation de l’ordre international. Est constaté un progrès : à travers sa consécration par le Pacte de la SDN, « [l]e domaine réservé cesse d’être un domaine extrajuridique, dont la détermination est laissée à l’arbitraire étatique et devient un domaine juridique dont la nature et les limites – sinon le contenu – sont déterminées par le droit international »[39]. Cependant, cette « clause de compétence exclusive » est également vue comme un échec, une concession à « la vieille théorie de la souveraineté »[40], vouée à disparaître[41].

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, au moment de l’adoption de la Charte des Nations Unies et de la création de l’ONU, la théorie du domaine réservé fait de nouveau l’objet de tous les débats, prenant finalement la forme de l’article 2, paragraphe 7 du texte nouvellement adopté. D’aucuns évoquent alors un « saut en arrière »[42], cette version « donnant une portée considérablement plus grande à la clause réservant les affaires relevant essentiellement de la compétence nationale »[43]. Quatre modifications d’ampleur sont à noter : le critère de détermination du domaine réservé est étendu, puisqu’il n’est plus fait référence à la « compétence exclusive », mais aux « affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale »[44]; la théorie du domaine réservé devient l’un des « principes fondamentaux » de l’ONU, et n’est plus cantonnée au règlement des différends; la référence au droit international comme mesure du domaine réservé n’existe plus; et la prédétermination de la compétence d’un organe pour appliquer la clause du domaine réservé est supprimée[45]. Il est intéressant de constater la réponse de Foster Dulles, alors secrétaire d’État américain, aux critiques portant sur cette « extension » du domaine réservé. Cette dernière résulterait de « l’extension, au cours de la Conférence de San Francisco, de la sphère d’activités de l’Organisation »[46] : face à une plus grande structuration de la société internationale, le domaine réservé fait un retour en force.

Il faut ainsi constater la présence incontournable de la théorie du domaine réservé à chaque grande phase de structuration de l’ordre juridique international, ce qui paraît confirmer sa nature de théorie « de transition ». La théorie du domaine réservé symbolisant alors l’intégration dans l’ordre juridique des résistances politiques des États, ces derniers demeurant les décideurs de la marche de l’intégration. Cette théorie trouverait donc son fondement théorique dans sa faculté à concilier la structuration de l’ordre international et les résistances « résiduelles » de la souveraineté « absolue ». Pour David Kennedy, « [t]he institution must nourish its maturity, actively excluding tendencies towards either fragmentation or departure from the ideal institutional form which certified its coming of age »[47]. Le domaine réservé, intégrant ces « tendances à l’éloignement de l’idéal institutionnel » dans l’ordre institutionnel lui-même, permettrait la « progression » du droit international[48], justifiant juridiquement les concessions faites aux résistances étatiques.

Liée aux grands moments de structuration de l’ordre international, la théorie du domaine réservé vient accorder aux États souverains la liberté qu’ils exigent, tout en permettant, théoriquement, une avancée incontestée vers la structuration. Cette idée est parfaitement explicitée par la compétence nationale en matière migratoire, qui de liberté « de fait » des États devient peu à peu une liberté consacrée internationalement, via la théorie du domaine réservé.

2. La légitimation juridique d’une liberté politiquement consacrée : l’exemple de la compétence en matière d’immigration

Pour George Scelle, « [l]a soi-disant notion de compétence exclusive n’est qu’un procédé politique que l’on a voulu déguiser en institution juridique, pour les besoins d’une cause qui n’est pas celle du Droit »[49]. Sans trancher le débat de la juridicité, ou non, du domaine réservé, force est de constater que la « cause » à l’origine de la théorie du domaine réservé est plus politique que juridique, et plus contingente que programmée. La théorie du domaine réservé pourrait être vue comme une manière d’intégrer dans l’ordre juridique institutionnalisé un certain « arbitraire » des États, maintenu du seul fait de l’indépassable résistance de ces derniers. Cette « légitimation juridique » apparaît à travers l’exemple de la création de la « compétence discrétionnaire » en matière d’immigration.

Tentant de remonter à l’origine de la conceptualisation de la compétence en matière d’immigration comme compétence nationale exclusive, James A. R. Nafziger relève que

[t]he proposition that a state has the right to exclude all aliens is of recent origin. Several insights emerge from sampling the writings of influential publicists […]. Many of these writers, citing no authority, apparently regard the proposition as self-evident. The sovereign’s right to exclude aliens is simply a maxim. When authority is cited, by far the most frequent is Anglo-American case law from the period 1889-1893 [notes omises][50].

Vincent Chetail, dans une étude approfondie du lien entre souveraineté et migrations, relève en effet l’émergence « récente » et essentiellement nationale de la théorisation d’une compétence nationale absolue en matière migratoire[51], rompant d’ailleurs pour beaucoup avec les grandes théories antérieures du jus gentium[52]. Cette « pratique » nationale, largement acceptée, mais non consacrée par le droit international[53], se voit confrontée à l’adoption du Pacte de la SDN puis, dans un second temps, à l’adoption de la Charte des Nations Unies : ce sont notamment des questions d’immigration, jugées comme « internes », qui ont justifié les pressions politiques pour l’insertion des « clauses de compétence nationale », en 1919, mais également en 1945[54]. La théorie du domaine réservé va alors peu à peu devenir l’une des justifications théoriques de la discrétion des États en matière migratoire[55], alors même que ce domaine peut « toucher de très près aux intérêts de plus d’un État »[56]. George Scelle, relève justement qu’

[i]l est généralement admis que le domaine de compétence dont il s’agit dans l’article XV est un domaine dans lequel les décisions d’ordre gouvernemental, tout en pouvant affecter des situations juridiques de l’ordre interne, affectent aussi et d’abord l’ordonnancement juridique international » [nos italiques][57],

citant notamment en exemple « l’immigration » et « l’émigration ».

Ainsi, répondant aux exigences des États, la théorie du domaine réservé est venue juridiquement consacrer une liberté que ces derniers n’étaient pas prêts à abandonner, permettant l’avancement de l’institutionnalisation en masquant, par leur judiciarisation, les « tendances à l’éloignement de l’idéal institutionnel ». Autrefois consacré seulement par les cours nationales, le principe de la liberté des États en matière migratoire possède aujourd’hui une forte légitimation internationale[58].

Le contexte d’élaboration et de renforcement de la théorie du domaine réservé, tout comme l’exemple de la « judiciarisation » de l’arbitraire étatique en matière migratoire, témoigne du rôle « de transition » de cette théorie. Concédant à la souveraineté étatique une certaine liberté, elle a systématiquement permis l’avancement de l’institutionnalisation, ramenant dans l’ordre juridique les résistances des États. Il faut alors logiquement constater les imperfections et le déclin de la théorie du domaine réservé qui, sans substance propre, visent à assurer une « transition » plus longue que prévu.

B. Le rôle justificateur de la théorie du domaine réservé comme explication d’une nécessaire imperfection

La théorie du domaine réservé semble avant tout avoir pour fondement la justification de la liberté étatique, permettant une transition de l’ordre juridique international vers une plus grande structuration, malgré le maintien de cette liberté. Ce rôle particulier justifie à la vois les doutes entourant la juridicité d’une théorie nécessairement plastique (1), et la facilité de ses détournements (2).

1. La juridicité discutable d’une théorie à géométrie variable

Robert Kolb, s’essayant en 2006 à une étude du contenu de la théorie du domaine réservé, a fini par conclure qu’ « en droit, le concept semble dépourvu de tout sens tangible. Il présente à l’analyse des parois de mollusque sur lesquelles glissent les meilleures volontés et les plus studieuses applications. L’ambivalence reste entière à l’issue de cette étude »[59]. La délimitation du domaine réservé par un critère juridique apparaît difficile, voire impossible, et ce, en raison même de la « relativité » du domaine réservé, irrémédiablement attachée à une théorie au rôle de transition. Gaetano Arangio-Ruiz évoque un « un malaise qui se révèle de jour en jour plus grave », lié à « la difficulté croissante, pour la doctrine, d’expliquer de manière convaincante la pratique des principaux organes internationaux, notamment de l’Assemblée et des autres organes de l’ONU, sur la base de cette notion dite juridique de la compétence nationale »[60]. Pierre Bodeau-Livinec évoque quant à lui « [l]a fiction d’une délimitation juridique des compétences nationales », ou encore « [l]’impossible délimitation juridique des matières internes et internationales »[61]. Plusieurs auteurs évoquent ainsi des doutes quant à la possibilité d’une détermination juridique matérielle du domaine réservé, au regard du développement du droit international, d’une part, et d’une certaine primauté d’un critère politique de détermination, d’autre part. Ces doutes, liés à la nature contingente du domaine réservé, sont parfaitement illustrés par l’évolution du droit international des migrations.

Les études récentes de la théorie du domaine réservé évoquent le manque de pertinence d’une délimitation matérielle, lié à la disparition progressive de tout domaine échappant à la régulation internationale[62]. C’est ce que Robert Kolb qualifie de « négation pratique » du domaine réservé[63]. Cette diminution du champ matériel explique d’ailleurs la transformation de la « compétence exclusive » en compétence « relev[ant] essentiellement de la compétence nationale d’un État » : dès 1945, il ne paraissait plus possible de trouver de compétences véritablement « exclusives », ou « discrétionnaires »[64], non régulées par le droit international[65]. Cette impossibilité de définir aujourd’hui un domaine juridique appartenant bien à la « discrétion » des États, même « essentiellement », est illustrée par le développement de règles internationales affectant la compétence migratoire. La compétence nationale en matière d’immigration a été l’une des premières compétences associées à la théorie du domaine réservé. Pourtant, dès l’émergence de la théorie, le droit international a commencé à encadrer cette compétence. L’exemple le plus évident est celui de la protection des réfugiés. Vincent Chetail dénombre, entre 1922 et 1939, « seven international arrangements, two conventions, and one additional protocol […] concluded under the auspices of the League of Nations for the purpose of protecting refugees »[66]. Cette protection s’est ensuite concrétisée par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative à la protection des réfugiés[67], étendue par le Protocole relatif au statut des réfugiés de 1967[68]. La consécration du principe de non-refoulement vient ainsi imposer une limite conséquente à la prétendue « discrétion » des États en matière d’immigration[69]. Une telle évolution peut également être constatée concernant la protection générale des étrangers. Vincent Chetail relève que « the movement of persons – although in principle a domestic issue – has been internationalised by a complex and heteroclite set of norms »[70]. Sans rentrer dans le détail de cette évolution, liée à l’évolution même du droit international des droits de la personne, il est possible de mentionner la liste de situations dans lesquelles l’État dispose de devoirs, d’après le droit international, envers les étrangers, proposée par Elspeth Guild, Stefanie Grant and C. A. Groenendijk. Cette liste renvoie ainsi à la personnalité juridique; à la situation à la frontière; à la rétention administrative; au statut irrégulier; à la résidence et au retour; aux droits économiques, sociaux et culturels des migrants et à l’inclusion; au travail; à la vie familiale; à la liberté de pensée, de croyance et de religion et à la liberté d’expression et d’opinion; et aux droits à un recours effectif, à une procédure nationale efficace contre un renvoi arbitraire et à un procès équitable[71]. Difficile, dès lors, de parler d’une compétence « discrétionnaire ».

La seconde critique principale quant à la juridicité du domaine réservé tient à la primauté du critère politique. Que l’invocation de la théorie du domaine réservé se fasse devant des organes politiques ou des juridictions internationales, une étude approfondie relève en général la prévalence du critère de l’« international concern »[72]. Il est possible de mentionner à titre d’exemple l’étude approfondie proposée par Pierre Bodeau-Livinec, concernant la détermination de sa propre forme de gouvernement[73]. Cette idée d’une théorie « juridique » suivant librement l’intérêt de la communauté internationale pourrait également être associée à l’évolution récente du droit international des migrations, et à la tentative de mise en place d’une « gouvernance mondiale des migrations »[74]. Alors même que la compétence migratoire nationale résiste depuis longtemps à la coopération internationale, au nom de la souveraineté des États et du maintien de leur domaine réservé[75], c’est bien l’idée d’un « intérêt international » qui a conduit à l’adoption de la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants[76], puis à celle du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières[77] (PMM, Pacte de Marrakech ou Pacte).

La difficulté à définir juridiquement le domaine réservé, et la constatation unanime de son déclin, sont liées à la contingence d’une théorie vouée à suivre les évolutions du droit international voire, de façon plus manifeste, de l’ « intérêt international ». Cette réalité, qui témoigne du rôle de « transition » de la théorie, est également démontrée par les risques d’invocation abusive de la notion de domaine réservé. « Refuge de la souveraineté », notion fluide, le domaine réservé peut être invoqué de façon contra legem par les États.

2. De l’abus de la théorie du domaine réservé : l’exemple des atteintes aux droits internationalement protégés des étrangers

Quelle que soit l’importance de la théorie du domaine réservé comme conciliatrice de la liberté indépassable des États et de la structuration internationale appelant au dépassement des intérêts étatiques individuels, cette théorie est contingente, possédant un contenu nécessairement flou et indéterminé, car devant s’adapter à l’évolution du droit international et des préoccupations de la « société internationale ». Cette absence de critères juridiques déterminés et la latitude laissée aux États pour invoquer leur vision du domaine réservé ont pour conséquence directe un possible abus, pouvant conduire à une invocation contra legem du domaine réservé. Il est possible, à ce stade, de considérer la théorie du domaine réservé comme un cadre juridique extrêmement large posé à la liberté étatique, cette dernière ne pouvant être dépassée par le processus d’institutionnalisation du droit international. Ce cadre poursuit deux buts : encadrer l’arbitraire étatique, en d’autres mots passer de l’arbitraire au discrétionnaire[78]; donner à la liberté étatique, situation de fait indépassable préexistant à l’internationalisation de la notion de souveraineté[79], une labellisation « juridique ». La largeur de ce « cadre » juridique permet aux États d’utiliser la notion pour « justifier » des violations de règles bien établies du droit international. L’exemple de la protection des droits des étrangers est évocateur.

Il a été vu que la qualification de la compétence migratoire comme compétence discrétionnaire pouvait être discutable. L’existence d’un cadre juridique international de protection des droits des migrants n’est nullement contestée : la majorité du droit international des droits de l’homme s’applique indifféremment aux nationaux et aux étrangers[80]. Il est pourtant largement constaté qu’« [i]l n’y a guère d’autres domaines, où le fossé soit si grand entre l’énoncé des instruments internationaux et leur prise en compte effective dans les pratiques nationales »[81]. Ce « fossé » entre la lettre des règles juridiques et leur application est en grande partie liée à la conviction, pour les États, d’une compétence discrétionnaire vis-à-vis du traitement des étrangers[82]. Monique Chemillier-Gendreau constate que

[l]es dispositions du droit international […] se trouvent bien souvent rejetées, ignorées ou ouvertement violées par la plupart des États. Il est en effet, profondément ancré dans les cultures étatiques de considérer tout ce qui a trait à l’attribution de la nationalité ou à l’admission et au statut des étrangers comme des fonctions régaliennes pour lesquelles le pouvoir des États ne saurait subir d’entrave extérieure[83].

On retrouve, ici, la plasticité de la théorie du domaine réservé utilisée de façon contra legem, pour justifier la non-application des instruments généraux de protection des droits de l’homme aux migrants, et continuer à justifier une différence de traitement, entre les nationaux et les étrangers, pourtant majoritairement interdite par le droit international. D’où le risque d’une théorie juridique aussi souple que celle du domaine réservé : déclinante face à la structuration grandissante de l’ordre international, elle peut néanmoins être invoquée par les États pour justifier une liberté contraire au droit.

Les nombreuses critiques et le déclin de la théorie du domaine réservé peuvent être expliqués par le rôle « de transition » de cette théorie. Ayant vocation à concilier résistance des États et progression de la structuration de l’ordre étatique, la notion de domaine réservé, nécessairement évolutive, voit son champ se réduire en même temps que la structuration de l’ordre international augmente. Cette élasticité justifie d’ailleurs un certain nombre de critiques : floue, il est difficile de lui reconnaître une véritable juridicité; imprécise et malléable, elle peut faire l’objet d’utilisation abusive par les États. Pourtant, cette théorie est toujours aussi discutée, débattue, présente. Cette « résilience » est également expliquée par son rôle de transition, nécessaire à un ordre juridique toujours en évolution.

II. La « résilience » de la théorie du domaine réservé ou l’incomplète évolution du droit international

Malgré les nombreuses critiques dont elle est l’objet, la théorie du domaine réservé est toujours nécessaire à l’ordre juridique international. Elle permet d’accompagner et de justifier un ordre « entre deux époques » (A). Ce rôle particulier, critiquable, mais toujours nécessaire, pourrait faire de la théorie du domaine réservé l’une des clés d’analyse privilégiée de l’évolution du droit international (B).

A. La théorie du domaine réservé comme nécessaire justification d’un droit international en « transition »

L’hypothèse d’une théorie du domaine réservé comme théorie de transition explique sa « résilience » : force est de constater que l’état de transition constaté par George Scelle est toujours d’actualité; l’État demeure prépondérant malgré l’augmentation de la structuration du droit (1). Plus encore, la « transformation » du droit international, qui tend à s’étendre à tous les champs du droit, mais dans une normativité graduée, pourrait rappeler l’importance de la théorie du domaine réservé (2).

1. La « résilience » de l’État face à l’évolution du droit international

Pierre Bodeau-Livinec relève qu’« [a]u-delà des débats un peu surannés sur le dépassement de l’État, les réflexions engagées aujourd’hui portent davantage sur ses “tribulations” »[84]. L’époque, annoncée par George Scelle, « où l’on reconnaîtra qu’un ordre juridique ne peut être que le résultat d’un ensemble de contraintes naturelles dérivant du fait social et excluant fatalement toute idée de souveraineté »[85], ne paraît guère plus proche aujourd’hui qu’en 1933. Pierre-Marie Dupuy constate qu’

[a]ujourd’hui, le projet cosmopolitique peut paraître à la fois plus proche et, à certains égards, plus éloigné en d’autres temps que sa réalisation. Plus proche, en raison des contraintes croissantes de cette universalisation imposée par les faits comme par le marché que l’on appelle la mondialisation. […] Plus éloigné, le dessein cosmopolitique semble pourtant l’être, confronté au réveil alarmant des appels populistes à des identités fondées sur le refus de l’Autre et à la réapparition d’une conception agressive de la souveraineté[86].

Cette résistance de l’État comme acteur omnipotent et indépassable de l’ordre international est parfaitement explicitée par les évolutions récentes du droit international des migrations. Alors même que la compétence migratoire s’internationalise, l’État demeure incontournable. Plus encore, il faut constater, dans les positionnements des États, un recours intact à la théorie du domaine réservé.

Le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, ou Pacte de Marrakech, adopté en décembre 2018, constitue le premier cadre mondial de coopération touchant à l’ensemble de la question migratoire[87]. Il a pu être qualifié de « beginning for the global regulation of migration »[88]. Prenant conscience de la nécessité de coopérer sur un sujet, par nature, international, les États ont entrepris de réduire leur « discrétion » en matière migratoire. Pourtant, force est de constater, d’une part, que l’État est loin d’être dépassé et, d’autre part, que la forme choisie pour l’amorce de cette « régulation » pourrait bien correspondre à une stratégie des États pour « préserver » leur souveraineté. Sans conteste, la place de l’État dans la mise en oeuvre du Pacte de Marrakech demeure prépondérante[89] : sa réalisation dépend en grande partie de l’adoption, facultative, de plans nationaux de mise en oeuvre[90], et la prise en compte des « priorités nationales » est expressément reconnue[91]. Il est également possible de s’interroger sur la nature du Pacte, qui prend la forme d’un instrument de soft law. Plusieurs auteurs ont constaté l’utilité du soft law, pour les États, lorsque ces derniers souhaitent améliorer la coopération internationale tout en « préservant » leur souveraineté, particulièrement dans des domaines considérés comme directement liés au domaine réservé[92]. L’augmentation du recours au soft law pourrait être vue comme une forme de résistance de l’État : l’utilisation d’une normativité alternative, « atténuée », permettrait une coopération plus grande tout en préservant plus largement la souveraineté étatique.

De façon plus spécifique, le Pacte de Marrakech témoigne d’une résilience du domaine réservé, alors même que la « gouvernance mondiale des migrations » pourrait être perçue comme sonnant le glas de la notion. Au moment des négociations du Pacte, d’une part, il faut constater la référence constante au domaine réservé, notamment exemplifié par la position américaine[93]. Dans une déclaration de la Mission des États-Unis aux Nations Unies exprimant l’opposition des États-Unis à l’adoption du Pacte, ces derniers ont proclamé :

We believe the Compact and the process that led to its adoption, including the New York Declaration, represent an effort by the United Nations to advance global governance at the expense of the sovereign right of States to manage their immigration systems in accordance with their national laws, policies, and interests [nos soulignements][94].

Dans le Pacte lui-même, d’autre part, le paragraphe 7 c) dispose que « [l]e Pacte mondial réaffirme le droit souverain des États de définir leurs politiques migratoires nationales et leur droit de gérer les migrations relevant de leur compétence, dans le respect du droit international »[95]. Réduisant, de fait, la pertinence de la théorie du domaine réservé par rapport à la compétence migratoire des États, le Pacte de Marrakech rappelle néanmoins un « droit souverain » se rapprochant fort de la formulation traditionnelle du domaine réservé. Le dépassement du domaine réservé n’en paraissant que plus incertain.

La persistance de la théorie du domaine réservé en droit international public s’explique par le dépassement incomplet de la souveraineté étatique. L’État, même poussé dans ses retranchements du fait de la mondialisation[96], demeure incontournable. Il est même possible d’envisager un retour en force de la théorie du domaine réservé, dans la mesure où les domaines traditionnellement « exclus » de la régulation internationale sont confrontés à l’extension du droit international.

2. L’extension du droit international comme possible retour en force de la théorie du domaine réservé

Le développement du droit international dans des domaines dans lesquels il était traditionnellement limité[97], notamment par la voie du soft law, ne semble pas avoir diminué la pertinence du domaine réservé. Rapidement s’est posée la question de la conséquence de l’adoption d’instruments de soft law sur la théorie du domaine réservé. Robert Kolb relève ainsi que l’existence de textes de soft law a été considérée comme l’un des critères possibles de délimitation du domaine réservé[98]. Si la juridicité même du soft law est contestée[99], « l’internationalisation » d’une question est l’un de ses effets juridiques les plus largement reconnus[100]. À ce titre, le lien avec le domaine réservé est évident, notamment quand l’on prend en considération la prévalence du critère de l’international concern. Vincent Chetail estime que « [t]he first immediate and fundamental legal effect of a soft law instrument is to internationalize a subject matter by removing it from the domestic jurisdiction of states »[101]. Il faut ainsi constater que la théorie du domaine réservé, d’ordre « relationnel », et concernant « la délimitation des compétences entre le niveau international et le niveau étatique »[102], a un rôle de plus en plus grand à jouer à mesure que les « frictions » entre le niveau international et le niveau étatique se multiplient. Il ne faudrait alors pas souscrire à la théorie de la disparition du domaine réservé : sa réduction matérielle ne signifie pas grand-chose, au regard de son inhérente plasticité. La théorie du domaine réservé s’adapte parfaitement aux nouvelles formes du droit, proposant une première analyse des effets juridiques du soft law. Alors même que la juridicité du soft law est encore débattue, et que le droit « post-moderne »[103] peine à être appréhendé par les théories traditionnelles du droit international public, la théorie du domaine réservé, souple, oscillant entre juridique et politique, a pu appréhender le concept de soft law sans difficulté, en faisant l’un des critères de détermination du champ du domaine réservé. Si l’extension du droit international public paraît indubitablement réduire le champ matériel du domaine réservé, cela ne signifie pas, pour autant, que cette théorie est vouée au déclin. Bien au contraire. À ce titre, une réflexion de Katja S. Ziegler peut être mentionnée. Pour cette dernière,

[t]he concept and notion of domaine réservé can also be seen as part of a wider picture. In both areas which have allegedly contributed most to reducing the domaine réservé, more flexible softer functional equivalents have been developed as tools to draw the line between international and national competence[104].

L’auteure propose un parallèle entre le concept de domaine réservé et les notions de subsidiarité, de proportionnalité et de marge d’appréciation, qui viseraient finalement à jouer un rôle similaire, de manière plus souple et nuancée. Elle poursuit alors, estimant que

[t]hese principles result from the blurred boundaries of the notion of domaine réservé. Both show that some matters remain to be reserved to (sovereign) States because they fulfil a function in international law in an increasingly “smaller” and more diverse world[105].

Ces propositions demanderaient une étude poussée et systématique, mais cette piste de réflexion stimule néanmoins les interrogations sur « l’adaptation » du domaine réservé et sur son rôle dans l’actualité du droit international.

Le rôle de transition de la théorie du domaine réservé, non dépassé du fait d’un ordre juridique international toujours en évolution, explique à la fois le déclin matériel et les critiques entourant le domaine réservé, d’une part, et sa résilience et vivacité doctrinale, d’autre part. Dès lors, l’étroit lien entre l’évolution du domaine réservé et les transformations du droit international pourrait faire de celle-ci un champ privilégié de recherche pour la compréhension de l’évolution du droit international.

B. La théorie du domaine réservé comme possible outil de compréhension du droit international

Pour son étude de l’évolution des fonctions étatiques face au phénomène de mondialisation, Pierre Bodeau-Livinec fait le choix « curieux, sinon incongru »[106] d’un passage par la théorie du domaine réservé. Cette vigueur doctrinale de la théorie du domaine réservé, notamment exemplifiée par son approche « fonctionnelle » (1), conduit à s’interroger sur la possibilité d’une théorie du domaine réservé comme « baromètre » de l’ordre juridique international (2).

1. La résilience de la théorie du domaine réservé comme théorie explicative : le renforcement de la conception fonctionnelle

La conception fonctionnelle du domaine réservé a été théorisée par Gaetano Arangio-Ruiz[107], dans son cours consacré à la théorie du domaine réservé. Rejetant d’emblée la conception usuelle, portant en elle un « malaise qui se révèle de jour en jour plus grave »[108], le juriste italien consacre une partie de son cours à la structuration d’une alternative crédible à la conception « matérielle » du domaine réservé. Si cette approche semble être initialement passée plutôt inaperçue[109], qualifiée simplement par Robert Kolb de « vision ratione personae » du domaine réservé « rédui[sant] considérablement dans sa portée » la notion[110], il est significatif que deux thèses de doctorat récentes, centrées sur le sujet ou y consacrant un large développement, rejettent la conception matérielle traditionnelle pour développer largement cette approche « fonctionnelle », l’estimant plus adaptée à la compréhension du droit international[111]. Il est alors possible de constater une adaptation de la théorie du domaine réservé qui, face aux évolutions du droit international, s’attacherait à l’essence de la fonction étatique, indépassable, plutôt qu’à un champ de plus en plus limité.

Le cours de Gaetano Arangio-Ruiz vise à la démonstration de l’affirmation selon laquelle le domaine réservé est

une délimitation verticale d’ordre relationnel qui joue dans toute matière formant l’objet d’action internationale et vise à protéger les États des immixtions directes – non requises ou non acceptées – dans leurs rapports avec les sujets et les fonctionnaires respectifs : rapports dont le contrôle exclusif par les autorités nationales, quelle que soit la matière en question, constitue une des manifestations – et vraisemblablement la manifestation primordiale – de cet état de choses typique des relations internationales qu’est la souveraineté-indépendance des États[112].

Domine l’idée d’une théorie du domaine réservé ne visant plus à protéger des domaines particuliers du droit, forcément régulés, à un certain degré, par le droit international, mais à protéger la « sphère des relations d’ordre interindividuel-national »[113], dans laquelle la fonction étatique prend toute sa spécificité et son importance, caractérisée par une relation de pouvoir verticale et l’opposabilité d’un droit objectif, garantie par le rapport de domination entre l’autorité publique et les sujets de l’ordre interne[114]. Cette reconceptualisation de la théorie du domaine réservé permettrait, pour Pierre Bodeau-Livinec, « l’appréhension de l’essence de l’État sur la détermination du domaine à lui réserver en droit international »[115]. Elle constituerait un formidable outil de compréhension de la place de l’État face aux évolutions du droit international, « expliqu[ant] pourquoi l’État reste pertinent face à la mondialisation : il est le seul qui puisse véritablement gouverner », et soulignant « la manière dont l’État est influencé par la mondialisation : il doit renouveler les modalités de son gouvernement »[116]. Ainsi, attachant la persistance du domaine réservé à la persistance de la fonction gouvernementale, Pierre Bodeau-Livinec propose une réflexion sur le non-dépassement, mais la transformation de la fonction gouvernementale, permettant une analyse fine de la place de l’État dans la mondialisation, par le prisme de la théorie du domaine réservé.

Critiquée dans son acception matérielle, la théorie du domaine réservé se réinvente dans une conception fonctionnelle qui permettrait d’étudier plus finement la réalité de l’État dans l’actualité du droit international. Cette formidable résilience de la théorie du domaine réservé, qui suit les évolutions du droit international et semble s’y adapter, pourrait bien faire de celle-ci l’un des outils privilégiés d’étude du droit international public.

2. La théorie du domaine réservé comme baromètre de « l’évolution » de l’ordre juridique international?

Il convient d’ici de mettre un point à la démonstration proposée. Le déclin, la résilience et la valeur explicative de la théorie du domaine réservé semblent pouvoir être expliqués par son rôle de théorie « de transition ». Dans sa vaste étude sur la doctrine française en droit international, Emmanuelle Jouannet analyse le déplacement du centre du débat doctrinal français, de la question du fondement du droit international à celle de la « vision de la société internationale », « de l’évolution actuelle du droit international et des interprétations divergentes qui en sont données »[117]. Dans ce débat, deux camps : les « volontaristes, anti-scelliens et conservateurs », d’un côté, et les « scelliens, objectivistes, internistes et réformateurs », de l’autre[118]. Pour les premiers, « le droit international est conçu comme un modèle anarchique et décentralisé, mais cohérent de réglementation des souverainetés étatiques juxtaposées », ce modèle s’étant maintenu « en dépit des évolutions incontestables et incontestées du droit international », « car les structures de base de l’ordre juridique international seraient les mêmes en dépit des changements »[119]. Pour les seconds, au contraire, « le droit international est appréhendé comme un droit en marche vers la réalisation d’une véritable communauté internationale, intégrée et ordonnée autour de valeurs communes qui dépassent la prise en considération des seuls États »[120]. Plutôt que de prendre position, supposons que la persistance de ces deux théories peut résulter de la nature même de l’état et de l’évolution du droit international. Se structurant, s’institutionnalisant, l’ordre international semble en effet diminuer la place de l’État. Pourtant, ce dernier conserve une place prépondérante, et a priori indépassable. Si l’institutionnalisation de l’ordre international progresse indéniablement, le dépassement du modèle de « souverainetés étatiques juxtaposées » est loin d’être certain. Cette dichotomie fondamentale grevant l’évolution du droit international semble justifier la place de la théorie du domaine réservé en droit international public. Cette théorie permettrait, légitimerait, la persistance du modèle traditionnel de l’ordre international, malgré les évolutions de ce dernier vers une plus grande intégration – et ce au nom d’une « particularité » étatique indépassable et indispensable[121]. Dès lors, inextricablement liée à l’évolution du droit international, la théorie du domaine réservé pourrait constituer un « baromètre » de l’évolution du droit international pouvant « rétrécir », face au développement du droit international, ou « s’élargir », si ce dernier « subissait des modifications en sens inverse »[122]. Le rétrécissement matériel du domaine réservé semble illustrer les « tribulations » actuelles de l’État dans la mondialisation. Pour autant, et « [b]ien que l’on ne songe généralement pas à cette alternative »[123], un retour du domaine réservé pourrait également être possible, au moins dans son utilisation politique, face à la « crise du multilatéralisme » et au retour en force « d’une conception agressive de la souveraineté »[124], notamment exemplifiée par la réponse internationale à la crise de la covid-19[125], nous rappelant qu’un baromètre peut à la fois monter et descendre, et que l’évolution du droit international pourrait être moins linéaire que ne l’est le continuum proposé par Michael Walzer[126].

***

Une rapide consultation de la doctrine récente portant sur la théorie du domaine réservé amène à s’interroger sur les raisons de la « persistance » de cette théorie, unanimement reconnue comme déclinante; un constat largement fait, mais non expliqué. Une étude théorique de la notion, notamment à travers l’exemple du droit international des migrations, conduit à suivre une hypothèse de George Scelle, évoquant un rôle de « transition » permettant l’évolution du droit international. Suivant cette hypothèse, il faut constater que cette « évolution » est toujours en cours, et que l’utilité de la théorie du domaine réservé comme théorie de transition expliquerait à la fois son déclin matériel et sa persistance théorique. Ce constat, d’importance, amène à celui d’une théorie du domaine réservé inextricablement liée à l’évolution de l’ordre juridique international et pouvant constituer, à ce titre, un parfait baromètre de cette évolution, notamment au regard des récents phénomènes de mondialisation.

Une prise de hauteur quant à la théorie du domaine réservé, et à son rôle « justificateur » de l’état transitoire de l’ordre international, pourrait conduire à s’interroger sur « l’utilité » même du droit international. Frédéric Mégret, repérant une dichotomie entre les objectifs grandissants du droit international et son immobilisme structurel, estime que

[l]’« utilité » du droit international serait en définitive moins l’utilité d’un outil permettant d’atteindre certains buts que l’utilité d’un système permettant d’assurer une continuité discrète en matière d’attribution des pouvoirs dans le système international[127].

Et, d’une certaine façon, le rôle démontré ici de la théorie du domaine réservé semble bien confirmer la fonction cynique du droit international de maintien d’un statu quo, la théorie du domaine réservé permettant une conciliation de ses aspirations grandissantes, objectivistes, avec sa « continuité en matière d’attribution des pouvoirs », volontariste.