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Une double mouvance affecte l’analyse des actions de l’État depuis quelques décennies. D’un côté, par des réformes se succédant, on assiste à une multiplication, une sophistication et une pression managériale croissantes des politiques publiques pour améliorer, notamment, la gestion de l’action de l’État et son efficacité (Hood, 1991), tout en la subordonnant souvent à une logique financière (de Gauléjac, 2005). De l’autre côté, les impératifs de collaboration (Couturier et al., 2016), avec la multiplicité d’actrices et d’acteurs impliqué.e.s dans les politiques, s’imposent en tant que règle du jeu d’une action publique efficace et participative. Cet impératif relationnel conduit à la fois à une mise en place de pratiques innovantes et audacieuses et à une tendance marquée de responsabilisation, tant des bénéficiaires que des opérateurs de première ligne mettant en oeuvre des politiques publiques (Bonvin, 2013). En parallèle, et depuis quelques décennies, un paradigme de l’action publique considérant les politiques comme un réseau multiniveau d’acteurs permet à la recherche de mieux déceler les sens et référentiels impliqués dans les pratiques (Muller, 2009). Les politiques d’emploi jeunesse constituent ainsi un exemple paradigmatique de cette mouvance, manifestée par un intérêt marqué pour l’efficacité des mesures, l’innovation des modes de collaboration et l’intérêt particulier pour la participation.

En effet, les politiques d’emploi jeunesse constituent un terrain propice pour mettre à l’épreuve l’action publique. Tant par des caractéristiques intrinsèques à la jeunesse, définie comme une même étape de la vie marquée par la multiplicité de transitions (Longo, 2016) que par la sensibilité des jeunes à la conjoncture, que ce soit en réponse à des crises économiques ou à des réorientations gouvernementales (Gauthier, 2000), les politiques ciblant cette population sont soumises à des tensions et à des évolutions constantes. Plus précisément, on observe un alourdissement des barrières à l’emploi et celles-ci sembleraient se multiplier et se complexifier pour celles et ceux en situation de vulnérabilité (Franke, 2010). Pour ces dernières et derniers, les difficultés se cumulent et s’interrelient, et leurs besoins en lien avec l’emploi sont souvent issus ou mènent à une multiplicité d’enjeux dans d’autres sphères de vie (logement, santé, alimentation, transport, formation, etc.), ce qui pose des défis pour l’intersectorialité des politiques et l’accompagnement des jeunes (Nico et Taru, 2017). Ce champ de l’action publique devient alors prioritaire pour les gouvernements qui doivent explorer des mesures expérimentales, notamment celles que nous appellerons ici des mesures offrant des solutions intégrées. Cette panoplie de mesures introduites depuis quelques décennies, sous les noms stratégies de continuité des services ; guichet unique ; mesures intersectorielles ; approches globales ; modèles wraparound, tend à se généraliser au point de réorienter la modernisation récente de la stratégie canadienne pour l’emploi des jeunes (Groupe d’experts sur l’emploi chez les jeunes, 2017).

Cet article a pour objectif d’analyser les modalités concrètes à travers lesquelles les acteurs de l’intervention – les organismes auprès des jeunes – opérationnalisent des « solutions intégrées » mettant la collaboration intersectorielle et la participation au service de l’efficacité des mesures d’emploi. Autrement dit, comment les acteurs de la mise en oeuvre réussissent-ils à mettre en action ces mesures et à quelles contraintes et tensions font-ils face ? Quelles pratiques et stratégies se dégagent de leurs actions ?

Les résultats de cette recherche permettent de constater les pratiques variables, les tensions et les stratégies des acteurs face à ces tensions, toutes les trois affectant l’institutionnalisation étatique des solutions dites « intégrées ». Plus particulièrement, l’analyse des données montre, en premier lieu, que malgré des pratiques concrètes hétérogènes, les acteurs de la mise en oeuvre ont une philosophie et des référentiels partagés (prestations multiples personnalisées, collaboration, accompagnement). C’est grâce aux modalités concrètes de l’intervention qu’il est possible, en deuxième lieu, de mettre en évidence des tensions importantes lors de la mise en oeuvre. Ainsi, on observe que si l’accent est mis sur les besoins et les solutions multiples offertes aux jeunes, l’emploi reste néanmoins la fin ultime à l’échelle étatique, exprimée notamment par les critères d’évaluation et de financement de ces programmes. De plus, tandis que la rhétorique collaborative est exaltée par les politiques, les pratiques dévoilent le rôle clé des liens informels dans la collaboration, créant des défis de coordination. Enfin, la réelle centralité de l’accompagnement au sein des dispositifs contraste avec la place limitée laissée à la participation et à la parole des jeunes, malgré la volonté de l’État et des organismes. Ces tensions suscitent des résistances et des stratégies d’action de la part des responsables et des intervenant.e.s des organismes lors de la mise en place des mesures.

Ces résultats sont fondés sur les données d’une recherche[1] visant à interroger la mise en oeuvre des services d’employabilité offerts aux jeunes au Québec et en Ontario, dans les mois qui ont précédé la modernisation de la stratégie fédérale pour l’emploi des jeunes au Canada. Cette modernisation a eu pour objectif d’encourager les modèles d’action publique novateurs et offrant des solutions intégrées aux jeunes. Pour cette recherche, dont le terrain s’est déroulé en 2019, des responsables de la mise en oeuvre de ce type de mesures dans 14 organismes ou regroupements d’organismes d’employabilité (soit des organismes locaux ou des regroupements au niveau provincial) ont été interrogé.e.s. Nous avons réalisé avec les directrices, les directeurs et également les intervenant.e.s de ces organismes un total de 14 entretiens semi-dirigés portant sur les problématiques que vivent les jeunes, les solutions que peuvent leur offrir les organismes, la collaboration au sein de leur travail pour la mise en oeuvre des mesures et les défis auxquels ils sont confrontés.

Après une brève contextualisation des tendances affectant depuis quelques décennies l’action publique, ainsi que des innovations touchant les programmes d’emploi visant les jeunes, la méthodologie et l’approche à la base de cette recherche sont décrites. Les sections suivantes présentent les résultats en deux temps, d’abord, la description de la philosophie d’action qui guide les interventions ; ensuite les tensions, réactions et stratégies que génèrent les acteurs, lors de la mise en place de programmes offrant des solutions intégrées aux jeunes. Enfin, dans la conclusion, nous discutons des constats transversaux tirés des principaux résultats de la recherche.

Une transformation fondamentale et récente de l’action publique

Les politiques sectorielles au Canada, qui se focalisent sur une population cible, n’échappent pas à la transformation plus large subie par l’action publique dans de nombreux pays occidentaux. En effet, cette dernière se transforme depuis quelques décennies, pour prioriser de plus en plus la décentralisation et la concertation dans un paradigme managérial qui remet en cause l’État keynésien. Même si ce mouvement n’est pas homogène ni entre les pays ni au sein des administrations (Jalette et al., 2012), l’approche de la Nouvelle Gestion publique, dont le terme a été popularisé par Hood (1991), tire avantage de cette nouvelle méthode de gestion décentralisée de l’État, en donnant plus de responsabilités à différents niveaux de gouvernement, à une diversité de secteurs et aux organismes non gouvernementaux dans la conception et la mise en oeuvre des programmes, dans un objectif d’efficacité, mais surtout de rationalisation des coûts.

Nouvelle Gestion publique, collaboration, participation

Au niveau organisationnel, la Nouvelle Gestion publique s’appuie sur des principes proches d’une entreprise privée (Abord de Chatillon et Desmarais, 2012), basée sur les 3E : efficacité, efficience et économie (Chandler, 1991). La rationalisation des coûts octroie davantage de responsabilités et d’imputabilité aux gestionnaires (Talbot, 2004) et met en place des incitatifs de performance à cet égard (Jetté et Goyette, 2010). Par une gestion par résultats plutôt que par moyens (de Gauléjac, 2005), elle suit des règles et procédures en un mode plus entrepreneurial (Fortier, 2010). Au niveau structurel, il y a davantage de sous-traitance, avec un accent sur les relations contractuelles (Homburg et al., 2007). Ainsi, l’idée d’un État central est déconstruite en pratique, séparant la responsabilité de la prestation de services entre le gouvernement et d’autres acteurs.

Les politiques mettent alors en place une gouvernance multiniveau de deux types, soit par le biais de relations intergouvernementales supranationales, fédérales, provinciales, municipales, et par les liens avec des acteurs privés (Hooghe et Marks, 2003). L’implication d’une panoplie d’acteurs non gouvernementaux (Salamon, 2001) avec leurs idées, valeurs et intérêts est d’une importance centrale pour les programmes en tant que médiateurs de sens définissant les problèmes et les solutions qui interpellent les politiques publiques (Muller, 2009).

Par ailleurs, l’intersectorialité apparaît au premier plan dans ces nouvelles pratiques de gestion et présente des défis nouveaux pour la collaboration entre les acteurs. En effet, le passage d’une action publique centralisée à une structuration intégrée de plusieurs secteurs requiert diverses formes de coopération (Bourgeois, 2015) sous forme de collaboration et de partenariats (Burlone et al., 2008). Dans la mesure où cette coordination soutient les objectifs de la politique dont il est imputable, plutôt que de jouer un rôle direct dans l’opérationnalisation du service, l’État préférera un rôle de coordination des actions menées pas une pluralité d’acteurs « gouvernants » (Leca, 1996). En quelque sorte, comme le note Boismenu (2006), « le discours de la nouvelle gestion publique participe au désengagement fédéral des dispositifs de l’État social » (p. 2214). La contractualisation des rapports politico-administratifs génère des barrières (par exemple les exigences de reddition de comptes sont souvent astreignantes pour les intervenantes et intervenants et coûteuses pour le secteur communautaire [White, 2012]), alors même que l’on « remet en question le statut des institutions en place aussi bien que le rôle et les responsabilités que partagent les diverses catégories d’acteurs » (Hamel, 1995, p. 89). De plus, si les champs de compétences de chaque organisme deviennent perméables avec ceux des autres, les opportunités de financement sectorielles potentielles deviennent plus difficiles d’accès (Burlone et al., 2008).

Par ailleurs, en se basant sur des principes démocratiques, la participation des parties prenantes à la politique fait figure de cheffe de file dans les éléments clés de la « ré-invention » du secteur public (Osborne et Gaebler, 1992). Avec un accent sur l’efficacité des services et leur orientation vers les clientes et les clients, l’administration de l’État met en exergue la promesse d’une plus grande participation (Meier et O’Toole, 2006) de la personne « citoyenne-usagère-cliente » à travers des outils variés. La ou le bénéficiaire est alors un actrice ou un acteur, dont le rôle est à préciser dans l’action publique qui le vise, bien que dans les faits son implication reste souvent reléguée au deuxième plan (Warin, 2016), tant par manque d’opérationnalisation de cette implication, que par un manque de moyens pour mettre en oeuvre son implication. Plus spécifiquement, les recherches concernant la participation des jeunes et leur contribution (youth voice) au développement de politiques publiques (Berthet et Simon, 2017) se sont centrées sur la participation des bénéficiaires dans leur propre parcours dans une mesure qui les vise (Walker et al., 2017), plutôt que dans l’élaboration politique de ces dernières. Cela a montré, par exemple, que la participation augmente la satisfaction avec le service (LaPorte et al., 2016).

La question des modes de participation des jeunes à l’élaboration des politiques publiques devient cruciale dans une approche mettant en exergue la définition des besoins et la personnalisation des solutions pour les bénéficiaires, comme c’est le cas des mesures offrant des solutions intégrées. Encore, selon Piattoni (2009, p. 163), l’une des questions clés concernant la participation est de savoir si l’impératif de collaboration (la gouvernance intersectorielle multiniveau) produit de meilleures politiques (légitimité fondée sur les résultats) lorsque l’impératif de participation est appliqué (légitimité fondée sur les objectifs et les moyens). Enfin, la participation des jeunes à l’échelle des politiques publiques n’est pas nécessairement une panacée. « Le participationnisme, quand il prend les traits d’un participationnisme d’État, demeure toujours un prolongement du régime qui le met en oeuvre » (Aldrin et Hubé, 2016 p. 9). Divers facteurs posent les conditions de ce participationnisme. D’abord, la sélection de celles et ceux qui participent est souvent réalisée par le biais des acteurs déjà partenaires ou dont les visées sont compatibles avec l’ordre politique en place. Ensuite, lors des processus de participation, la procéduralisation des débats peut neutraliser les clivages tandis que le choix des instruments de participation peut quant à lui circonscrire le degré de participation. Par exemple, en administrant les prises de parole de manière encadrée ou en choisissant des participantes et participants plus consensuel.le.s, alors les résultats de la politique risquent de répondre davantage aux besoins de jeunes organisé.e.s et habitué.e.s à participer au sein des organismes, en excluant celles et ceux dont l’accès à l’État est plus limité, ou tout simplement celles et ceux n’étant pas associé.e.s à des modes de participation organisés. Bref, la participation pourrait reproduire le système politique en place, sans réelle visée ou possibilité de le transformer ou de permettre aux jeunes de se l’approprier.

Des modèles innovants en matière de politiques d’emploi jeunesse

Les divers enjeux des réformes de l’action publique ne se manifestent pas avec la même intensité dans toutes les politiques. Cependant, ils sont autant de caractéristiques essentielles des mesures qui mettent en oeuvre des solutions intégrées. Ces solutions sont particulièrement importantes depuis une vingtaine d’années dans les mesures des politiques publiques de jeunesse au Canada, principalement au niveau de l’emploi.

Il est possible d’apparenter différentes notions sous le terme solutions intégrées en raison de plusieurs aspects les réunissant : une démarche mettant en commun différents secteurs ou services, afin d’offrir une intervention plus globale et territorialisée, qui appréhende la complexité de l’individu, au lieu de considérer l’intervention comme divisible selon les sphères de vie ou les secteurs. De plus, un objectif commun émerge souvent : le modèle s’adresse à des jeunes ayant des besoins complexes, faisant face à de multiples barrières associées à différentes sphères de vie. Selon ces modèles, un soutien intensif coordonné et adapté aux besoins permet de rebâtir le lien social (Bruns et Walker, 2008). Les différents secteurs de services viendraient s’envelopper autour des jeunes (« wrap around them ») (Prakash et al., 2010). Et à des degrés différents, le modèle place la ou le jeune au centre du système d’acteurs. Le processus doit permettre d’augmenter sa résilience et sa confiance en elle ou en lui (Wallace et al., 2015) pour que la ou le jeune puisse s’autodéterminer.

Partant de cette définition large, la littérature permet de recenser ainsi une diversité de notions apparentées, jumelées avec plus ou moins de succès aux caractéristiques des mesures offrant des solutions intégrées. Axé particulièrement sur le contact avec la ou le bénéficiaire, le terme wraparound – synonyme courant en anglais des solutions intégrées – est en réalité l’appellation d’un modèle d’intervention très balisée : le high-fidelity wraparound (VanDenBerg et al., 2003). Découlant du travail social d’intervention, cette approche est caractérisée par une philosophie de soins planifiée avec une multitude d’acteurs (VanDenBerg et al., 2003), en intégrant à la démarche tant la ou le jeune que sa famille (Goldman, 1999), pour lui donner une marge de manoeuvre importante appelée le voice and choice (Bruns et Walker, 2008). Assez rare, le hub est lui aussi un modèle d’intervention individualisée et centrée sur les besoins spécifiques de la ou du jeune, mais à partir duquel un espace est organisé pour rassembler une multiplicité de secteurs de services sous un même toit. Quant à l’approche globale, notamment véhiculée par les services publics de l’emploi, elle est centrée sur un « plan d’intervention » convenu entre la ou le bénéficiaire et l’intervenant.e, pas toujours en raison d’un droit à la participation par principe, mais souvent aussi pour assurer son efficacité.

Focalisée sur la gestion organisationnelle et la collaboration entre les organismes, la continuité des services reste une autre notion fréquente, reliant différents secteurs de l’action publique pour regrouper les interventions. La première vise : « l’incorporation des services éducatifs, [des services d’emploi,] des services sociaux et des services de santé physique et mentale dans un guichet unique de distribution » (Clafee et al.,1997, cité dans Deslandes et Bertrand, 2002, p. 137). Centrée sur la gestion des coûts, elle suppose que les services sont généralement existants, adéquats et que seule la coordination doit être améliorée (Chaire de recherche du Canada sur l’évaluation des actions publiques à l’égard des jeunes et des populations vulnérables [CRÉVAJ], 2012).

Enfin, la collaboration entre les secteurs de l’action publique constitue également un modèle opérationnalisé au niveau des gouvernements, notamment dans les politiques dites intersectorielles (Bourgeois, 2015) appelées aussi, comme au Royaume-Uni, whole-of-governement policies qui misent sur une collaboration croisée entre les échelles et les secteurs de gouvernements. Quant aux joined-up services, ils sont le résultat de mécanismes de collaborations entre les organismes communautaires et ceux au niveau étatique, notamment par le biais de partenariats horizontaux (Crowley, 2004).

Sous l’offre de solutions intégrées, on compte donc des appellations diversifiées, allant du service centré sur la ou le jeune, jusqu’à la collaboration étatique intersectorielle et intergouvernementale. Les discussions sur l’intersectorialité, qui se tenaient auparavant à l’échelle étatique, semblent se déplacer depuis quelque temps vers l’échelle des bénéficiaires, des organismes et des territoires. Si elles animent de plus en plus les débats sur la nouvelle gouvernance, peu de recherche mettent en lumière la négociation entre les acteurs de ces trois niveaux d’action dans le but de mener une action concertée.

Une recherche Québec-Ontario sur les mesures offrant des solutions intégrées

L’enquête auprès d’organismes offrant des services d’employabilité visant les jeunes

Les données de cette recherche sont issues de 14 entretiens semi-dirigés réalisés au printemps et à l’été 2019 auprès des responsables de la mise en oeuvre des mesures offrant des solutions intégrées dans 14 organismes d’employabilité (7 au Québec et 7 en Ontario)[2]. Les responsables de la mise en oeuvre interrogés dans le cadre de cette recherche étaient, dans la grande majorité des cas, les directrices et directeurs des organismes, ayant toutes et tous travaillé en intervention avant de prendre les rênes de leurs organismes respectifs. Certain.e.s ont invité leurs intervenant.e.s en emploi à participer à l’entretien, ce qui a permis d’enrichir la diversité des perspectives.

Par ailleurs, trois principes de diversification ont guidé le choix du terrain de recherche. En premier lieu, deux territoires, le Québec et l’Ontario, ont été sélectionnés, le premier pour l’importance historique de ses réseaux communautaires en employabilité des jeunes, le second pour les antécédents de ses programmes mobilisant des solutions intégrées. Le but était ici la diversification des cas et des territoires plutôt que la comparaison interprovinciale, ce qui aurait demandé davantage de participant.e.s et une mise en perspective des systèmes institutionnels dans chaque province.

En deuxième lieu, afin d’offrir une variété de perspectives, les organismes sélectionnés couvraient une diversité de types d’organismes et de régions dans les deux provinces, en plus d’inclure des organismes locaux de proximité et des regroupements provinciaux d’organismes. Au Québec, la participation fut répartie entre trois grands regroupements d’organismes représentant et mettant en réseau des multiples acteurs de l’activité communautaire du Québec, en milieu rural et urbain ; et quatre organismes locaux offrant des services distincts sur des territoires spécifiques (Montréal, Montérégie, Québec et Saint-Hyacinthe). En Ontario, la participation des sept organismes fut répartie entre deux regroupements d’organismes offrant soit des services visant un territoire donné (généralement en milieu rural), soit des services à des populations cibles (généralement en milieu urbain, notamment à Toronto ou à Ottawa).

En troisième lieu, les organismes ont été sélectionnés en fonction de leurs points communs et de leurs différences. Certains ont été choisis car leur programmation proposait une offre intersectorielle très diversifiée, incluant des services en employabilité, ou en raison du fait qu’ils étaient reconnus dans le milieu pour leur approche novatrice ou prometteuse du point de vue de l’intégration. Ainsi, bien que l’emploi soit généralement une composante importante de leur programmation, le mandat de ces organismes pouvait inclure d’autres services par exemple en éducation, en insertion sociale, en hébergement, etc. Enfin, d’autres organismes ont été choisis afin d’assurer une diversification des bénéficiaires (par exemple, des jeunes Autochtones, immigrant.e.s et racisé.e.s, des jeunes ayant des problèmes de santé physique ou mentale, des jeunes en sortie de placement, des jeunes en situation de pauvreté, en régions rurales ou éloignées, etc.).

Les entretiens, d’une durée d’environ deux heures et demie, portaient sur 1. les problématiques dominantes auxquelles leurs jeunes bénéficiaires font face ; 2. le type de ressources offertes ; 3. les acteurs impliqués dans la prestation des mesures ; et 4. la définition, les défis et les difficultés des approches mobilisées. Après leur transcription, les récits des interrogé.e.s ont été codés par un logiciel d’indexation thématique des données – NVivo –, interprétés et analysés, faisant ainsi émerger les principaux résultats présentés dans cet article.

Une approche fondée sur la perspective des acteurs de la mise en oeuvre de l’action publique

En ce qui concerne l’approche théorique de cette recherche, nous partons du fait que les politiques publiques d’emploi visant les jeunes ne sont pas développées et mises en oeuvre uniquement par l’État. Celui-ci partage une partie de cette responsabilité avec des organismes d’employabilité qu’il finance. Ce passage du gouvernement de l’emploi à la gouvernance de l’emploi (Lallement, 1997) s’institutionnalise alors par le biais de contrats – comme les ententes de contribution avec les organismes prestataires de services. L’analyse de ce secteur de l’action publique permet de mettre en lumière les jeux d’acteurs construisant une intervention concertée, soit par une mise à l’agenda par le gouvernement bailleur de fonds, puis une mise en oeuvre par les organismes oeuvrant dans différentes sphères de vie (emploi, logement, santé mentale, consommation, etc.) ; soit par le chemin inverse, par des initiatives portées par les organismes qui se transforment par la suite en innovations que les gouvernements chercheront à financer s’ils rencontrent les visées de la politique.

Enfin, une perspective théorique de l’action publique, considérée ici sous le prisme de ses instruments et des représentations des problèmes et des solutions portées par divers acteurs, devient nécessaire. Cette approche particulière de la sociologie politique (Muller, 2009) est centrée sur les interactions entre les acteurs afin de dégager l’intelligibilité des significations qu’ils donnent à l’action publique concernée. Bien que la mise en oeuvre comprenne un nombre important d’impondérables en raison du grand nombre d’acteurs impliqués et de leurs référentiels variables, la perspective des organismes est primordiale, car elle dégage le rôle clé des acteurs lorsqu’ils déploient leur pouvoir d’action pour opérationnaliser la programmation tout en négociant les contraintes de l’action publique définie par l’État central. Ainsi, le choix des instruments, tels que les mesures d’emploi jeunesse offrant des solutions intégrées, dévoilent des aspects nouveaux et pertinents de la mobilisation des acteurs appelés à trouver le sens de la politique pour la mettre en oeuvre.

Des référentiels partagés autour des mesures offrant des solutions intégrées

Les résultats de la recherche montrent que bien que l’obtention d’un emploi soit en filigrane des interventions dans le cadre des services d’emploi, ce n’est pas nécessairement la finalité première énoncée par plus de la moitié des répondant.e.s. Cette finalité peut aller jusqu’à l’idée plus large de faire partie de la société. Pour un regroupement d’organismes en emploi, il s’agit plutôt d’être une membre productive ou un membre productif de la société, alors que pour une organisation autochtone en milieu urbain, il s’agit de mener la ou le jeune à devenir un.e membre reconnu.e de sa communauté. En amont de l’emploi, les objectifs peuvent être l’activation, l’empowerment, la confiance en soi ou encore la sécurisation culturelle. Cette dernière est particulièrement importante chez les organismes autochtones dont le processus s’appuie sur une approche holistique (qui tire son origine de la roue de la médecine), dont une interviewée en milieu urbain en Ontario a illustré les composantes : « We don’t see the person as an individual, we try to involve every capacity of that person, both the spiritual, mental, physical, um, and emotional. »

Voilà donc le premier résultat autour duquel un consensus existe, d’après les entretiens. Les solutions intégrées permettent de s’attaquer aux racines des problèmes des jeunes, plutôt qu’à la simple manifestation de la problématique d’employabilité en aval. En effet, chez les responsables de la mise en oeuvre des mesures, si les problématiques en amont restent irrésolues, il peut être difficile pour la ou le jeune de garder son emploi.

De plus, cette philosophie d’intervention s’opérationnalise par des principes d’action très précis et partagés. Selon elles et eux, les ressources proposées dans le cadre de ces programmes sont le plus souvent personnalisées pour les jeunes et rattachées à différentes sphères de vie. Elles impliquent une interaction soutenue entre professionnel.le.s ou secteurs de l’intervention ainsi qu’un rôle respectueux de la ou du bénéficiaire. Les propos de ce responsable de programme au sein d’un organisme d’employabilité jeunesse illustrent la posture de la majorité des interrogé.e.s :

Pour moi, wraparound c’est beaucoup de monde qui travaille ensemble, qui s’écoutent, mais qui écoutent avant tout le jeune qui est au centre, qui est le centre d’intérêt. [...] C’est une approche qui est souple, qui est ouverte, puis qui sous-tend une concertation, pis une considération de l’individu dans sa globalité.

Responsable d’un organisme local de proximité en milieu urbain offrant des services en employabilité jeunesse, Québec

Ces propos sont ainsi caractéristiques, dans les deux contextes géographiques, des « référentiels » partagés. Ces derniers expriment des valeurs – ce qui est désirable – et des normes – en tant que principes d’action – (Muller, 2009), mobilisés par les interviewé.e.s pour comprendre et prescrire l’action qu’ils mènent auprès des jeunes. Ces référentiels confirment, de manière récurrente lors des entretiens avec les organismes, trois aspects principaux d’une symbolique commune dans la mise en place de mesures offrant des solutions intégrées : 1. la prestation de biens et de ressources multiples adaptés aux besoins variés de la ou du jeune, prenant en compte l’ensemble de ses sphères de vie ; 2. la collaboration entre professionnel.le.s et institutions de différents secteurs d’intervention qui s’avère nécessaire à la prestation de biens et de ressources multiples ; 3. l’accompagnement de la ou du jeune comme tremplin pour permettre la livraison de ressources personnalisées et la participation des bénéficiaires.

Même s’ils sont visiblement partagés, ces référentiels ne génèrent pourtant pas les mêmes pratiques, créant des variantes empiriques lors de la mise en place des mesures. En effet, au fil de l’opérationnalisation des éléments clés des mesures offrant des solutions intégrées, l’intervention adopte des modalités concrètes hétérogènes : la collaboration intersectorielle basée sur des partenariats formalisés entre acteurs de la prestation de service ; le high-fidelity wraparound, un modèle rigoureux centré sur la ou le jeune avec des caractéristiques spécifiques et une formation précise et cadrée ; et enfin, le one-stop shop hub, un milieu de vie qui rassemble une multiplicité d’intervenant.e.s intersectoriel.le.s sous un même toit. On retrouve aussi des hybridations de ces modalités afin de mieux correspondre aux besoins de la clientèle de chaque organisme. Ces modalités permettent de construire une typologie des formes concrètes d’intervention des prestataires de services rencontrés, dont la description procédurale a été faite ailleurs (Gaudreau et al., 2021). Dans cet article, nous nous arrêterons plutôt aux différences dans la mise en oeuvre des mesures, permettant de révéler les tensions affectant l’opérationnalisation de ces modèles.

Les tensions et les stratégies dans la mise en oeuvre des mesures offrant des solutions intégrées

Alors que le premier résultat aborde les référentiels des acteurs mettant en oeuvre des solutions intégrées, les résultats suivants décrivent concrètement les caractéristiques essentielles des actions qu’ils déploient et mettent en lumière les tensions et les stratégies prééminentes qui émergent de ces modèles.

Les problématiques des jeunes : la mise à l’épreuve de l’efficacité de solutions multiples

Les récits des participant.e.s confirment la multiplicité et l’enchevêtrement des problématiques des jeunes les plus éloigné.e.s du marché de l’emploi, même dans un contexte où le taux de chômage est particulièrement faible. Parmi ces problématiques, on retrouve pourtant certaines récurrences.

La quasi-totalité des interviewé.e.s a évoqué l’observation d’une émergence rapide des problèmes et des maladies de santé mentale chez les jeunes (ex. anxiété, manque de motivation, manque d’estime de soi, isolement, désengagement général). Pour certain.e.s, il s’agit de problématiques de longue date qui auraient pu être identifiées et traitées bien plus tôt dans le parcours de la ou du jeune, par un meilleur accès aux soins de santé ou un meilleur dépistage en contexte scolaire, par exemple. De plus, les interviewé.e.s des organismes autochtones ont rapporté devoir intervenir auprès de jeunes ayant vécu de la discrimination à l’école ou au travail et qui font difficilement confiance au système institutionnel.

Les problématiques d’emploi des jeunes les plus vulnérables ne sont ainsi que la pointe de l’iceberg. Certain.e.s vivent déjà une problématique de logement (voire d’itinérance) ou encore de dépendance, un manque parental ou relationnel, etc. Par exemple, une ou un jeune qui a de la difficulté à se trouver un logement et qui vit une situation d’itinérance cachée aura de la difficulté à consacrer le temps nécessaire à sa recherche d’emploi.

Ce sont des jeunes qui n’ont pas le contrôle sur les événements, mais plus les événements qui ont le contrôle sur eux. Ce qui fait qu’ils sont particulièrement instables, parce que la minute qu’il a un problème, que ce soit d’ordre financier ou dans leur vie amoureuse [...] tout s’écroule.

Directeur d’un regroupement d’organismes en employabilité, Québec

Même lorsqu’elles et ils sont plus près de l’employabilité, ces jeunes peuvent éprouver des difficultés à acquérir des compétences professionnelles et techniques pour travailler dans des secteurs d’activité spécifiques (savoir-faire). Elles et ils ont également des lacunes quant aux connaissances de base (ex. littératie) et n’ont pas toutes et tous les dispositions préalables à l’emploi touchant le savoir-être, ce qui diminue leurs chances de trouver ou de rester en emploi. Au mieux, selon les interviewé.e.s, si les jeunes réussissent à cumuler une série de petits boulots ou participent à des programmes d’emploi, les savoirs et connaissances qui en découlent sont parfois disparates et difficiles à transférer ou à valoriser transversalement.

Cette variété d’enjeux vécus par les jeunes pose un défi pour l’efficacité des politiques, car les besoins multiples font appel à des solutions associant une variété d’instruments de l’action publique (des allocations financières aux services en santé, en passant par un soutien scolaire ou une aide au logement) qui ne sont pas toujours disponibles ou accessibles.

Dans les faits, les ressources varient beaucoup selon les organismes. Seuls trois des organismes interrogés offrent d’abord et avant tout des services d’emploi, comme de l’orientation de carrière ou le placement en emploi. En fait, la ressource la plus fréquente vise d’abord le renforcement des liens sociaux auprès des jeunes très éloigné.e.s du marché du travail et des institutions, avant d’aborder la question de l’estime personnelle face à la société :

Souvent, les jeunes qui sont très éloigné.e.s ont une rupture avec les institutions. Donc, ils ne veulent plus aller à l’école. ls ne veulent plus aller dans un CLSC. [...] Il faut reconstruire cette estime sociale là avant même de reconstruire leur estime d’eux-mêmes, pis de leur dire qu’ils ont des compétences, pis qu’ils peuvent faire des choses dans la vie.

Directrice d’un regroupement d’organismes en employabilité, Québec

De plus, la moitié des organismes rencontrés vont offrir à la ou au jeune des possibilités d’améliorer son savoir-être. Cela lui permet de développer des compétences essentielles comme la gestion de la colère, la ponctualité, la capacité à s’exprimer, etc. Plus particulièrement au Québec, la politique favorise les interventions offrant à la ou au jeune la possibilité de se joindre à un projet collectif pour développer son savoir-être au travail.

L’employabilité et l’emploi : but et paradoxe du financement et de l’évaluation des mesures

Si ces problématiques et réponses des interviewé.e.s sont multiples, la porte d’entrée des réponses de l’État se fait principalement par l’employabilité, menant parfois à évacuer les autres problématiques. Ainsi, pour prendre efficacement en compte les besoins multiples de leurs clientèles, les organismes rencontrés offrent tous des services spécifiques en emploi pour lesquels un financement est disponible, mais doivent aussi compléter cette offre en abordant des enjeux dans les autres sphères de vie, comme le note cette directrice d’un regroupement d’organismes en Ontario : « Wraparound would be things like housing, like clothing, like mental health, drug addiction support. It would be like any type of skills training that isn’t directly supported within the employment training designated lines. »

L’accent sur l’emploi est un critère central du financement et de l’évaluation des programmes visant l’employabilité des jeunes. Tous les interviewé.e.s, sans exception, ont spontanément fait état des difficultés reliées au mode de financement des ressources, bien que cet aspect n’ait pas été explicitement intégré à la grille d’entretien.

D’une part, l’enjeu des catégories d’activités financées est crucial : les organismes considèrent que le financement des solutions, quelle qu’en soit sa source, est très normé et limitant, poussant vers des solutions classiques d’emploi et de formation, lesquelles sont peu adaptées à la population qu’ils accompagnent. L’offre de services est ensuite évaluée en fonction d’un parcours linéaire débutant par de la formation pour ensuite placer la ou le jeune en emploi, ou encore en fonction d’une insertion stable et durable en emploi, alors que les jeunes en question sont loin de pouvoir atteindre une telle stabilité dans les quelques mois que durent habituellement les programmes d’employabilité.

D’autre part, la durée des interventions est une dimension problématique des modalités de financement. Par exemple, celles-ci n’incluent pas nécessairement certaines activités propres aux modèles de services intégrés (ex. des pauses ou reprises de l’intervention permettant aux jeunes d’aller et venir entre différents programmes selon leurs besoins) et complexifie la reddition de comptes (établie parfois sur des délais brefs et dont la suite du financement dépend). De manière générale, la standardisation des modalités de financement ne permet pas aisément d’octroyer les bonnes ressources au bon moment.

Une directrice d’un organisme jeunesse local de proximité en milieu urbain lance un cri du coeur face aux contradictions entre leur philosophie d’action, les principes de flexibilité des modèles innovants qui sont encouragés par l’État et les cadres administratifs contraignants qui ne tiennent pas compte de la flexibilité nécessaire pour la mise en action de la philosophie des solutions intégrées : « On reçoit du financement, puis on doit dire dès le début ce qu’on va faire avec le jeune. » Par exemple, lors des demandes de subventions, l’organisme doit spécifier à l’avance quels seront les types de solutions prodiguées, ce qui devient le critère déterminant de la sélection des jeunes qui pourront recevoir des services. Cela vient toutefois à l’encontre des référentiels qui les guident, selon lesquels la ou le jeune devrait pouvoir se prononcer sur les ressources spécifiques ciblées sur ses besoins particuliers. Une responsable dans un organisme local de proximité en Ontario décrivait la difficulté ainsi : 

If you give me 2000 $ for haircuts, I might only need 500 $ for haircuts, but somebody might need this, or somebody might need that. So, giving me a perimeter [of] where the line is, but [also] giving me some funds for wraparound to wrap around the kid [based] on what they need.

Ainsi, les prestataires de services réclament un financement qui leur alloue une plus grande flexibilité. Cette dernière permettrait d’offrir des solutions personnalisées à la ou au jeune, de lui permettre de quitter le programme puis d’y revenir, ou encore d’accompagner la ou le jeune à long terme dans son cheminement vers l’emploi :

Service providers are always asking for more funding. More funding I’m sure is always great, but I think more flexibility in their funding [...] would go a long way in allowing service providers to have the discretion as to what an individual youth might need for support, as opposed to it being kind of predetermined in the formula. 

Intervenant d’un organisme local de proximité en milieu urbain, Ontario

De plus, le mode de financement actuel par projet – contrairement à un financement par mission laissant davantage d’autonomie et de temps aux organismes – complexifie la reddition de compte. Varier les sources de financement peut se révéler utile pour permettre à l’organisme de rester fidèle à sa mission, mais rend la reddition de compte plus ardue, considérant la variété de formulaires à remplir et d’objectifs auxquels se conformer.

Face aux premières tensions décrites ici, les interviewé.e.s développent des stratégies variées. En effet, certains organismes québécois s’autofinancent en commercialisant les produits issus des activités d’insertion (c’est le cas des entreprises sociales ou des entreprises d’insertion). D’autres insistent auprès des bailleurs de fonds pour que leur évaluation prenne en considération les étapes intermédiaires qui attestent que la ou le jeune a progressé dans son cheminement, plutôt que d’évaluer uniquement l’objectif final de placement en emploi.

Par ailleurs, les enjeux de la durée concernent non seulement le temps de travail des intervenant.e.s, mais aussi le temps pris par la ou le jeune pour compléter son parcours en employabilité, car le financement des projets restreint la durée des interventions. Selon la directrice d’un regroupement d’organismes en employabilité au Québec, les organismes vont « créer des passerelles, des partenariats avec d’autres organismes pour travailler sur différents aspects de la personne. Mais ça prolonge le parcours. » Des stratégies de collaboration seront donc primordiales, comme on verra dans la section suivante, mais les organismes doivent s’assurer d’accompagner des jeunes capables de compléter le programme dans les temps prévus. Cela pourrait restreindre l’accès au programme à des jeunes faisant face à davantage de barrières. Face à cela, et pour tenter d’aider ces jeunes, certains organismes offriront des ressources sans avoir de financement en retour, ou encore multiplieront les sources de financement afin de couvrir différentes situations propres aux jeunes. Ils sont donc nombreux à créer des stratégies pour surmonter les contraintes du modèle et préserver la cohérence avec leurs référentiels.

L’injonction à la collaboration et la variété de ses formes

Les entretiens ont fait émerger un continuum de pratiques qui offrent de multiples ressources aux jeunes ; cette offre de services est complétée grâce à la collaboration avec d’autres organismes, services et professionnel.le.s. Cette collaboration, bien qu’encouragée par l’État, est parfois réalisée en dépit du manque de ressources, comme le décrit cette directrice :

It’s very rare that you’ll find an organization that would say, « They have all these other challenges but … because we don’t have the funding, we’re not gonna do anything about it ». In 9 out of 10 cases [organizations will] go out of their way to do something about it, whether they have the resources or not, and that’s why community partnerships are so important.

Directrice d’un regroupement d’organismes d’employabilité, Ontario

À défaut de retrouver une certaine interprofessionnalité au sein de l’organisme (des conseiller.ère.s en emploi, en orientation, en intervention psychosociale, en santé ou même des conseiller.ère.s en logement), une organisation de la collaboration s’impose, et cela sous différentes stratégies, individuelles (liens entre collègues) ou collectives (liens entre organismes).

De manière générale, les organismes rencontrés oeuvrent en étroite collaboration avec des organismes du même secteur, voire des organismes qui offrent différentes ressources aux mêmes jeunes qu’eux (ex. en santé mentale), des institutions et des services sociaux publics (ex. CLSC). De nombreuses et nombreux intervenant.e.s et directeur.trice.s travaillent aussi en collaboration avec des employeurs, une tendance qui prend de plus en plus d’importance.

Dans tous les cas, afin d’organiser cette collaboration autour de la ou du jeune, le rôle d’agent.e.s de liaison ou de « facilitateur.trice » reste crucial pour favoriser le contact avec d’autres intervenant.e.s intersectoriel.le.s à l’échelle locale. Certain.e.s assurent la coordination de manière informelle et peuvent être des véritables allié.e.s pour les organismes avec lesquels elles et ils collaborent, particulièrement en contexte autochtone ou interculturel :

Dans certains organismes, […] je pense qu’au fil des années, ils ont développé un lien [avec le Centre local d’emploi (CLE)], assez de confiance pour se le dire quand il y a des éléments à améliorer. […] Certaines personnes qui travaillent dans les CLE ont une plus grande sensibilité aux réalités, et comprennent mieux le contexte. […] Ce qui aide beaucoup aussi, c’est quand il y a un employé autochtone qui travaille dans le CLE et qui comprend… Juste comprendre la langue des clients qui viennent te voir. C’est un avantage !

Conseillère en employabilité en milieu autochtone, Québec

Bien que le développement de partenariats et de réseaux de collaboration soit une constante chez les organismes rencontrés, le constat le plus saillant au sein des stratégies de réseautage reste la prégnance des liens informels. Presque toutes et tous les interviewé.e.s échangent informellement des renseignements sur les stratégies qu’elles et ils utilisent avec les jeunes au quotidien, par un appel ou un courriel à une personne-ressource dans un autre organisme avec qui l’intervenant.e a déjà des affinités, comme ce directeur d’un regroupement d’organismes en employabilité au Québec met en exergue : « Le partenariat, ce n’est pas de connaître une ressource, c’est de connaître un intervenant. Tu n’es jamais partenaire avec un organisme ou une institution, tu es partenaire avec un intervenant qui est dans une institution. »

De ce fait, pour faire du réseautage et établir une communication entre intervenant.e.s, plutôt qu’entre organismes, différentes stratégies sont utilisées : certain.e.s font du démarchage sur leur temps personnel, d’autres organisent des événements formels ou informels. Une intervenante d’un organisme jeunesse local de proximité au Québec donne un exemple :

Il y avait la journée jeunesse où tous les organismes étaient là [...] à présenter leur mission dans des kiosques. Toutefois, c’était difficile de créer des liens pour vrai avec les gens, d’entamer une conversation. [...] Fait qu’on a organisé le brunch des organismes communautaires. Et l’objectif a été de, justement, non plus parler de [Job-o-Jeune], mais de [Jeanne]. « Hey, je vais te présenter [Jeanne] chez [Job-o-Jeune]. »

Une intervenante d’un organisme autochtone en Ontario a même consacré les six premiers mois de son travail à l’élaboration de partenariats en présentant son organisme, son approche et sa spécificité a d’autres organismes locaux pour créer des liens, une approche qui a porté fruit.

Certain.e.s interviewé.e.s québécois.e.s utilisent également des réseaux plus formalisés, mais impersonnels, comme le 2-1-1, un centre téléphonique d’information et de référence qui répertorie tous les organismes et services communautaires, publics et parapublics d’une région. D’autres utilisent plutôt des espaces institutionnalisés d’intégration des services sur un territoire (ex. Tables de quartier, soit des réseaux multisectoriels de concertation offrant des ressources communautaires sur un territoire donné). Certain.e.s adhèrent à des regroupements d’organismes qui représentent les priorités de leurs membres auprès des gouvernements. Cependant, ces réseaux ne sont pas nécessairement spécifiques à la jeunesse et rassemblent généralement les directions des organismes, plutôt que des intervenant.e.s. Rares sont celles et ceux qui parlent avec enthousiasme de véritables protocoles officiels de collaboration et lorsque c’est le cas, il s’agit de collaborations créées par les organismes avec leur milieu. Par exemple, un organisme autochtone en milieu rural de l’Ontario a établi un cercle d’échange, auquel se joignent, sur la recommandation d’une facilitatrice ou d’un facilitateur, différent.e.s intervenant.e.s intersectoriel.le.s, au gré des besoins exprimés par la ou le jeune.

De plus, la complémentarité d’expertises suscite différentes stratégies de collaboration. Pour offrir des services personnalisés aux jeunes, trois organismes cherchent à respecter et à ne pas empiéter sur le domaine d’expertise et d’action des autres organismes ou à ne pas dédoubler les services déjà en place. Toutefois, six autres organismes utilisent une approche opposée et cherchent plutôt à intégrer l’expertise la plus diversifiée possible au sein de leur organisme. Ces organismes vont donc rassembler différent.e.s professionnel.le.s sous un même toit et sous une même bannière organisationnelle (a contrario d’un autre modèle dans lequel plusieurs organismes partagent les mêmes locaux, mais restent des entités distinctes). En général, les organismes dont les activités sont principalement concentrées dans un secteur d’activités développent des relations partenariales avec des organismes d’autres secteurs, généralement sur le même territoire, afin d’offrir une diversité de services aux jeunes, en cohésion avec le modèle des solutions intégrées. La proximité physique pourrait favoriser la collaboration et permettre aux jeunes de naviguer plus aisément parmi les différentes ressources. Si certains organismes poussent cette stratégie jusqu’à son paroxysme en accueillant un éventail de services sous un même toit, voire au sein d’un seul organisme, d’autres préfèrent recourir aux partenariats avec d’autres organismes de proximité afin de construire un éventail de services de solutions intégrées.

Les défis de la coordination face aux liens informels

Les mesures offrant des solutions intégrées encouragées par un gouvernement central doivent donc répondre au besoin de mettre en oeuvre une intervention personnalisée qui exige la collaboration d’acteurs locaux, tout en répondant aux cadres administratifs de la régulation étatique centrale qui proposent des solutions souvent standardisées. À l’échelle du Canada, les défis d’une mise en oeuvre harmonisée sur tout le territoire sont bien réels. Les problématiques vécues par les jeunes varient selon leurs conditions de vie, mais aussi en fonction de leur territoire. Par exemple, les jeunes des régions rurales ont parfois des difficultés de connexion à Internet haute vitesse que les jeunes urbain.e.s n’ont pas. De ce fait, les besoins des jeunes en matière d’employabilité et les ressources dont elles et ils ont besoin ne sont pas les mêmes, bien que les paramètres des programmes censés répondre à leurs besoins sont difficiles à ajuster à l’avance à toutes les spécificités territoriales.

La personnalisation des mesures offrant ces solutions est généralement tributaire d’une certaine forme de collaboration avec d’autres acteurs du même ou d’autres secteurs de l’action publique, sur lesquels, selon les paliers provincial ou fédéral des responsabilités, l’État n’a pas toujours d’assises. Par exemple, si les programmes offrant des solutions intégrées sont encouragés et financés par la stratégie fédérale d’emploi jeunesse du Canada, les ministères et la politique éducative, de services sociaux et de santé restent des champs de compétence des gouvernements provinciaux, lesquels peuvent élaborer des politiques et des programmes qui ne suivent pas toujours la même cohérence d’action. Finalement, la complexification des modes de financement est directement liée au niveau d’intégration horizontale et verticale de services de l’État. En effet, certaines mesures exigent une collaboration intersectorielle entre les organismes mais les différents paliers de gouvernements et les ministères qui les financent sont encore souvent centrés sur une approche en silo, par domaine de politique.

Par ailleurs, à l’échelle des territoires où les organismes se mettent en lien, la collaboration rencontre également des tensions dues à une coordination souvent informelle et aux difficultés d’accès aux ressources et au financement. En effet, des tensions émergent dans la coordination des actions entre organismes parce que les acteurs n’entrent pas tous dans une relation partenariale avec les mêmes ressources, ce qui peut créer un déséquilibre de pouvoir. De plus, il faut bien connaître les organismes du milieu et avoir établi des partenariats en amont, ce qui demande du temps. Comme on l’a vu, cette expertise est souvent associée à une personne, plutôt qu’à un organisme. Encore, certains organismes font état de difficultés à faire le lien entre les différentes interventions et à obtenir de l’information sur les actions entreprises par d’autres organismes auprès de la ou du jeune qu’ils doivent aider. En plus d’être exacerbé par des restrictions administratives, ce phénomène semble l’être par le roulement de personnel, qui met à mal les liens organisationnels et personnels préexistants.

Les [organismes] doivent travailler conjointement avec les centres locaux d’emploi de leur région. Souvent, il y a plus qu’un centre local d’emploi dans une région, comme à Montréal, il y en a 14. Ça peut être assez un casse-tête d’avoir 14 interlocuteurs, et plus que ça, parce que tu as différentes personnes, tu as différents agents.

Conseillère en employabilité en milieu autochtone, Québec

Par ailleurs, une bonne coordination des services requiert une vision partagée, ou du moins compatible, de l’intervention (Larivée et al., 2015). Certain.e.s interviewé.e.s rapportent que différent.e.s professionnel.le.s peuvent avoir une vision différente de l’intervention idéale pour la ou le jeune : des objectifs différents ou une tolérance différente au risque influençant les interventions et les possibilités qui vont être suggérées. Un directeur d’un organisme ontarien offrant des services professionnalisants dans diverses provinces relève la tension : « between the staff who works with the youth employment preparation and those who work with the employers, more on job placement ». De plus, certain.e.s intervenant.e.s peuvent s’adapter aux horaires des jeunes, quitte à travailler en dehors des heures de travail conventionnelles, mais ce n’est pas nécessairement le cas pour les autres avec lesquel.le.s elles et ils collaborent, tel que l’indique le directeur d’un regroupement d’organismes en employabilité au Québec : « Demandez à des gens qui travaillent du lundi au vendredi de 8 h à 16 h de se présenter chez quelqu’un à 8 h le soir […] parce que c’est là que ça adonne pour la famille. Bonne chance. »

Et même si la coordination des services se fait de la manière la plus fluide possible, encore faut-il que les ressources nécessaires soient disponibles. Plusieurs organismes, tant au Québec qu’en Ontario, ont mentionné la difficulté d’accès à des ressources en santé mentale notamment, malgré des besoins criants, ce qui nous renvoie aux paliers diversifiés selon le secteur de l’action publique de la structure de l’État mentionné précédemment, mais également à l’accès aux services dans ces secteurs – même quand il s’agit du même palier.

Enfin, le financement de ces programmes pose également des défis pour la collaboration. Tout d’abord, lorsque le financement se fait rare, les organismes coupent dans les activités qui sont moins (ou pas du tout) financées, comme le démarchage et l’élaboration de partenariats ; décision plus critique en région, là où les organismes n’ont pas nécessairement une proximité géographique. De plus, le temps alloué pour le dépôt des projets est parfois considéré comme insuffisant pour permettre une réelle concertation d’organismes. Il devient donc plus difficile de créer des partenariats qui vont au-delà de ce qui se fait déjà et générer de l’innovation au niveau de la collaboration.

En outre, il est difficile de demander aux organismes de partager la responsabilité d’un.e jeune alors qu’ils sont financés de façon indépendante, selon le nombre de jeunes accueilli.e.s. La compétition entre les organismes peut donc entraver la collaboration. Dans les entretiens, certain.e.s interviewé.e.s ont mentionné des stratégies pour faire face à ces tensions, qu’elles contribuent ou non à la collaboration. Par exemple, dans le but de « protéger son territoire », un.e intervenant.e peut être tenté.e de garder la ou le jeune dans son organisme afin de faire monter ses statistiques de participation, plutôt que de la ou le diriger vers des ressources plus pertinentes. Comme le dit une directrice d’un organisme local de proximité oeuvrant en employabilité jeunesse, « moins t’as une pérennité assurée, plus toutes les organisations vont se trouver en compétition l’une contre l’autre ». Il faut considérer cette stratégie comme une manière de composer avec les contraintes imposées par le système de financement actuel afin de protéger les services offerts.

Au-delà de l’accompagnement : quelle participation pour les jeunes ?

L’action publique et ses jeux d’acteurs ne sauraient mettre au second plan le rôle que jouent les jeunes bénéficiaires elles-mêmes et eux-mêmes dans leur démarche d’intervention et dans les politiques qui les concernent. En effet, ces acteurs sont aux premières loges des effets de la politique, particulièrement pour le modèle d’intervention étudié ici.

La place centrale – symbolique et pratique – qu’occupe l’accompagnement dans ces modèles d’intervention auprès des jeunes est un premier indicateur de la volonté d’opérationnaliser la participation de la ou du bénéficiaire. Cet accompagnement assure également une responsabilisation des jeunes qui en bénéficient, principe tant exalté par les tendances de la nouvelle gestion publique que nous avons décrites plus tôt. En effet, la plupart des services dits intégrés sont bonifiés par une pratique d’accompagnement de la ou du jeune à travers la mesure, pour lui permettre de développer son autonomie et son sens de la responsabilité face à son parcours, celle-ci étant préalable à la participation active de la ou du jeune aux programmes et à la société. Que ce soit en ouvrant les portes des services pour les jeunes ou par un accompagnement au quotidien, le rôle d’accompagnatrice ou d’accompagnateur est central dans les solutions intégrées, ici comme ailleurs (Fretel, 2013). Les différentes actions d’accompagnement sont exprimées sous des formes diverses dans les propos des interviewé.e.s : « faciliter », « guider », « faire le lien », « orienter », « empower ».

Selon la philosophie d’intervention, l’accompagnement permet avant tout de tisser un lien de confiance avec la ou le jeune et de lui offrir des services de manière progressive, à son rythme et selon ses besoins. Parfois, ces besoins peuvent être identifiés par l’intervenant.e, mais le plus souvent, la ou le jeune a aussi voix au chapitre, dans un objectif de renforcement positif et de responsabilisation, tel que le souligne cet interviewé d’un organisme autochtone en milieu rural en Ontario : « For me it might be, you know, “Oh, they need childcare, they need this” and“Oh, they’re definitely an entrepreneur” but it’s not [about] what I think. It’s [about] what they want to buy into and what they want to go forward with. »

Il permet également à l’intervenant.e d’obtenir une certaine crédibilité auprès de la ou du jeune, de manière à ce qu’elle ou il accueille positivement les ressources proposées par l’intervenant.e, dans un objectif cette fois d’efficacité de la mesure. L’accompagnement attentif et durable permet de personnaliser les ressources qui sont offertes au jeune, de sorte que ses besoins soient au centre de la mesure.

Très rattachée à ce dispositif, la participation de la ou du jeune dans la mesure se limite donc à son pouvoir d’agir sur l’intervention qui la ou le concerne, à partir d’un cadre des actions possibles arbitré par l’intervenant.e, qui peut recourir à une foule d’outils pour faire participer la ou le jeune. En effet, les possibilités offertes aux jeunes pour participer à leur intervention ou à la définition du programme ne sont pas neutres. Comme décrit à travers les tensions des sections précédentes portant sur les objectifs, services, collaboration, financement ou temporalités, l’intervenant.e navigue dans un réseau d’inégalités de pouvoir entre les institutions, organismes et collègues et peut orienter sa pratique en fonction de ces influences.

Toutefois, le vocable utilisé par les organismes pour décrire l’implication des jeunes est révélateur de la place des bénéficiaires par rapport à celui des autres acteurs. En effet, alors qu’avec les autres organismes, ils « collaborent » et font des « partenariats », avec les jeunes bénéficiaires, on les « inclut », on les « implique », on les « consulte », on les « interroge » (« survey them »), on veut les questionner pour informer la planification des services, on leur « permet de participer », on veut savoir ce que les jeunes veulent vraiment : « Moi, je dis tout le temps [à nos organismes membres] : “Faites les participer. Créer des activités avec eux autres. Sondez-les. Demandez-leur qu’est-ce que ça vous tente de faire la semaine prochaine ?” » (Intervenante dans un organisme autochtone, Québec)

Cela dilue la portée de la participation, qui réside alors dans la conviction de la dépendance aux adultes et aux intervenant.e.s dans la définition des besoins, pour des jeunes cumulant de multiples barrières à l’insertion. Ainsi, dans des mesures offrant des solutions intégrées où la question de la parole et de la participation des jeunes est centrale, cette dernière est parfois restreinte à leur lien avec une accompagnatrice ou un accompagnateur capable de traduire et de codifier leurs besoins, leurs exigences et leurs attentes. Ce lien est particulièrement bénéfique pour des organismes qui offrent des services avec des jeunes ayant des déficiences intellectuelles, pour qui les moyens de participation seraient plus limités. Même pour d’autres organismes, comme un organisme local de proximité oeuvrant auprès de jeunes placé.e.s, bien que le but vise « l’empowerment » des jeunes, il arrive que l’intervenant.e ou les autres professionnel.le.s de la santé et des services sociaux travaillant auprès d’elles et eux considèrent que leur niveau d’autonomie est faible pour participer à la mesure dont elles et ils bénéficient.

Toutefois, il convient de noter que certains organismes cherchent des solutions innovantes pour donner une place plus importante à la voix de la ou du jeune soit en participant activement à la réalisation du programme dont elle ou il est bénéficiaire, soit en s’impliquant dans le développement de nouvelles initiatives. Par exemple, dans les programmes où la ou le jeune participe activement à sa mesure, elle ou il a droit de veto sur les activités et décide comment elle ou il veut entreprendre son cheminement. C’est cette liberté que décrit cet interviewé qui a créé un outil liant une panoplie d’activités et d’objectifs qui peuvent intéresser les jeunes. Les participant.e.s choisissent leurs objectifs dans ce cadre balisé, mais ont la possibilité de décider elles-même et eux-mêmes de la façon dont elles et ils souhaitent les accomplir.

Dans l’outil […] il y a trois colonnes qui permettent d’évaluer le niveau d’autonomie. C’est trois niveaux d’autonomie là, c’est de permettre au jeune de le faire seul, l’objectif –de l’accomplir seul – l’autre colonne c’est de l’accomplir avec moi, pis la troisième colonne c’est de l’accomplir avec l’aide d’un partenaire externe. […] C’est vraiment en fonction du niveau d’autonomie que le jeune va avoir déterminé en fonction de chacun des objectifs qui va faire en sorte, qui va me guider un petit peu […] Est-ce que le jeune est impliqué ? [Est-ce qu’il] le fait par lui-même ? Ou est-ce que je le fais avec lui ?

Intervenant d’un organisme local d’employabilité, Québec

D’autres organismes laissent les jeunes sortir du cadre établi pour qu’elles et ils organisent leurs propres activités. Par exemple, un groupe de jeunes immigrant.e.s a ainsi organisé un club de conversation anglaise et a été soutenu par les intervenant.e.s de l’organisme qui ont offert des ressources pour mener à bien le projet tout en laissant aux jeunes le rôle principal pour l’organisation.

Les interviewé.e.s sont souvent conscient.e.s que la participation pourrait aller plus loin. Une directrice d’un regroupement d’organismes du Québec a même émis l’idée d’inclure les jeunes « à titre de partenaires officiel.le.s » dans les mesures. Alors que cette idée est embryonnaire pour certains, elle est déjà chose faite – ou presque – pour deux organismes ontariens rencontrés qui misent beaucoup sur la participation des jeunes aux mesures. Tous deux associent leur mesure à l’approche high-fidelity wraparound, cette méthode très balisée d’interventions qui comporte des règles précises, notamment d’inclure la voix des jeunes. Ainsi, ces deux organismes proposent une approche différente de la participation de la ou du jeune dans laquelle l’intervenant.e n’est pas celle ou celui qui prend les décisions. C’est uniquement la responsabilité de la ou du jeune : « J’étais assis avec la famille, avec le jeune, avec la famille, pis c’est eux qui avaient la voie, pis c’est eux qui menaient la barque », explique le directeur d’un des organismes. Quant à l’autre organisme, oeuvrant en contexte autochtone, il crée un « partenariat collaboratif » avec les jeunes qu’il sert.

Ces cas de figure montrent que la participation, bien que présente, n’est pas toujours développée à son plein potentiel par les organismes qui se limitent à des consultations ou à des sondages, ou qui impliquent les jeunes sans nécessairement adopter le référentiel démocratique du high-fidelity wraparound.

En fait, même si les organismes travaillent autant que possible sur la participation des jeunes à leurs mesures, ils sont souvent confrontés aux enjeux de financement énoncés plus tôt dans l’article. C’est cette difficulté que décrit un directeur d’organisme resté lucide devant les écueils auxquels se butent les nobles intentions de faire participer les bénéficiaires : « They make their efforts and what not. […] Generally, if they’re not doing it, it’s not because they don’t want to or don’t know they should be. It’s generally just time and resources again, both human and financial » (Directeur d’un organisme local d’employabilité, Ontario). En effet, tout comme les activités de collaboration, les activités visant la participation des jeunes ne sont pas nécessairement financées.

La portée limitée de la participation à l’échelle de l’élaboration des politiques

L’implication des jeunes dans l’élaboration des programmes est encore moins fréquente que dans leur mise en oeuvre, et les participant.e.s de la recherche en sont conscient.e.s. Deux directions d’organismes d’employabilité dans chacune des provinces critiquent d’ailleurs ce fait, considérant que les organismes parlent souvent au nom des jeunes afin d’orienter les politiques publiques :

I think, in general, in the employment services space, we have a habit of finding people who speak for the population we’re trying to serve instead of going out and actually talking to them directly.

Directeur d’un organisme local d’employabilité, Ontario

Quand on élabore des programmes, souvent, on va parler aux experts [...] qui travaillent avec les jeunes, mais les jeunes directement, on ne les entend pas souvent […] La voix des jeunes passe par les organismes ou passe par les intervenants.

Directrice d’un regroupement d’organismes, Québec

Selon deux organismes du Québec, cela peut être dû au fait que les jeunes qui bénéficient des services ne souhaitent pas faire de la représentation politique ou encore qu’elles et ils ne sont pas motivé.e.s par la participation : « C’est assez rare que les jeunes veulent s’impliquer dans ce genre de démarche-là parce que, souvent, ils sentent qu’ils n’ont pas nécessairement beaucoup de poids dans la suite des choses. » (Intervenant dans un organisme local de proximité, Québec)

Les intervenant.e.s développent des stratégies pour contrebalancer cette contradiction inhérente au modèle qui existe entre le discours et la praxis de la participation. Ainsi, en obtenant l’avis des jeunes par l’intermédiaire de sondages ou en les impliquant dans la gouvernance de l’organisme prestataire (par exemple, en leur donnant un siège au conseil d’administration), ces stratégies permettent aussi « d’entraîner » les jeunes à la participation à l’échelle de l’organisme. Cela pourrait permettre de les mobiliser éventuellement pour les impliquer à d’autres échelles (territoriale, régionale, fédérale, institutionnelle ou pas). Par exemple, certain.e.s jeunes impliqué.e.s dans les organismes peuvent participer à des rencontres, des ateliers ou participer à des consultations régionales ou nationales organisées par des instances gouvernementales. La participation des jeunes peut ainsi jouer un rôle dans la mise en oeuvre des politiques, par exemple lorsque les intervenant.e.s près de la ou du jeune l’assistent dans sa démarche, comme le décrit une intervenante : « If it’s something that they would like, passed on to the government, then, we’ll do that. […] I would reach out and share that feedback if it were necessary. Or give them information to do it themselves if they want to. » (Intervenante en milieu rural, Ontario)

La participation des jeunes reste ainsi rattachée à l’initiative des organismes et des intervenant.e.s, et son utilisation dans les politiques publiques est peu requise ou régulée par les gouvernements. Certain.e.s la limitent à la consultation en amont de l’élaboration de la politique, pour l’identification des enjeux, alors que d’autres cherchent son adhésion (Bruns et Walker, 2008). Et puisque la participation n’est pas encouragée dans les politiques (par exemple, par un incitatif de financement), les données montrent que les jeunes participant aux mesures sont appelé.e.s à s’exprimer par rapport à leur expérience personnelle de la mesure, plutôt qu’au niveau de la structure et du contenu de la mesure elle-même.

Il appert donc que même si leur participation est souhaitée officiellement dans les programmes depuis longtemps (Osborne et Gaebler [1992] le rapportaient déjà il y a 30 ans), et que celle-ci soit citée comme importante par les interviewé.e.s dans les organismes responsables de mettre en oeuvre les politiques, les jeunes (surtout celles et ceux en situation de vulnérabilité) ne sont pas toujours perçu.e.s sur un pied d’équité face aux autres acteurs de la politique publique. Si les gouvernements sont les bailleurs de fonds et les régulateurs, et que les organismes développent les collaborations pour élargir le spectre d’interventions, on en connaît peu sur la valeur ajoutée de la participation des jeunes et sur les instruments adaptés et institutionnalisés pour pouvoir le faire. La participation réelle des jeunes dans les mesures reste l’angle mort de l’opérationnalisation des programmes offrant des solutions intégrées. Comme le disait Warin (2016), le manque de ressources pour opérationnaliser peut expliquer en partie ces difficultés à stimuler la participation, laissant la ou le jeune dans un rôle flou face à l’action publique qui se déploie vers elle ou lui. Toujours est-il que si la question de la participation fait partie du discours des politiques publiques, dans les faits, elle n’est pas suffisamment problématisée et poussée à son plein potentiel.

Conclusion

L’action publique se renouvelle et se transforme en suivant les tendances de la nouvelle gestion publique qui accorde davantage de responsabilités et de marges de manoeuvre aux organismes externes au gouvernement, tout en leur imposant des impératifs de performance axés sur une gestion par résultats et balisée par une reddition de comptes conséquente. Cela est particulièrement vrai pour les modèles novateurs d’action publique comme celui abordé ici, les mesures offrant des solutions intégrées. Celles-ci poussent les mesures au-delà des cadres traditionnels de l’intervention en favorisant une plus grande intersectorialité, une collaboration multiniveau entre divers acteurs et une participation active des jeunes à différentes étapes du processus. L’opérationnalisation de ces modèles constitue des laboratoires d’expérimentation des pratiques et des défis qu’elles créent ; et elle met sous tension des référentiels démocratiques de collaboration et de participation faisant émerger des pratiques et des stratégies nouvelles. L’étude de ces modèles trouve sa pertinence dans le terrain fécond qu’elle offre pour comprendre l’évolution de l’action publique plus large et ses tensions. Elle nous permet ainsi de dégager quatre observations finales.

L’analyse de mesures offrant des solutions intégrées partage des référentiels communs tels qu’une approche globale des enjeux et des solutions, les collaborations intersectorielles et l’implication des bénéficiaires, mais ceux-ci se déclinent en une variété de pratiques concrètes qui ont des conséquences sur la mise en oeuvre et l’efficacité de l’action publique. La pléthore d’actions possibles permet en premier de conclure, à l’instar de Lima (2016), à l’importance de bien comprendre ce qui se passe tout au long du processus de développement de la politique, à partir de l’élaboration jusqu’à l’opérationnalisation. En effet, l’étude de la mise en oeuvre nous permet d’observer un virage vers une conception de l’action publique en tant que processus étendu sur la société incluant une diversité d’acteurs et de référentiels (Lascoumes et Le Galès, 2012). C’est l’effective concrétisation des politiques qui révèle leur portée, leurs fragilités, leurs tensions tant symboliques et pratiques, tout comme les stratégies des acteurs et leurs résistances aux contradictions qui émanent du passage de la théorie à l’action.

En deuxième lieu, et plus spécifique aux mesures offrant des solutions intégrées, l’analyse des pratiques concrètes de mise en oeuvre révèle que si les politiques encouragent formellement la collaboration entre les organismes et les intervenant.e.s, leur portée est décalée par rapport aux formes effectives de collaborations sur le terrain, principalement informelles. Nos résultats montrent que les stratégies de partage d’information et de réseautage ne se font pas toujours dans les lieux formels de délibération (Suárez-Herrera et Bah, 2017). Globalement, selon nos interviewé.e.s, l’informalité des collaborations (par exemple un repas partagé ou un appel téléphonique entre deux collègues qui se connaissent bien) reste plus efficace et récurrente que les méthodes formelles et institutionnalisées. Les mesures d’action publique qui incluent des exigences partenariales et des réseaux doivent donc faire face à l’antinomie d’une standardisation des liens (en imposant des critères administratifs ou de financement), qui fonctionnent de facto efficacement sans une structure prédéfinie ou une formalisation.

De plus, l’institutionnalisation des services dans un cadre très formel pourrait également créer des défis, tels qu’une hiérarchisation de celles et ceux qu’il faut aider. Selon René et Duval, cette hiérarchisation conduit à une « définition de groupes à risque en fonction de problématiques particulières » (2008, p. 67). Cette conception des jeunes comme une somme de « problèmes » à résoudre s’éloigne dès lors de la philosophie des solutions intégrées, lesquelles visent plutôt à considérer la ou le jeune dans l’ensemble de ses sphères de vie en reconnaissant l’interrelation entre les enjeux qu’elle ou il rencontre et entre les solutions qui s’imposent.

Un mode de gestion qui partage la responsabilité de la mise en oeuvre avec les organismes doit quant à lui composer avec des stratégies de retrait ou de concurrence entre prestataires des services lorsque ceux-ci sentent qu’ils doivent protéger leur espace d’interventions et le financement permettant d’atteindre leurs cibles. Ces dernières deviennent alors de véritables mesures de réussite pour les organismes. En même temps, ces stratégies issues des données offrent aussi des pistes de solution telles que le financement de certains aspects de la collaboration : comme le soutien des activités et des agent.e.s de liaison ; ou le développement d’espaces de collaboration entre des acteurs stratégiques tels que les employeurs, essentiels à l’insertion des jeunes, ayant pour l’instant une présence timide dans les réseaux d’intervention.

En troisième lieu, l’analyse des pratiques concrètes des professionnel.le.s de l’intervention démontre que la promotion de la participation ne donne pas toujours lieu à l’implication concrète des jeunes, ni ne présuppose les moyens de la réaliser effectivement. Cela place les jeunes dans une situation où leur participation est valorisée et non pas favorisée, notamment dans le processus de décision (Loncle, 2010), et même dans le domaine des programmes d’emploi jeunesse où l’on ne dénote pas nécessairement de « champs conflictuels face à l’État » (Parazelli, 2007, p. 7). Dans nos données, la participation des jeunes se présente ainsi comme une dette importante de ce modèle de politiques. Les professionnel.le.s de la prestation de services interviewé.e.s reconnaissent cet enjeu, même si elles et ils gardent une perception hétéronome de la participation qui reste souvent dépendante de l’action d’accompagnement. Toutefois, certaines stratégies sont aussi vues comme des possibilités d’entraînement à la participation à une échelle d’action que maîtrisent les jeunes, et qui pourraient potentiellement être transposées à d’autres échelles de plus grande influence dans la planification des politiques publiques. De plus, la participation des jeunes peut aussi être appréhendée dans une optique d’efficacité de ces politiques lorsque celles-ci incluent les personnes qui sont directement concernées par celles-ci. Toutefois, pour que ce soit le cas, comme le note Pelchat (2010), les dispositifs de participation doivent être appréhendés non seulement au niveau de leur fonctionnement et de leurs dynamiques internes, mais aussi de la façon dont ils nourrissent l’action publique pour un changement des modes technocratiques et démocratiques de gouvernance.

En quatrième lieu, la construction de ces pratiques concrètes de l’action publique se détaille dans la mise en oeuvre de la mesure, pour mettre en valeur le pouvoir d’agir collectif des intervenant.e.s, acteurs et actrices au street-level de l’action publique (Lipsky, 1980). À degrés variés, ce pouvoir collectif agit sur certains aspects de ces modèles – dans ce cas-ci, il s’exerce en ce qui concerne la structuration des partenariats, malgré leur caractère informel, et s’amincit quand il s’agit de trouver des moyens de participation réels pour les jeunes. Dans tous les cas, cette recherche fait ressortir le rôle prépondérant des professionnel.le.s de l’intervention dans l’opérationnalisation de l’action publique (Lima, 2016). La régulation étatique, une fois mise en oeuvre, se redéfinit souvent selon les termes de l’intervenant.e, en fonction des référentiels d’action publique, des instruments et des contraintes de financement et de temps auxquels elles et ils sont contraint.e.s, et selon des critères d’évaluation spécifique auxquels elles et ils sont soumis.e.s. Certes, elle est modulée également par les caractéristiques et les missions des organismes, leur vision, leur marge de manoeuvre et leurs domaines d’action.

Un corollaire dérive aussi du rôle décisionnel des intervenant.e.s : sa forte responsabilisation et le fait que l’efficacité des mesures d’emploi pour les jeunes visées par les réformes de la Nouvelle Gestion publique dépend des moyens d’action de ces actrices et acteurs. De plus, leur capacité de répondre à des enjeux intereliés qui ne sont pas directement rattachés à l’emploi, et la difficulté de saisir l’intersectionnalité des problèmes des jeunes laissent une part importante à la discrétion de l’intervenant.e, encore davantage dans un contexte de liens informels de collaboration. En effet, bien que les solutions offertes soient balisées par des critères régulés au niveau des gouvernements offrant le financement des mesures, l’application de ces critères et le choix des instruments pour un.e jeune reste dans les mains des travailleuses et travailleurs sur le terrain, dans les marges de manoeuvre qu’elles et ils détiennent (Trindade-Chadeau, 2012), même si cela signifie parfois intégrer un.e jeune non éligible à un programme sans pouvoir la ou le « compter » officiellement parmi la cohorte ou recevoir un financement pour les services qui lui seront rendus. L’analyse montre au total que les mesures d’emploi qui s’articulent autour d’une approche d’accompagnement laissent aux agent.e.s de première ligne le rôle d’inventer, pour chaque bénéficiaire, le parcours d’insertion qui l’aidera le mieux à intégrer le marché du travail et la société.