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La première phase de la crise de la COVID-19 en mars et avril 2020 au Québec a frappé durement les Centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Les résidents de ces centres, souvent très âgés et souffrant de facteurs de comorbidités multiples, furent les principales victimes de la première vague épidémique. Un des apprentissages les plus importants qui est ressorti de cette crise porte sur la place centrale des préposés aux bénéficiaires (PAB) dans le soutien aux résidents (Estabrooks et al., 2020). Le manque de préposés a conduit les instances gouvernementales du Québec à financer la formation de nouvelles cohortes d’employés qui travaillent uniquement en CHSLD.

Les problématiques relatives aux préposés en CHSLD ne datent pas de la crise actuelle. Depuis plusieurs années, une multitude de difficultés a été recensée par rapport à la situation des préposés : manque d’attraction, difficulté de rétention, fragilisation de leur santé au travail physique et psychologique, etc. Un de ces enjeux porte sur le déséquilibre entre « ce qui leur est demandé » comme objectifs en termes de qualité de pratiques et « ce qui leur est donné » comme ressources pour atteindre ces objectifs. Cet écart entre les demandes organisationnelles et les ressources fournies est certainement quantitatif (nombre de préposés, ratio, etc.) mais aussi qualitatif. Il existe un problème relatif au manque, voire à l’absence de participation des préposés à la constitution des règles, normes et objectifs de qualité qu’ils doivent respecter et atteindre, ainsi qu’à l’identification des ressources nécessaires pour atteindre ces objectifs. Aucune réponse politique consécutive à la crise de la COVID-19 n’a permis de répondre à cet enjeu.

Est-ce à dire que le système d’imposition de ces règles est unilatéralement « top-down », imposé par la hiérarchie organisationnelle et subi par le personnel ? Il l’est certainement, mais n’empêche pas le développement périodique et circonstancié de savoir-faire spécifiques dans les unités de soin qui ne dépendent d’aucune prescription et qui, parfois, permettent le développement de pratiques visant la qualité de vie des résidents. Cependant, les gestionnaires des unités, s’ils reconnaissent l’existence de savoir-faire de terrain, tendent à ne pas donner de valeur à ces pratiques, se limitant à rappeler l’exigence de respecter les règles et les objectifs prescrits. Le potentiel de développement des stratégies par les préposés a déjà été présenté ailleurs (Aubry, 2012 ; Aubry, 2020 ; Brossard, 2015 ; Lechevalier-Hurard, 2013), mais il reste à montrer en quoi ces stratégies ne sont pas reconnues comme des savoirs formels par les gestionnaires de ces organisations, et pourquoi les préposés ne participent pas au processus décisionnel relatif aux objectifs de qualité qui les concernent.

Ainsi, nous souhaitons dans cet article démontrer en quoi l’absence de participation des préposés aux décisions organisationnelles sur la qualité participe, selon nous, à une forme d’injustice épistémique majeure, c’est-à-dire une remise en cause de la capacité des préposés à produire un savoir légitime, compte tenu de leur position hiérarchique dans l’organisation gériatrique (Kidd, Medina et Pohlhaus, 2017). Notre objectif est de donner un point de vue critique sur ce sujet à partir de données de recherche. Dans une première partie, nous présenterons notre cadre conceptuel fondé sur deux volets théoriques : l’analyse sociologique des formes de gestion désincarnée des organisations telle que développée par Dujarier (2015), et l’analyse psychosociologique des mécanismes de création collective de pratiques face aux injonctions organisationnelles, définie par Clot et ses collègues (Clot et Gollac, 2014). Dans une seconde partie, nous présenterons les caractéristiques spécifiques du travail des préposés en CHSLD, en décrivant le processus par lequel les institutions gouvernementales du Québec imposent des normes relatives à la qualité, qui peuvent s’analyser sous la forme de gestion désincarnée de l’activité des préposés. Enfin, dans une troisième partie, nous analyserons les résultats de notre étude, et plus particulièrement la manière dont les préposés perçoivent leur (in)capacité à résister collectivement aux injonctions organisationnelles, ou les formes de désengagement individuelles lorsque l’écart entre « ce qui leur est donné » comme ressources et « ce qui leur est demandé » comme objectifs, notamment en termes de qualité des services, est trop important.

Cadre conceptuel et méthodologie

Cadre conceptuel : désincarnation des prescriptions et genre professionnel

Les préposés aux bénéficiaires forment, en CHSLD, le volume de main-d’oeuvre le plus important. On estime qu’environ 60 % des préposés du réseau de la santé et des services sociaux travaillent en CHSLD. Leur rôle est crucial, puisqu’ils fournissent les soins d’assistance indispensables aux résidents, soit 80 à 90 % de l’ensemble des soins reçus par les usagers (Gagnon, Tremblay-Paradis et Aubry, 2020). Voyer, Savoie et Lafrenière (2020, p. 10) présentent clairement leur fonction :

[Le préposé] dispense des soins et des services d’assistance personnelle en relation avec les activités de la vie quotidienne (AVQ), établit une relation de confiance avec l’usager et ses proches, et observe, collecte des informations et surveille l’état physique et mental de l’usager. Il collabore avec l’équipe soignante et interdisciplinaire, intervient dans des situations de crise, de problèmes de comportement et d’urgence, et réalise des activités liées à l’entretien, au rangement et à l’inventaire du matériel et de l’équipement.

On dénombre en 2018 (c’est-à-dire avant l’arrivée de nouvelles cohortes d’étudiants) environ 42 000 préposés aux bénéficiaires dans le réseau de la santé et de services sociaux publics du Québec (MSSS, 2019). Il s’agit d’un des volumes de main-d’oeuvre les plus importants du réseau. La majeure partie des préposés sont des femmes (environ 83 %), dont l’âge moyen est de 43 ans. Environ 65 % des préposés travaillent dans les CHSLD, les autres étant répartis entre les hôpitaux et les centres de réadaptation. Plusieurs facteurs principaux importants à prendre en considération pour expliquer la fragilisation des préposés durant les dernières années. Il s’agit des difficultés d’attraction et de rétention, de la précarité d’emploi, de la fragilisation de la santé au travail et de la faible participation à l’organisation du travail. Les données du MSSS (2019) publiées avant la crise de la COVID-19 permettent de démontrer que seulement 36 % des préposés de la cohorte d’arrivée 2012-2013 sont encore en fonction en 2017-2018. Les taux de diplomation et d’arrivée dans les organisations parvenaient à peine à combler ces départs. Parallèlement, on constate que 21,3 % des préposés de cette cohorte encore en fonction sont en situation de précarité cinq ans après leur arrivée, c’est-à-dire doivent travailler à un poste à temps partiel ou temps partiel occasionnel (c’est-à-dire « sur appel »). Aussi, le cumul des taux d’absentéisme consécutif à un accident du travail ou à l’assurance-salaire (catégorie dans laquelle se retrouvent les problématiques de santé psychologique) se situe à environ 13 % en 2017-2018, en augmentation constante depuis plusieurs années.

Les préposés aux bénéficiaires forment ainsi une catégorie de travailleurs subalternes fragilisés dans le réseau public québécois de santé et de services sociaux. Ils sont situés au bas de l’organisation gériatrique et subissent, de ce fait, un grand nombre de prescriptions « désincarnées » (Dujarier, 2015) de leur activité de travail. Le terme de « désincarnation » permet d’illustrer l’écart entre l’activité prescrite par les gestionnaires et l’activité réelle de travail des exécutants ainsi que l’absence d’ancrage de la première avec la seconde. Les prescriptions sont définies comme des « dispositifs », se définissant selon trois formes : les dispositifs de finalité (les objectifs quantitatifs et qualitatifs à atteindre), les dispositifs de procédés (le processus à suivre et les moyens fournis) et le dispositif d’enrôlement (le discours utilisé). Dujarier (2015) mentionne que les gestionnaires administratifs sont responsables du contenu des prescriptions imposées dans l’organisation. Mais leur manque d’intérêt à incarner les prescriptions aux réalités organisationnelles entraîne des conséquences néfastes pour les travailleurs en termes d’intensification de charge de travail. De fait, les prescriptions prennent une dimension abstraite, idéalisée et désincarnée de l’activité de travail, puisqu’elles ne considèrent pas, ou pas assez, l’équilibre entre les objectifs et les ressources. Les prescripteurs, devenus des « planneurs », survolent l’organisation gériatrique sans jamais faire atterrir leur réflexion dans le réel des unités de travail. Nous définissons ainsi la gestion désincarnée comme l’imposition de prescriptions idéalisées sans égard à la réalité complexe de l’activité réelle de travail.

Répondre aux prescriptions de l’organisation devient, du fait de l’intensification de la charge de travail, un défi crucial pour les préposés. Dans un autre article, la même auteure (Dujarier, 2002) insiste sur le fait qu’un tel mode de gestion désincarné conduit des travailleurs à développer collectivement des formes de stratégies pour parvenir à répondre aux prescriptions imposées. Les écrits sur la question mentionnent toute l’importance de la gestion collective des temporalités, et notamment la place centrale des stratégies de régulation des temporalités développées et utilisées collectivement (Aubry, 2012). Par stratégie, on entend « des comportements, des savoir-faire, des attitudes que la personne développe pour parvenir à maintenir l’équilibre entre ce qu’elle est et son environnement » (Major et Vézina, 2011, p. 16). Par régulation, Gonzáles et Weill-Fassina (2005) entendent la modification du comportement individuel et collectif des opérateurs pour faire face aux exigences des situations. Selon eux, « les régulations ont pour but de répondre aux obligations de production, de réduire les risques d’erreurs, d’incidents, d’accidents ou de débordements » (p. 5).

Cet usage des stratégies de régulation des temporalités peut être analysé conceptuellement comme l’effet du genre professionnel, grâce aux apports théoriques de la clinique de l’activité. Le genre professionnel peut être défini comme un système ouvert de règles non écrites (Caroly et Clot, 2004) développé grâce à un travail de réorganisation de la tâche par les collectifs professionnels. En d’autres termes, les PAB réorganisent leur tâche en régulant les temporalités par l’usage de stratégies spécifiques. Et cet usage est collectivement partagé : Clot et Faïta (2000, p. 11) mentionnent que le genre se définit comme « un corps d’évaluations partagées qui règlent l’activité personnelle de façon tacite », ou encore comme une mémoire préalable à l’action. Cette mémoire est contraignante mais efficace, et est une ressource importante car elle oriente l’action et la balise. Ainsi, collectivement, les PAB partagent une même perception des enjeux de temporalités et utilisent des stratégies pour parvenir à atteindre les objectifs prescrits.

Ces stratégies présentent donc une efficacité qui a déjà été documentée (Aubry, 2020a ; Brossard, 2015 ; Lechevalier-Hurard, 2013). Mais il demeure la question de leur reconnaissance. Le positionnement des préposés au bas de la hiérarchie des organisations gériatriques cumulé au processus largement top-down de la prise de décision dans ces organisations rendent complexe une prise en compte adéquate de leurs commentaires et favorisent un manque global de reconnaissance de leur apport (Dubet, 2006). Ici, nous pouvons analyser ce manque de reconnaissance comme une forme d’injustice épistémique, c’est-à-dire une remise en cause de la capacité des préposés à produire un savoir légitime, compte tenu de leur position hiérarchique dans l’organisation gériatrique (Kidd, Medina et Pohlhaus, 2017). Le concept d’injustice épistémique, couramment utilisé dans les études féministes et postcoloniales pour analyser les formes de discriminations subies (Godrie et Dos Santos, 2017), peut aussi être utilisé dans ce cadre organisationnel. Le fait que les préposés soient très majoritairement des femmes, de classes populaires, issues de l’immigration récente et de minorités visibles peut soutenir l’intérêt d’un tel usage.

Méthodologie

Nous prenons appui sur une étude menée entre 2017 et 2020 et financée par le FRQSC sur les facteurs favorisant la rétention du personnel des préposés dans le réseau public au Québec. Nous avons opté pour une étude qualitative, en utilisant deux méthodes. La première est le « récit de vie », basée sur la description, par les personnes, de leur trajectoire socioprofessionnelle et de leur expérience de travail passée. Selon Fortin et Gagnon (2016, p. 192) « le but du récit de vie est la reconstruction des situations expérientielles en vue de dégager le sens du vécu », notamment lorsque les personnes interrogées étaient des préposés. L’objectif global était ici de comprendre les étapes du processus d’intégration au métier et de démission.

La seconde méthode est l’entrevue semi-dirigée, visant à questionner les personnes, à partir de thématiques prédéfinies, sur leur expérience de travail. Les thématiques pré-choisies portèrent sur leur expérience de travail, les problématiques professionnelles subies et les causes organisationnelles du départ. Dans une logique d’analyse inspirée de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 2017), nous sommes restés ouverts à l’intégration d’autres thématiques issues du discours des anciens préposés. L’enjeu du manque de participation aux décisions organisationnelles fut un résultat éloquent du projet, qui n’était pas a priori utilisé dans la grille thématique de base.

En termes d’échantillonnage, nous avons interrogé 30 anciens préposés aux bénéficiaires ayant travaillé dans 3 CHSLD de 3 Centres intégrés de santé et de services sociaux, universitaires ou non (CISSS/CIUSSS). Les seuls critères d’inclusion furent d’avoir été préposés en CHSLD, et d’avoir cumulé au moins deux années d’ancienneté. La liste des anciens employés et leurs contacts téléphoniques nous fut fournie par les directions Ressources humaines de ces CISSS et CIUSSS. Nous utiliserons au fil du texte des extraits d’entrevue anonymisés pour illustrer notre analyse. Notons que nous n’utilisons ici que les résultats issus des entrevues semi-dirigées. Nous souhaitons prendre appui sur ces résultats pour présenter une analyse critique du mode d’organisation dans les CHSLD, plus exactement autour de la thématique du manque de participation organisationnelle. Nous ne présenterons donc pas l’ensemble de l’analyse thématique du projet, mais nous focaliserons notre réflexion critique sur l’enjeu participatif, et ses maillages étroits avec le concept d’injustice épistémique. Selon nous, cette réflexion critique peut permettre de rendre compte du caractère heuristique du concept d’inégalité épistémique, non pas seulement dans le cadre des études féministes ou postcoloniales, mais aussi dans un contexte organisationnel stricto sensu.

Les préposés aux bénéficiaires en CHSLD : les normes de qualité au coeur des critiques

Quelle définition de la qualité ?

Les CHSLD sont des organisations destinées à accueillir des personnes en forte perte d’autonomie dont le maintien à domicile est devenu impossible. Ils ont pour mission « d’offrir de façon temporaire ou permanente un milieu de vie substitut, des services d’hébergement, d’assistance, de soutien et de surveillance ainsi que des services de réadaptation, psychosociaux, infirmiers, pharmaceutiques et médicaux aux adultes qui, en raison de leur perte d’autonomie fonctionnelle ou psychosociale, ne peuvent demeurer dans leur milieu de vie naturel » (MSSS, 2020, p. 11-12).

Depuis maintenant plusieurs années, les scandales médiatiques concernant les problématiques vécues dans les CHSLD alimentent les discussions sur la qualité de vie et des soins dans les établissements publics. Des sorties médiatiques nombreuses, mais aussi les observations annuelles menées par la Protectrice du citoyen (2020) peignent un tableau ambivalent de ces centres, où le dévouement du personnel ne comble pas les problématiques organisationnelles multiples. Au coeur de ces controverses se retrouvent un double enjeu : le premier porte sur l’accroissement progressif des services requis pour les résidents intégrés en CHSLD, compte tenu du vieillissement de la population. Le second a trait au flou concernant la définition que l’on peut donner à un soin de qualité et, plus exactement, l’écart entre « ce qui est demandé » par le MSSS pour donner des soins de qualité et « ce qui est donné » comme ressources au personnel pour atteindre ces objectifs.

Depuis 2003, le MSSS (2003) a instauré une approche spécifique en CHSLD, soit l’approche Milieu de vie, qui vise à ce que les résidents se sentent « comme chez eux », que les soins soient donnés de manière personnalisée. Mais la définition de la qualité des soins ne se limite pas à une tentative d’homologie entre le milieu domiciliaire et le milieu institutionnel, et ce, en grande partie parce que le CHSLD n’est pas qu’un milieu de vie. C’est tout autant un milieu de travail et de soin dans lequel gravitent, outre les préposés et infirmières, des professionnels (ergothérapeutes, travailleuses sociales, etc.), des médecins, des récréologues, etc. Cet univers complexe impose une organisation du travail spécifique qui, le plus souvent, entre en contradiction avec une logique de « milieu de vie ». La source de tension principale porte sur l’intensité de la charge de travail ou, plus exactement, sur le déséquilibre entre le faible nombre de préposés et le nombre important de résidents, dont le niveau de perte d’autonomie est très important. La totalité des préposés que nous avons interrogés ont mis en considération l’impact crucial de la charge de travail dans leur précédente carrière de préposé, et notamment l’effet négatif de cette charge sur le sentiment de réaliser un travail de qualité qui respecte la valeur « milieu de vie ».

Il y a l’exemple de l’heure du réveil. J’ai vécu ça dans toutes les unités dans mes quarts de jour. On me disait de respecter au maximum l’heure du réveil du résident. Mais le plus souvent, on ne respecte pas ça, parce que si le monsieur veut se lever à 8h30, c’est trop tard pour participer aux activités du matin, surtout si une infirmière doit passer entre-temps. On n’est pas beaucoup de préposés pour l’ensemble des réveils à faire, des toilettes, des transferts du fauteuil au lit. Laisser la personne choisir son heure de réveil, ce n’est pratiquement pas faisable

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Ce qui était demandé, c’est d’amener les personnes aux animations du début d’après-midi, surtout celles qui veulent avoir des animations. Mais pour certaines personnes, ça prend énormément de temps, qu’on n’avait pas toujours pour les déplacer. Si dans mon unité, on était à -1 ou -2 [un ou deux préposés en moins par rapport à une situation normale], ça devenait tout simplement impossible. Si la famille était là, elle s’en occupait, sinon… la personne restait dans sa chambre. C’est plate, mais tu coupes d’abord dans les animations, pour t’occuper surtout du plus pressé : les changements de culottes, les urgences…

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Ainsi, les préposés se plaignent concrètement de ne pas pouvoir respecter les normes idéalisées du CHSLD comme « milieu de vie » considérant l’impact négatif d’une organisation du travail déficiente, surtout en termes d’intensité de la charge de travail. Leur critique, très clairement exprimée lors de notre étude, est moins facilement décelable par d’autres voies d’expression, mise à part la voie syndicale. S’ils en parlaient entre eux soit par des rencontres informelles (pauses, repas, etc.) soit sur des réseaux sociaux (groupes de discussion Facebook, par exemple), le sujet ne faisait pas l’état de plaintes officielles au sein du réseau, par peur de représailles.

On en parlait beaucoup entre nous, mais quand on dînait ensemble, on quand on se voyait parfois en dehors du travail. Mais c’était rare. Il y avait aussi des discussions sur des groupes privés de réseaux sociaux. Mais sur le plancher, on ne disait rien, parce que si tu critiquais, tu pouvais recevoir un blâme. On laissait faire le syndicat, mais ça ne changeait rien

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Si les critiques des préposés étaient peu entendues par les gestionnaires de ces organisations, c’est en grande partie parce que le fonctionnement organisationnel est basé sur une logique top-down, c’est-à-dire une logique d’imposition des normes (et notamment de qualité) du haut de la structure du réseau (MSSS, direction Soutien à l’autonomie des personnes âgées des CISSS et CIUSSS) vers le bas, les préposés étant placées au plus bas de la hiérarchie. L’exemple des normes de qualité imposées par les instances de régulation permet de mieux décrire ce fonctionnement.

L’imposition top-down des normes de qualité : l’impact variable des instances d’évaluation

Actuellement, au Québec, deux instances sont principalement utilisées dans l’évaluation externe de la qualité en CHSLD, soit Agrément Canada et les visites ministérielles du MSSS. Elles évaluent la qualité des CHSLD en fonction du respect d’indicateurs spécifiques, parfois très précis. Agrément Canada est un organisme non gouvernemental indépendant qui vise l’amélioration de la qualité des services des établissements de santé et de services sociaux. Il propose des ensembles de normes couvrant plusieurs dimensions du secteur de la santé et des services sociaux, dont les soins de longue durée. Le document de référence (Agrément Canada, 2015), de plus d’une centaine de pages, présente les 17 normes globales sur lesquelles se basera l’évaluation des soins de longue durée et les précise à l’aide de « sous-normes ». Par exemple, la première norme présentée se définit par « les services sont conçus de manière collaborative pour répondre aux besoins des résidents et de la communauté » (p. 11), et est par la suite décortiquée et précisée par sept « sous-normes » (à noter que ce terme n’est pas utilisé par Agrément Canada), telles que « les services sont conçus conjointement avec les résidents et les familles, les partenaires et la communauté » (p. 11) ; « L’information est recueillie auprès des résidents et des familles, des partenaires et de la communauté et mise à profit dans la conception des services » (p. 11), etc. Les évaluations d’Agrément se réalisent tous les trois à cinq ans et comprennent, entre autres, une autoévaluation, une visite du milieu et un plan d’action final. À la suite de la visite d’Agrément, un rapport d’évaluation est transmis à l’établissement. Celui-ci présente le type d’agrément conféré à l’organisme, par exemple, « agréé avec mention » s’il dépasse les exigences du programme. De surcroît, l’établissement obtient aussi une note en format « pourcentage » pour le, ou les, ensemble(s) de normes pour lesquel(les) il a été évalué. Un drapeau peut être posé à la porte du CHSLD évalué, prouvant alors que l’évaluation d’agrément a bien été réalisée.

Du côté du MSSS, des visites impromptues annuelles ayant comme objectif l’amélioration de la qualité de vie en milieu d’hébergement public, en passant par l’amélioration des services offerts, sont effectuées. Ces visites sont réalisées par une équipe constituée d’évaluateurs du ministère et de membres d’organismes partenaires représentant les droits des résidents et des aînés. L’évaluation se fait sur la base de huit objectifs, portant notamment sur les pratiques visant à développer un milieu de vie, la personnalisation des espaces de vie, la personnalisation de l’accueil ou encore la bientraitance. On remarque que, contrairement aux normes d’Agrément, les rapports d’évaluation du MSSS ne font pas état de normes précises, mais plutôt d’objectifs. Ceux-ci sont plus larges et se centrent davantage sur le résident, sa singularité, sur la qualité de son expérience et de son milieu de vie. Finalement, contrairement à Agrément Canada, les rapports d’évaluation du ministère ne confèrent pas de statut particulier à l’établissement et ne lui donnent pas de note quantitative pour illustrer l’atteinte, ou non, de ses objectifs. Il en découle plutôt des recommandations, que les établissements devront intégrer et préciser dans le plan d’amélioration qu’ils auront eux-mêmes rédigé.

Des indicateurs et des normes de qualité imposées dans ces centres d’hébergement représentent un effort louable pour améliorer le contexte de vie des résidents. La création de ces normes a ouvert la porte à de nouveaux questionnements pour les gestionnaires des CISSS et CIUSSS, à de nouvelles stratégies pour améliorer les divers aspects de la vie du résident, pas seulement médical mais aussi psychosocial. Malheureusement, ces indicateurs et normes sont créés et imposés aux organisations sans prendre en compte des capacités réelles des employés à les atteindre, et sans prendre en considération leur point de vue dans leur élaboration. Si les quelques exemples de sous-normes présentées plus haut pour Agrément Canada (2015) peuvent paraître réalisables, d’autres ne sont jamais réalisées par manque de moyens ou de ressources, telles que : « Le travail en interdisciplinarité est planifié, organisé, soutenu et réalisé hebdomadairement. Les professionnels concernés directement ou indirectement par le plan d’intervention d’un résident doivent participer à la rencontre » (p. 10) ; « Les recours au roulement est une mesure d’exception » (p. 17) ; « Des stratégies sont mises en place en vue de s’assurer que le résident est jumelé à une équipe soignante et que ces personnes demeurent les mêmes » (p. 17). Le respect de ces normes nécessite a priori une stabilité organisationnelle parfaite (pas de roulement de personnel, pas d’absentéisme, une participation active des employés, un remplacement efficace des préposés aux rencontres interdisciplinaires, etc.). Au contraire, depuis plusieurs années, l’organisation du travail en CHSLD au Québec s’illustre négativement par un manque de personnel, un roulement journalier de la main-d’oeuvre, etc. Un ancien préposé, qui a joué temporairement un rôle syndical dans son organisation, critique fermement les effets délétères de ces normes.

Tu sais, les normes, il y en avait énormément […] et Agrément Canada c’était une fois aux 4 ans. C’était vraiment une grosse préparation, parce qu’on savait qu’ils allaient venir. Fallait que tout soit clean. Donc déjà ça, ça faussait beaucoup, parce qu’une fois partis, ils ne voyaient pas les problèmes qui revenaient. Mais de toute façon, les normes en tant que telles, pour certaines ce n’était pas tenable, surtout pour tout ce qui concerne l’organisation du travail. Les évaluateurs le savaient, les gestionnaires faisaient tout pour montrer le moins possible les roulements, etc. puis finalement ça ne changeait strictement rien pour nous

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Une analyse fine de la situation réelle en contexte de travail, à travers une participation active des préposés, permettrait l’élaboration d’indicateurs plus réalistes, et éviterait le jeu de dupe si courant dans les CHSLD pour tout ce qui concerne les défaillances organisationnelles. Tout se passe comme si les hauts gestionnaires du MSSS souhaitent délibérément imposer des normes de qualité importantes au CHSLD pour prouver leur engagement à bien gérer ces organisations, tout en évitant la promulgation d’activités réelles de gestion basées sur la participation des employés. On retrouve ici le principe de gestion « désincarnée » tel que l’a développé (Dujarier, 2015). D’une part, la vision idéalisée de la qualité imposée par les gestionnaires du MSSS provoque des formes d’impuissance chez les préposés, qui se sentent dans l’incapacité d’atteindre ces objectifs ; et, d’autre part, l’imposition top-down des indicateurs est vécue comme un manque de considération et une injustice par les préposés qui, bien que pouvant être reconnus comme des experts du prendre-soin, ne sont pas consultés sur la capacité d’atteinte des prescriptions. D’ailleurs, Dujarier (2002) mentionnait il y a une vingtaine d’années que ce mode de désincarnation des prescriptions, abstrait et moralisateur, pouvait être une cause organisationnelle de la maltraitance dans ces milieux.

Le MSSS (2019), dans un document récent qui cadre les attentes relatives aux CHSLD, considère que le préposé devient une personne ressource nécessaire et indispensable dans le suivi clinique des résidents. Mais bien qu’ils soient riches en savoirs expérientiels sur les soins de longue durée et qu’ils soient quotidiennement en contact avec les résidents, la plupart des travailleurs ne sont pas consultés sur les objectifs à atteindre en termes de qualité. La place primordiale que donne le MSSS aux visites ministérielles impromptues qu’il mène dans les CHSLD, ainsi qu’à Agrément Canada, nous laisse suggérer le développement d’une hyper-vigilance à l’égard de ces organisations (Banerjee et Armstrong, 2015), c’est-à-dire à une concentration d’évaluation provenant d’instances extérieures à l’organisation. Il serait temps, selon les préposés, de développer d’abord et avant tout les richesses internes à l’organisation, c’est-à-dire permettre aux gestionnaires intermédiaires de ces organisations (chefs d’unité de vie) de donner davantage de temps à une gestion de proximité des préposés, plutôt qu’à une hyperconcentration aux indicateurs externes, déconnectées de la réalité organisationnelle concrète.

Les CHSLD sont précisément des organisations qui voient les contradictions entre prescrit et réel s’établir au plus bas niveau d’activité (les préposés avec les résidents). Ces contradictions sont produites plus haut dans l’organisation, au niveau des « planneurs » (Dujarier, 2015), mais produisent des effets dévastateurs dans le cadre du travail individuel. Comme le mentionne Dujarier (2006, p. 133) : « Le travail d’organisation individuel est particulièrement éprouvant physiquement et moralement, lorsqu’il doit ainsi pallier les insuffisances du travail d’organisation politique, gestionnaire, managériale et du collectif. » Cette charge mentale et physique de devoir combler l’écart entre prescrit et réel produit aussi un sentiment d’injustice chez les préposés, qui ressentent l’impossibilité de pouvoir participer au processus décisionnel concernant leur propre pratique quotidienne. Le propos suivant résume cette idée :

On nous ordonne de faire des choses dans un temps limité, tu sais, réveil, hygiène, repas, hygiène encore… pour un x nombre de résidents… Et on sait que ce n’est pas possible de tout faire tel que c’est demandé : suivre l’autonomie de la personne, respecter son rythme… On va forcément plus vite […]. C’est comme s’ils [les prescripteurs] ne voulaient pas reconnaître qu’on ne peut pas tout faire. Nous, on le sait, on le vit, mais ils ne nous écoutent pas, ils font leur calcul et ils pensent qu’on peut y arriver…

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Le sentiment d’injustice épistémique est ici perçu comme une frustration, soit celle de ne pas pouvoir faire entendre leurs critiques. Il n’existe pas, pour les préposés, d’instance médiatrice suffisamment efficace pour juger de la nature des indicateurs de qualité top-down, et de la capacité de les atteindre. Il n’existe pas de fédération ou association (comme la Fédération interprofessionnelle du Québec pour les infirmières) qui pourrait protéger les préposés de ces injonctions, et faire remonter les critiques, plaintes et autres messages qui proviennent des unités de soin, ou du « plancher », dans le jargon des préposés. Les préposés disposent d’une fédération (la Fédération professionnelle des préposés aux bénéficiaires du Québec, ou FPPBQ), mais celle-ci détient peu de pouvoir, quoi qu’elle milite pour le développement d’un Ordre professionnel qui pourrait supporter les revendications des préposés. Les syndicats peuvent à l’occasion jouer un rôle de contre-feu, surtout dans les périodes de négociation collective, mais ces derniers représentent l’ensemble des employés du réseau (préposés aux bénéficiaires, mais aussi préposés à la buanderie, à l’entretien ménager…), et ainsi ne concentrent pas leurs critiques sur la situation de ces employés.

Au syndicat, on tentait de dénoncer des choses. On a fait des journées de mobilisation en 2017, la chambre centrale du syndicat a été en négociation avec le MSSS pour les salaires et la main-d’oeuvre, mais ils ne voulaient rien savoir. Nous on faisait passer les griefs, on tentait de rester fort sur le terrain, mais on était juste deux agents pour un gros CHSLD […] Dans le fond, à part le syndicat et nous autres préposés, on n’avait pas d’autres moyens de dénoncer

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Ainsi, l’injustice épistémique des préposés se distingue ici par une situation qui s’illustre en deux points : une imposition top-down de prescriptions portant sur la qualité des pratiques sans prise en compte des savoirs et savoir-faire, de l’expérience et de la réalité du travail des préposés, mais aussi une absence d’instance pouvant jouer un rôle de médiation ou de porte-parole entre les unités et les gestionnaires qui imposent les prescriptions.

Les préposés aux bénéficiaires face aux normes de qualité imposées : une catégorie d’emploi très fragilisée

Une capacité créatrice face à la complexité de la relation d’assistance

Le taux de roulement si important dans les unités de soins a conduit les gestionnaires immédiats, dans les dernières années (avant la crise de la COVID 19), à forcer le maintien au travail de préposés sur deux quarts de travail de suite, par le biais du processus de « temps supplémentaire obligatoire ».

Le temps supplémentaire obligatoire, le TSO, c’est de nous forcer à rester sur l’unité pour un quart de travail de plus, parce qu’il manque de préposés. Donc on a des préposés épuisés, malades ou blessés, qui ne peuvent pas rentrer, puis tu as des préposés encore corrects qu’on va épuiser en leur demander de rester sur plusieurs quarts de travail. C’est ça la gestion du personnel dans ces milieux-là

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Au-delà du mode de gestion coercitif des employés, un enjeu fondamental et plus global de la fragilisation des préposés, qui n’est pas sans rapport avec les difficultés de rétention et de santé au travail, porte sur leur faible implication dans le processus décisionnel relatif aux normes et objectifs à atteindre, principalement en ce qui a trait à la qualité du travail. Ils partagent en effet couramment leur expérience d’une absence de participation et de consultation sur les décisions dictées par les responsables de ces organisations. Leur positionnement au bas de la hiérarchie des organisations gériatriques cumulé au processus largement top-down de la prise de décision dans ces organisations ne permettent pas une prise en compte adéquate de leurs commentaires et favorisent un manque global de reconnaissance de leur apport.

Selon moi, le travail de préposés est difficile parce qu’il manque de monde pour tout faire. Mais ce qu’il y a d’injuste, c’est qu’on n’avait pas le droit de dire un mot sur ce qu’on nous demandait. On savait toutes que ça n’avait pas de sens de demander le milieu de vie, vu le manque de préposés. Mais on n’avait pas le droit de critiquer. On pouvait recevoir des blâmes, surtout les moins expérimentées qui n’avaient pas encore de poste

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Plusieurs préposés nous ont mentionné à quel point la lecture obligatoire d’un document cadre reçu lors de leur intégration décrivant les attentes relatives à leur comportement éthique (Gouvernement du Québec, 2003) les a fait douter de leur capacité à s’insurger face aux décisions. On y apprend notamment que « l’obligation d’obéissance hiérarchique implique que le fonctionnaire accomplit les tâches qu’on lui demande de remplir » (p. 8), ou encore que les employés doivent faire preuve « de loyauté et d’allégeance à l’autorité constituée » (p. 8). Bien sûr, un tel document vise avant tout à obliger le corps de la fonction publique à travailler dans le sens de l’intérêt commun, étatique, au détriment du strict intérêt individuel. On peut néanmoins s’interroger sur le sens d’une telle obligation de lecture : vise-t-il à informer l’employé de ses devoirs ou à le soumettre aux décisions d’une hiérarchie ?

Moi j’ai toujours compris que je n’avais rien à dire, en tout cas on me faisait comprendre. Ma boss [chef d’unité] me disait : « Si tu n’es pas contente, tu peux t’en aller, ou te plaindre à qui tu voudras ». On en parlait au syndicat, et dépendamment de la personnalité de l’agent syndical, c’est le genre de comportement qui pouvait partir en grief. Mais souvent, les collègues ne faisaient pas de grief, elles ne voulaient pas s’épuiser plus moralement avec ça

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Le manque d’ouverture à la critique, aux commentaires, à la participation active et à la prise de décision des préposés est d’autant plus dommageable que leur responsabilité en termes de qualité des soins est majeure, compte tenu du profil des résidents acceptés en CHSLD. La vaste majorité des résidents admis en CHSLD souffre de multiples problématiques de santé, physiques ou cognitives. Leur perte d’autonomie fonctionnelle est si importante que les préposés peuvent parfois assister les résidents dans leurs déplacements ou leurs activités, mais doivent souvent agir à leur place (par exemple en déplaçant un résident du lit au fauteuil par un lève-personne plutôt qu’en assistant le résident à se lever par lui-même, et l’asseoir sur le fauteuil). Ils sont de ce fait les principaux responsables de l’ensemble des activités relatives au prendre-soin, c’est-à-dire au care : assister un résident pour sa toilette, ses déplacements, ses repas, mais aussi discuter avec la personne, lui proposer des animations, etc.

Souvent, on nous disait qu’on était les yeux et les oreilles des résidents. Et je trouve que c’est vrai. On les connaissait bien, leur stress, leur manie, ce qu’ils aimaient ou pas. On créait une relation forte, très personnelle. Ça nous servait beaucoup dans nos tâches. Mais c’est comme si les gestionnaires ne s’en rendaient pas compte. Ils ne viennent pas souvent sur les unités. Et parfois, quand ils viennent, genre pour préparer l’évaluation, ils peuvent nous accuser de mal faire. Moi, je tutoyais souvent un résident que j’aimais bien. C’est lui qui me l’avait demandé. Mais pour faire bien pour Agrément Canada, il fallait que je vouvoie tout le monde

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En ce sens, les préposés développent une connaissance fine non seulement des besoins des résidents, mais aussi de l’ensemble des activités de soin quotidien dans les unités des CHSLD. Ils peuvent tout autant développer et appliquer des micro-stratégies interactionnelles visant la réduction du stress des résidents craintifs avant un bain (Brossard, 2015) que gérer des rythmes de travail quotidiens en regard de divers facteurs comme les urgences quotidiennes (personnel absent, infections, décès…) (Aubry, 2012). Leur expertise est importante aussi parce que le travail qui leur est demandé porte sur le prendre soin : une des caractéristiques du travail de prendre soin est que sa définition est malheureusement poreuse. Il est aujourd’hui difficile de définir précisément la quantité d’activités qui doivent être menées dans le processus d’assistance aux personnes. Le travail que réalisent les préposés se définit encore par sa finalité, c’est-à-dire rendre adéquatement un service aux résidents, en respectant leurs besoins et leurs envies. Des techniques, manoeuvres, protocoles existent pour effectuer une pratique sécuritaire (par exemple, utiliser un lève-personne adéquatement), mais il demeure une marge de manoeuvre dans la mise en application de ces principes.

Les préposés réussissent à développer des stratégies spécifiques (de temporalités, relationnelles et de prudence) utiles pour l’atteinte des objectifs prescrits. Selon les écrits en clinique de l’activité, ils développent de ce fait un « genre professionnel » (Clot et Gollac, 2014), c’est-à-dire un corpus de savoirs tacites qui détient une efficacité importante pour l’atteinte des objectifs prescrits. Le genre peut être défini comme la partie sous-entendue de l’activité, un « corps d’évaluations communes qui règlent l’activité personnelle de façon tacite » (Clot et Gollac, 2014, p. 149). Dujarier (2008) reprend la même idée dans le corpus sociologique pour déterminer que le travail collectif d’organisation peut permettre de résoudre les contradictions de prescription. Elle spécifie néanmoins que le risque porte sur l’individualisation des stratégies et ses conséquences néfastes en termes de désenchantement, d’épuisement, etc., si le travail collectif n’est pas possible par manque d’autonomie ou contrôle abusif.

L’ambiguïté de cette situation provient du fait que ces savoirs sont souvent « connus » par les gestionnaires immédiats (chefs d’unité) quoi qu’ils ne soient pas « reconnus » comme tels. Si ces gestionnaires reconnaissent l’efficacité et l’utilité de certains savoirs (surtout ceux portant sur l’efficacité organisationnelle), ils ne peuvent leur accorder une quelconque légitimité, car ils ne respectent pas les prescriptions imposées dans les programmes décrivant les pratiques des préposés visant la qualité.

Ma boss savait bien qu’on coupait les coins ronds pour certaines choses. Genre les repas : si on manquait de temps, on faisait manger deux résidents à la fois ; si on manquait de temps pour un bain, on faisait une toilette partielle au lit. Ça pouvait passer, tant que ça ne se voyait pas, tant qu’un résident ou une famille ne se plaignaient pas. Elle fermait les yeux là-dessus. Le bain n’avait pas été fait, mais on avait fini le quart de travail dans les temps, sans déléguer du travail au quart suivant

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En ce sens, les préposés se retrouvent fréquemment dans une situation de contrainte importante. Il demeure un écart entre « ce qui leur est demandé » et « ce qui leur est donné » par l’organisation pour atteindre les objectifs. Et cet écart est comblé, au moins en partie, par cette capacité créatrice collective, qui sert surtout les intérêts de l’organisation : atteindre les objectifs prescrits. L’implication collective des préposés dans la constitution de ces stratégies est forte, tandis que leur participation aux normes de qualité et à l’identification des ressources nécessaires pour atteindre ces objectifs demeure faible. Ainsi, on fait reposer sur les épaules des préposés la responsabilité d’une éthique du prendre-soin, de la sollicitude, malgré le manque de ressources fournies (Lancelle, 2016), ce qui entraîne un sentiment d’injustice pour ce personnel.

Une faible résistance collective, mais un fort processus de désengagement individuel

Est-ce à dire que ce manque d’implication des préposés dans la définition des normes relatives à la qualité de vie des résidents équivaut, pour le MSSS, à ne pas reconnaître leur contribution ? Pourtant, il est précisé dans un récent document cadre (MSSS, 2018, p. 13) que :

[Leur] présence constante et [leur] connaissance approfondie des résidents, notamment au regard des habitudes et de l’histoire de vie, font [du préposé] un membre essentiel de l’équipe de soins infirmiers [et que] sa relation de grande proximité avec le résident fait du préposé un intervenant essentiel lorsque vient le temps, pour l’équipe de soins infirmiers, de prendre une décision qui concerne le respect des besoins, des valeurs et des croyances du résident et de sa famille.

Néanmoins, participer aux décisions concernant le respect des besoins des personnes n’équivaut à pas à participer aux décisions organisationnelles pour arriver à une telle finalité vertueuse (milieu de vie, personnalisation des soins et services, etc.). Il existe ainsi une inégalité épistémique persistante en CHSLD, dans le sens où les préposés ne sont pas reconnus pour la possession de savoirs, au contraire des médecins, professionnels, gestionnaires et infirmières. La hiérarchie de l’organisation gériatrique continue d’être le cadre rigide par lequel des objectifs sont imposés par une hiérarchie à l’égard des équipes de travail. Le MSSS utilise cette hiérarchie pour déléguer aux personnes les plus rapprochées des résidents les normes relatives au prendre soin des personnes. Il ordonne le déploiement des normes de gestion aux gestionnaires de la direction « soutien à l’autonomie des personnes âgées » (SAPA) CISSS/CIUSSS, qui vont alors ordonner, à leur tour, leur mise en oeuvre dans les équipes de soins (infirmières, infirmières auxiliaires, mais surtout préposés) par le biais des coordonnateurs d’unités et des chefs d’unités.

En ce sens, les employés au bas de la hiérarchie organisationnelle subissent le décalage entre ce qu’ils doivent faire et ce qu’ils peuvent faire, considérant les ressources mises à disposition. Ces contradictions sont à la source de frustrations multiples, notamment dans l’idée de ne pas parvenir à réaliser un travail de qualité. Pour reprendre l’expression de Dujarier (2015), des « planneurs », c’est-à-dire des planificateurs de pratiques, mais aussi des acteurs qui planent bien au-dessus de la réalité du terrain, imposent des prescriptions organisationnelles désincarnées de la réalité que connaissent justement les préposés. Plus encore, Dujarier (2006) mentionne que les organisations du même type que les CHSLD s’illustrent par le processus de délégation des responsabilités, mais aussi des contradictions, engendrées par la rigidité de la chaîne hiérarchique. Les contradictions entre « ce qui est demandé » et « ce qui est donné » trouve son point de tension au bas de cette chaîne, au niveau de préposés. Au final, ce sont les préposés aux bénéficiaires, le plus souvent en contact avec les usagers, qui se retrouveront à vivre les impacts du conflit entre la définition d’une qualité basée sur l’aspect relationnel et la personnalisation des soins et services, et d’une qualité davantage basée sur l’efficacité, ainsi que l’uniformisation de ces soins et services. Ces objectifs paradoxaux placent les employés dans des situations où ils doivent faire des choix difficiles et qui, par accumulation, peuvent faire vivre chez plusieurs une forme de mal-être, de désenchantement, à la base des taux alarmants d’absentéisme présentés plus haut.

Ce qui est difficile, c’est qu’on nous demande d’être très proche de la personne, de répondre à ses besoins, mais sans en avoir les moyens. Il suffit qu’un préposé soit absent, et c’est toute la chaîne qui saute. J’aurai moins de temps pour mes résidents, et je devrais m’occuper des résidents de ceux qui ne sont pas là. […] Mais déjà en temps normal, avec tout le monde sur le plancher, on ne parvient pas à tout fait optimal

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Ceux qui éprouvent ce genre de souffrance l’illustrent généralement par un conflit de valeurs, entre les valeurs de leur métier (aspect relationnel) et les moyens fournis par l’organisation (recherche d’efficience). L’atteinte de la qualité n’est pas perçue comme un obstacle à leur travail. Au contraire, pour les préposés, il s’agit davantage d’une motivation, permettant de donner un sens à leur activité. D’un autre côté, l’impossibilité à atteindre cette qualité, due au nombre trop élevé de normes à respecter, au manque de ressources ou aux contraintes organisationnelles de temps, peut aussi créer des conflits de valeur et de la détresse psychologique chez ces travailleurs.

La raison pourquoi j’ai quitté ce métier, c’est que j’étais épuisé. Je ne supportais plus l’idée de rentrer le matin. Je me demandais : Combien on va devoir faire de résidents en plus ? Combien de collègues en moins ? Qu’est-ce que je vais dire au résident s’il me demande un bain et que je n’ai pas le temps ?

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Selon nous, cette détresse psychologique est à la base d’un fort taux d’absentéisme des préposés. Ce taux était fort avant la crise de la COVID-19, et il a certainement augmenté pendant la crise, compte tenu de l’anxiété ressentie par une partie du personnel. Sur ce point, malheureusement, aucune donnée n’est encore rendue disponible par le MSSS. Mais cette détresse est aussi à la base d’un fort taux de départ du métier. C’est une raison importante du faible taux de rétention remarqué en 2018-2019. Le manque de participation des préposés aux décisions organisationnelles conduit davantage à des formes de désengagement individuel qu’à des formes de résistances collectives, par l’entremise d’un sentiment d’injustice épistémique.

L’injustice épistémique se ressent individuellement par les préposés. L’absence d’une instance médiatrice de type « ordre professionnel » ou « fédération » freine la capacité de partage des critiques. C’est cette individualisation du rapport des préposés aux prescriptions et l’incapacité individuelle de faire état de ses critiques à une instance collective, autre que le groupe de pairs, qui favorise, selon nous, la dynamique de désengagement individuel, c’est-à-dire la démission ou l’intention de quitter le métier (au-delà d’autres enjeux statutaires et salariaux). Ainsi, l’injustice épistémique comme sentiment moral partagé par les préposés de ne pas être entendus ni invités à communiquer sur leurs propres savoirs et expertises se nourrit aussi d’une individualisation du rapport des préposés aux contraintes de leur activité (Garcia et al., 2011). Cette individualisation provoque un rapport complexe des préposés à la notion même de qualité dans leur activité : comment parvenir à être satisfait de son travail alors même que les normes de qualité sont inatteignables ? L’injustice épistémique est provoquée aussi par la relative flexibilité de définition de la notion de « qualité ».

Il demeure la capacité de développer une voie organisationnelle favorable à une réappropriation collective des contraintes de travail et de partage du sentiment d’injustice épistémique. Nous suggérons la création d’espace de discussion dans les milieux de travail entre préposés afin de discuter des stratégies à développer pour répondre aux prescriptions paradoxales. Cela ne transformera pas radicalement le mode d’organisation des CHSLD, mais permettra de donner davantage de place à la parole des préposés par le biais d’un processus de consultation visant la résolution des obstacles organisationnels. Récemment, une innovation a été mise en place dans les CHSLD : la « station visuelle opérationnelle ». Il s’agit d’un tableau blanc placé dans chaque unité visant à ce que les gestionnaires affichent les informations importantes à retenir pour les employés, devant occuper 50 % du tableau. L’autre moitié du tableau doit être destinée aux informations transmises par les équipes aux gestionnaires. Quelques mois après le développement de l’innovation, le mouvement top-down prend l’ensemble de la place destinée au mouvement bottom-up (Aubry, 2020a). De fait, il ne suffit pas d’imposer la participation des préposés, il faut aussi que les gestionnaires immédiats fournissent les moyens nécessaires (espace dédié, temps de rencontre) pour une telle participation. Il s’agirait d’une première étape pertinente qui viserait la démocratisation de l’organisation, qui demeure encore un idéal lointain.

Conclusion

La crise de la COVID-19 a permis de questionner le rapport moral que nous entretenons avec les organisations gériatriques de type CHSLD (Aubry, 2020b). Beaucoup de personnes ont notamment découvert, en mars et avril 2020, les problèmes que subit le personnel préposé au contact des résidents. Elles ont pu apercevoir les enjeux d’attraction, de rétention et de santé au travail propres à ce groupe de travailleurs pourtant indispensable dans le fonctionnement du CHSLD. Elles ont pu aussi constater à quel point les préposés forment une catégorie d’emploi dominée par des principes de gestion qui leur sont imposés, notamment en ce qui concerne la qualité des pratiques, sans capacité réelle de les discuter. Si la dimension démocratique de l’action publique semble globalement en péril dans le réseau de la santé et des services sociaux du Québec, elle l’est certainement davantage pour les catégories d’emplois situées au plus bas de l’échelle hiérarchique du réseau.

Notre article visait à démontrer en quoi les préposés subissent un décalage entre les prescriptions des gestionnaires responsables de produire les normes de qualité à appliquer en CHSLD et les ressources disponibles pour y répondre. Nous souhaitions aussi développer une analyse critique des résultats destinée à démontrer le caractère heuristique du concept d’injustice épistémique dans un contexte organisationnel. Notre étude s’est basée sur l’analyse de 30 entrevues auprès de préposés ayant quitté leur fonction, ce qui peut comporter certains biais en termes de saturation des données, mais aussi en termes d’analyse des résultats. Nous basons notre étude uniquement sur des propos de préposés, et nous n’avons pas réalisé de phases d’observation de la pratique. Néanmoins, il ressort clairement de l’analyse de discours que le collectif de préposés semble avoir beaucoup d’importance dans la fonction créatrice de stratégies de terrain visant l’atteinte des objectifs imposés (« ce qui est demandé ») considérant le manque de ressources (« ce qui est donné »). Entre l’intrant et l’extrant, le collectif de préposés joue un rôle médiateur, nécessaire pour l’atteinte minimale des objectifs. Mais les savoirs développés in situ, dans l’organisation, ne sont pas reconnus par les gestionnaires immédiats des unités. De fait, les préposés s’indignent dans l’ombre face à l’injustice épistémique qu’ils subissent. Cette indignation ne prend pas le sens d’un mouvement collectif qui permettrait de renverser radicalement le fonctionnement organisationnel des CHSLD. Ils en discutent principalement entre collègues, parfois auprès de proches aidants compréhensifs, plus rarement auprès des chercheurs… mais cette communauté d’intéressés au sort des préposés ne crée pas les conditions d’un mouvement de contestation majeur, hors des limites syndicales. Plutôt, ces formes semblent davantage se tourner vers le désengagement, comme les démissions, l’absentéisme, c’est-à-dire des stratégies individuelles afin d’échapper à une situation professionnelle difficile, voire parfois intolérable physiquement ou psychologiquement.

Le Québec fait de plus en plus d’efforts pour tenter de corriger le manque de qualité en CHSLD, ce qui est certainement une bonne nouvelle. Mais une telle démarche restera caduque tant que les principaux acteurs de l’accompagnement des résidents en CHSLD, c’est-à-dire les préposés, ne seront pas les instigateurs des démarches d’amélioration. Il s’agit ici, non pas de renverser la table des valeurs hospitalières basées sur la primauté du médical sur le paramédical ou le prendre-soin, mais de doter d’une valeur cruciale le jugement et les choix des préposés sur le volet de la qualité. À ce titre, le prendre-soin ne doit pas demeurer une sorte de boîte vide dans laquelle pourraient être intégrées toutes les attentes en termes de soutien (prendre le temps, agir avec compréhension, etc.) mais doit se constituer comme un vecteur crucial de la compétence professionnelle de cette catégorie de travailleurs, qui doit se qualifier et se quantifier plus clairement. Qu’attend-on concrètement d’un préposé lorsqu’il doit donner un bain à un résident ? Combien de temps doit être donné aux préposés pour donner ce bain, compte tenu de ce qui est attendu ? Les préposés pourraient et devraient soutenir une démarche de réflexion sur ces questions épineuses qui, d’un point de vue technique, pourraient démontrer qu’un ratio plus élevé de préposés est nécessaire pour offrir un service de qualité digne de ce nom. Il s’agit ici, pour les préposés, de se réapproprier leur propre travail en définissant clairement, par eux-mêmes, ce qui est nécessaire en termes de temps, de moyens, etc. pour réaliser un travail qu’ils jugent, par eux-mêmes, de qualité.