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Depuis le début de ce siècle, la conversion compulsive des images en processus informatiques, le progrès de la communication entre les machines et le développement d’interfaces analogiques intuitives qui modélisent la culture numérique ont mis en crise le sens même du visible.

En même temps, l’homogénéisation apparente de cette conversion numérique et son rôle central dans la consolidation des dispositifs de contrôle et de domination sociale soulèvent de nouvelles questions sur la dimension politique de l’art dans le panorama actuel. Dans cette perspective, la problématique de l’image ne peut se limiter à l’analyse de ses changements d’apparence ou à une généalogie de ses supports et médias sans prendre en compte son implication dans la consolidation d’un modèle global de réorganisation des savoirs et de légitimation des matrices sociales et culturelles dominantes. En particulier, l’image technique semble pouvoir figurer cette nouvelle dimension de l’expérience sensible et aussi, au sein d’une culture globale hautement technicisée, déployer des pratiques artistiques contre-hégémoniques qui interrompent la propagation des dispositifs sociotechniques d’information.

Dans la photographie et l’audiovisuel latino-américains, ces stratégies de résistance se sont caractérisées, depuis la fin du siècle dernier, par ce que Suely Rolnik a appelé la « fureur des archives[1] » : une interrogation sur le sens de l’histoire et la configuration de la mémoire à travers l’exploration du paradigme archivistique[2].

La manière dont les concepts d’archive, de mémoire et d’histoire sont liés aux notions d’expérience, d’intimité et de subjectivation forme le noeud borroméen dans lequel est pensée aujourd’hui la dimension politique de la technique de l’image. La question de l’impact de la technique prend sens si elle s’inscrit dans l’horizon des décisions éthiques qui définissent la position d’une culture par rapport à son passé[3].

Par archive, nous entendons l’ensemble des règles d’ordonnancement, des modèles de régularité qui établissent une organisation du sensible, une axiologie du sens et une disposition du social[4]. L’archive établit les conditions de possibilité des énoncés, détermine les emplacements des sujets et distribue les catégories d’objets. Mais cet ensemble de règles n’est pas extérieur aux figures qu’il établit, ni ne peut être pensé comme un modèle formel transcendant à ses effets; au contraire, il est immanent aux énoncés qu’il rend possibles.

Il ne s’agit donc pas de ramener les documents de l’histoire à un schéma naturel ou de tenter de restituer une vérité codée à classer, à garder et à expliquer. Au contraire, si l’archive a quelque chose à dire, c’est à travers sa propre matérialité significative. Ainsi, dans cette perspective, l’archéologie ne cherche pas à restaurer le passé, mais à comprendre la matrice historique de sens qui l’a rendu possible afin de perturber le présent par le travail de mémoire comme processus de subjectivation politique.

Les archives brouillent les frontières entre le passé et le présent, le privé et le public, l’individuel et le social, et font naître la possibilité d’une mémoire des générations précédentes. Comment parler aux morts ? On connaît l’élaboration derridienne du spectre, de la (ré)apparition qui réclame vengeance, de la vengeance comme puissance constitutive de toute sociabilité (Hamlet), de l’expérience du siège, et du courage de les conjurer en les faisant toujours réapparaître[5]. La voix, l’écriture et l’impression sont des techniques de réapparition des morts. L’archive imprime la figure du réapparu comme une mémoire collective, comme un ancêtre social, public, symbolique, comme de l’Histoire.

Dans les pages qui suivent, je me propose d’analyser les oeuvres photographiques Arqueología de la ausencia (1977)[6] de Lucila Quieto et Recuerdos inventados (2002–2003)[7] de Gabriela Bettini, le livre Pozo de aire (2009)[8] de Guadalupe Gaona ainsi que Ejercicios de memoria (2016)[9], le dernier long métrage de Paz Encina, à partir de la question posée par ce numéro de la revue Intermédialités[10] : est-il possible de produire des configurations alternatives de la sensibilité à travers l’élaboration de la mémoire comme acte politique de résistance dans un monde dominé par des dispositifs sociotechniques d’information ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous avons choisi des oeuvres dont les opérations textuelles inscrivent, dans la matérialité signifiante et dans leur propre processus constructif, une position réflexive sur le dispositif technique de production des images. En termes sémiotiques, celle-ci fait de la fonction pragmatique du texte sa marque sémantique de résistance, produisant une déconstruction des modèles narratifs hégémoniques et du régime de signification qui les rend possibles.

Nous analyserons l’image documentaire comme une opération de réflexion sur la relation entre l’image et son dispositif dans la mesure où, en définitive, ce dernier détermine le sens. En d’autres termes, il ne s’agit pas de ce qui est vu dans l’image, mais des marques qui actualisent ses conditions de production. Ainsi, toute image documentaire rétablit une dimension pragmatique qui implique une prise de position sur le statut de l’image et une crise des opérations de « remplacement du monde », d’objectivité et de neutralité qui enserrent l’image documentaire. Ainsi comprise, l’oeuvre elle-même devient une archive qui enregistre et inscrit, dans la matière sensible du film, dans le mécanisme technique de création de l’image et dans l’espace confiné de la salle d’exposition, le travail de remémoration, de réélaboration et de deuil comme condition de la possibilité de toute subjectivation historique individuelle et collective.

À partir de l’identification de la dimension pragmatique des oeuvres étudiées, nous distinguons deux opérations archéologiques différentes, en tenant compte de la relation avec les archives. Dans la première section de cet article, nous partons de l’absence d’archives, due à la disparition et à la dissimulation intentionnelles des documents relatifs au génocide perpétré par la dictature militaire en Argentine. Il s’agit d’une archéologie des vestiges et des absences qui oppose, à la disparition systématique des marques d’extermination, à la stratégie politique d’effacement du passé et à la réalisation d’un crime sans vestiges et sans mémoire, la possibilité d’imaginer le présent à travers le travail de mémoire.

La deuxième section présente le film Ejercicios de memoria de Paz Encina (2016). L’opération archéologique se heurte ici à l’institutionnalisation de l’archive, à l’existence imposante et obscène de l’enregistrement systématique et consolidé de la dictature de Strossner : « Une descente aux enfers[11] », dira Paz, submergée par l’accumulation muette de milliers de documents, de vidéos, d’enregistrements interminables d’interrogatoires, de photographies. L’artiste-archéologue doit être capable d’écouter le non-dit, de déchirer la fermeture du sens que l’archive tente de préserver en tant qu’enregistrement et vérité du temps. Il lui faut interrompre la compulsion à la répétition et à la cristallisation de l’expérience par le silence et l’attente.

Dans les deux cas, les oeuvres actualisent le passé dans le présent, déployant toute la puissance esthétique de l’anachronisme. Il s’agit de trouver ce qui dépasse l’image, ce qui manifeste une absence immanente à la présence et qui la soutient finalement non pas comme quelque chose qui a été et n’est plus, mais comme quelque chose qui manque à ce qui est. C’est ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de la politique de l’archive.

Archéologie I. Imaginer le passé

À la fin des années 1990, Lucila Quieto, qui travaille aux Archives nationales de la mémoire où elle enregistre les procès et récupère des témoignages et des photos de centres de détention clandestins, fait une expérience : elle projette sur le mur une photo de son père, disparu quelques mois avant sa naissance, et se place entre le projecteur et l’image. De façon inattendue, la matérialité de son corps se dilue dans le jeu de la lumière et de l’ombre. Quieto devient aussi une image, et son père et elle se trouvent ainsi réunis, le temps d’une rencontre illusoire si souvent imaginée, rêvée.

Pour créer le témoignage de cette rencontre dans l’espace entourant la photo de son père, Quieto prend à son tour une photo, appelée à devenir un registre, un document, « une photo impossible » qui suture le récit de l’histoire de la famille. Ce qui est important, ce n’est pas l’expérience performative du présent, mais sa (re)présentation. La scène saisie dans la photographie, finalement développée et fixée dans l’instant, grâce au procédé chimique, ouvre un temps différent, un temps juxtaposé au premier qui ruine définitivement l’ordre de celui-ci.

Désormais convertie en sa propre image, suspendue dans l’instant et capturée dans le temps, Quieto se (re)connaît dans les yeux de son père à sa manière désinvolte de lever légèrement le sourcil gauche, à la courbure de son visage. Nous sommes à nouveau confrontés au noeud du temps benjaminien, à ce « lieu inapparent dans lequel, dans une certaine manière d’être de cette minute passée il y a longtemps, le futur niche aujourd’hui, si éloquemment que, en regardant en arrière, nous pouvons le découvrir[12] ».

Les photos qui composent Arqueología de la ausencia ne sont plus les photos de Quieto. Celle-ci est entrée dans les photos, elle est — avec son père — le modèle, proie du « cela a été[13] », transformé en une présence inapparente d’une expérience qui a lieu dans l’image photographique, mais qui, précisément à cause de cela, constitue le témoignage inévitable de ce qui ne peut plus « avoir lieu ». L’image de Quieto regarde son père, qui la regarde à son tour du fond du passé vers le présent, au-delà du fragment photographique. Enfin, le père (ré)apparaît pour se retourner vers elle.

Figure 1

Lucila Quieto, Arqueología de la ausencia, série de 35 photographies, 36 x 30 cm, Museo de Arte y Memoria, La Plata, 1977.

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Quieto dit :

Ce qui apparaît alors est comme une révélation : quelque chose de ce qui est vu a toujours été dans le miroir. Quelque chose de ce qui n’est pas perçu reste une certitude mutante[14]. Et je pense à nouveau que seul ce qui ne laisse aucune trace disparaît[15].

D’où son sens politique, car comme le prévient Nancy, la fonction ultime du génocide, l’objectif des camps, la « fin de la solution finale », consistait en la disparition des outils d’extermination comme possibilité de réaliser un crime sans reste et sans mémoire, « le spectacle de l’anéantissement de la possibilité de représentation elle-même[16] ».

Dans le même sens, les images obscènes que Farocki dénonce au début de Inextinguible feu (1969)[17] sont une pleine présence sans interprétation, un pur appel; suspension du sens et limite de la représentation, c’est-à-dire spectacle de la totalisation d’une présence immanente à elle-même. Là où l’image saturée de présence expose sa complétude insignifiante, il n’y a rien à remettre en question et donc aucune pensée n’est possible. Il n’y a rien à voir.

Figure 2

Gabriela Bettini, Recuerdos inventados, essai photographique, XV Edición Circuitos de Artes Plásticas y Fotografía, Sala de Exposiciones del Centro de Arte Joven, Madrid, 2002–2003.

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Une autre photographe, Gabriela Bettini, dans sa série Recuerdos inventados (2003), utilise des photos de famille pour créer ses souvenirs manquants. Bettini vivait à Mar del Plata et, après l’enlèvement et la disparition de son oncle et de son grand-père, elle s’est exilée avec ses parents à Madrid. Pour composer son essai photographique, elle choisit les photos de son oncle Marcelo et de son grand-père Antonio, et se place devant eux pour construire un dialogue impossible par des gestes. Elle ne veut pas entrer dans la photo comme Quieto l’a fait, mais opposer l’immatérialité de l’image à un « vrai » corps : son corps. Elle ne veut pas enregistrer le souvenir inventé pour l’incorporer dans les archives, mais le produire, l’agir, en faire un événement. Ce n’est plus le noème de « ceci a été[18] » qui crée l’empreinte photographique, mais l’ici et maintenant de la mise en scène. Bettini compose, avec des gestes physiques et des gestes d’image, une situation performative dans laquelle son grand-père lui sourit, ils lisent le livre Nunca Más (2016)[19] ensemble, et son oncle regarde dans la direction qu’elle lui indique. Ainsi, le spectateur qui traverse l’installation est inséré dans un dispositif de représentation dont la performativité assure la dimension à la fois contingente et dialogique de l’opération de sens mise en jeu.

Du point de vue technique, il ne s’agit pas de créer une nouvelle image, mais de recourir à un procédé qui implique l’assemblage de matériaux hétérogènes. Elle revendique pour la photo le fonctionnement typique du cinéma documentaire appelé « found footage » et qui, à partir des années 1990, a commencé à expérimenter l’appropriation de films ou d’images d’archives, de documents, de cinéma familial. Le « found footage » reconnaît certaines résonances duchampiennes qui évoquent l’objet trouvé, mais rendant visible le caractère matériel de l’image plus que le changement de contexte. Comme l’avertit Weinrichter, l’appropriation et le répertoire des interventions que l’artiste fait sur le film « vont bien au-delà du simple effet de recontextualisation, du (re) ou (dé)montage, se concentrant sur l’aspect matériel des séquences trouvées et annulant parfois même le caractère très figuratif de l’image[20] ».

Cette « position constructiviste » du montage documentaire, si elle nie la portée référentielle et le caractère organique de l’oeuvre en tant que création, « ne renonce pas pour autant à considérer le sens historique du matériau : elle suppose simplement que le lieu d’où émerge ce sens n’est pas exclusivement le contenu sémantique des images[21] ».

L’image photographique doit résister à l’exigence d’objectivité, à sa compulsion de saturer le sens, de tout montrer. Sa vérité ne réside pas dans le contenu représenté, mais dans le dispositif technique qui ouvre la possibilité d’actualiser dans l’image sa situation pragmatique, d’inscrire l’acte dans la représentation et de rendre à l’image sa contingence radicale, sa singularité. Ainsi, en se séparant de sa volonté d’imitation, en faisant face à l’échec de son objectivité, l’image se dédouble et reconnaît la possibilité de représentation comme la présence brisée d’une extériorité irreprésentable.

Si les photos de Lucila Quieto exposent les opérations du dispositif photographique et celles de Gabriela Bettini mettent en jeu l’articulation entre l’image et la mise en scène, dans le cas du livre Pozo de aire (2009) de Guadalupe Gaona, l’exploration des archives et de la mémoire commence par une histoire :

Avec peu d’équilibre, je me tiens sur la proue du bateau. Mon père, sur l’île, un conquérant en maillot de bain, me serre la main. Ma mère court chercher l’appareil photo. Click. C’est la seule photo que je vais avoir avec mon père seul. L’hiver arrive plus vite que prévu et emporte tout. Le 21 mars 1977, mon père disparaît. Mais cette image demeure et — plus tard — c’est l’image à laquelle je fais le plus confiance[22].

Figure 3

Guadalupe Gaona, « Pozo de Aire, Guadalupe Gaona, 2009, » Buenos Aires, Senda VOX Editions, Buenos Aires, 2009.

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Autour de ce fragment de mémoire, de cette ancre ou légende qui accompagne le fragment d’image, le livre est organisé comme une histoire qui rassemble des photos anciennes et nouvelles, des histoires familiales et sociales, des poèmes et des souvenirs, dans une logique d’implication mutuelle. Contrairement aux photos de Quieto, il y a ici peu de visages. Sans compter les deux photos du père de Gaona et la photo de groupe de la famille, la plupart des images sont des photos de paysages. Des forêts, des branches, des lacs. Et une maison, de près, de loin, d’en haut. Les corps sont des silhouettes que l’on devine à l’arrière-plan du paysage. Ou déjà parties, pour toujours. Ou encore à venir. Ce sont des apparitions spectrales qui annoncent, comme le fantôme d’Hamlet, leur (ré)apparition, remplissant la conscience des vivants. Les photos de Gaona sont son charme, le travail de mémoire qu’elle évoque et exorcise. Ils montrent le puits d’air, le vide, l’impossibilité de remplir le trou de la mémoire.

Ainsi, le livre-ouvrage est un double témoignage : il témoigne de la sublimation esthétique de l’oeuvre de la mémoire et de l’oubli, mais, en même temps, il est l’échec de cette même opération esthétique, c’est-à-dire qu’il témoigne de l’impossibilité de l’image à rendre visible le passé figé de l’histoire et, en même temps, de la nécessité d’exposer ce qui manque à l’image comme dimension de vérité.

La référence incontournable de la photographie à l’histoire familiale acquiert dans le travail de ces trois photographes argentines contemporaines — Lucila Quieto, Gabriela Bettini et Guadalupe Gaona — une nouvelle dimension dans laquelle l’image technique se replie sur le dispositif à la fois technique, social et politique qui en est le fondement. Les opérations de mémoire mises en jeu par les « filles à points[23] », représentées ici dans l’analyse de ces oeuvres, confrontent l’autorité archivistique des archives pour imaginer le passé. Elles n’inventent pas une fiction, qui assure la hiérarchie de l’histoire comme vérité. Elles font le geste politique de déchirer les archives qui gèrent les imaginaires et régulent la mémoire sociale. Des archives qui ne se réduisent pas nécessairement à des entités muséales ou à des institutions culturelles traditionnelles, mais qui concernent également les nombreuses images qui circulent et sont stockées dans les médias. Il ne s’agit pas non plus des nouvelles formes du négationnisme comme les fermetures fascistes du passé en faveur d’un présent total. Il s’agit de convertir les archives privées en une réflexion sur la nature de la mémoire, la construction de l’histoire et la phénoménologie de l’image.

Ce désir de mémoire est confronté, dans le cas de l’Argentine, à toute une opération systématique de secret et de répression institutionnelle qui s’abat sur les archives, à la menace perverse de leur destruction, de leur déni et de leur anéantissement délibéré. Le geste de résistance de H.I.J.A.S. s’affirme contre une politique de dissimulation non seulement des corps de plus de trente mille personnes disparues, mais aussi du sort actuel d’environ quatre cents bébés arrachés à leur mère pendant la dictature militaire et remis illégalement à des familles d’appropriation, dont beaucoup sont directement liées aux meurtriers de la mère.

Mais, d’autre part, il faut en même temps résister à la forme institutionnelle de l’archive, à sa compulsion de classer, de stocker et de cristalliser les traces de l’histoire. Il faut contrer cette pulsion de mort qui mine la surface de la mémoire, qui l’entoure de banalité, d’égoïsme, d’oubli. Dans l’oeuvre de la cinéaste paraguayenne Paz Encina, on retrouve précisément cette puissance anarchiviste[24].

Archéologie II. Déchirer les archives

Figure 4

Ejercicios de memoria, Paz Encina, 2016, long métrage, Paraguay, 70 min.

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Au Paraguay, contrairement à l’Argentine, au Chili, au Brésil et à l’Uruguay, la dictature de Stroessner — la plus longue d’Amérique latine (1954–1989) — a conservé intactes les archives qui documentaient le fonctionnement systématique du terrorisme d’État. La découverte des Archives de la Terreur en 1992 dans une ville de Lambaré, près d’Asunción, a été surprenante en raison de la quantité d’enregistrements audio, de cassettes, de photographies, de dossiers de détenus et d’autres matériels, méticuleusement classés et conservés pendant plus de soixante-dix ans (certains remontant à la fin de la Première Guerre mondiale), qui montrent la portée régionale de la technologie politico-militaire complexe imposée à l’Amérique latine depuis la seconde moitié du siècle dernier.

Depuis 2008, Paz est plongée dans l’obscurité poussiéreuse et douloureuse de ces archives[25], faisant des recherches exhaustives sur les documents, reconstruisant des histoires, reconnaissant des visages, écoutant les voix systématiques, descriptives et appellatives des répresseurs et les voix tristes et épuisées des prisonniers qui s’opposent au régime. « Être dans les Archives de la Terreur », dit Paz lors d’une interview en 2015, « vous amène à voir l’histoire de notre dictature telle que racontée par le répresseur lui-même. C’est le “sinistre”, au sens freudien du terme[26]. »

Les installations qui composent l’oeuvre Notas de memoria (2012), diffusée en tant qu’interventions urbaines à Asunción en décembre 2012, la trilogie Tristezas de la lucha (2014–2016) et enfin le long métrage Ejercicios de memoria (2016) sont une tentative d’exorciser l’expérience indicible de cette descente aux enfers : « Il m’arrive quelque chose de très intéressant devant [ces archives] : j’ai l’impression d’être devant l’histoire de l’humanité et c’est d’ailleurs la chose la plus brechtienne que j’aie jamais vécue dans ma vie[27]. »

Ce dernier long métrage est le corollaire d’un répertoire hétérogène composé du court métrage La siesta (1997)[28] et de la première version de Hamaca Paraguaya (1999) en vidéo[29], de quelques documentaires, d’oeuvres d’art vidéo, d’installations urbaines et de poèmes audiovisuels. C’est, en quelque sorte, la fermeture d’une étape et la synthèse d’un processus d’expérimentation audiovisuelle qui force les limites de la matière sensible et compose un texte hybride dans lequel l’image devient tactile et le son visible. Dans les films de Paz Encina, vous pouvez sentir la chaleur de la montagne paraguayenne, l’humidité de l’air au bord de la rivière, le bourdonnement des insectes qui volent à basse altitude au-dessus de la surface des flaques. La mémoire est dans le corps en tant qu’affection, un état qui se produit dans le corps et le traverse, mais pas seulement dans le corps des personnages, dans le corps des objets et des choses aussi, les transformant en éléments de mémoire, en êtres temporaires.

Alors que, dans Hamaca Paraguaya (2006)[30], premier long métrage d’Encina, le récit se déroule toujours selon un axe synchronique avant/après et que c’est le temps d’attente prolongé, l’attente du retour du fils, l’arrivée de la tempête, la présence inévitable de la mort qui soutiennent la matérialité de l’image, dans Ejercicios de memoria, ce sont les différentes régions d’une mémoire qui dessinent un paysage temporaire. La nature capturée dans l’instant, fixée sur le support numérique du film et découpée par le cadre, est devenue une nature morte, mélancolique, terrifiante, étrange et inhumaine. Elle constitue une image allégorique qui ruine la biographie et résiste à toute interprétation univoque ou figée en retardant l’accès au sens, à travers des fragments récurrents qui génèrent une constellation d’associations. Le regard de la caméra s’arrête sur les objets quotidiens abandonnés et oubliés de la présence humaine. Les éléments du cinéma deviennent des éléments naturels. Comme s’il s’agissait d’un organisme vivant, la caméra repose sur les choses, les touche[31], caresse la surface d’un monde qui a territorialisé le temps et matérialisé l’image. La maison, la rivière, la montagne, les archives visuelles et sonores sont des modalisateurs de la mémoire, des âges de l’image.

Figures 5, 6 et 7

Ejercicios de memoria, Paz Encina, 2016, long métrage, Paraguay, 70 min.

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Dans la première séquence de Ejercicios de memoria, nous nous plongeons dans la rivière avec l’enfant, comme nous nous introduisons dans le film. Nous écoutons sa respiration, l’écho sonore de l’éclaboussure et le frottement du corps dans l’eau. Immergés dans une image liquide, dans un environnement amniotique et utérin, nous évoquons (à travers la voix hors champ de l’enfant) une série rituelle qui remonte à l’arrière-grand-père, à la montagne, à l’aube et à une prière solennelle, ancienne et secrète qui se répète et s’oublie de génération en génération.

Comment pouvons-nous faire ressentir notre mémoire ? Il ne s’agit pas d’actualiser une mémoire, mais de rechercher les traces du temps cristallisées dans le présent et d’en montrer les marques : un fruit pourri, des couches de peinture qui s’écaillent comme une vieille toile, de la rouille sur les ferrures, des étagères en bois cassées et délabrées. Il s’agit de voir le son, de toucher l’image, d’entendre le silence, de révéler la sensation afin de caresser le temps. La voix hors champ de Paz commence l’histoire des témoignages. Paradoxalement, ici, l’usage de la première personne produit un phénomène d’éloignement, prend de la distance par rapport aux faits et les présente comme des morceaux d’histoire déchirés : « Ils m’ont parlé d’une femme avec des enfants qui s’enfuyaient dans un train », silence, « d’un homme qui regardait son pays de l’autre côté du fleuve », silence, « ils m’ont parlé de partir en terre étrangère ». Silence.

On retrouve dans le film trois séries temporelles : la sédimentation des couches du temps dans les scènes des enfants et des jeunes à cheval dans la montagne, à la rivière ou dormant dans la maison; la dimension temporelle des témoignages, des voix hors champ des enfants et de la femme du Dr Agustín Goiburú Giménez qui tissent, brodant un ensemble de souvenirs d’enfance fragmentés et à la première personne; et, enfin, le temps cristallisé des photos de police et les archives sonores qui introduisent le point de vue de l’ennemi par l’utilisation réglementaire et inerte de l’archive. Ce sont « [d]es séries temporelles qui se chevauchent, sans supposer que le dernier souvenir qui existe est celui du présent, sans supposer qu’un souvenir existe, mais en pensant seulement que chacun construit comme il peut le souvenir qu’il peut[32] », dit Paz à propos de Hamaca Paraguaya, qui déroule le fil d’une histoire sans fin.

Dans la première série temporelle, la montagne est présentée comme un écosystème sacré où il n’y a aucune différence entre l’animé et l’inanimé et aucune distinction qui établit l’ordre des espèces, puisqu’elle est habitée par une spiritualité ancestrale. La montagne a sa propre loi et il faut savoir y entrer, car les coordonnées apparemment naturelles dépassent ses limites : tout est surnaturel. Le temps des enfants qui jouent et mangent des goyaves coexiste avec le temps des jeunes à cheval comme des chemins qui bifurquent dans des couches simultanées du passé, au sens deleuzien et borgésien le plus pur. Contrairement à la montagne dans laquelle les régions de la mémoire se chevauchent, le fleuve nous introduit dans une mémoire liquide qui déforme les chiffres et les dissout en un flux de matière total et multiple. Au centre, la maison, entre le fleuve et la mémoire territorialisée de la montagne, est le temps du quotidien — broder, attendre, tisser le temps, le tracer, le dessiner. Le singulier, l’expérience se plie aux grandes figures de notre discursivité et lui redonne d’abord son sens. La patrie est la maison : « On m’a dit de quitter la maison, de quitter la patrie. […] De regarder de loin. »

Figure 8

Ejercicios de memoria, Paz Encina, 2016, long métrage, Paraguay, 70 min.

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Puis viennent les images d’archives, les empreintes digitales, les photos, les déclarations et un dialogue en guarani. Le personnage du Dr Goiburú Giménez est présenté : leader du MOPOCO (mouvement populaire rouge), assassiné et disparu pendant la dictature de Stroessner. Le film n’explique pas, il ne reconstitue pas les informations historiques qui nous manquent et ne postule pas une vérité qui ferme le sens; au contraire, il expose les preuves de notre propre ignorance et nous incite à enquêter et à suivre la piste des images. Finalement, les photos d’archives se succèdent en silence, sans voix hors champ, sans témoignage; en arrière-plan, la tempête s’annonce et un sifflement lointain se fait entendre de temps en temps. L’album de famille est mélangé avec les photos de la police qui enregistre les armes et les appareils utilisés pour perpétrer l’attaque contre le dictateur, construisant ainsi une histoire silencieuse de persécution et de surveillance qui culmine avec la disparition de Goiburú Giménez.

Un panoramique de la caméra nous ramène à la pointe du présent cristallisé, à la maison et à la jeune fille qui attend et qui brode, aux enfants qui font la sieste et à l’espoir amer d’avoir retrouvé le corps grâce à l’insistance inlassable du fils et à l’aide de l’équipe argentine d’anthropologie médicolégale.

Le cinéma de Paz Encina plonge dans les profondeurs de l’archive pour explorer une perspective épistémologique qui réfléchit à la fois à l’émergence d’un monde sans sujet et à la possibilité d’une mémoire de la nature. Paz dénonce la force écrasante d’une modernité civilisatrice qui déconnecte et stérilise les langues de la tradition et les transforme en instants disséqués d’un tout inorganique.

Contre la pureté catégorique, conséquence de l’oppression épistémique qui subsume l’hétérogénéité des pratiques culturelles et des configurations sociales en dichotomies et définitions universelles, le geste insurgé, sans doute politique, de l’art latino-américain consiste à affirmer une puissance métisse qui peut remettre en question les modèles de connaissance du monde, en se méfiant surtout des formes qui le rendent connaissable. Martí a appelé « Notre Amérique[33] » à cette force insurrectionnelle qui met en évidence le paradoxe de l’identité du multiple, de cette irréductible hétérogénéité qui nous constitue. Cette hétérogénéité assume dans le corps de l’oeuvre une forme d’indétermination[34] conforme à la notion d’intermédialité et ouvre un interstice dans le champ de la connaissance qui ruine les limites des différents genres en tant que matrices cognitives, produisant le même étonnement troublant que Foucault découvre dans les hétérotopies de l’encyclopédie chinoise de Borges[35]. Au-delà des stratégies narratives qui définissent les histoires avec leurs formes d’argumentation et de vérité, l’indétermination s’enfonce dans la matérialité technique des dispositifs. Pour cette raison, les utilisations ratées ou disloquées de l’image documentaire font trébucher la production de la vérité historique comme réservoir d’impressions du passé et enregistrement statique de ce qui s’est passé.

Les souvenirs diffus, les traces fragmentaires du passé et les témoignages imprécis constituent une puissance de mémoire qui suture l’absence d’archives, dans le cas des photographes argentines, et ruine le sens univoque du regard de l’ennemi, dans le cas de la cinéaste paraguayenne. En aucun cas ces artistes ne cherchent à construire une véritable mémoire, mais plutôt à faire parler le passé au-delà de son propre dispositif d’enregistrement afin d’affirmer la dimension véritablement politique de notre forme de vie intime et clandestine : en ce sens, l’archive ne concerne pas le passé, au contraire, elle est fondamentalement liée au temps à venir. Un messianisme spectral à la manière de Benjamin lie donc l’archive à une expérience de promesse, de la promesse d’une vengeance revendiquée, inscrite, réitérée, dans l’acte qui actualise performativement l’histoire comme présent[36]. Il s’agit donc d’inventer une mémoire privée capable de bouleverser l’ordre des archives en utilisant les mêmes dispositifs qui les font fonctionner dans le but d’interrompre l’« esthétique administrative » et le pouvoir des médias. Il s’agit de revendiquer le geste politique de la mémoire comme résistance à l’Histoire théologique imposée par les oppresseurs et de nous approprier la langue des colonisateurs pour y insuffler la furie et l’excès du baroque latino-américain, travesti et métis. Raconter de nouveau l’histoire, cette histoire de notre Amérique, c’est alors imaginer, au bord de la « rivière sans rives[37] » mais pleine de morts, l’avenir d’un temps insurgé.