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À partir des années 1990, un domaine prolifique de recherche, qui puise ses références dans les études visuelles anglo-saxonnes et les sciences de l’image d’origine germanique, a entretenu la question suivante : quels éléments font que l’image est un domaine médiatique spécifique, investi de propriétés analogues et partagées, et qui dans le même temps se différencie par rapport à d’autres domaines qui intègrent la trame symbolique grâce à laquelle nous nous représentons, nous communiquons et nous configurons notre monde ? La question n’est pas en soi nouvelle : on la retrouve au sein de débats anciens et modernes[2] qui, dans le domaine de l’esthétique, ont cherché à établir certaines distinctions entre les propriétés de représentation de divers médiums de l’art. Pourtant, l’insistance avec laquelle cette question est formulée actuellement met en évidence un intérêt qui dépasse les limites de l’art, et révèle dans un même temps une transformation de la hiérarchie des systèmes de représentation qui influencent le vaste domaine de la production culturelle. Dans un contexte où l’image prolifère, favorisée par des technologies et des plateformes dotées d’une forte influence sociale, étudier les formes particulières au travers desquelles elle produit du sens à tous les niveaux où elle exerce son influence implique avant tout de reconnaître que l’image ne fait pas partie d’autres domaines médiatiques. Elle n’est pas un corrélat, une prolongation ou une traduction de ceux-ci. Cela implique ainsi de défendre sa différence en tant que moyen de représentation.

Malgré son actualité indéniable, la recherche qui vise à préciser comment l’image signifie et, en ce sens, quelle est sa spécificité médiatique, se retrouve confrontée à une série d’obstacles. Cette tâche implique surtout d’esquisser une définition préalable du « moyen », terme dont les différentes significations sont liées à des champs disciplinaires variés, et dont l’usage n’a pas toujours le même sens. Dans cet article, nous essayons de relever ce défi en proposant certaines stratégies méthodologiques qui permettent d’aborder l’image en tant que moyen et en examinant les éléments qui découlent des procédures au travers desquelles elle s’inscrit. Nous soutiendrons que les images se définissent médiatiquement selon les conditions matérielles de leur élaboration et leur apparition postérieure. Nous défendrons l’idée qu’en plus de montrer, de référer, de signifier et de symboliser, les images sont des registres des conditions de leur propre production, des conditions qui proviennent des techniques, des matérialités et des opérations employées, mais également des agencements et des contextes culturels au sein desquels elles ont été produites. Nous affirmerons ainsi que la dimension médiatique de l’image correspond à la dimension composée par les éléments qui ne peuvent être soumis à un processus reproductif, car ils sont en soi non transférables. Nous proposerons ainsi de considérer l’identification des éléments non transférables de l’image comme une approche valable qui permet de délimiter sa définition et sa description médiatique.

S’agissant d’une proposition méthodologique dont l’objectif est de pouvoir aborder le moyen de l’image en tant que condition présente dans toutes les productions considérées comme des images, nous ne prendrons donc pas en compte de tournures particulières des images qui pourraient constituer des cas d’étude. La restriction que nous envisagerons pour mettre en marche notre hypothèse ne sera ni thématique ni fonctionnelle : elle recoupera l’ampleur conceptuelle de l’objet que nous appelons image, en reconnaissant que ce terme ne fait pas toujours référence à un objet visuel aux caractéristiques matérielles, mais également à des objets de nature optique-perceptuelle ou mentale, qui participent par exemple de la vie psychique et des dynamiques du langage. Comme le formule Hans Belting, bien que toutes les images existent dans un médium, il n’est pas étonnant que ce médium soit souvent le propre corps humain, qui produit des images et se souvient d’elles[3]. Notre approche met en suspens, pour l’instant, la condition idéale de l’image éveillée ou formulée par un corps humain; nous envisagerons donc le moyen de l’image comme moyen qui émerge là où justement le corps humain cesse d’être le moyen porteur. À partir d’une distinction proposée par William Mitchell, nous utiliserons la notion « d’image graphique » comme élément de référence afin d’aborder et d’exposer le problème de l’inscription en tant que point d’articulation de la notion de moyen de l’image[4].

Le moyen de l’image comme catégorie générale et spécifique

Dans le domaine de la théorie et de l’histoire de l’art, dans lequel nous situons notre proposition méthodologique, la discussion sur le moyen de l’image, et par extension les débats sur sa définition, est souvent associée aux nouvelles technologies, ou du moins aux conditions d’apparition générées par l’apparition historique de l’image technique. Dans le passé, la condition médiatique d’une peinture, d’une composition textile ou d’une gravure ne provoquait pas parmi les spécialistes de ce domaine d’étude le même intérêt que la vidéo comme moyen artistique dans les années 1970 ou la vague de productions multimédiatiques postérieures, propres à la culture numérique. Vers la fin du 20e siècle, des auteurs comme David Davies ou Rosalind Krauss ont pourtant essayé d’offrir des pistes de définition d’un moyen artistique, de façon non restrictive, l’identifiant comme « un ensemble de conventions qui permettent l’articulation d’une affirmation artistique au travers de la manipulation d’un médium physique[5] », conçu en tant que « état objectif, séparé de l’artiste lui-même, au travers duquel doivent passer ses intentions[6] ». Cette proposition souligne le fait que le médium ne constitue pas seulement la condition minimale pour faire exister un objet artistique : il est aussi un régime matériel et un ordre d’opérations possible qui conditionne et limite les formes de production de l’objet artistique[7]. Bien que, dans le domaine de l’art, le problème du moyen de l’image ait eu une grande répercussion, il faut garder à l’esprit qu’une oeuvre d’art n’équivaut pas en soi à une image. Ainsi, une question sur le moyen de l’image ne devrait pas se limiter à la nature du moyen dans sa condition de cadre ou d’amplitude d’opérations de l’artiste.

Le monde de l’image désigne aujourd’hui un vaste domaine d’objets et d’expériences qui se retrouvent et s’entrecroisent au-delà du champ de l’art, dans un plan d’équivalence avec d’autres formes de représentation, de communication et d’expression qui sont tout aussi amples, ou qui peuvent être plus générales selon leurs fonctionnalités ou leurs modalités de signification, comme c’est le cas, par exemple, pour le texte et le son. Dans cet ensemble, l’image conçue comme un objet matériel et comme un phénomène mental, perceptuel ou optique équivaut à une catégorie générale; une espèce qui se différencie du texte et du son par des qualités comme sa spatialité, le fait de faire appel à un spectre sensoriel dominé par la vue, et son absence relative de codes[8].

Lorsqu’on étudie des images singulières, on perçoit en revanche que celles-ci se définissent non seulement par rapport à ces autres espèces médiatiques, mais aussi à partir de la nature et de la qualité de ce que Beltin nommerait leur « corps porteur[9] ». Cette distinction se place sur un plan que l’on peut appeler, en suivant la pensée d’Irina Rajewsky, « intra-médiatique[10] ». Dans ce contexte, une image n’est pas uniquement un élément différent d’un texte ou d’un son : elle est un produit visuel spécifique qui peut prendre la forme d’un dessin à l’encre, d’une gravure en métal ou en bois, d’une fresque, d’une peinture à l’huile ou pigmentée avec une teinture industrielle, d’une photographie analogue, stéréoscopique, d’une image en mouvement (analogue ou numérique), d’une image numérique vectorielle ou d’une carte de points — parmi les nombreux procédés qui coexistent actuellement. Ces différences que l’on peut reconnaître dans ce niveau d’analyse intra-médiatique font référence à des configurations sensibles liées à des types uniques d’inscription qui, à leur tour, peuvent être intégrés dans des inscriptions plus larges, où l’image apparaît auprès d’autres productions qui correspondent aux catégories que nous avons appelées « générales ».

En observant ces deux sphères où se joue la médialité de l’image, c’est-à-dire le niveau médiatique général et le niveau intra-médiatique, émerge alors de manière évidente une difficulté qui pèse sur l’ensemble du projet qui consiste à vouloir élucider et définir la condition médiatique des images. Cette question repose sur le fait que le médium de l’image semble toujours se révéler lorsqu’il est analysé dans le cadre d’un exercice comparatif de contraste et de contraposition. Le critique d’art moderniste Clement Greenberg a considéré, d’ailleurs, que la distinction médiatique est une condition atteinte principalement par la peinture moderniste — ce fut d’ailleurs son principal centre d’intérêt. La peinture moderniste aurait ainsi accédé à cette condition en se délestant, au terme d’un exercice autocritique, des caractéristiques qu’elle a pu emprunter à d’autres médiums ou accepter de ceux-ci et qui l’auraient contaminée (en particulier la littérature) au cours de son histoire. Greenberg a introduit, en effet, dans la discussion médiatique du 20e siècle, l’idée d’une « pureté » des médiums : cette pureté serait définie à partir d’une soustraction que chaque médium a dû faire de toute caractéristique qui le distinguait des autres médiums, au cours d’un processus à la fois de modernisation et d’individuation[11]. Même si cette doctrine a reçu toutes sortes de critiques dans la pensée postmoderne et qu’elle a été démontée par des théoriciens de l’image comme William Mitchell qui, dès le début du 21e siècle, a formulé le besoin de parler de ratios sensibles et sémiotiques, en lieu et place des médiums visuels purs[12], elle ne peut pas être complètement rejetée. La raison en est, notamment, qu’il est encore difficile de définir de manière affirmative les médiums en général, et le médium de l’image en particulier, sans un effort d’actualisation du régime de la comparaison individualisatrice, que Greenberg a utilisée de manière fructueuse et doctrinaire pour établir les clés formelles du modernisme en peinture et en sculpture. Cette comparaison individualisatrice rend visible un noyau irréductible, qui permet de définir chaque moyen de l’image et qui ne peut être représenté dans aucun autre; pour cette raison, il se dérobe à toute instance de reproduction, de transfert — de la même façon que, selon une thèse connue de Walter Benjamin[13], une expérience auratique de l’objet artistique original se perd dans le contexte de sa reproductibilité technique.

Dans les lignes qui suivent, nous chercherons à utiliser ces considérations — qui ont permis tout au long du 20e siècle d’ouvrir la voie au débat actuel sur le moyen de l’image — afin de concevoir une proposition méthodologique qui permette d’aborder médiatiquement les images inscrites. Pour cela, il nous faut d’abord nous attarder sur ce que nous entendons par « image inscrite », ainsi que sur les raisons qui nous mènent à élaborer cette réflexion autour de ce type d’images en particulier.

Image inscrite

Un tableau explicatif inclut dans un essai connu de William Mitchell, intitulé « What is an Image ? » (1984), se révèle extrêmement utile pour comprendre, du moins de manière provisoire, ce qu’est une image inscrite[14]. Selon ce tableau, une image peut être graphique, optique, perceptuelle, mentale ou verbale (voir la figure 1). Ces types d’images sont à ce point différents les uns des autres que, comme le signale l’auteur, il s’avère nécessaire de les aborder avec des outils théoriques différents, comme ceux empruntés à l’histoire de l’art, à la physique, à la psychologie, à la neurologie et à la théorie littéraire. Ces catégories semblent être ordonnées de telle manière qu’à une extrémité du tableau se trouvent les images les plus extériorisées par rapport à la conscience de celui qui les produit (c’est-à-dire les « images graphiques »), alors qu’à l’autre extrémité se situent les images dont le médium n’est autre que le propre corps humain (les « images mentales » et les « images verbales »). Lorsque nous analysons la question sous cet angle, il semblerait que les différents types d’images acquièrent, de gauche à droite, un degré plus fort d’abstraction et d’indépendance par rapport au sens visuel — ou même par rapport à n’importe quel autre canal sensoriel[15].

Figure 1

William Mitchell, « What Is an Image? », New Literary History, vol. 15, nº 3, 1984, p. 505.

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Dans cet ensemble, la catégorie de l’image graphique est celle qui se rapproche le plus de celle de l’image inscrite : dans les deux cas, l’image apparaît sur une superficie ou un objet déterminé, même lorsque l’opération qui l’a produite est déjà achevée[16]. Pourtant, tandis que la notion d’image inscrite inclut le spectre varié d’images qui (au risque de paraître redondant) ont été inscrites sur un support[17] — que ce soit au travers de l’adhérence, du trait, de la teinture, de la pression, de la sculpture, de la photographie, de la manipulation numérique, etc. —, la notion d’image graphique est souvent associée de manière presque exclusive (du moins dans les pays hispanophones) à des images qui ont été imprimées. C’est l’inscription, et non pas le caractère graphique — dérivé d’un type d’inscription plus restreint — qui constitue la condition nécessaire pour que, dans ces images, quelque chose puisse être vu; cette condition est partagée par d’autres moyens et langages tels que le texte et l’écriture musicale, mais également par des textures et des formes générées de manière spontanée et symptomatique dans la nature elle-même.

On pourrait avancer, en effet, que les images inscrites sont les plus externes — tel que nous l’avons déjà indiqué en faisant référence à la célèbre distinction établie par Hans Belting. Or, curieusement, ce sont aussi celles dont le médium a été le plus invisibilisé à cause, entre autres, de la subordination historique de l’image au discours textuel, auquel elle « donnait corps ». Ce paradoxe entre l’accessibilité des images inscrites et l’invisibilisation de leurs propriétés médiatiques a motivé en un sens le développement de notre proposition méthodologique, dont la finalité est, justement, d’observer les éléments qui révèlent la propriété médiatique de l’image inscrite au lieu de la cacher. Bien qu’il s’agisse d’une action qui implique inévitablement que d’autres éléments de l’image soient momentanément écartés de l’analyse, il ne s’agit pas pour autant d’inverser la hiérarchie existante jusqu’à nos jours entre ces deux dimensions — exercice qui serait tout aussi nuisible à leur compréhension. Il s’agit plutôt de comprendre comment ces éléments, qui n’étaient pas pris en compte jusqu’à présent, participent de manière active dans le processus de production de sens de l’image inscrite.

Niveaux de l’image qui cachent sa condition médiatique

Il est possible de considérer, quoi qu’il en soit, que cette tendance à dissimuler la condition médiatique de l’image inscrite ne répond pas seulement à l’instrumentalisation qu’elle a subie au cours de l’histoire (instrumentalisation dans laquelle la transparence est plus utile que l’opacité), mais également à sa propre tendance au simulacre. « L’image est le signe qui simule n’être pas un signe, masqué (ou, dans le cas du croyant, atteint effectivement) par l’immédiateté et une présence naturelle », comme l’indique William Mitchell[18]. En occultant son caractère de signe, l’image cache justement son caractère signifiant, sa qualité corporelle, et s’identifie uniquement et obstinément à ce à quoi elle fait référence. Il est possible, à partir de ce constat, de déduire un des premiers niveaux d’analyse qui dissimulent la condition médiatique de l’image, que nous appellerons simplement niveau référentiel, et qui, clairement, ne considère pas les images abstraites ou non figuratives (voir la figure 2).

Figure 2

« Niveaux médiatiques de l’image », Paula Dittborn et Ana Maria Risco.

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Vient ensuite un deuxième niveau d’analyse, iconographique, qui porte autant sur le sujet, ou le motif, que sur les signes visuels que contient l’image et qui permettent de la reconnaître — un ange et son arquebuse dans une peinture sur le jour du Jugement dernier, un soldat républicain dans une photographie sur la guerre civile espagnole, un jeune souverain au cours de la transmission télévisée du couronnement de la reine Isabelle, etc. Il y a ensuite un troisième niveau d’analyse, rhétorique, qui considère les solutions visuelles comme des conventions assimilées par le corps social et converties en modèles ou en normes[19]. Dans ce niveau, nous n’avons pas pris en compte les catégories propres d’une rhétorique visuelle basée sur un modèle plutôt textuel (comme l’hyperbole, la métaphore, la synecdoque, etc.). Nous nous centrons plutôt sur le cadrage, le point de vue, la profondeur de champ, la perspective linéaire et la séquentialité, entre autres[20]. Le quatrième niveau, dit compositionnel, concerne l’organisation structurelle de l’ensemble des tons, des couleurs et des figures sur une surface. Ces dernières, finalement, donnent sa matière au niveau d’analyse formel et peuvent être identifiées comme des éléments qui se distinguent dans l’espace de composition par leurs contours délimités par des lignes ou des zones de couleur. Comme on peut le voir, les différents niveaux d’analyse de l’image inclus dans ce tableau explicatif sont organisés de la sorte : à gauche apparaît le niveau plus général — le niveau référentiel —, et à droite le niveau plus particulier — le niveau formel. Chacun de ces niveaux s’intéresse donc à des éléments propres au niveau adjacent, comme on peut le voir à titre d’exemple dans la relation qui s’établit entre le niveau rhétorique et le niveau de composition.

Une autre manière de comprendre les ressemblances et les distinctions entre ces différents niveaux d’analyse du tableau consiste à les catégoriser à partir des notions de l’exhibé, de l’exhibitoire et de l’exhibition, telles que les développe Lambert Wiesing[21]. La dimension référentielle correspondrait à la dimension exhibée de l’image, c’est-à-dire à la référence — s’il s’agit, bien sûr, d’une image figurative. Les autres dimensions incorporées dans ce tableau explicatif correspondraient à l’exhibition, car elles constituent le contenu de l’image, même dans un sens traditionnel. L’exhibitoire, c’est-à-dire ce qui porte ou véhicule l’image, correspondrait quant à lui aux éléments du tableau suivant, évoquant les niveaux d’analyse de l’image qui manifestent sa condition médiatique avec le plus d’intensité. Nous nommons ces différents niveaux d’analyse corporel, matériel, technique, opérationnel et culturel (voir la figure 3).

Figure 3

« Niveaux médiatiques de l’image », Paula Dittborn et Ana Maria Risco.

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Niveaux médiatiques de l’image

Le niveau corporel concerne la taille de l’image, indiquée comme on le sait par la largeur et la hauteur, dans le cas des images traditionnelles, et selon des « points » ou pixels par pouce, dans le cas des images numériques. Même si, comme le signale Jacques Aumont, la remédiation photographique a eu tendance à neutraliser la taille des images, en nous habituant de manière incorrecte à l’idée qu’elles ont toutes une taille standardisée, de fait, la taille constitue un élément fondamental, capable de doter l’image d’une force considérable, ou bien de provoquer avec elle une relation de proximité, de familiarité, ou même de fétichisation[22]. Le niveau corporel traite aussi des caractéristiques de la surface (douceur, rugosité, brillance), qui découlent autant des matériaux que du traitement qu’elles ont reçu.

Les matériaux, qui correspondent évidemment au niveau matériel indiqué dans le tableau, sont ceux qu’on appelle traditionnellement « supports » (la toile et le papier, mais aussi la pellicule de celluloïd utilisée par la photographie et le cinéma). Ils correspondent aussi aux matériaux qui apportent la couleur, que ce soit à travers une gamme infinie de crayons, de peintures et d’encres utilisés dans le dessin, la peinture et la gravure, ou à travers des substances chimiques qui interviennent dans l’impression photographique traditionnelle ou numérique. Ce niveau d’analyse reconnaît également les divers éléments fixés sur la surface, ainsi que les substances utilisées à cette fin (colle, glu, ruban adhésif, etc.). Enfin, tous ces éléments sont manipulés d’une manière particulière, avec des outils, des machines et des appareils qui font partie, quant à eux, du niveau d’analyse technique de l’image inscrite.

Dans la plupart des registres, des archives et des livres dans lesquels des peintures, des dessins ou d’autres images artistiques ont été reproduits photographiquement, les éléments techniques et les matériaux sont en général signalés dans une légende (juste après la référence du nom de l’auteur et de l’oeuvre) de la manière suivante : technique (peinture), matériel (peinture à l’huile), type de surface (peinture à l’huile sur toile, peinture à l’huile sur bois), et finalement dimensions. Il s’agit d’une pratique devenue, avec le temps, presque obligatoire dans le milieu universitaire, de l’édition et des archives. Elle correspond, d’une certaine manière, à une reconnaissance de la nécessité de prendre en compte les éléments corporels, matériaux et techniques pour pouvoir visualiser de manière appropriée des images — indépendamment du fait que, dans l’analyse, on puisse leur attribuer la valeur symbolique qu’elles possèdent réellement. Dans un même temps, cela renforce l’idée que les éléments de l’image inscrite qui mettent en évidence avec le plus d’intensité sa condition médiatique ne sont pas susceptibles d’être situés dans un autre médium, et qu’ils méritent donc d’être signalés au moyen d’outils auxiliaires, comme c’est le cas d’une légende sous l’image.

De nombreux auteurs et autrices conçoivent le médium de l’image en termes de dimensions technique et matérielle. Nous pouvons d’ailleurs reconnaître, dans certaines recherches récentes de Silvia Bordini, de Thomas Raff et de James Elkins, le désir de revendiquer la prise en compte du matériel dans la compréhension du sens de l’image[23]. Pourtant, ces initiatives — qui sont malgré tout importantes pour notre recherche — ne correspondent pas nécessairement à une revendication de la portée du médium, dans la mesure où celui-ci ne se limite pas à la technique et au matériel. Le médium de l’image inscrite se prête également à d’autres niveaux d’analyse, que nous avons appelés, de manière très générale, opérationnel et culturel.

Le niveau opérationnel comprend l’agencement, qui équivaut à l’intention ou à la proposition qui régule tous les processus mentionnés, et qui, en général (parmi d’autres facteurs), vise à résoudre certains obstacles particuliers qui proviennent du médium lui-même. La dimension culturelle est intégrée tout d’abord par la fonction de l’image (esthétique, dévotionnelle, pédagogique, etc.), qui détermine non seulement le type de technique et de matériel utilisé, mais aussi les conditions précises dans lesquelles l’image est exhibée et / ou mise en circulation (le mur d’une salle d’exposition, la page d’un ouvrage imprimé, etc.), conditions qui feraient aussi partie de ce niveau d’analyse. Le niveau culturel, lui, est intégré dans la tradition propre du médium même, qui, en accord avec ses conventions, mais aussi avec ses limites et ses possibilités, devrait établir le champ d’action, c’est-à-dire le spectre d’articulations possibles entre les éléments fonctionnels, techniques et matériels. Placé à l’extrême opposé du niveau d’analyse corporel, le niveau culturel est, en effet, le moins objectivable de tous, mais nous considérons malgré tout que ses éléments se matérialisent chaque fois de manière particulière, fondamentale et significative.

Le non-transférable

Le transfert, en tant que rapport intra-médiatique, peut se définir comme la transmission d’un type d’inscription de l’image à un autre type. C’est le cas des gravures généralement élaborées à partir de peintures européennes qui étaient fournies aux colonies latino-américaines entre le 15e et le 18e siècle, des copies sur dessin d’oeuvres classiques réalisées au sein des académies des beaux-arts au 19e et au 20e siècle, et même des reproductions photographiques qui abondent dans les publications imprimées et numériques ou sur les plateformes de distribution multimédia. Bien que l’intention de chacun de ces transferts soit variable (évangélisatrice, pédagogique, publicitaire, informative), ils permettent tous, dans une plus ou moins grande mesure, de faire circuler l’image.

Pourtant, de la même façon qu’il existe des éléments qui peuvent être transférés, il en existe d’autres qui résistent à ce transfert, et qui constituent donc ce que l’on pourrait appeler « le non-transférable » de l’image. Nous proposons que les éléments transférables correspondent à ce qui apparaît dans l’image, alors que le non-transférable équivaut au contraire à ce qui rend possible cette apparition. Bien que ce soit généralement le motif qui est considéré comme ce qui devient visible dans l’image, nous proposons que les aspects formels, rhétoriques et compositionnels y apparaissent également, et qu’ils soient tout aussi transférables. D’autre part, notre pari a été de prendre en compte non seulement la matérialité, mais aussi le registre des techniques, des agencements, des codes et des traditions impliqués dans ce qui rend possible l’apparition de l’image : éléments non-transférables qui, loin de constituer une question secondaire, dotent d’un caractère singulier l’image inscrite en tant que telle et l’empêchent de vraiment circuler.

Notre but, pourtant, n’a pas été de nier la possibilité d’une circulation de l’image — indéniablement concrète à certains niveaux —, mais plutôt d’insister sur le besoin d’observer l’objet-image, en particulier dans les processus qui rendent possible sa circulation, et en considérant les qualités qui (selon notre proposition) font partie de sa spécificité médiatique. Ces qualités, comme l’avons indiqué, sont non transférables, elles ne visent pas à distinguer les images inscrites d’autres moyens tels que le son ou le texte. Elles visent, au contraire, à établir des distinctions dans un même plan intramédiatique, c’est-à-dire dans le moyen iconique. Pourtant, le besoin d’adopter un regard qui inclut les images selon leurs différents modes de corporisation découle de l’idée que c’est justement ainsi qu’elles prennent sens.

Bien que l’approche que nous proposons implique jusqu’à un certain degré de ne pas s’intéresser à la dimension non médiatique de l’image, cette posture ne peut s’appliquer que dans le but de dévoiler les éléments médiatiques — la compréhension de l’ensemble d’une image impliquant dans tous les cas de figure que les deux dimensions soient reconnues à parts égales et s’articulent l’une à l’autre. Le seul fait de les séparer — même momentanément — peut s’avérer jusqu’à un certain point contestable; cette posture semble pourtant indispensable pour visualiser ce qui a eu tendance à être constamment invisibilisé — y compris par la nature même de l’image. Lorsque nous nous hasarderons à prendre en compte ces deux dimensions de l’image et leur articulation complexe, alors seulement serons-nous capables de comprendre ce que les images nous montrent et comment elles le font.