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Les spécialistes, les praticiens et les observateurs de la scène culturelle s’entendent sur le fait qu’il y a eu un « renouveau » du conte au Québec depuis la fin des années 1980. Non seulement une ferveur renouvelée, mais un renouveau qui, si on embrasse les trois dernières décennies, se laisse appréhender de différentes manières. Sous l’angle quantitatif, tout d’abord : explosion du nombre de personnes qui pratiquent le conte, le portent sur la scène, lui donnent voix et vie devant public ; explosion, également, du nombre d’événements organisés aux quatre coins du Québec, de la matinée à la soirée en passant par le festival de contes, et diversification des types de lieux où la voix conteuse se déploie (bars, cafés, salles de spectacle, écoles, bibliothèques, parcs). Les spécialistes évoquent également une plus grande diversité des contenus et des types de contes : contes traditionnels, « de création », biographiques, fantastiques, « du monde », atypiques[1]. Sous l’angle institutionnel, la pratique du conte s’est également structurée comme jamais auparavant. Des associations comme la Montreal Storytellers Guild[2] et le Regroupement du conte au Québec (RCQ[3]), créées respectivement en 1988 et en 2003, sont venues, comme le souhaitait Patrick Poirier, « accorder les violons » et organiser les activités de contes de manière à éviter les chevauchements de festivals. Ces associations ont également joué un rôle de premier plan dans la reconnaissance, par les différents conseils des arts, de la pratique du conte comme activité artistique pourvue de ses lettres de noblesse, pleinement légitime et finançable[4]. Le RCQ a notamment concouru à la valorisation des pratiques orales des Premières Nations et a recommandé à plus d’une reprise leur intégration dans les événements officiels. L’ouverture d’un « marché » pour le conte, tant pour le livre que le spectacle, et l’accès des artistes conteurs à des bourses et subventions a conduit à une professionnalisation relative de la pratique du conte oral, et les spécialistes ont pu observer certaines tensions, inévitables, suscitées par la division des praticiens entre amateurs et professionnels[5].

Ce combat pour la reconnaissance de la pratique du conte s’est accompagné d’un récit déplié et augmenté, au fil des années, par les différents intervenants de la scène du conte. Comme tout récit, celui du « renouveau du conte » a ses héros fondateurs, les pionniers des années 1980 auxquels on rend souvent hommage[6]. Avec leurs proches héritiers, ils ont opposé la parole conteuse, le récit vivant et multiforme, et la chaleur des rencontres humaines dans des espaces atypiques, d’un côté, à la science froide et exacte, à la marchandisation de la production culturelle[7] et à la consommation du récit médiatisé par le Livre, de l’autre[8]. Comme tout récit, celui du « renouveau du conte » possède une temporalité spécifique, des moments charnières, un avant et un après, et repose sur une sélection de faits, retenant surtout ceux qui mettent pleinement en lumière et en valeur les pratiques actuelles.

Dans son article « Conte en quatre temps », le spécialiste Christian-Marie Pons offre une forme de synthèse de cette temporalité structurante du « renouveau du conte » telle qu’elle se décline dans des dizaines d’autres témoignages de conteurs.

Le premier temps du récit est celui, pour ainsi dire, de sa préhistoire, celui d’un conte non encore renouvelé : « Il renvoie globalement à cette immémoriale pratique humaine, vraisemblablement l’une des premières dès qu’on eut apprivoisé la voix et su jouer de la langue[9]. » Cette époque n’est pas celle, particulière, du Québec, mais, en amont, de l’humanité tout entière, âge des mythes et des grandes histoires fondatrices des peuples. L’écriture et le livre sont apparus à cette époque, et avec eux « l’ambition de ravaler la parole », mais la voix a tenu bon « jusqu’aux confins très récents de notre société s’industrialisant[10] ». Le deuxième temps fort du récit est paradoxalement celui d’une éclipse. Industrialisation, urbanisation, scolarisation de larges segments de la population jusque-là analphabètes, production de masse de l’imprimé, valorisation du livre et de la lettre : tous ces phénomènes, partagés par l’Occident lettré, ont finalement eu raison du conte oral : « La salive, désormais, sert parcimonieusement à mouiller son doigt pour tourner la page. Lent désaveu de la parole conteuse comme emblème fatigué d’une société révolue et déniée, vestige aux odeurs de vache et de basse-cour. Conter auprès du feu est complètement ringard[11]. » Le troisième temps est celui de la renaissance du conte, sa sortie du livre et de la lettre dans un large mouvement de rejet de la société de consommation par la jeunesse des années 1970 : « Les retrouvailles de la parole et du conte, de la parole conteuse, seront l’un des avatars discrets du vaste mouvement contre-culturel qui prend place à l’époque[12]. » La voix conteuse enfin libre s’oppose non seulement à cette culture de masse, supportée par les grands médias, où l’art est reproduction, travail à la chaîne, recettes à appliquer, mais aussi à la culture légitime, livresque, enseignée dans les universités. La performance du conte le délivre enfin du livre où les spécialistes du folklore et l’industrie éditoriale l’avaient relégué. Le dernier temps de cette épopée conteuse coïncide avec l’envol de la production et des modes de diffusion du conte oral, avec l’arrivée des associations qui défendent les intérêts des conteuses et des conteurs, et avec la professionnalisation de la pratique, rendue partiellement possible grâce à sa reconnaissance par les organismes subventionnaires.

Ce récit qu’on résume ici à grands traits n’est pas faux ; il repose sur des faits bien mis en lumière par les spécialistes. Il tend cependant à reléguer dans l’ombre des faits qui, pour une meilleure connaissance du conte, ne sont pas dénués d’intérêt. C’est à quelques-uns de ces faits que nous aimerions nous attacher dans les pages qui suivent, à dessein de montrer que, si la performance contée telle que nous la connaissons aujourd’hui n’a pas forcément son pareil avant les années 1980, il est assurément abusif de dire que le conte a été relégué « au monde de l’écrit[13] » au xxe siècle, qu’il a connu une « éclipse[14] » et qu’avant d’être réinventé par nos pionniers conteurs du « renouveau du conte », il était tenu pour une « vieille pratique désuète à peine bonne à endormir les enfants[15] ».

MÉDIATISATION DU CONTE ORAL

Vu l’importance accordée, dans le récit du « renouveau », au conte libéré de la lettre et sorti du livre, communiqué par la voix humaine à un auditoire nombreux, on imagine que l’éclipse supposée du genre au xxe siècle concerne surtout la « performance contée », le conte oral. Pourtant, il suffit de jeter un coup d’oeil aux grilles horaires des émissions de radio et de télévision depuis les années 1930 pour s’apercevoir que le conte a migré du livre à la voix et qu’il a profité du développement des nouveaux médias.

Au début des années 1930, Robert Choquette présente une série d’émissions radiophoniques sur les ondes de CKAC. Ces émissions portent sur la poésie et le théâtre contemporains, mais Au coin du feu fait une place au conte. Choquette y fait lire, par des comédiens, plusieurs contes et légendes[16]. D’autres émissions occupent les ondes et livrent aux auditeurs des contes de France et du Québec : Les échos du terroir (1931-1933), Le vieux raconteur (1933), Le programme du foyer (1933)[17]. Dans les années 1940, toujours à CKAC, Émile Coderre, l’auteur des poésies de Jean Narrache, anime Les contes de chez nous (1942-1946), tandis que Radio-Canada diffuse une série intitulée Tableaux canadiens, au cours de laquelle on lit des contes d’auteurs canadiens (Jacques Monnier, Lionel Groulx, Claude Aubry, Rex Desmarchais, Pamphile Le May, Yves Thériault[18]). Mais c’est Félix Leclerc qui, durant cette décennie, remporte le plus vif succès, lui à qui l’on doit L’encan des rêves, une série d’émissions diffusées à Radio-Canada et écrites par l’auteur d’Adagio qui « fait l’admiration de tous les réalisateurs de la métropole[19] ». Radiomonde avance que cette émission est « une oeuvre d’envergure, qui mérite d’être conservée à la postérité », et que certains petits « chef[s]-d’oeuvre », tel « Le soulier dans les labours », devraient « être donné[s] de nouveau sur les ondes, ou, ce qui serait beaucoup mieux, […] des disques supplémentaires [devraient être] mis à la disposition des professionnels ou des amateurs[20] ». Leclerc écrira également l’émission Théâtre dans ma guitare, diffusée sur les ondes de Radio-Canada en 1946, dans laquelle il livrera lui-même plusieurs de ses contes et récits[21].

De 1949 à 1952, André Audet présente à la radio nationale, dans une émission intitulée Les plus beaux contes, les plus belles légendes, des contes dialogués inspirés par les « grandes oeuvres de la littérature universelle ». Les contes offerts à l’écoute sont de quatre types : « les contes du folklore, les contes littéraires, les contes mythologiques et les contes ethnographiques[22] ». En 1954, Radio-Canada diffuse deux émissions consacrées au conte, l’une offrant des Contes de mon pays des auteurs du cru, l’autre des Histoires extraordinaires provenant de l’étranger. Voyez, page suivante, le détail de la première série[23].

À la télévision, les enfants ont droit aux Contes du jeudi racontés par Nini Durand et Pierre Dagenais. La revue hebdomadaire La semaine à Radio-Canada signale le retour à la radio des Histoires extraordinaires pour les années 1955 à 1957, ainsi que de nouvelles séries de Contes et de Contes et légendes, dont ceux d’Anne Hébert et de Félix Leclerc. En 1963, le même magazine annonce l’arrivée des Contes du dimanche en ces termes : « Avec les Contes du dimanche qui seront à l’affiche chaque semaine, à compter du 14 juillet à 8 h du soir, c’est un heureux choix de contes et de nouvelles, en même temps qu’un tour du monde littéraire, que le réalisateur Paul-Henri Chagnon propose aux auditeurs du réseau français de Radio-Canada[24]. »

Émission Contes de mon pays[25]

Émission Contes de mon pays25

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Comme on le voit à la lumière de ces quelques exemples, ce n’est pas seulement le conte dit « traditionnel » attaché au matériau légendaire de la mémoire nationale qui profite du développement des médias, mais également le conte qu’on qualifierait aujourd’hui de « création », celui des auteurs contemporains, internationaux aussi bien que canadiens. Ainsi présente-t-on le prolifique auteur d’Agaguk dans Radiomonde en 1948 :

Yves Thériault présente un nouveau conte à Radio-Canada tous les mardis soir, à 10 h 45. Un comédien réputé en fera la lecture. Avant de venir à la radio, dont il est l’un des meilleurs écrivains, Yves Thériault s’est fait connaître par un recueil de contes que la critique a très bien accueilli[26].

On parle sans doute ici des Contes pour un homme seul, publié aux éditions de L’Arbre en 1944, mais ce recueil sera suivi de plusieurs autres, dont Le vendeur d’étoiles et autres contes (1961) et La femme Anna et autres contes (1981). De nombreux écrivains de l’époque, Anne Hébert, Michelle Thériault, Rex Desmarchais, Claude Aubry et tant d’autres, sans oublier Félix Leclerc, mieux connus pour leur production romanesque ou chansonnière, offrent des contes à la lecture de la radio publique qui font les délices de l’auditoire[27]. Le phénomène se poursuit au cours des années 1950 et 1960. Marcel Dubé[28], Yves Thériault[29], Jacques Brault[30], Gabrielle Roy[31], Claude Jasmin[32] et Félix-Antoine Savard[33] liront eux-mêmes ou offriront à la lecture des textes de leur cru.

La parole conteuse utilise ainsi les ondes radiophoniques pour se faire entendre à travers le Canada français des années 1930-1970, et une plongée dans les journaux montre qu’elle suscite un certain intérêt. Elle n’est cependant pas le phénomène le plus spectaculaire de la période. Le radiothéâtre, le radioroman et les dramatiques par épisodes sont des phénomènes qui, proportionnellement, l’emportent sur la production et la diffusion de contes originaux. Le Répertoire des oeuvres de la littérature radiophonique québécoise, 1930-1970 de Pierre Pagé[34], fondé sur la collecte et l’analyse d’environ 2 000 textes retrouvés pour la plupart dans des archives privées, fournit un point de vue qui permet de saisir l’ampleur relative du phénomène :

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Tel quel, le tableau rend difficile la comparaison des genres et de leur importance relative et, sans tomber dans des calculs très élaborés, on peut utiliser, comme indice de la place qu’ont pu prendre sur les ondes radiophoniques certains genres comme le radioroman, le pourcentage arrondi du produit des deux colonnes[35] :

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Ces données montrent l’extrême vigueur des genres du radioroman et du radiothéâtre au sein des émissions radiophoniques, et l’importance somme toute relative du conte et du récit bref dans l’ensemble de la production. Cependant, les chiffres fournis par le Répertoire ne comprennent que les oeuvres originales écrites spécifiquement pour la radio et dont les manuscrits ont été retrouvés ; les nombreux contes d’auteurs locaux et internationaux ayant déjà, par exemple, fait l’objet de publications, puis de lectures dans diverses émissions radiophoniques, ne sont pas répertoriés par Pagé ni inclus dans le tableau récapitulatif ci-dessus[36].

LE CONTE, DE LA VOIX À L’ÉCRIT, ET VICE VERSA

Le courant actuel qu’on désigne par « renouveau du conte » attache une grande importance à la performance, que le médiéviste Paul Zumthor définissait comme « une action complexe par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu, ici et maintenant. Locuteur, destinataire(s), circonstances (que le texte, par ailleurs, les représente ou non à l’aide de moyens linguistiques) se trouvent concrètement confrontés, indiscutables[37] ». L’arrivée des technologies d’enregistrement et de reproduction de la voix va modifier la manière dont l’oeuvre poétique ou narrative, pendant des siècles, aura été consommée. L’écriture et le livre sont restés, jusqu’au xixe siècle, le fait d’une élite en raison non seulement de l’accès restreint à l’éducation, mais du coût de production du livre et plus généralement de l’imprimé. Aussi, on continuera longtemps de transmettre par la voix le contenu des légendes. Même en contexte d’« oralité seconde » (Zumthor), comme ce fut le cas, pour notre société, jusqu’à la fin du xixe siècle, la culture de la voix reste dominante.

Les hommes de lettres canadiens du xixe siècle, on l’a souvent dit, ont fait leur cette citation de Nodier qui justifiait la transposition littéraire de contes recueillis auprès des « Anciens Canadiens » ou inspirés des histoires de familles et des légendes locales : « Hâtons-nous d’écouter les délicieuses histoires du peuple, avant qu’il les ait oubliées, avant qu’il en ait rougi, et que sa chaste poésie, honteuse d’être nue, se soit couverte d’un voile comme Ève exilée du paradis[38]. » Le développement des études folkloriques au xixe siècle, propulsé par l’intérêt porté à l’histoire nationale et aux origines culturelles des grandes nations, a légitimé la transposition littéraire des contes et légendes jusque-là transmis par la voix. Ces « mouvements littéraires », tel celui promu par l’abbé Casgrain dans les années 1860, ont pu être interprétés par les conteurs contemporains du « renouveau du conte » comme un enfermement du conte dans le livre, mais, dans les faits, il semble que le genre ait continué d’évoluer aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du livre, et que les auteurs mêmes des contes n’aient pas toujours dédaigné de donner voix à leurs oeuvres.

En mars et au début d’avril 1892, The Gazette et The Quebec Morning Chronicle annoncent la formation d’une section montréalaise de la Société de folklore d’Amérique, inspirée de celle de Boston où s’est rendu le botaniste David P. Penhallow. Dès le départ, des « French Canadian Gentlemen » se joignent à Penhallow et se proposent d’enquêter sur les éléments de folklore canadien-français pour en faire part à l’association. L’article du 26 mars 1892 s’intéresse tout particulièrement aux travaux sur les coureurs des bois d’Honoré Beaugrand ainsi qu’aux enquêtes de « Dr. L. H. Fréchette » et de « Dr. Le May, the poet[39] ». L’édition de The Gazette du 27 avril rend compte des activités de la soirée tenue par la section montréalaise des folkloristes dans la résidence privée de Mme Reid, au 57 de l’avenue Union[40]. Après des discussions sur diverses questions pratiques, Honoré Beaugrand lit le conte « Les lutins », puis une histoire intitulée « Chasse-Galerie », « illustrative of a curious tradition inherited by the Lumbermen from the old wild days of the Coureurs des Bois touching an aeriel voyage[41] ». Une trentaine de personnes, dont les noms et statuts sont déclinés par The Gazette, assistèrent à cette soirée et purent entendre Beaugrand lire cette légende qui avait été publiée dans La Patrie quelques mois auparavant (31 décembre 1891)[42]. Le 12 octobre de la même année, une réunion de l’association de folklore a lieu cette fois chez le poète Honoré Fréchette, au 408, rue Sherbrooke. Après une intervention du Prof. Penhellow évoquant des travaux en cours dans différentes villes américaines sur les « crieurs de rue », dont on tente de préserver la mémoire à travers la photographie, c’est au célèbre poète de lire une légende canadienne : « Mr. Fréchette read in English an admirably written narrative of the terrible tragedy of La Corriveau, taking his hearers in imagination back to the closing years of the old regime[43] […]. » Après avoir offert quelques détails de cette terrible histoire, le journaliste annonce la publication prochaine du texte de Fréchette dans son intégralité. C’est donc dire que la mise en voix, ici, a précédé la publication officielle. D’autres membres liront ou rendront compte de légendes et d’histoires populaires recueillies au sein de communautés locales. Lors d’une réunion de février 1896, Mme Blanche Lamontagne MacDonnell est invitée à lire une histoire qu’elle souhaite publier et qui fait état de meurtriers dont les corps furent pendus avec des chaînes dans le quartier des Tanneries[44]. En mars de la même année, c’est au tour de M. Lighthall de lire quelques légendes loyalistes transmises de génération en génération depuis le xviiie siècle.

L’année 1896 voit la création d’une autre association, l’École littéraire de Montréal, composée d’étudiants et de jeunes gens se destinant aux professions libérales et exerçant, pour certains, le journalisme. Ces jeunes gens n’ont pas la notoriété de ceux qui se réunissent dans le cadre des événements de la Société de folklore d’Amérique[45], mais ils n’entendent pas moins contribuer au développement de leur pays en cultivant la littérature de langue française. Leurs rencontres sont organisées autour de conférences et de lectures de textes préparées par les uns et les autres dans un esprit d’encouragement et de formation mutuels. En 1898 et en 1899, l’École littéraire de Montréal tiendra quatre séances publiques dont les journaux rendront compte et au cours desquelles les membres liront, devant de larges auditoires, leurs productions littéraires. On ne s’attardera pas ici à cette école littéraire, qui fait l’objet de nombreux ouvrages savants et qui a profité du passage en son sein du poète Émile Nelligan. On notera seulement qu’elle poursuit, comme d’autres cercles littéraires, la tradition de la lecture semi-publique ou publique, que le conte est l’un des genres affectionnés par les jeunes et moins jeunes littérateurs qui y transitent, même si la poésie y est prédominante, et que toute production littéraire qui en émane fait cohabiter la transmission orale et la diffusion sur support imprimé[46].

DES SOIRÉES DE TRADITIONS POPULAIRES AUX « VEILLÉES DU BON VIEUX TEMPS »

L’idée voulant que le conte ait été enfermé dans le livre avant de reprendre enfin vie sous l’impulsion des conteurs des années 1980 tend à faire oublier que les amateurs de folklore ont déployé, dans la première moitié du xxe siècle, des efforts considérables pour recueillir et remettre en circulation des récits transmis jusque-là essentiellement par la voix. Le principal relais a pu être le livre, le recueil de contes, mais certains folkloristes voulurent plus que cela et aspirèrent à faire revivre les traditions et les récits devant public. C’est en ce sens que travailla Édouard-Zotique Massicotte, l’un des fondateurs de l’École littéraire de Montréal, dès 1883[47], ainsi que son cadet Marius Barbeau, formé en anthropologie et en ethnologie à Oxford et à Paris. Après des études de droit et la pratique du théâtre et de la poésie, le premier devient archiviste du district judiciaire de la Ville de Montréal en 1911 et collabore à partir de 1917 avec Marius Barbeau, alors rédacteur adjoint de la revue Journal of American Folklore. Tous deux organiseront en 1919 et en 1920 une série de « Veillées du bon vieux temps » à la bibliothèque Saint-Sulpice, qui culminera avec deux spectacles offerts au Monument-National à l’occasion de la fête de la Sainte-Catherine de novembre 1920.

L’opération, d’abord prévue pour 1918, représente un défi et un risque financier pour la Société historique de Montréal et la Société de folklore d’Amérique. Néanmoins, après quelques tergiversations et conflits entre Barbeau et Massicotte[48], la première veillée de folklore est tenue le 18 mars 1919. Celle-ci remporte un tel succès que plusieurs personnes ne peuvent trouver place dans la salle, ce qui pousse les organisateurs à tenir une soirée semblable le 24 avril de la même année. Ces soirées sont annoncées et sont suivies avec attention par les journaux : « Ce fut un éclatant succès, indique le compte rendu de La Presse dans l’édition du 25 avril. La salle Saint-Sulpice aurait été deux fois plus vaste qu’elle n’aurait pu contenir tous les fervents du folklore qui s’écrasaient aux portes[49]. » Chansons, danses, projections et, évidemment, contes populaires se succèdent au cours de la soirée : « MM. Joseph Roussel et Philéas Bédart [sic], deux conteurs à figures expressives, nous ont fait les incomparables et spirituels récits du “Feu d’épinette” et du “Cordonnier et la fileuse”[50]. » Le journal Le Canada se montre encore plus élogieux :

Deux types de conteurs à figures expressives, s’exprimant dans un langage tout fleuri de vieilles locutions d’antan, ont récité les récits spirituels du « Feu d’épinette » et du « Cordonnier et la fileuse ». M. Joseph Roussel nous a si bien dit que le jaloux avait demandé « sa main en mariage » et que, « comme de vrille », tout s’était bâclé […] que nous n’avons pu résister au plaisir de le rappeler. M. Philéas Bédard est un conteur qui mime à ravir ses personnages, et son histoire du « Cordonnier et la fileuse » n’était « pas battable », selon le mot qu’on chuchottait autour de nous[51].

Tant sur le plan commercial que publicitaire, l’opération est un succès. Les organisateurs remportent le pari de mieux faire connaître non seulement quelques matériaux tirés du folklore canadien, mais aussi les études folkloriques et l’intérêt national qu’elles représentent[52]. Les soirées du printemps 1919 seront suivies d’une publication dont la préface, signée par Marius Barbeau, brocarde les tenants d’une littérature qui s’inspire « plus ingénieusement des oeuvres les moins connues des poètes impressionnistes ou ultramodernes de France[53] ». Elles ouvrent également la voie à d’autres soirées de traditions populaires[54], dont certaines organisées au Monument-National à la fin de 1919[55] et de 1920[56]. Les deux dernières semblent avoir provoqué un enthousiasme non dissimulé chez les journalistes de l’époque. Pour eux, il ne fait aucun doute que la mission à laquelle se sont attelés les folkloristes canadiens se distingue de celle que se donnaient naguère les hommes de lettres du xixe siècle, soucieux de toiletter dans le cadre d’une transposition littéraire les récits recueillis auprès du peuple. Les folkloristes contemporains cherchent tout au contraire à préserver le « cachet du terroir », non à le trafiquer. « L’heure du réveil semble avoir sonné[57] », annonce-t-on dans La Presse en date du 5 novembre 1920. Il faut cueillir, moissonner (la métaphore agricole est dominante pour parler de la production orale) ce trésor accumulé en nos contrées par des générations de Canadiens, il faut qu’il soit diffusé aussi bien par la publication que par la parole vive. Entre les deux modes de diffusion, il n’y a d’ailleurs pas de solution de continuité. En fait, c’est grâce aux profits générés par le spectacle vivant des chanteurs, danseurs et conteurs que ce matériau pourra être diffusé, sous forme imprimée cette fois, auprès d’autres publics, savants et curieux[58].

Le spectacle de la Sainte-Catherine se distingue par l’ambition des organisateurs de la Société de folklore d’Amérique (section du Québec) d’offrir au public des oeuvres et des interprètes plus authentiques qu’authentiques. L’article publié dans La Presse du 15 novembre 1920 est accompagné d’une photographie de l’un des interprètes vu debout, dans une barque, en train de pagayer. Il s’agit de « M. V.-F. de REPENTIGNY, originaire de Saint-Timothée, de Beauharnois, qui chantera une série de chansons de voyageurs à la veillée de la Sainte-Catherine », peut-on lire sous la photographie. L’article et la photographie affirment une valeur qui est au coeur du courant folkloriste : l’adéquation entre le sujet et son art. On se targue d’ailleurs d’offrir au public montréalais des interprètes du cru, qui livreront eux-mêmes les oeuvres de leur coin de pays[59]. Une délégation complète de danseurs de la Gaspésie, posant en costumes dans La Presse du 20 novembre 1920[60], se déplacera à Montréal et s’exécutera sur la scène du Monument-National pour l’occasion. Toute la publicité faite autour de l’événement semble avoir atteint son objectif : deux jours avant sa tenue, soit le 22 novembre, la Société de folklore d’Amérique publie un communiqué indiquant « qu’elle n’a plus aucun billet à vendre pour la Veillée de la Sainte-Catherine » et que, « pour répondre à de pressantes sollicitations, elle fera donner une deuxième représentation de cette veillée, le 2 décembre prochain[61] ». Les articles rendant compte des soirées sont abondants et élogieux. Les numéros de danse et de chanson y occupent la première place, mais les conteurs ne sont pas oubliés et leur « naturel » est bien souligné.

Le succès de cette série de spectacles pousse les organisateurs à le présenter dans d’autres villes : New York, Ottawa, Québec l’accueillent tour à tour[62]. Mais surtout, ce succès inspire d’autres amateurs de folklore et animateurs culturels à travers la province. La Presse annonce ainsi une « Soirée de folklore à Sainte-Brigide [Montréal] », au cours de laquelle le conte côtoiera la chanson et la danse (rigodons et menuets), le tout animé par un « infatigable violoneux[63] ». La direction de cette soirée a été confiée à Conrad Gauthier, qui transportera ensuite le spectacle sur la scène du Monument-National[64], ainsi qu’à la salle Saint-Sulpice « au bénéfice du choeur de Saint-Jacques », puis à la salle Lafontaine au profit des Chevaliers de Colomb[65]. Une autre veillée avec danses, contes et chansons doit avoir lieu à Sudbury le 24 novembre 1921, selon le journal Le Droit[66], et Pierrette, dans Le Courrier de Saint-Hyacinthe, atteste qu’on fait toujours, « dans certaines parties de la campagne, […] des veillées du “bon vieux temps” [où] on passe la soirée à entendre des beaux “contes” que nos ancêtres se plaisaient à raconter et qui de nos jours sont encore très goûtés[67] […] ». Ce sont plusieurs centaines d’articles qui paraissent, au fil des années, pour annoncer ces veillées tenues soit sur les scènes de Montréal et du Québec, soit à la radio[68].

On pourrait dire que les termes mêmes utilisés pour parler de ces spectacles (« veillée », « bon vieux temps », « traditions », etc.) pointent vers l’inactualité du phénomène. Et sans doute que l’expérience de la modernité urbaine et l’inquiétude qu’elle génère[69] dans les années 1930 à 1950 ne sont pas étrangères à ce goût pour « les vieilles choses » et les vieilles histoires qu’on présente partout comme la source de la culture canadienne et qui forment le matériau de ces spectacles. Il faut pourtant admettre, d’une part, qu’une forme de modernité sortira de ces veillées, comme le soutiennent les auteurs de La vie littéraire au Québec[70] et que, d’autre part, la performance des interprètes abolit en partie le décalage historique en réactualisant, à travers le corps et la voix du conteur, le matériau narratif. Les spectacles, même lorsqu’ils sont précédés d’explications savantes et de mises au point historiques, comme ce fut le cas des soirées organisées par Marius Barbeau, visent avant tout à faire « revivre[71] » les traditions et à donner du plaisir aux spectateurs. Le succès immense des veillées et soirées du « bon vieux temps » montre que ces objectifs ont été atteints et que le conte oral a vécu là de belles années.

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La mythique Nuit de la poésie de 1970 a fait l’objet de tant de commentaires, de témoignages, de récits qu’elle paraît constituer, tant pour ceux qui l’ont vécue que ceux, plus jeunes, qui ont visionné La Nuit de la poésie 27 mars 1970 de Claude Labrecque et de Jean-Pierre Masse, l’événement originel d’où sortent les multiples manifestations actuelles de la poésie en voix[72]. Faut-il s’étonner que les discours contemporains sur le conte oral accordent le crédit du fameux « renouveau » à une poignée de conteurs des années 1980, ceux qu’ils désignent — et qui se désignent eux-mêmes — comme les « pionniers » ou « précurseurs » du conte oral québécois ? Il semble que les récits collectifs aient besoin, comme toute bonne histoire, de rebondissements, d’éclipses, de retours en force, de héros aussi purs que désintéressés, d’oublis et de réparations.

Le présent article ne fait pas exception à cette règle et il s’inscrit sans doute dans le volet « réparation » du récit collectif. Il a tenté de montrer que ce qu’on désigne comme un « déclin » ou une « éclipse » du conte oral n’a jamais vraiment eu lieu. Soutenir une telle chose revient à faire fi des mises en voix du conte par leurs propres auteurs au sein des cercles littéraires ou savants (folkloriques) de la fin du xixe siècle et du début du xxe ; à considérer comme marginale et non significative la production de contes pour la radio et leur mise en voix par leurs auteurs ou des interprètes professionnels ; à ignorer le développement du conte pour enfants et la création de nombreuses séries de spectacles ou d’émissions radiophoniques ou télévisuelles qui ont, comme on dit, bercé l’enfance de bien des générations. Ici et là, en effet, le conte a été lu, interprété, entendu, goûté par divers publics tout au long du xxe siècle, par le recours ou non à des technologies d’amplification et de diffusion de la voix humaine. Il ne s’agit évidemment pas de dire que les pratiques actuelles du conte sont comparables à celles des années 1900 ou 1930. Les folkloristes des années 1930 et 1940 ont eux-mêmes l’impression de proposer un tout autre travail sur le conte que celui effectué par leurs devanciers du xixe siècle, plus soucieux de littérature que d’authenticité. Il ne s’agit pas plus de fermer les yeux sur le succès spectaculaire qu’a remporté le conte oral depuis 1990, sur la place sans doute sans précédent que les médias ont accordée aux soirées et événements divers de conte, non plus que sur la reconnaissance que la pratique du conte oral a reçue de la part des instances subventionnaires. Il s’agit plus simplement d’introduire, dans les interstices du conte collectif du renouveau du conte, quelques épisodes supplémentaires.