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J’ai ouvert mon tiroir, celui des histoires, plein de chemises de portraits, avec l’intention d’en choisir quelques-uns pour remplir l’album. Certains visages somnolaient, fardés d’une poussière de silence depuis des années ; d’autres, réveillés par le bruit du tiroir, ont aussitôt voulu grimper sur la pile pour montrer leur face, et me lancer : « Moi ! Moi [1] ! »

Ouvrir un « tiroir » d’histoires. Puiser divers « ingrédients » dans une « besace[2] » à « deux poches » (ADCEDL, 199) ou un « sac de vie » (ADCEDL, 191), avant d’« étalonner sa parole et [de] l’ancrer dans le temps » (ADCEDL, 191). Se munir d’une liste de contes qu’on roule et déroule devant un auditoire afin de les maintenir vivants. Voilà autant d’images qui évoquent une question primordiale : celle du répertoire des conteurs. Or, cette même question peut entraîner dans son sillage une réflexion sur les modalités qui amènent le « dire » des conteurs à devenir tour à tour spectacle, livre ou CD, soit des oeuvres qui consistent à rassembler certaines histoires autour d’un fil conducteur. Ici, un thème — qu’on pense à La ruée vers l’autre. Histoires de traversée ou Large et rivage[3]. Là, un lieu, une origine ou un type d’espace — comme Contes d’Irlande, Hommes de pioche ou Montréal démasquée[4]. Ailleurs, un personnage récurrent — citons Comme une odeur de muscles, Sacré choeur de Gilgamesh ou Il faut tenter le diable ![5], par exemple. Sans parler des disques ou des recueils ciblant plutôt des types de contes : Contes coquins pour oreilles folichonnes, Paroles de terroir ou Contes d’humour et de sagesse[6], pour n’en nommer que quelques-uns.

Cette dynamique du rassemblement est convoquée en études littéraires lorsqu’on analyse la poétique du recueil. Dans ce dernier et, par extension, dans le livre, le CD ou le spectacle de contes, la cotextualisation[7], c’est-à-dire le fait de mettre des textes en relation les uns avec les autres au sein d’une « composition par assemblage de fictions brèves autonomes[8] », engendre nécessairement un surplus de sens[9]. Mais comment un conteur[10] choisit-il une histoire, pour reprendre les propos de Jocelyn Bérubé cités en exergue de cet article — et comment les organise-t-il, ultérieurement, en une suite d’histoires ? En fait, les choisit-il seulement ? Semblables interrogations sous-tendent notre réflexion consacrée à ce qui se situe en deçà d’une oeuvre : quelles étapes jalonnent le travail du conteur, depuis le choix initial d’un ou de plusieurs contes jusqu’à la parole vivante et publique qu’il prend, devant un auditoire ou sur une scène ?

Si tous les intervenants du milieu du conte québécois acceptent l’idée d’une possible double pratique (orale et écrite)[11], laquelle se distingue cependant d’un autre genre scénique, le théâtre, et si la réflexion sur le conte se précise et se nuance au fil d’essais et d’articles paraissant sur le sujet (notamment dans la collection « Regards » des éditions Planète rebelle), aucun chercheur n’a encore pensé « l’art du conte » (ADCEDL) en étudiant plus spécifiquement la praxis des conteurs. Dans cet article, nous appréhenderons donc la complexité des processus de création et d’appropriation des récits dans la relation spécifique qui lie le conteur contemporain au conte et au néocontage. D’une part, nous nous appuierons sur des entrevues menées auprès de trois conteurs du Cercle des conteurs de l’Estrie : Éric Gauthier, Marie Lupien-Durocher et Jean-Sébastien Dubé[12]. D’autre part, à la lumière de quelques « avant-textes » — carnets, notes, plans, dessins, cartes, annotations de versions, voire versions manuscrites des contes —, nous approfondirons les spécificités poïétiques[13] de cet art, parole vivante ancrée dans la tradition orale, parfois soumise aux tours et détours de l’écriture, et souvent destinée à être incarnée sur une scène. Existe-t-il des « états » de « textes », dans l’art du conte ? Le cas échéant, quelles formes prennent-ils ? Sinon, comment les conteurs en arrivent-ils à mémoriser, voire à engrammer leurs contes ? Autant de questions posées aux trois conteurs que nous avons rencontrés afin d’explorer les stratégies d’appropriation de la matière qui forge le conte contemporain, et ce, en nous inspirant librement d’un modèle en quatre phases présenté par Francis Berthelot dans son essai Du rêve au roman. La création romanesque[14].

ENTRE L’ÉCRIT ET LA PAROLE : LE PROCESSUS DE CRÉATION D’ÉRIC GAUTHIER[15]

Dès le début de notre rencontre, Éric Gauthier insiste sur ses pratiques d’écriture multiples : conte, nouvelle, roman. Quand une idée d’histoire surgit, il ne se demande pas s’il a envie de la raconter, mais plutôt s’il va « arriver à en faire quelque chose de racontable », d’une part, et quel serait « le meilleur médium » pour y parvenir, de l’autre. À l’origine de son processus de création, une réflexion formelle : « Si, en travaillant l’idée, il me vient des tournures de phrases qui seraient le fun à utiliser sur scène, il va s’agir d’un conte. Je pense au rythme, au plaisir de le dire et, plus encore, au plaisir d’assener cela à un auditoire et d’avoir des réactions en direct. » Sa pratique d’écrivain — et son « tempérament » — l’amène d’ailleurs à collectionner « les traces écrites » : il accumule des petits papiers qu’il traîne « tout le temps, au cas où », et il possède une série de carnets — qu’il nous a généreusement permis d’explorer — où notes prises sur le vif, esquisses, croquis de paysages et portraits de personnages abondent (l’Orignhomme, par exemple). En feuilletant les pages, on découvre de multiples états de textes et même, à la fin de chacun de ses cahiers d’écriture, une table des matières qui lui permet de repérer tant une idée que la genèse de ses histoires. Pour lui, tout vaut la peine d’être conservé : une ligne qui résume une intrigue à développer, une phrase à la tournure particulière, un paragraphe bien étoffé, des rêves frappants qu’il a transcrits, des premiers jets de textes non aboutis, etc. Gauthier nous confie aussi que, dans son ordinateur, il répertorie minutieusement le tout dans un fichier qu’il nomme sa « banque d’idées ». En fait, « écrire autour » de ces fragments se révèle « une manière de penser tout haut » qui le conduit souvent au conte. Il cerne du reste tout de suite quelles histoires seront mieux servies en explorant l’esthétique de la brièveté (c’est-à-dire en 10 minutes/2000 mots ou moins) ou en les laissant se déployer dans la durée romanesque.

Chez Éric Gauthier, tout peut générer du conte : une situation vécue, une anecdote dont il a été témoin, une lecture étonnante ou des recherches sur Internet, voire autant d’éléments que l’on pourrait, suivant Francis Berthelot, nommer des déclencheurs internes ou externes[16].

« La tribu du douzième », mon premier conte, par exemple, est inspiré d’un fait vécu. Quand j’étais à l’Université d’Ottawa, à un moment donné, j’ai attendu l’ascenseur pendant 15 minutes. Je me suis demandé ce qui arriverait si j’étais pogné pour l’attendre pendant 15 ans. Bang ! L’idée était à peu près complète sur-le-champ et j’ai écrit une histoire autour de ça. À ce moment-là, je n’étais pas encore conteur. Je ne soupçonnais pas le renouveau du conte. Cette histoire-là, je l’ai travaillée par écrit, je l’ai peaufinée, je l’ai imprimée et collée à côté des portes de l’ascenseur dans la résidence pour la partager avec le reste de la tribu. Quelques années plus tard, quand je suis déménagé à Montréal, j’ai découvert les Dimanches du conte au Sergent Recruteur. J’ai pris « La tribu du douzième » et je l’ai apprise à peu près par coeur. C’est comme ça que ça a commencé. J’étais plus dans la récitation que dans le conte. Ensuite, j’ai voulu inventer d’autres histoires pour en avoir d’autres à raconter au Sergent, et j’ai vite compris la spécificité du conte par rapport à la nouvelle. Je partais encore de l’écrit, mais j’avais le souci d’écrire un conte pour qu’il sonne bien à l’oral. (Nous soulignons.)

Entre l’écrit et la parole s’installent alors des allers-retours constants. Pareille assertion révèle également le rôle que les cabarets dominicaux du Sergent Recruteur, lieu culte montréalais de l’époque, ont joué dans la carrière de cet écrivain, conteur autodidacte. C’est en effet de façon pragmatique, sur le terrain de la création, en écoutant d’autres artistes et en confrontant ses histoires au public, que Gauthier s’est formé.

En remontant aux sources de la praxis de conteur d’Éric Gauthier, un autre déclencheur — issu d’un carnet datant probablement de 1997 — nous interpelle ; une scène, notée pendant un voyage en sac à dos à travers l’Europe :

Sur la place publique à Padova, j’ai vu un pauvre vieux monsieur qui gueulait après les pigeons pour les faire fuir. Il avait l’air de prendre cela très au sérieux. Ce n’était pas la joie d’un enfant qui fait fuir les pigeons, non. Il était vraiment en beau maudit. Quand j’ai repris l’anecdote, spontanément, je voulais savoir ce qu’il y avait derrière cette attitude. L’image était assez forte que je n’ai pas pu m’empêcher de l’utiliser dans Terre des pigeons. Interroger mon histoire, c’est une chose que je fais souvent. Disons que je pars de cette image : le gars qui effraie les pigeons sur la place publique. Je vais me poser les questions suivantes : pourquoi il déteste autant les pigeons ? Est-ce qu’il déteste ces pigeons-là spécifiquement ou toute la race des pigeons dans son ensemble ? Qu’est-ce qui a pu lui arriver pour haïr ainsi les pigeons ? Depuis combien de temps il porte cette haine-là et pourquoi ? Et je vais jammer sur le thème des pigeons comme ça, pendant une demi-heure. Parce qu’une bonne partie du processus, chez moi, c’est de générer des images évocatrices, des détails un peu surprenants dont je vais me servir ensuite dans mes histoires.

Cette image initiale, l’écrivain la dépliera, quelques années plus tard, au moment de travailler Terre des pigeons, son premier recueil de contes.

En creusant l’en deçà des histoires de Gauthier, on constate également à quel point sa démarche créatrice comporte de nombreux exercices d’écriture, « dans l’absence d’intention, pour le plaisir de l’invention pure », lesquels pourraient, de prime abord, s’apparenter à l’écriture automatique. Or, l’auteur-conteur y choisit soudain un détail singulier, qu’il isole et interroge, à l’instar de l’homme aux pigeons que nous évoquions précédemment, et ce, jusqu’à ce qu’une nouvelle histoire surgisse. Souvent, il trace des diagrammes qui s’organisent telles des constellations : à partir d’un mot, placé comme une lune au centre d’une feuille, il tourne et tourne, pour déployer un remue-méninges d’idées-satellites qui s’inspirent tant d’associations libres que de termes tirés du champ lexical. « Au courant d’un tel exercice, parfois, il y a une étincelle qui sort de nulle part, qui me semble particulièrement trippante et qui vaut la peine d’être explorée sur la longueur d’une histoire », explique le conteur. Une idée souvent située à des années-lumière de la planète qu’il s’apprêtait initialement à explorer. Pour honorer des commandes, Gauthier se lance aussi dans des improvisations écrites — qu’il compare à des jams — autour d’un thème ou d’un personnage :

Pour Feu blanc, les projets collectifs « Contes de la lune d’été » (avec Yves Robitaille et Myriam El Yamani, notamment) et la « Semaine des quêteux » (avec Alice Dufaud et Claudette L’Heureux), à Montréal, ont été déterminants. Dans mes cahiers d’écriture, j’avais fait un jam de quêteux. J’avais rempli une page ou deux avec de courtes esquisses autour du thème. Une description qui m’était alors venue spontanément a éventuellement donné le personnage du vieux Barnabé.

Sur son site Internet, dans la section « En coulisses », Éric Gauthier aborde d’ailleurs en ce sens la genèse du recueil Feu blanc[17].

Dès lors, si Gauthier reste encore très attaché à l’écrit pour engendrer ses textes, il nous confie cependant qu’avec les années et l’expérience de la scène, sa pratique de conteur a beaucoup évolué. Elle comporte maintenant moins d’états de textes manuscrits ou retranscrits, et ce, même si le dialogue entre l’écrit et l’oral demeure fort important dans son processus :

Dans le cas des récits longs, comme L’année du grand Frette, il y a certaines parties que je travaille d’abord à l’écrit. Mais j’écris comme je parle, autant que possible. L’appropriation des histoires se fait donc plus facilement. Et elle se fait d’ailleurs de plus en plus à l’oral. J’ai changé mes méthodes pour essayer de me détacher de mon réflexe d’écriture. Souvent, je vais juste parler autour de mon histoire. Je la travaille en essayant d’en raconter des bouts à voix haute, pour voir où ça peut mener, comment ça peut sonner, pour inviter l’oralité dans le processus le plus tôt possible.

Désormais, certains de ses personnages naissent, sans crayon à la main, dans des endroits incongrus, comme des abribus. L’histoire du vieux Barnabé, par exemple, a évolué d’arrêt d’autobus en arrêt d’autobus : « Comme c’est un conte bref de 5 minutes environ, je l’ai uniquement travaillé à haute voix, sans laisser de traces écrites. Je parlais autour de Barnabé. Je me racontais son histoire, je la répétais chaque fois que j’attendais l’autobus. » Or, quand les prémisses d’un conte émergent aussi de sa plume, quelles stratégies Gauthier va-t-il adopter pour s’approprier cette matière textuelle ?

D’une part, en abordant la question de la répétition, Gauthier ose une confidence intéressante. Chez lui, l’apprentissage se déroule surtout… dans la salle de lavage :

Je vais commencer à me parler tout seul, à essayer de raconter l’histoire. Il va y avoir beaucoup d’arrêts, de reprises. Ça doit être terrible à entendre ! Je m’en vais dans la salle de lavage justement pour ne pas que ma blonde m’entende ! Je raconte et quand je sens que ça accroche, je reprends une fraction de phrase, je reprends deux ou trois phrases sur un autre ton.

Dire et redire lui permet ainsi de solidifier, de cristalliser et même de mémoriser certaines parties du conte :

J’identifie les moments décisifs, cruciaux, les passages où, dans un conte, c’est important que tout l’auditoire comprenne une certaine notion ou dans lesquels je veux faire ressentir une émotion précise. Là, je trouve la meilleure tournure de phrase. Et il s’agira d’une tournure que je vais figer. Souvent, je vais la livrer sur scène non seulement dans les mêmes mots mais aussi avec la même cadence, les mêmes intonations.

Semblable processus lui permet aussi de déceler les écueils potentiels, de retravailler des passages problématiques :

Quand on essaie de se mettre un conte en bouche, on se rend compte des tournures de phrases qui sont difficiles à dire. Si on a de la difficulté à les retenir, souvent, c’est parce qu’elles sont mal conçues. Je vais identifier ces bouts-là et essayer de me donner des indications, un peu comme des panneaux sur un sentier, qui donnent des directions et qui me diraient de ralentir ou d’être prudent.

D’autre part, tout comme Gauthier qui collectionne les traces écrites et procède à leur archivage, répéter signifie aussi « accumuler des variations comme des tiroirs » qu’il peut ouvrir ou non, « des détours » qu’il peut « prendre pour varier ». Toutefois, en cours d’entrevue, l’écrivain-conteur nous l’avoue : même lorsqu’il travaille ses contes à l’oral, l’habitude de « penser en paragraphes », soit de diviser ses propos en tournant autour d’une idée principale, demeure. En fait, cette tendance qui vient de l’écrit l’aide à retenir ses contes, à mieux les engrammer. « Tester » véritablement les histoires se fait ensuite, la plupart du temps, devant une spectatrice-critique, toujours la même, « un regard externe à portée de la main » : Josianne, sa conjointe. Depuis qu’il habite à Sherbrooke, il fréquente aussi le Cercle des conteurs de l’Estrie, un groupe où il a pu aller « chercher du feed-back » pour certains contes autonomes de L’année du grand Frette, par exemple. Présenter ses histoires devant un auditoire critique et recueillir les commentaires de ses pairs n’est cependant pas une étape primordiale dans son processus : il ne l’a peut-être « pas assez fait », objective-t-il. D’ailleurs, les carnets liés à L’année du grand Frette en témoignent : qu’il s’agisse de dessins, de croquis, de diagrammes ou d’improvisations écrites, le papier et le crayon sont restés cruciaux dans l’élaboration de ce spectacle. En ce sens, si notre écrivain-conteur a besoin de « voir » ainsi personnages et paysages, sa démarche comporte-t-elle, comme celle de Marie Lupien-Durocher que nous allons maintenant aborder, des étapes de visualisation ? « Les images viennent à mesure. C’est à force de travailler une histoire et de la répéter que les images se placent », affirme Éric Gauthier.

DU RÊVE À LA PREMIÈRE « SANS FILET » : LE PROCESSUS DE CRÉATION DE MARIE LUPIEN-DUROCHER[18]

Quand Marie Lupien-Durocher a commencé à raconter, elle ne « connaissai[t] presque rien du conte[19] ». Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle « aimait écrire des histoires ». En entrevue, elle confie : « Avant de rencontrer Claudette L’Heureux, je ne pensais pas qu’on pouvait apprendre à raconter des histoires autrement qu’en les écrivant d’abord. » Pourtant, une première formation lui a suffi pour délaisser la plume et plonger corps et âme dans l’oralité. Au terme de cette immersion initiale, l’écriture était déjà presque totalement disparue de son processus de création.

Chez elle, point d’exercices ou de recherches fastidieuses : la sélection d’une histoire à conter s’effectue très naturellement. Parfois, il s’agit « d’un défi qu’on lui lance » en lui disant : « Toi, je te verrais bien conter ça… » C’est notamment arrivé à Sherbrooke, dans le cadre du collectif fondé par Petronella van Dijk autour des Grands contes merveilleux. Ses créations peuvent aussi découler d’une commande comportant des contraintes clairement définies : « Ça a été le cas avec mon spectacle de contes gourmands. Un organisme m’avait demandé dix contes sur les cinq sens et des thèmes précis devaient être respectés dans chacune des histoires. » Or, le plus fréquemment, choisir un conte résulte d’un véritable « coup de coeur », comme si l’histoire s’imposait d’elle-même :

Ce qui me reste, souvent, ce sont des émotions fortes que j’ai vécues, des images que j’ai vues ou des impressions que j’ai eues en écoutant une histoire. Ça tourne dans ma tête jusqu’à tant que je décide finalement de raconter cette histoire — en demandant la permission au conteur de qui je l’emprunte, si c’est le cas. Généralement, si j’ai un coup de coeur au point de vouloir raconter l’histoire, je n’ai pas besoin de prendre de notes. L’histoire est là, en moi.

À ce titre, certains formateurs du domaine soutiennent que « les contes trouvent leurs conteurs », comme le soulignait Dan Yashinsky en 2009, lors de « la Rencontre internationale de Sherbrooke organisée conjointement par Productions Littorale et le Centre méditerranéen de littérature orale (CMLO) […], tenue à l’Université de Sherbrooke[20] ». « Oui, mais comment ? » (LCTDTODP) poursuivait-il aussitôt. Une interrogation qui rejoint l’intérêt que nous portons à la pratique d’une artiste comme Marie Lupien-Durocher, laquelle relate l’arrivée du conte « Le poil de l’ours » dans son répertoire en ces termes :

J’étais allée à Montréal, au Festival interculturel du conte, pour le marathon, et Véronique de Miomandre l’avait raconté. J’avais trouvé ça tellement beau ! Un peu plus tard, je l’avais réentendue au Sergent Recruteur. Puis, j’avais complètement oublié cela. Un soir, au Cercle des conteurs de l’Estrie, j’ai dit : Je vais essayer de raconter une histoire que j’avais vraiment aimée, mais je ne sais pas si je m’en rappelle. J’essaie de vous la raconter. Et je l’ai racontée du début à la fin sans rien oublier. Cette expérience m’a fait prendre conscience qu’il y a des histoires pour lesquelles il n’est franchement pas nécessaire de garder des traces écrites. Quand ce sont des histoires coups de coeur, elles restent.

Depuis ce jour, « Le poil de l’ours » est effectivement « resté », puisqu’il fait dorénavant partie intégrante de sa besace de conteuse.

Dans le cas particulier des commandes, il lui faut parfois conter et écrire les histoires qu’elle invente. Elle doit alors consentir à passer par le manuscrit. « Mais j’entends dans ma tête la voix qui le dit », précise-t-elle illico. Quant à son travail sur les récits longs — citons par exemple ses versions de « L’Iliade », du « Conte de Monte-Cristo » et de « Casse-Noisette » —, il s’amorce toujours par la recherche d’un « moment coup de coeur », d’une « perle » dont découle le fil d’Ariane où s’enfilent les autres images :

Lors d’une formation avec Martine Tollet, j’ai travaillé L’Iliade, à sa suggestion. Je suis entrée dans ce récit par la scène où Hector part pour le champ de bataille et Andromaque arrive avec leur petit enfant. Hector vient pour prendre son fils et l’enfant a peur parce que son père a un casque sur la tête. Hector enlève son casque et prend son enfant. Andromaque lui demande de rester ; lui souhaite retourner se battre, et il finit par s’en aller.

Cette scène de séparation, elle l’avait tirée d’Homère, Iliade d’Alessandro Baricco, et non du texte fondateur d’Homère — une odyssée que Marie n’a d’ailleurs jamais été capable de lire au complet, avoue-t-elle candidement. D’entrée de jeu, elle avait adopté le point de vue d’Hector :

Ce qui m’avait allumée, chez Baricco, c’est que les personnages se battent pour que leurs noms soient chantés. Il y a plein de monde qui se bat, plein de monde qui meurt, juste pour la gloire. Je trouvais cela absurde, mais en même temps, je trouvais que c’était tellement représentatif de choses qui se passent encore aujourd’hui, dans notre société. Je trouvais que L’Iliade était actuelle — mais seulement si on éliminait les dieux. Parce qu’en présence des dieux, comme chez Homère, les hommes ne sont responsables de rien. Ils sont des marionnettes. Si on enlève les dieux, comme dans Baricco, ça change la donne. Mais je ne voulais pas raconter non plus la version de Baricco : je voulais proposer ma version. Alors j’ai relu tous les monologues. À la suite de chacun, j’indiquais des mots clés pour résumer ce qui se passait. À la fin, j’ai retranscrit tous les mots clés de chaque chapitre, à l’ordinateur. Et j’ai choisi de raconter L’Iliade du côté des Achéens en comblant les trous.

Lorsqu’on lui demande si elle peut nous montrer ces traces écrites, prémisses des contes que nous pourrions, dans une perspective découlant de la critique génétique, considérer comme une forme d’avant-textes, en riant, elle s’exclame : « Non ! Je ne suis jamais retournée au livre. Je n’ai même plus la copie que j’avais annotée. Je l’ai donnée à des gens qui m’avaient hébergée pendant le festival de contes où j’ai raconté “L’Iliade” pour la première fois, en France. » Suivant notre analyse, réactualiser des versions déjà contemporaines d’un récit — variantes écrites ou cinématographiques — se présente comme une première constante du processus de création de Marie Lupien-Durocher. Tout comme elle semble accueillir, voire se laisser choisir par certains contes, elle affirme aussi avoir spontanément ressenti un « appel » pour les récits-cultes qui caractérisent désormais sa pratique. Elle s’impose cependant une contrainte temporelle : ne jamais outrepasser deux heures de contage, voire une heure quinze quand elle se produit dans les écoles secondaires. Dans la foulée, il convient maintenant de nous interroger sur la façon dont elle mémorise pareilles épopées.

Quand nous abordons cette question, Lupien-Durocher nous renvoie illico à l’idée du « coup de coeur » et de l’image originelle qui l’aurait engendré. Ensuite, pour mieux s’approprier ses histoires, elle nous explique fragmenter le récit autour des actions de son héros, qu’elle visualise :

Je me couche quelque part, je mets mon bras sur les yeux pour ne plus voir la lumière, je pars de ma scène coup de coeur et j’imagine le reste, du point de vue d’un personnage que je suis, action par action. Quand je bâtis mes histoires, je me demande toujours ce que le personnage fait, après. Le fil, c’est vraiment le personnage à travers l’action, du début à la fin. Quand je suis capable de voir le film au complet, je peux raconter l’histoire.

À cet égard, soulignons la référence cinématographique qui intervient souvent dans ses propos. Elle utilise même l’expression « stop motion » lorsqu’elle évoque sa stratégie d’appropriation. Cette approche semble également concrétiser, de façon instinctive et pragmatique, ce qui correspondrait, d’un point de vue théorique, aux « 31 fonctions narratives » définies dans La morphologie du conte de Vladimir Propp[21]. Pour ce formaliste russe, les fonctions, « c’est-à-dire [les] action[s] d’un personnage » envisagées « du point de vue de [leur] signification dans le déroulement de l’intrigue[22] », supportent la structure narrative du conte.

Dans un autre ordre d’idées, si certains formateurs — dont Marc Aubaret — ont tour à tour initié Marie Lupien-Durocher aux notions de contes-types et de variantes, à certains outils tels la classification Aarne-Thompson-Uther et le catalogue des contes raisonnés de Delarue-Ténèze, l’utilisation de ces systèmes — « qui la motivent sur le coup » — ne participe toutefois pas de son véritable processus. Même si les images jouent un rôle capital dans l’en deçà de ses histoires, elle ne dessine pas non plus de « cartes du conte ». Certes, elle reconnaît l’importance de ces formations et les bienfaits du compagnonnage, mais elle estime que leur effet s’inscrit « dans la globalité » de son parcours, et non dans le cadre d’un conte ou d’un spectacle ciblé. En fait, l’appropriation d’une histoire, chez Lupien-Durocher, s’apparente à la rêverie. Noirceur et immobilité l’aident à se concentrer. Scinder le récit long en une suite de séquences animées afin de voir le conte comme s’il était un long métrage : voilà sa façon de l’engrammer. Ce protocole qui singularise sa démarche se substitue même à l’idée de répétition qui se révélait si capitale chez Gauthier : « Non, je ne répète pas mes contes », affirme-t-elle. « Dès le début, j’envisage mes histoires en fonction de les conter devant des gens. Toute seule, j’ai plutôt tendance à marmonner ou à les dire dans ma tête. D’habitude, dès que mon stop motion est clair d’un bout à l’autre, j’essaie de me trouver une occasion pour l’essayer devant un public. » Ici, lors de soirées micro-libre à la Coopérative de l’Arbre à Palabres, là, dans le cadre de ce qu’elle appelle des « chantiers », sortes de premières sans filet où elle « casse » ses contes. Ces chantiers l’amènent d’ailleurs non seulement à discuter avec le public, mais à poser « des questions précises » à son auditoire, afin de recevoir des rétroactions. Ainsi, le dernier principe qui semble sous-tendre la praxis de Lupien-Durocher, tantôt par sa prédilection pour les chantiers, tantôt par le dialogue qu’elle instaure avec des artistes contemporains et même par la permission qu’elle recueille auprès d’un tiers lui ayant transmis, à son insu, une histoire, c’est l’interaction. Point de réflexion formelle chez elle : l’art du conte, après un moment d’apprentissage introspectif, se fait en groupe, à la faveur d’un instant de partage et d’échange. Dès lors, ne chercherait-elle pas, aussi, à approcher des professionnels pour élaborer une mise en spectacle ou une mise scène de ses contées ?

Interrogée à ce sujet, Marie Lupien-Durocher s’avère catégorique : pour elle, les gestes doivent rester instinctifs, comme les mots, hormis à certains moments cruciaux de l’histoire.

Dans mon conte « La fileuse », par exemple, le seul geste qui est peut-être placé survient à la fin du conte, quand le drap tombe. Mais il s’agit d’un cas particulier parce que ce conte a été travaillé pendant un an, avec le Groupe des Grands contes merveilleux et Petronella. Quand je le racontais, naturellement, je faisais un geste où mon bras descendait. À un moment donné, Petronella m’a dit : Refais ça, mais garde le silence un peu plus longtemps et vas-y plus doucement en descendant ton bras. J’ai recommencé ce passage, et tout le monde a fait : Ouais ! Le geste est resté. Pour ce conte-là, j’ai aussi mené quelques recherches parce que je ne savais pas du tout ce que carder voulait dire. Je suis allée voir des vidéos sur YouTube et les gestes se sont cristallisés en racontant le rituel où la fileuse carde, place le fil sur son rouet et coupe.

Lorsqu’elle conte, la gestuelle de notre rêveuse d’odyssées doit donc demeurer minimale : il lui importe de « dire le plus simplement possible la série d’actions qui se déroulent ». En somme, retrouver l’image coup de coeur, visualiser les péripéties des personnages, changer de point de vue pour raconter une même histoire et, parfois, regarder des vidéos : voilà comment on pourrait résumer les étapes qui jalonnent le travail de cette artiste. Du rêve à la première sans filet, la démarche de Marie Lupien-Durocher s’organise vraisemblablement autour d’un sens dominant : la vue.

DU PREMIER ÉMOI AU BUFFET DE POSSIBLES : LE PROCESSUS DE CRÉATION DE JEAN-SÉBASTIEN DUBÉ[23]

L’entrevue avec Jean-Sébastien Dubé s’amorce tout en nuances. Quand on aborde la question du répertoire, il précise par exemple qu’il n’utiliserait pas la locution « coup de foudre » pour décrire son désir d’entrer en contact avec un conte ou un autre. Pourtant, il nous confie aussi considérer la « relation au conte », en partie, comme une approche amoureuse. En fait, pour ce conteur qui se définit lui-même comme « un esprit cartésien », voire « un structuraliste naturel », le choix s’opère en deux temps :

Je parlerais plutôt d’une première attirance ou d’une forte impression qu’une histoire me laisse. À ce sujet, j’ai déjà écrit que ça se comparait à la découverte de nouveaux vins. Tu goûtes plusieurs bouteilles et c’est bon, mais ce n’est pas nécessairement mémorable — en tout cas pas assez pour noter le nom du vin ou le millésime afin de pouvoir le retrouver. La même chose se passe avec les contes : d’abord, on en lit, on en lit, on en écoute, on en regarde. Parfois, on va réentendre la même histoire mais contée différemment. On va avoir entendu une histoire à plusieurs reprises et elle ne nous aura pas frappés. À un moment donné, une image forte capte notre attention. Elle revient. Elle s’incruste. Elle est prégnante. Elle remonte à la surface. Alors, c’est un signe qu’il y a lieu d’y retourner. Ensuite, je vais tenter de retrouver le conte, parfois avec difficulté. Et je vais le relire, le réécouter, chercher d’autres versions pour confirmer ce que je qualifierais de « premier émoi ».

En juillet 2020, alors que se déroulait l’entretien préalable à cet article, Dubé venait justement d’éprouver semblable déclic. Il préparait à cette époque une balade contée, programmée dans le cadre du prochain festival Les jours sont contés de la Maison des arts de la parole, à Sherbrooke. Or, « La prière oubliée[24] », une histoire qu’il connaissait depuis longtemps mais qu’il n’avait encore jamais eu envie de raconter, s’est peu à peu imposée à lui.

Évidemment, de tels « émois », aussi intangibles qu’évanescents, ne laissent pas de traces dignes d’être étudiées à la lumière de la critique génétique. Toutefois, lorsqu’on interroge Dubé sur la façon dont il engramme ses histoires, il évoque rapidement cette habitude, commune à plusieurs conteurs, qui consiste à résumer le récit en douze ou treize mots. Si la trame d’un conte s’avère le moindrement compliquée, il cerne ainsi « le squelette » du nouveau venu dans ses carnets ou, s’il n’a pas son cahier à portée de main, sur un bout de papier : « prendre le temps de bien choisir ces douze ou treize mots oblige à faire des choix », décrète-t-il. Non sans ajouter que cette méthode n’est pas un passage obligé, « car son rapport à chaque histoire est toujours un peu différent ». De notre point de vue, chez Dubé, l’écriture précède donc l’oralité, mais de façon plus ténue que chez un conteur comme Gauthier. Cette sélection de mots, vestiges de la phase d’apprentissage du conteur, nous livre des informations sur ce qu’il a puisé dans le creuset du patrimoine immatériel, mais aussi des indices se rapportant à sa « vision » d’un conte, voire à l’interprétation personnelle qui résulte de sa praxis. À ce sujet, il ajoute :

Entre le 14e et le 13e mot important, lequel choisir ? Et quand on parle des enfants, on privilégie ce dernier terme ou on opte pour progéniture, pour fils ou fille ? Si le conte est compliqué et qu’il comporte une dimension spatiale importante, il m’arrive aussi de dresser une carte ou un plan.

Notre conteur cartésien s’empresse cependant de préciser qu’aucune méthode n’est systématique dans son processus de création. Aucune ?

La recherche minutieuse et la lecture de multiples versions d’une même histoire révèlent ce qui singularise vraiment la démarche de Dubé :

J’utilise souvent l’image de la cafétéria ou du buffet pour figurer cette étape de mon processus. Je peux me promener entre les versions et prendre une portion de la version 1, un motif de la version 3, et faire intervenir un personnage comme dans la version 2. Je l’ai fait pour « Le pays où on ne meurt jamais », je l’ai fait pour « La femme du pêcheur ». Il m’arrive même de produire des tableaux qui synthétisent les différences entre toutes les versions que j’ai consultées et présentent le menu des possibles.

Ne serait-il pas plus simple de retourner au conte-type et de consulter un outil tel Le conte populaire français. Catalogue raisonné des versions de France et des pays de langue française d’outre-mer, qui recense d’ores et déjà toutes les variantes ? « Non », répond-il, catégorique :

Pour moi, le conte-type reste essentiellement un prétexte pour dénicher, lire, écouter d’autres versions du conte. C’est un peu comme si j’avais peur qu’en inventant des épisodes ou en plaquant des détails de mon cru, ces ajouts ne soient pas à la hauteur des autres motifs. Je suis conscient que le conte est un matériau très fragile, extrêmement précieux, et qu’on ne peut pas jouer avec n’importe comment. Lorsque j’ai plusieurs versions d’un même conte sous la main, je prends plaisir à piger dans ce « buffet ». Si un élément est présent dans une version qui a été minimalement transcrite, ça me donne le droit de l’incorporer dans la mienne sans trahir la trame originale du conte. Bien entendu, il m’arrive d’ajouter quelques tournures de phrases pour m’approprier, moderniser ou diriger la signification d’un conte, mais je tente de rester très prudent lorsque je procède ainsi pour ne pas rendre le conte trop univoque. Ce sont des choix esthétiques très personnels, aussi. Parfois, je sens que c’est le meilleur motif pour moi. Souvent, c’est celui que je trouve le plus beau, celui qui me parle le plus, symboliquement.

Ressentir une attirance, d’abord, comparer moult versions et confronter les motifs, ensuite. Explorer presque tous les possibles. Mais, surtout, ne pas trahir. Apprivoiser un conte en respectant à la fois sa beauté, sa justesse et même son caractère sacré, voilà, en quelques mots, ce qui caractérise sa pratique. Du reste, « être prudent » constitue une expression récurrente dans ses propos.

« Passer du temps avec une histoire » est une autre formule chère à notre « passionné de l’oralité[25] ». Certes, un tel discours va de pair avec le temps qui lui est nécessaire pour cataloguer lui-même les variantes d’un conte. Mais l’importance que Dubé accorde à la temporalité, dans son processus de création, convoque aussi un autre aspect de sa pratique. Cette fois, « passer du temps avec une histoire », c’est l’incorporer. Ici, il la raconte à voix haute, en marchant dans la nature. Là, il la marmonne, comme une litanie. Le tête-à-tête de Jean-Sébastien Dubé avec une histoire comporte ainsi une période plus introspective, plus solitaire, presque rituelle, où il s’agit de la bonifier au gré de moments de partage. Notre « structuraliste naturel » ose d’abord un « premier racontage très schématique », en « cassant » le conte devant des proches — enfants, conjointe, amis. Ensuite, il poursuit l’aventure tantôt dans un collectif, tantôt au Cercle des conteurs, tantôt en suivant des formations où l’on est appelé à dire et à redire un bref extrait qu’on travaille devant un groupe, « en devenant les yeux et les oreilles des uns et des autres ». Et qu’en est-il des outils technologiques qui favoriseraient l’autocritique, comme les vidéos ou les enregistrements ? Dubé nous confie avoir essayé ces méthodes sans trouver l’occasion de se réécouter systématiquement alors qu’il en avait pourtant l’intention. Mais lorsqu’on y a recours, elles amènent à prendre conscience de potentiels tics, avoue-t-il :

Avant, quand je contais, je scandais beaucoup avec ma main droite. Je le savais. On me le disait. Mais : oups. Il a fallu que je le constate sur vidéo pour prendre conscience du problème et en avoir, je dirais, une certaine horreur. Il a fallu que je me rende compte moi-même que c’était vraiment dérangeant.

Par contre, « les commentaires ont beaucoup plus d’impact quand ils viennent de quelqu’un d’autre », déclare-t-il. L’importance des formations dans son parcours est, à ce titre, indéniable : il n’en compte pas moins « d’une bonne trentaine depuis 2003 — soit depuis sa formation initiale avec Petronella ».

Pendant notre entretien, Dubé cite même deux occasions où les conseils de conteurs-formateurs expérimentés ont été déterminants dans l’éclosion formelle et la mise en spectacle de contes désormais enracinés dans son répertoire. Le premier exemple concerne « Le pays où on ne meurt jamais », qui figure au programme de Chevaucher les seuils :

À la toute fin, j’invoquais l’arrivée de la Mort. Quand je la faisais arriver, je l’évoquais de façon très sinistre, très épeurante, et le formateur — je ne me souviens plus qui, hélas — a rétorqué : Non. La mort est bienveillante, elle veut ramener cet enfant perdu dans son giron. Et tout à coup, ma finale s’est éclairée autrement. Elle est devenue beaucoup plus douce. Même si le conte finissait encore mal — le personnage mourait quand même, il tombait quand même en poussière— étant donné que la Mort prenait le condamné dans ses bras, il s’en dégageait quelque chose de beaucoup plus enveloppant, de plus doux. Cette fois-là, j’ai donc modifié carrément l’approche du personnage.

La deuxième occurrence « mémorable » touche le « Grand-Père marieur » :

Dans le cadre d’une formation que j’ai suivie avec Jihad Darwiche, ce dernier avait souligné que je mettais beaucoup l’accent sur le côté comique pour camper les deux vieux en opposition. Jihad m’a dit : Oui. Ils sont en opposition l’un à l’autre. Mais ces deux personnages-là se connaissent tellement depuis longtemps, ils s’aiment tellement qu’il faut qu’on le sente ! Quand la vieille pousse son vieux, c’est parce qu’elle sait que son vieux, il ne bouge pas vite et qu’il faut qu’elle le pousse, qu’elle le pousse pour qu’il bouge. Tu peux faire la vieille qui agace le vieux, mais il faut que ce soit fait avec amour. Et il y a deux pôles, dans cette histoire-là : d’un côté, les jeunes filles qui tombent amoureuses des éléments et de l’autre, les deux vieux qui s’aiment, malgré tout. Il faut qu’on voie quelque part qu’au fond, le rapport entre les deux vieux est aussi un reflet de l’amour naissant des jeunes filles pour les éléments. Cette remarque a complètement changé ma façon d’interpréter le conte. Et c’est vraiment Jihad qui a mis le doigt sur le problème. L’histoire reste la même, mais l’intention et la modulation ont changé.

Bien entendu, on ne peut, ici, appréhender ces changements comme relevant d’une mise en scène ou d’une direction d’acteur au sens où l’entend le vocabulaire théâtral. Semblable travail d’accompagnement n’est toutefois pas sans évoquer la notion d’interprétation d’un « texte » ou l’idée d’un palimpseste d’écritures — vocales et corporelles — qui se superposent au sens déjà inscrit dans la parole du conteur. Ces exemples rappellent également, en écho, le mentorat de Petronella van Dijk auprès de Marie Lupien-Durocher et des autres conteuses, dans le Groupe des Grands contes merveilleux. Initiation, formation, compagnonnage, mentorat, accompagnement : voilà des appellations qui font raisonner d’autres harmoniques au-dessus des mots « passer/passage/passeur », leur prêtant, d’emblée, un sens presque initiatique. Et si, au fond, passer du temps avec le conte, c’était se laisser traverser par une histoire, puis passer de l’autre côté de celle-ci pour entrer en contact avec des symboles et des archétypes immémoriaux en étant guidé par un « passeur » qui les fréquente depuis plus longtemps ?

Qu’on perçoive le processus comme une mise en corps ou une forme d’écriture scénique, être accompagné permet de revisiter un récit et de le découvrir sous un autre angle. Ou de l’observer d’une autre rive, pour filer la métaphore. Comme si on avait eu besoin de franchir l’un des multiples ponts qui mènent au conte ou à la série de contes qui se métamorphoseront en spectacle, parfois dans un esprit d’intermédialité — Dubé a aussi travaillé la spatialisation et la gestuelle de Chevaucher les seuils avec une chorégraphe. L’en deçà du conte nous mènerait-il à tisser des liens entre la praxis des conteurs contemporains et le phénomène d’hybridation qui, depuis les années 1980, a imprégné tant de disciplines du spectacle vivant [26] ? Plus communément, c’est cependant dans un élan de collégialité que Dubé explore et développe les rouages de son art, à l’image de la dynamique installée depuis des années au Cercle des conteurs de l’Estrie :

Ce qui se transforme le plus, en fin de compte, ce n’est pas tant le contage que l’approfondissement de l’histoire. Et parfois, cet approfondissement-là se fait à force d’avoir raconté et raconté jusqu’à ce que le sentier finisse par se creuser et, ensuite, d’avoir une réflexion sur ta pratique. D’autres fois, cette réflexion vient justement du travail avec d’autres personnes, des observations de quelqu’un d’autre avec qui tu contes dans un collectif ou au cours d’une formation, par exemple.

Quoi qu’il en soit, cette « réflexion sur la pratique ou sur le conte » demeure intrinsèquement liée au processus de Jean-Sébastien Dubé : depuis septembre 2009, il consigne ses observations et ses questionnements dans des carnets virtuels[27]. Il conclut de surcroît notre entretien par courriel en mentionnant, a posteriori, qu’il allait oublier ceci : « L’article que j’ai rédigé pour le livre L’art du conte en dix leçons sur le point de vue des stagiaires de formations de conte a été crucial dans ma démarche, notamment pour me positionner moi-même comme apprenant. »

DE L’AMORCE AU REMANIEMENT PERPÉTUEL : VERS UNE POÏÉTIQUE DU CONTE

En interrogeant la pratique de trois conteurs, nous avons vu que les prémisses de leurs créations renvoient tantôt au choix d’un détail qui, soudain, interpelle ou séduit au cours d’une improvisation écrite, tantôt à un appel ou à une image forte qui se montre insistante. Attirance, « coup de coeur », coup de foudre, « premier émoi » : toutes ces expressions disent l’envie d’entrer en contact avec un conte et d’« être en connexion[28] » avec lui. À la lumière de notre étude, lorsque nous évoquons cette étape initiale qui touche au désir de raconter une histoire — celle-là, précisément —, que l’on a choisie ou qui nous a choisi, le terme « amorce » nous paraît désormais plus juste que l’expression « élaboration » utilisée par Berthelot dans ce modèle que nous convoquions en début d’article. L’apprentissage, quant à lui, s’avère fort distinct d’un conteur à l’autre. Il est aussi révélateur d’un « tempérament », voire d’une philosophie de la création propre à chacun : importance de la répétition pour les uns, moments introspectifs s’apparentant à un rituel pour les autres. Le passage à l’oralité, quant à lui, s’effectue en marmonnant ou à voix haute. Et si certains protocoles se ressemblent, chaque conteur trouve ses propres stratégies afin d’engrammer un récit qu’il a inventé ou remodelé après l’avoir extirpé du creuset patrimonial. Du reste, le conte lui-même semble parfois mander la façon dont il sera apprivoisé. Cette étape — que nous définissons comme la phase d’« appropriation » — englobe tour à tour les recherches plus ou moins minutieuses, la mise en corps ou la mise en bouche, ainsi que le besoin de « casser » une première mouture du conte devant un proche auditoire — amis, famille, conjoint, comparses d’ateliers, formateurs, collègues — ou la hardiesse d’effectuer une première sans filet.

À l’issue des entrevues et des documents que nous avons pu consulter, notre hypothèse, liée à la présence potentielle d’avant-textes chez les conteurs, se confirme : même si cette phase n’est pas essentielle à tous, il est rare que l’utilisation du papier et du crayon n’intervienne jamais en cours de processus. Nous avons en effet examiné plusieurs traces écrites qui ont précédé l’oralité dans l’émergence d’une histoire : notes dans les marges ou les tables des matières de livres, création de tableaux associés aux trames, mots clés résumant des versions d’un même conte, esquisses, dessins, ou « cartes du conte ». En revanche, le passage par l’écriture d’un texte étant loin d’être indispensable à la praxis d’un conteur, appréhender les ressorts poïétiques de cet art nous a menées cette fois à nous éloigner tout à fait du modèle de Berthelot. Évoquer les questions de construction et d’écriture, au sens où l’entend cet essayiste, serait inadéquat. Mais comment les conteurs dépassent-ils, alors, les phases d’« amorce » et d’« appropriation » ? Quand considèrent-ils qu’un conte est « présentable » devant un public, pour reprendre les dires d’Éric Gauthier, et même enregistrable ou publiable ?

Semblable questionnement, comme nous l’annoncions en introduction, fait écho à ce que nous appelons, en études littéraires, la poétique du recueil. Il s’agit ici, pour un collectif d’auteurs ou un auteur — et plus spécifiquement, dans le cas qui nous intéresse, un conteur —, d’opérer un choix parmi une série d’histoires qui vont se répondre et s’organiser en une nouvelle forme, laquelle participe d’une double poétique : celle d’un genre bref s’inscrivant dans un genre long[29]. Nous nommons cette pratique la « dynamique du rassemblement ». Or, quand un conteur procède à une telle présélection dans son répertoire, celle-ci relève d’une préférence pour un conte en particulier, puis deux, puis cinq, huit, dix récits qui vont ensuite se succéder pour former un nouveau tout, menant à la représentation publique. Une porosité s’installe alors entre les différentes strates du processus de création. Dès la troisième phase de notre modèle, un retour s’opère ainsi vers un nouveau début, voire une nouvelle « amorce » : celle qui préside aux choix entourant le « spectacle » en devenir. À ce titre, la dernière étape nous permettant d’appréhender cet art de la parole sous un angle poïétique se conçoit tel un « remaniement perpétuel ».

Le conte étant, par définition, une « parole vivante », il n’y a en effet pas d’état final qui fixe un « texte », ni par la représentation, ni par la publication. Cette nature mouvante du genre, confie Éric Gauthier en entrevue, « fait partie de la beauté du conte (versus la nouvelle). Le conte n’a pas nécessairement à être fini. Avec le conte, il y a le plaisir de pouvoir laisser évoluer l’histoire, le plaisir de pouvoir découvrir, à force de raconter, ce qu’on voulait dire avec cette histoire ». Même s’il a été publié dans un livre-disque, le conteur est donc susceptible de faire revivre encore et autrement son conte dans — et par — l’oralité. Cette potentielle mouvance se perpétue également jusque dans les titres de la série ou dans l’ordre de présentation des récits, suivant la volonté de l’artiste ou les exigences du contexte de présentation d’un spectacle (temps, lieu, auditoire, médium). Le conte devient dès lors une matière — et une manière —toujours malléable, et il autorise d’infinies possibilités que nous pourrions qualifier de work in progress — ou de remaniement perpétuel.

Dans le cas de Marie Lupien-Durocher, par exemple, plusieurs de ses spectacles[30] sont des coquilles vides et elle conserve, dans son téléphone portable, une liste de titres, sorte de mémorandum qui l’aide à choisir, sur le vif et en fonction du public, quelles histoires elle va raconter sur scène. Éric Gauthier, lui, reprend quelquefois d’anciennes histoires en s’imposant des défis ou en s’autorisant des « dérapages » :

Une fois de temps en temps, en spectacle, je vais sentir « dans le moment » que, dans la prochaine tournure ou phrase, je pourrais dire une chose différente. Des fois, je vais avoir un petit moment de grâce, une petite inspiration sur scène. Assez souvent, ça peut être aussi juste avant d’aller conter, des fois avec des histoires que j’ai souvent racontées, mes vieilles histoires comme « La tribu du douzième » et « Comment Ganesh s’est-il ramassé pogné avec une tête d’éléphant ». Je les ai tellement contées que j’ai l’impression que tout le monde les connaît. Ce n’est pas vrai, mais je sens des fois le besoin, pour me tenir intéressé ou pour les garder vivantes, de prendre un chemin différent. Des fois, dans la journée, avant le spectacle, ou le soir même, 10 minutes avant d’embarquer sur scène, je vais me dire : « Je vais changer cela dans l’intro, je vais changer tel détail. » À la longue, comme cela, cela peut m’arriver d’accumuler, pour certaines histoires, des variations, des tiroirs que je peux ouvrir ou non, des petits détours que je peux prendre pour varier. Souvent, c’est pour garder cela intéressant pour moi.

D’une part, ces propos montrent que, fidèle à sa propension pour le collectage de traces écrites ou orales, Gauthier, même dans ce que nous avons nommé la « dynamique du rassemblement », continue à accumuler des variantes. De l’autre, soulignons à quel point cette volonté de garder le conte « vivant » va de pair avec l’idée de « remaniement perpétuel » que nous énoncions précédemment. Chez Jean-Sébastien Dubé, nous l’avons vu, sa praxis ouvre la voie à l’intermédialité puisqu’il n’hésite pas à collaborer avec une chorégraphe pour Chevaucher les seuils. Dès lors, n’y aurait-il pas lieu d’explorer davantage le rôle que jouent d’autres disciplines artistiques au sein des différentes étapes qui jalonnent le travail des conteurs ?

Dans « L’Iliade », par exemple, Marie Lupien-Durocher joint une harpe à sa voix pour raconter son odyssée. Or, en entrevue, quand nous discutions avec elle de ce spectacle, elle n’a pas abordé cette particularité de sa pratique. À quel moment cet instrument est-il intervenu dans son processus créatif ? La partition était-elle définie au préalable — voire écrite —, ou demeurait-elle improvisée à chacune de ses performances ? Autant de questions qui pourraient encore singulariser les conduites créatrices à l’oeuvre chez Lupien-Durocher. D’ailleurs, pour certains conteurs, la musique occupe une place viscérale dans leurs spectacles. Au Québec, on peut penser à Jocelyn Bérubé ou à Fred Pellerin ; en France, à Michel Hindenoch ou à Évelyne Peyronelle-Moser, pour ne citer que quelques exemples. Et, comme le rapporte Jean-Sébastien Dubé sur son blogue, « quel plaisir d’entendre Jocelyn Bérubé évoquer ses premières collectes, en 1973, auprès d’un monsieur Desrosiers, un violoneux conteux[31] […] ». Dans Le conte. Témoin du temps, observateur du présent, Bérubé explique aussi comment un de ses personnages — Aurélien Jomphe —, héros d’un conte qu’il a inventé en s’inspirant d’un violoneux qu’il a personnellement connu, fut repris, avec sa permission, par un conteur du Saguenay : « Il m’a envoyé le texte et c’était la même histoire, avec d’autres noms de personnages, d’autres noms de lieux : le conte continuait sa vie » (LCTDTODP, 177), affirme-t-il. « Dans cinquante ou cent ans, ce sera du domaine public ! Alors que, moi, je serai une poussière dans l’univers. Le conte sera devenu un conte traditionnel, un conte de violoneux », poursuit-il, en s’émerveillant des tours et détours empruntés par la transmission orale. Et c’est ainsi que, depuis l’invention d’une histoire jusqu’à son passage dans un patrimoine immortel, s’érigent des ponts, voire des allers-retours entre ces quatre phases fort complémentaires du modèle qui est au coeur de notre réflexion et que nous avons conçu tel un système ouvert. Par conséquent, il y aurait là moult pistes à explorer avec un corpus comportant davantage d’artistes. Mais nous excéderions ici le cadre de cet article. Somme toute, en étudiant les ressemblances et les différences inhérentes au processus de création de trois conteurs estriens, nous avons constaté à quel point entrer dans une oeuvre par le biais de cette fabrique du faire qui nous occupe s’avère riche en observations. D’ailleurs, Éric Gauthier donne maintenant lui-même accès aux ficelles qui sous-tendent ses activités artistiques sur les récentes pages de son site Internet[32]. De l’« amorce » au « perpétuel remaniement », en passant par la phase d’« appropriation » et la « dynamique du rassemblement » : l’en deçà du conte foisonne de perspectives passionnantes qu’il nous tarde de continuer à explorer.