Corps de l’article

Introduction

Inclure les populations et leur permette de participer à la vie en société aux niveaux économique, social et culturel (Gardien, 2015), tels sont les socles de la société inclusive, succédant peu à peu à la société intégrative (Bouquet, 2015). La collaboration entre les acteurs d’un territoire (associations, petites et grandes entreprises, organisations publiques, etc.) revêt des formes de partenariats hétérogènes (Amblard et coll., 2018) et soulève plus que jamais la question de la spécificité du travail collaboratif orienté vers l’inclusion. Ces projets collaboratifs territoriaux s’ouvrent, en effet, à présent à de nouveaux acteurs (par ex., les structures d’insertion sociale et professionnelle, le monde associatif, etc.) et à de nouveaux publics (par exemple, les publics vulnérables, éloignés de l’emploi) pour devenir un levier important d’inclusion et d’insertion (Lethielleux, 2018 ; Marcandella et coll., 2020 ; Pham et Bories-Azeau, 2019). L’objectif de ces projets de territoire est d’innover dans la manière d’appréhender la prise en charge et l’accompagnement des publics considérés comme prioritaires par les pouvoirs publics.

À ce titre, l’appel à projets 100 % inclusion, diffusé par le Gouvernement français dans le cadre du Plan d’investissement dans les compétences (PIC), incitait les acteurs du territoire à trouver de nouvelles voies pour accompagner les personnes les plus éloignées de l’emploi vers l’obtention d’un contrat à durée indéterminée. Ce projet impliquait, pour les acteurs qui participaient à ces projets, d’élargir les frontières traditionnelles des relations industrielles (Bellemare et Briand, 2011 ; Hallée et Plamondon, 2018) pour initier un travail collaboratif à l’échelle de leur territoire afin de définir ensemble le sens de l’inclusion et, pour les entreprises, in fine, de recruter, de former et d’intégrer ces personnes.

Puisque le secteur de l’insertion entre à son tour dans une démarche d’ouverture territoriale, il semble pertinent de s’interroger sur la nature et les spécificités de ce travail collaboratif qui réunit des acteurs territoriaux de différents secteurs autour d’un projet social. Ainsi, la question posée est la suivante : qui sont les acteurs mobilisés dans ce processus de collaboration intersectorielle pour un emploi durable ? Et plus globalement, quelles sont les spécificités de la collaboration intersectorielle orientée vers l’émergence de territoires inclusifs ?

Dans cet article, nous cherchons à montrer à partir de deux études de cas que le concept de collaborations intersectorielles (CIS) (Clarke et Crane, 2018) peut permettre, en amont d’un projet collaboratif, de mieux représenter les catégories d’acteurs impliqués en distinguant plus finement les secteurs mobilisés et leur degré d’implication dans l’élaboration du consortium. Cette catégorisation basée sur les CIS a également permis de mettre en évidence que les difficultés relationnelles au sein de ces consortiums étaient autant infrasectorielles (i.e. entre les secteurs-champs du secteur public) qu’intersectorielles.

La première partie questionne notion d’inclusion en contexte territorial et présente le cadre théorique retenu à partir de la littérature sur les CIS. La seconde partie est dédiée à la présentation des deux cas étudiés et à la méthodologie. La troisième partie présente nos observations et une synthèse des résultats. Ces derniers seront comparés et discutés dans la quatrième et dernière partie.

La collaboration intersectorielle au service de l’inclusion

La collaboration intersectorielle : question centrale en matière d’inclusion

De nombreux projets collaboratifs se forment depuis quelques années dans le but de partager des informations, des ressources, des activités et des compétences entre des organisations faisant partie de deux ou de plusieurs secteurs (privés et publics) afin d’atteindre conjointement des résultats qu’elles n’auraient pu obtenir isolément (Bryson et coll., 2006). Camus (2014) souligne que lorsque « la dimension interorganisationnelle met en relation des organisations issues de différents secteurs institutionnels (secteur privé, secteur public et tiers-secteur), on parle alors de cross-sector collaboration (CSC) ». Nous proposons de traduire ce terme dans le présent texte par collaboration intersectorielle (CIS). Clarke et crane (2018) définissent les CIS comme étant des interactions relativement intenses et à long terme entre des organisations appartenant à au moins deux secteurs (secteur privé, public ou société civile) visant à résoudre une problématique sociale ou environnementale. Pour les acteurs publics, ces partenariats sont une occasion privilégiée d’accéder à des expertises, des ressources et des savoirs techniques (Dyer et Singh, 1998 ; Kim et Darnall, 2016 ; Vurro et coll., 2010), comme cela est le cas lorsqu’il s’agit de l’inclusion sociale. Pour Austin et coll. (2006), les CIS permettraient de soutenir de nouveaux modèles organisationnels et d’apporter des solutions innovantes face à des problématiques sociales complexes et persistantes, tout en combinant des compétences clés complémentaires.

La littérature émergente sur les CIS a permis de documenter les conditions d’émergence et de pérennisation des projets dans des domaines aussi larges que le développement durable, le tourisme, l’éducation, la santé et les transports (Kim et Darnall, 2016 ; Manning et Roessler, 2014 ; Vurro et coll., 2010). À l’échelle locale, quelques travaux ont porté sur le développement économique (Agranoff et McGuire, 1998), sur les services dédiés à l’enfance et à la famille ou aux sans-abris (Berry et coll., 2008) et sur la jeunesse (Voets et coll., 2015). Peu de travaux, en revanche, concernent directement les domaines du développement de l’emploi, des compétences ou de l’inclusion sociale, ce que nous proposons d’étudier dans le présent texte. L’inclusion peut être appréhendée comme le fait de donner aux individus accès aux ressources, aux dispositifs et aux services collectifs, par exemple au sein d’une ville (Clément et Valegeas, 2017). À l’échelle territoriale, la finalité est aussi de garantir l’accessibilité à des services et aux ressources. Evon (2019) souligne que la démarche inclusive se veut participative et pointe la nécessité de développer des partenariats pluri-acteurs dans des projets d’inclusion économique et sociale, car ces derniers requièrent généralement l’interaction de multiples compétences et acteurs (Letonturier et Pasteur, 2015 : 160-161). Les projets tournés vers l’émergence de territoires inclusifs peuvent ainsi être considérés comme des CIS, car ils ont pour vocation d’aider des personnes à retrouver un emploi, en s’appuyant sur une dynamique de collaboration des acteurs du territoire. Les projets d’inclusion à l’échelle territoriale sont ainsi souvent entrepris dans le cadre de démarches collaboratives. Leur lancement constitue alors une occasion privilégiée pour le chercheur d’observer la mise en oeuvre du travail de collaboration territoriale, ses modalités, ses tensions et ses leviers. Un ensemble de travaux sur la GRHT, considérée comme une « GRH qui invite à construire des liens entre acteurs publics et privés autour d’actions collectives tournées vers la gestion des ressources humaines d’un territoire » (Mazzilli et Pichault, 2015 : 32), a déjà pointé les écueils liés à ces formes de collaboration territoriale (Bories-Azeau et coll., 2008 ; Jouvenot et Parlier, 2012 ; Hernandez, 2017 ; Loufrani-Fedida et Saint-Germes, 2018). Ils mettent notamment en évidence la difficulté pour les institutions du secteur public engagées dans des démarches d’y intégrer les entreprises (Loubès et Bories-Azeau, 2016) et, inversement, les réticences des entreprises à intégrer les services publics dans leurs propres démarches (Defélix et coll., 2013 ; Lozier, 2015). Cependant, ces travaux s’intéressent plus particulièrement aux enjeux de développement économique et de compétitivité des territoires en lien avec les problématiques de GRH et de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) (Fauvy et Arnaud, 2012).

Les CIS : des secteurs d’activité fragmentés en infrasecteurs

Camus (2014) distingue au sein des CIS trois secteurs principaux : le secteur public, le tiers-secteur et le secteur privé. Cet auteur précise que le terme organisations du tiers-secteur désigne « des organisations autonomes et indépendantes, pour lesquelles la distribution des excédents est interdite ou limitée, dont la gouvernance est démocratique et qui font appel à la participation bénévole » (Camus, 2014 : 50). Par définition, les relations au sein des CIS peuvent ainsi prendre différentes formes : relations entre secteur public/secteur privé ; entre secteur public/tiers-secteur ; entre secteur privé/tiers-secteur ou entre secteur public/secteur privé/tiers-secteur (Selsky et Parker, 2005). Pour préciser le concept de collaboration dans le cadre d’une étude sur les relations entre secteur public et tiers-secteur, Camus (2014 : 23) souligne qu’il n’existe pas de définition consensuelle, mais que toutes les définitions s’accordent pour parler de la collaboration comme d’un phénomène qui réunit des organisations différentes qui coopèrent » pour résoudre un problème ou un enjeu social (Bryson et coll., 2006 ; Selsky et Parker, 2005). Cette approche de la collaboration rejoint celle des travaux français qui définissent la collaboration comme rejoint la définition donnée dans les travaux francophones, perçue comme « plusieurs acteurs joignant leurs savoirs et leurs compétences pour conduire des projets » et précisent que « dans le contexte d’actions territoriales, la notion de collaboration suggère le développement de projets collaboratifs par différentes organisations » (Michaux et coll., 2013 : 126)[1].

Cependant, cette catégorisation en trois secteurs principaux (secteur privé, secteur public et tiers-secteur) est, selon Divay et coll. (2013 : 3), « fortement réductrice [car] elle sous-estime notamment l’importance de toutes les organisations hybrides (Brandsen et Karré, 2011) qui métissent les logiques sectorielles pures, qu’il s’agisse d’entreprises d’économie sociale, d’ordres professionnels ou de certaines sociétés d’État ». À la suite de Divay et coll. (2013), nous prendrons en compte quatre secteurs principaux (secteur public, tiers-secteur, secteur privé, secteur hybride) que nous qualifierons de secteurs-ordres.

Divay et coll. (2013) utilise en complément le terme de secteurs-champs pour qualifier les infrasecteurs au sein d’un secteur-ordre qui entrent en relation par le biais de la collaboration. En effet, dans les cas présentés dans cet article, par exemple, les représentants publics de l’emploi, de l’insertion et de la formation étant impliqués dans le projet de territoire inclusif, bien qu’appartenant au secteur-ordre public, relèvent de secteurs-champs différents qui ne collaborent pas nécessairement d’ordinaire, c’est-à-dire en dehors de ce projet (Lanoville, 2017 : 21). Ceci laisse également penser qu’il pourrait y avoir de fortes disparités jusqu’alors peu étudiées au sein d’un même secteur.

Dans la suite du texte, nous identifions des formes de collaborations intersectorielles (entre secteurs-ordres), ainsi que des collaborations infrasectorielles (entre secteurs-champs d’un même secteur-ordre) (cf. Tableau 1).

Tableau 1

Différenciation entre les relations infrasectorielles et intersectorielles au sein des CIS

Différenciation entre les relations infrasectorielles et intersectorielles au sein des CIS

1* : relations intersectorielles entre acteurs du champ 1

-> Voir la liste des tableaux

Présentation des cas et de la méthodologie

Présentation de l’appel à projets 100 % inclusion et des territoires mobilisés

L’appel à projets 100 % inclusion a été lancé en juin 2018 par Muriel Pénicaud, Ministre du Travail en France[2]. Doté alors de 100 millions d’euros, cet appel de projets s’inscrivait dans le cadre du Plan d’investissement dans les compétences (PIC) au bénéfice des jeunes et des demandeurs d’emploi peu ou pas qualifiés résidant dans les quartiers de la politique de la ville ou les territoires ruraux. Ce projet avait pour but de tester des parcours intégrés et personnalisés, depuis la remobilisation jusqu’à l’accès à l’emploi ou à l’activité durable, permettant la construction de projets professionnels et le développement ou la valorisation de compétences. Les publics ciblés étaient avant tout les jeunes et les demandeurs d’emploi peu qualifiés, avec en sus la priorité donnée aux territoires les plus défavorisés. L’accessibilité des parcours aux personnes en situation de handicap est un point important.

Dans l’appel à projets 100 % inclusion, il est précisé que « la constitution de consortium est encouragée » et que les « porteurs de projets sont invités à prendre part à des démarches coopératives avec les acteurs du développement local dans leur diversité, institutions, y compris scolaires ou universitaires, associations de tous les secteurs, entreprises ».

Les deux cas présentés (Maison de l’emploi [MDE] et Grand-Est) ont été choisis par « opportunisme méthodique » au sens de Girin 1989).

Cas Maison de l’Emploi (MDE)

La Maison de l’emploi étudiée a décidé de répondre à l’appel à projets 100 % inclusion dans le cadre du PIC à la fin de l’année 2018 en lançant une démarche participative à grande échelle sur son territoire. L’étude de cas porte sur la démarche participative préalable à la préparation de la réponse à l’appel à projets 100 % inclusion jusqu’au dépôt du projet. Cette démarche aura permis, au cours de 14 réunions, de mettre en contact 104 personnes représentant 60 structures. Sept groupes de travail ont été constitués afin de réaliser un état des lieux des initiatives locales du territoire en matière d’insertion des personnes éloignées de l’emploi. Les groupes ont ensuite élaboré ensemble des propositions synthétisées en un plan d’action commun. En parallèle, une enquête a été réalisée auprès de 102 bénéficiaires potentiels du projet afin de mettre en exergue leurs besoins[3].

Parmi ces structures, plusieurs groupes ont été identifiés et répertoriés selon deux critères : les modalités de participation dans la démarche participative (acteurs pilotes ; acteurs rapprochés ; acteurs relais) et leur appartenance à un secteur-ordre et à un secteur-champ (cf. : Tableau 2).

Les acteurs pilotes regroupent les structures assurant le pilotage stratégique et opérationnel de la démarche participative (Service de la Métropole, Maison de l’emploi, Plans locaux pluriannuels pour l’insertion et l’emploi [PLIE], Mission locale, Associations de prévention, d’éducation et d’insertion, Groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification [GEIQ], Centre de formation d’apprentis de l’industrie [CFAI], Union des industries et métiers de la métallurgie [UIMM]).

Les acteurs rapprochés sont étroitement impliqués dans la démarche participative et l’élaboration de la réponse à l’appel à projets sur le plan opérationnel. Il s’agit de quatre structures sur lesquelles aurait dû reposer l’ensemble du parcours d’accompagnement et de placement dans l’emploi des bénéficiaires proposé dans la réponse à l’appel à projets (PLIE, Mission locale, Cap emploi, Pôle emploi).

Les acteurs relais désignent les structures ayant participé aux groupes de travail pour répondre à l’appel à projets (organismes de formation privés et publics, animateur du Conseil consultatif, Chambre de commerce et d’industrie [CCI], GEIQ, Entreprises de travail temporaire d’insertion [ETTI], etc.)

Le tableau 2 dresse le panorama des acteurs mobilisés lors de la démarche participative en fonction de leur appartenance à un secteur-ordre ainsi qu’à un secteur-champ et en fonction de leur degré d’implication dans le projet Parcours emploi. Dans le tableau, l’implication d’au moins un représentant d’une catégorie d’acteur est indiquée par une croix dans la colonne indiquant son niveau d’implication dans le projet, lequel comporte trois niveaux d’implication : les acteurs pilotes (1), les acteurs rapprochés (2) et les acteurs relais (3).

Tableau 2

Panorama des acteurs mobilisés en fonction de leur secteur (ordre-champ) et de leur degré d’implication (1 à 3) (cas 1 et cas 2)

Panorama des acteurs mobilisés en fonction de leur secteur (ordre-champ) et de leur degré d’implication (1 à 3) (cas 1 et cas 2)

Les X signifient l’implication d’au moins un acteur du secteur concerné.

-> Voir la liste des tableaux

Cas « Grand-EST »

Une collectivité territoriale de la région Grand-Est a souhaité travailler en amont la réponse à l’appel à projets 100 % inclusion avec des acteurs territoriaux de l’insertion et de l’inclusion pour les inciter à coopérer et à répondre ensemble à l’AAP, si cette réponse faisait sens pour eux. Nous avons été sollicités, en tant que chercheurs, par cette collectivité territoriale (CT) afin de travailler sur la pertinence pour les acteurs du territoire (ici un département) de répondre à cet appel à projets. Le projet d’intervention (projet TII pour Territoire d’inclusion et d’insertion) négocié entre la CT et notre collectif de chercheurs consistait à coconstruire, avec les parties prenantes des dispositifs territoriaux concernés (Conseil départemental, Maisons de l’emploi, Pôle emploi, allocataires du Revenu de solidarité active [RSA], publics défavorisés et invisibles, etc.) pour établir une représentation partagée et inclusive des parcours d’insertion et de l’offre de service correspondante. La perspective à moyen terme est de permettre l’inscription de l’ensemble des parties prenantes dans la configuration de gouvernance actuelle des appels à projets dans laquelle « les porteurs de projets sont invités à prendre part à des démarches coopératives avec les acteurs du développement local dans leur diversité » (cf. §2.1).

La démarche participative préalable à la réponse à l’appel à projets 100 % inclusion a mobilisé un grand nombre de structures que nous avons répertoriées selon deux critères : le degré d’implication dans la démarche participative et leur appartenance à un secteur-ordre et à un secteur-champ (cf. Tableau 2). Les trois groupes formés selon les degrés d’implication sont :

Les acteurs pilotes : ce sont les membres de la CT qui ont souhaité travailler avec notre collectif de chercheurs et les acteurs qui ont été intégrés au comité de pilotage (COPIL) du projet d’investigation TII (Conseil départemental [Direction action sociale et insertion]), Pôle emploi [Direction départementale], Direccte [Direction régionale des entreprises, de la consommation, du travail et de l’emploi – unité départementale], DDCS [Direction départementale de la Cohésion sociale], Maison de la région, Maisons de l’emploi des deux territoires locaux investigués).

Les acteurs référents ou acteurs rapprochés : il s’agit des responsables du service territorial d’insertion des six territoires locaux (TL)[4]. Ils ont participé aux entretiens d’investigation et ont facilité l’organisation des desateliers avec les acteurs-relais et des groupes cibles composés d’allocataires du RSA.

Les acteurs relais : il s’agit d’acteurs des deux territoires locaux qui ont été choisis pour être investigués plus en profondeur [TLI]. Ils ont participé aux ateliers autour du parcours d’inclusion et d’insertion (acteurs issus des différents secteurs-ordre et secteurs-champs).

Le tableau 2 permet de constater, d’une part, que les acteurs pilotes sont issus des différents secteurs-champs (infrasecteurs) du secteur public : inclusion, insertion, formation, emploi, transversal, et d’autre part, que le secteur privé n’est pas directement présent dans ce projet. Cependant, le secteur privé de l’emploi est tout de même représenté sous la forme d’un « club d’entreprises partenaires de l’insertion » qui propose « des mises en relation directes entre personnes en recherche d’emploi et entreprises par le biais de rencontres originales ». Comme ce réseau d’entreprises est à l’interface entre différents secteurs sans avoir les caractéristiques des structures du tiers-secteur, nous le classons dans les structures du secteur hybride.

Méthodologie des études de cas : collecte et analyse des matériaux qualitatifs

Dans le cas MDE, l’équipe de recherche a été sollicitée par la direction de la MDE afin qu’une équipe de chercheurs leur propose une méthode d’évaluation du projet. Outre les nombreux échanges informels, l’étude de cas, qui porte uniquement sur la démarche participative enclenchée pour répondre à l’appel à projets (de janvier à juin 2019), est documentée grâce à la participation de l’équipe de recherche à deux réunions de travail avec la direction de la MDE (en janvier et en mars 2019), à la participation du chercheur en tant qu’observateur à la réunion plénière, organisée par la MDE (40 acteurs du territoire étaient réunis, en février 2019), à la collecte des documents de travail et de présentation du projet produits par la MDE (la proposition finale du projet et le plan d’action, les documents de présentation officielle du projet, six fiches-actions et quatorze fiches outils).

Dans le cas Grand-Est, le collectif de recherche impliqué dans le projet TII était constitué de six chercheurs de trois disciplines différentes (sciences de gestion, sociologie ainsi que sciences de l’éducation et de la formation). L’approche du collectif relève de la méthode de Recherche Action Participante et éthique (RAPéth), qui permet aux chercheurs impliqués sur le terrain de prendre du recul à l’aide de cercles de réflexivité (Wannenmacher et Marcandella, 2019). Les échanges entre les deux auteurs autour de leurs terrains respectifs entrent dans ce processus de réflexivité. Le projet TII a duré treize mois. La collecte des données s’est faite sous différentes formes, soit par enregistrements, par production d’affiches ou par prise de notes (Picote, 2020 ; Marcandella, 2021) (cf. Tableau 3).

L’AAP 100 % inclusion incite les territoires à faire émerger des collaborations intersectorielles pour aborder la problématique de l’accompagnement des personnes éloignées de l’emploi vers un emploi durable. À partir de nos investigations sur ces deux terrains et de la littérature sur les CIS, nous cherchons à identifier les particularités de ces collaborations et à déterminer si celles-ci peuvent engendrer des barrières spécifiques à ce type de collaboration intersectorielle.

Tableau 3

Collecte des données (Cas 2 – Grand-Est)

Collecte des données (Cas 2 – Grand-Est)

-> Voir la liste des tableaux

Particularités des démarches participatives préalables à la formation des CIS orientées vers les territoires inclusifs

Cas MDE : la mise en oeuvre d’une démarche participative pour répondre à l’appel de projets 100 % inclusion

L’équipe de la MDE a, dès le début, envisagé de répondre à l’appel à projets dans le cadre d’une démarche participative préalable. Dès le départ, le processus d’accompagnement des bénéficiaires éloignés de l’emploi a été imaginé comme un « parcours intégré » aboutissant à l’emploi durable. Conçu à partir de la méthode d’action MAIA[5], le parcours intégré signifiait que les bénéficiaires accompagnés seraient pris en charge dans le cadre d’un seul dispositif, au sein duquel les différents acteurs et intervenants se coordonneraient. Nommé Parcours emploi, ce projet devait s’étendre sur plusieurs mois et être orchestré par un groupe de coachs issus de Pôle emploi, de la Mission locale, du PLIE et de Cap emploi. Ce parcours devait reposer sur un travail de mise en coordination des acteurs du territoire : « ce projet permet de réfléchir à comment on forme autrement, comment on accompagne autrement… Beaucoup de choses ont été faites et ça ne fonctionne pas bien. Il y a des situations contradictoires, car on a le public, il y a l’offre et on ne sait pas les mettre en adéquation. L’appel à projets vise toutes les étapes du processus » (extrait de la présentation du projet par la MDE, réunion plénière).

La MDE a ainsi souhaité répondre à l’appel à projets 100 % inclusion en s’appuyant sur l’ensemble des acteurs de son territoire. Cette démarche participative en amont s’est traduite par un lancement en réunion plénière et la tenue de plusieurs groupes de travail jusqu’à la présentation d’un plan d’action et au dépôt du projet en juillet 2019[6]. Dans ce processus d’accompagnement vers l’emploi, la MDE aurait été garante de la mise en musiquemarche de ce parcours expérimental : « L’idée de l’expérimentation, c’est ne pas casser tout ça, mais expérimenter d’autres manières de faire. Notre rôle, en tant que MDE, c’est d’animer le groupe, on doit coordonner les interventions » (extrait d’un entretien avec la direction de la MDE). Le caractère participatif de la démarche est mis en avant en tant qu’innovation sur le territoire : « l’idée du projet est de mutualiser les outils, de se les prêter » (extrait de la présentation du projet par la MDE, réunion plénière). Les principales tensions observées au cours de la démarche participative en amont concernent la crainte des acteurs du secteur public impliqués dans la démarche de voir les différentes organisations s’approprier leurs publics : « Certaines structures étaient réticentes au départ […]. Pour rassurer les partenaires, la garantie de l’éligibilité du public se fera lors de la validation par une instance ». (compte-rendu de réunion avec la MDE). Afin de lever cette crainte, il a été décidé de prévoir une instance de concertation, garantissant que les personnes accompagnées par le projet Parcours-emploi ne seraient pas les mêmes que celles déjà prises en charge par ces mêmes structures indépendamment du parcours intégré.

Cas Grand-Est : une démarche participative pour apprendre à coopérer

Des démarches collaboratives sous forme coopérative informelle ou, au contraire, sous une forme institutionnelle peu propice à la coopération existaient au niveau départemental avant le lancement de l’appel à projets 100 % inclusion. Ainsi, sur un territoire local (TL1), il existe une culture de coopération historique (« une culture du… du faire ensemble ») qui permet aux acteurs de différents infrasecteurs publics de collaborer (RSTI TL1 : « j’ai toujours un peu connu cette volonté de se donner des instances de régulation plutôt informelles, c’est-à-dire en dehors du cadre institutionnel, pour réguler nos différents ou les logiques institutionnelles »). Outre ces instances informelles, il existe, sur chaque territoire local et au niveau départemental, des comités officiels divers organisés par les acteurs de différents champs du secteur public (CT, région, Direccte…). Ces comités sont souvent perçus comme des chambres d’enregistrements alors qu’ils gagneraient à devenir des instances de pilotage stratégique (RSTI TL2 : « on aimerait avoir une vision plus stratégique, si vous voulez, plus globale des dossiers […] pour faire évoluer l’offre de services ensemble »).

Nous avons également relevé que les termes utilisés pour parler de l’insertion prennent différentes formes en fonction des acteurs et de leur rôle ou niveau d’implication. Ainsi, les pilotes de la CT, qui appartiennent exclusivement au secteur public, emploient des termes politiques et gestionnaires (comme politique d’insertion, plan territorial d’insertion, chaîne de service de l’insertion et Comité de Pilotage Emploi Insertion), alors qu’au niveau opérationnel (acteurs référents et relais multi-sectoriels), il sera question de dispositifs facilitant l’insertion (offre d’insertion, outils d’orientation, outils de diagnostic et de mobilisation). Les publics éloignés de l’emploi, quant à eux, utilisent un registre qui permet l’expression de besoins rompre le sentiment de solitude, être accompagné, être respecté, avoir le bon service au bon moment). Le terme inclusion apparaît très marginalement lors des entretiens avec les différents acteurs[7]. Le risque entrevu avec cette perte du vocable inclusion est d’aller vers une orientation de la politique d’action sociale dirigée vers l’insertion professionnelle uniquement alors que la plupart des acteurs reconnaissent que pour certains, le « revenu de solidarité active devrait être un simple revenu minimum garanti » (acteur pilote : « un accompagnement à l’emploi s’ils le souhaitent et s’ils sont en capacité » ; « le “nul n’est inemployable” […] il faut accepter que pour certains ça sera par étapes et que pour d’autres ça sera jamais »). Les ateliers ont permis de mettre de l’avant des tensions autour de ces définitions non partagées de la notion de parcours d’insertion et de sa finalité (extrait des ateliers : « Qu’est-ce qu’un parcours d’insertion réussi ? Un parcours est-il réussi si la personne suivie trouve sa place dans la société, parfois grâce à des activités bénévoles, ou la réussite repose-t-elle uniquement sur l’obtention d’un emploi ou d’une activité durable ? Que signifient, dans ce cas, les termes activité, emplois et durable ? Un parcours doit-il toujours être ascendant ?).

Ces tensions intersectorielles et infrasectorielles au sein du secteur public ont été révélées, voire renforcées par la nouvelle politique publique nationale d’insertion qui semble déséquilibrer les façons de faire habituelles des territoires.

Le territoire inclusif conçu comme un parcours linéaire et collaboratif

Les études de cas ont permis d’illustrer que, selon le cas, trois ou quatre secteurs avaient bien été associés dans le cadre de projets tournés vers l’insertion territoriale des demandeurs d’emploi, mais selon des modalités de participation différentes.

Des projets d’accompagnements conçus autour de la coordination des acteurs du territoire

Les résultats permettent de mettre en lumière les caractéristiques communes de ces deux territoires qui envisagent, sur certains points, la notion d’inclusion et de territoire inclusif de manière similaire. Tout d’abord, dans les deux cas, la notion d’inclusion, bien que le terme ne soit pas employé spontanément au premier abord, est appréhendée comme la volonté d’aller vers un parcours linéaire pour les bénéficiaires. Cela transparaît dans le vocable utilisé. Le cas no 1 [MDE] évoque un « parcours intégré aboutissant à l’emploi », tandis que dans le cas no 2 [Grand-Est], c’est plutôt la nécessité d’aller vers « un parcours sans couture » qui est d’abord évoquée. Quant à la manière de concevoir le territoire inclusif, les résultats montrent que cela s’envisage dans les deux cas comme une démarche participative et que la mise en oeuvre de l’ensemble des acteurs du territoire nécessite un important travail de fond. Cette participation est conçue en deux temps : une phase amont qui permet de repérer les acteurs du territoire compétents et potentiellement mobilisables, de les rencontrer et de faire émerger un réseau favorisant les échanges dans le but de définir des objectifs et des actions communes, ainsi qu’une phase aval qui peut se concrétiser par la réalisation des actions prévues. Ces modalités de participation renvoient dans les deux cas à la mise en oeuvre de démarches collaboratives à grande échelle, incluant les acteurs des secteurs-ordre publics, privés, hybrides et du tiers-secteur (dans le cas no 1). On observe aussi que, dans les deux cas, les acteurs publics des différents secteurs-champs ainsi que le tiers-secteur ont été associés dès le lancement des démarches participatives, et leur participation s’est faite au fil des semaines de manière volontaire et relativement bien suivie. En revanche, la participation des bénéficiaires et du secteur privé n’a pas semblé évidente. La question de la mobilisation des entreprises dans le cadre de projets de territoire tournés vers l’inclusion reste encore ouverte, car peu d’entre elles ont été mobilisées dans les deux cas étudiés ou, du moins, elles l’ont été seulement à travers leurs représentants (par ex., branches professionnelles, secteur privé ou Club d’entreprises partenaires de l’insertion, secteur hybride).

Des modalités de participation distinctes selon les territoires

La démarche participative a été initiée dans les deux cas par des acteurs relevant du secteur public (cf. Tableau 2), mais dans le cas no 1, il s’agissait d’un acteur opérationnel sur le territoire (la MDE), tandis qu’il s’agissait d’un acteur qui défend la politique d’insertion de son territoire (CT) dans le cas no 2. Leurs enjeux sont donc distincts : pour la MDE, l’appel à projets 100 % inclusion représente une opportunité d’obtenir de nouveaux fonds pour élargir son périmètre d’action, tout en renforçant son rôle d’animateur territorial alors que, pour le cas no 2, il s’agit d’une piste pour aller vers une démarche participative régulée par le département afin de garder la possibilité de déployer une politique départementale en s’appuyant sur les ressources nationales issues des appels à projets.

On relève également que les modalités de participation sont sensiblement différentes auprès d’un groupe d’acteurs spécifique, soit les bénéficiaires. En effet, il est à noter que l’implication des bénéficiaires dans la démarche participative ne semble pas si évidente dans la mesure où elle demande un dispositif particulier (une enquête dans le cas no 1 et un groupe cible dans le cas no 2). Dans le cas no 2, le recours à des groupes cibles, même s’il ne permet pas d’avoir une représentativité de l’avis des bénéficiaires, permet d’identifier un écart important entre les modes de représentation de l’insertion des acteurs politiques, opérationnels et des bénéficiaires. Par exemple, un atelier avec les acteurs du TL2 a permis de mettre en évidence que si les accompagnants adhèrent à une représentation de l’insertion vue comme un réseau ferré (le parcours d’insertion) avec différentes gares (les dispositifs), les bénéficiaires, quant à eux, voient plutôt l’insertion comme faisant partie de leur parcours de vie représenté comme une spirale ascendante avec des hauts et des bas (Marcandella, 2021).

Enfin, on relève au sein de ces deux cas, des tensions liées au travail collaboratif. Il est intéressant de souligner que ces tensions sont révélatrices des infrasecteurs au sein du secteur public, jusque-là peu étudiées dans la littérature.

Discussion

Dans un premier temps, nos résultats sont discutés au regard de la littérature sur les CIS, à laquelle notre recherche apporte un éclairage complémentaire. Nos travaux prolongent les typologies actuelles (Camus, 2014 ; Divay et coll., 2013 ; Selsky et Parker, 2005) tout en suggérant d’y inclure la société civile comme cinquième secteur-ordre (public, tiers-secteur, hybride, privé et société civile). De plus, nos travaux permettent de mettre en évidence les tensions infrasectorielles entre plusieurs secteurs-champs du même secteur-ordre, tout en reconnaissant également plusieurs niveaux d’implication au sein des CIS. La confirmation de l’existence de ces infrasecteurs contribue à une lecture plus fine des jeux de pouvoir au sein des CIS, notamment lors de leur émergence. Daymond et Rooney (2018), à la suite de Bryson et coll. (2015), reconnaissent en effet la nécessité de favoriser la diversité des partenaires au sein des CIS afin de traiter des problématiques sociales complexes, mais admettent que cette diversité est génératrice de tensions. Au sein des CIS, de nombreux travaux ont montré que l’émergence d’une stratégie collaborative (Clarke et Fuller, 2011) ne pouvait avoir lieu sans enclencher un travail de problématisation au sens de Callon (1986), où l’expression des enjeux individuels et collectifs tient une place prépondérante pour la solidification d’un réseau d’acteurs. La prise en compte et la reconnaissance de cette diversité d’acteurs, jusqu’alors parfois masquées par la dichotomie classique entre le secteur privé et public, pourront ainsi faire l’objet d’approfondissements dans le champ d’étude des CIS. Ceci ouvre une voie de recherche intéressante, car la société civile constitue un secteur-ordre à part entière que la littérature sur les CIS a jusqu’alors peu étudié (Trujillo, 2018). Une piste de réflexion possible consisterait ainsi à identifier des modalités de collaboration, peut-être innovantes, permettant aux bénéficiaires de faire partie des démarches participatives pour aller vers davantage d’inclusion à l’échelle territoriale. Du côté du secteur privé, la difficulté à mobiliser les entreprises, hormis les organisations qui les représentent (les organisations patronales), a été pointée. Dans les deux cas observés, nos résultats indiquent que l’on se situe dans une approche intervention publique, ce qui expliquerait le faible investissement des entreprises, encore relativement peu tournées vers le champ de l’entrepreneuriat social (Vurro et coll., 2010). Cette difficulté à mobiliser le secteur privé dans des dispositifs à l’initiative du secteur public avait d’ailleurs été également identifiée lors de démarches de GPEC territoriale, discutées ci-après (Loubès et Bories-Azeau, 2016). En outre, Kim et Darnall (2016) considèrent que les entreprises susceptibles de participer à ces projets doivent réunir trois conditions : reconnaître l’existence d’un problème dont la résolution nécessite l’implication d’autres acteurs, reconnaître que l’accroissement de leurs intérêts économiques passe également par l’accomplissement d’actions sociales et enfin, avoir le support de la hiérarchie lors de l’implication de l’entreprise au sein de tels projets. Ces projets représentent pourtant de nouveaux enjeux pour les entreprises et plus particulièrement en gestion des ressources humaines (Gazley, 2017). Devenir un territoire inclusif nécessite de créer un réseau avec l’ensemble des parties prenantes (Evon, 2019) y compris avec le secteur de la société civile et le secteur privé. Cela implique de passer d’une logique de faire pour à une logique de faire avec, et d’inclure ces acteurs dans les organes de décision, afin de passer d’une gouvernance infrasectorielle (partagée entre acteurs de champs publics différents) à une gouvernance intersectorielle et collaborative, c’est-à-dire partagée entre acteurs des différents secteurs-ordres, y compris le secteur société civile.

Un autre apport significatif de ces travaux, dans le champ des CIS et qui doit être poursuivi, est l’identification des différents degrés d’implication des acteurs en fonction de leur appartenance à un secteur ou à un infrasecteur. Ce point présente un enjeu afin de mieux comprendre la dynamique collaborative et territoriale à l’oeuvre. Michaux et Defélix (2019 : 22) soulignent l’importance, lorsqu’il s’agit de conduire un diagnostic partagé en contexte interorganisationnel, de la mise en oeuvre d’une gouvernance favorisant la « prise de décision collégiale entre de nombreuses parties prenantes », où la gouvernance est envisagée comme le « lieu de prise de décision partagée répondant à des règles de fonctionnement qui lui sont propres » (Michaux et Defélix, 2019). On peut s’interroger aussi plus largement sur le degré d’implication et sur les modalités de participation et de prise de décisions allouées à chaque acteur selon son positionnement dans la CIS. Caractériser les acteurs impliqués à différents degrés au sein des infrasecteurs peut également conduire à approfondir la question de l’évaluation et de l’impact de ces projets (Clarke et Fuller, 2011), et ce, non seulement pour les entreprises, mais aussi pour les partenaires issus du secteur public et des infrasecteurs identifiés. Le fait de reconnaître les disparités infrasectorielles permettrait d’évaluer plus spécifiquement les résultats potentiels que chaque acteur pourrait retirer, au regard de son degré d’implication.

La discussion porte, dans un second temps, sur l’apport de nos travaux dans le champ de recherche sur la GRH territoriale. La mise à jour des tensions infrasectorielles pourrait ainsi être mise à profit pour relire les travaux sur les projets de collaboration territoriale, comme la GRH territoriale, qui ont largement souligné les difficultés liées à l’émergence et à la pérennisation d’un réseau d’acteurs (Mazzilli et Pichault, 2015 ; Loufrani-Fedida et Saint-Germes, 2018). C’est la distorsion entre les enjeux des entreprises et des structures publiques qui est mise en cause ou encore la concurrence entre entreprises d’une même filière (Mazzilli et Pichault, 2015). Pareillement, Loubès et Bories-Azeau (2016) ont élaboré une typologie basée sur les éléments de différenciation entre une GPEC territoriale prescrite, portée par des acteurs institutionnels locaux et des entreprises, et une GPEC territorialisée, construite autour d’une stratégie partenarialeimpulsée par l’entreprise ou un regroupement d’entreprises et incluant l’État. Le champ d’étude des CIS permet de s’intéresser non seulement à ces deux secteurs, mais aussi plus largement à d’autres secteurs (le tiers-secteur, le secteur hybride et la société civile) quasiment absents des travaux en GRH territoriale, ainsi qu’aux infrasecteurs au sein des différents secteurs-ordres. La caractérisation des infrasecteurs pourrait ouvrir la voie au repérage des compétences de chaque acteur, en se demandant qui possède quelles ressources et quelles capacités (Grudinschi et coll., 2013). Les récents travaux sur la gestion des compétences territoriales ont mis en exergue son évolution, qui reposerait moins sur l’identification des compétences individuelles des salariés que sur la capacité des organisations du territoire à nouer des partenariats (Evon, 2019 ; Mazzilli, 2021). Dans le champ des CIS, la question des compétences est encore peu abordée, mais constitue un terrain de recherche particulièrement fertile afin de mieux comprendre cette capacité d’action collective. Enfin, cette recherche permet d’aller au-delà des modèles de GRH territoriale, qui ont montré leurs limites tant sur le plan prévisionnel de la GPEC envisagée à l’échelon territorial (Villeneuve-Alain et Hallée, 2019 : 330), que sur la mobilisation des acteurs d’un territoire. Nos travaux initiés dans le champ de l’insertion en vue de développer des territoires inclusifs ont mis en évidence que les acteurs ont construit leur approche comme étant un processus, un parcours pour les bénéficiaires, autour duquel la mise en collaboration des acteurs du territoire est requise, et non pas seulement comme la proposition d’un plan d’action. C’est donc une conception nouvelle de la mise en relation des acteurs d’un territoire qui est proposée ici, dans le champ de l’insertion, mais qui pourrait être expérimentée dans le champ de l’emploi.

La stratégie nationale de lutte contre la pauvreté propose un appel à projets (AAP 100 % inclusion) ouvert à « n’importe quelle structure publique ou privée », tout en encourageant « la constitution de consortiums composés d’acteurs du développement local dans leur diversité, d’institutions, y compris scolaires ou universitaires, d’associations de tous les secteurs et d’entreprises ». Les acteurs proviennent donc de différents secteurs-ordres. Il est légitime de se demander si cette proposition n’a pas vocation à proposer une autre voie que celle empruntée par les territoires qui auraient naturellement tendance à préférer une approche tirée par la politique publique plutôt que par le marché. Cette approche, en permettant aux acteurs du territoire d’éviter le niveau départemental, peut être source d’innovations territoriales basées sur une nouvelle gouvernance partagée qui peut être assimilée à une innovation organisationnelle ou plutôt interorganisationnelle, voire intersectorielle. Ces projets à consortium représentent un niveau d’action opérationnel qui facilite la mise en oeuvre de ces innovations intersectorielles parce qu’ils sont orientés vers l’action, contrairement aux instances de partage à visée de pilotage des politiques publiques (Divay et Belley, 2012).

Du point de vue mangérial, notre contribution porte sur l’identification d’infra-champs, c’est-à-dire sur la coexistence de différents champs publics impliqués dans une CIS. Dans les deux cas étudiés, il apparaît, en utilisant une méthode de catégorisation des acteurs par secteurs au sens de la CIS, que les infrasecteurs (secteurs champs) du secteur public sont surreprésentés dans les acteurs pilotes. Ainsi, l’impression d’être face à un projet collaboratif est à nuancer, puisque dans le cas no 2, par exemple, seuls des acteurs du secteur public font partie du comité de pilotage, alors que les acteurs relais couvrent quasi tous les secteurs-ordre (public, tiers-secteur, secteur hybride). Cette collaboration infrasectorielle a des conséquences sur les résultats produits. Ainsi, il sera question pour les acteurs du secteur public de parcours, et ce, qu’il s’agisse de parcours d’insertion, de parcours d’insertion professionnelle ou de parcours de formation vers l’emploi. Cette représentation, diffusée dans le secteur public et reprise par nécessité chez les acteurs du tiers-secteurs et du secteur hybride de l’insertion, ne fait pas écho chez les personnes éloignées de l’emploi (secteur de la société civile) qui ont une « grande impression de flou » face à ces propositions. Cette représentation ne fait pas non plus écho auprès du secteur privé, dont les acteurs sont à la recherche de compétences plus que de « bénéficiaires ayant suivi un parcours d’insertion ». En outre, alors que différents auteurs soulignent l’importance de la médiation dans les projets collaboratifs (Marcandella et coll., 2018 ; Mazzilli, 2016 ; Michaux, 2011), la question de la légitimité du porteur de projets à assumer ce rôle de médiateur doit être posée. Qui peut assumer ce rôle ? Est-ce qu’il pourrait être éventuellement assumé par un collectif de chercheurs en s’appuyant sur les acteurs du secteur hybride ? Le secteur hybride, à l’interface entre différents secteurs (entre secteur public et secteur privé pour certaines structures relevant de l’insertion par l’activité économique, et entre secteur privé et société civile pour le club d’entreprises partenaires de l’insertion) pourrait sans doute jouer un rôle non négligeable pour faciliter la collaboration intersectorielle.

Conclusion

En conclusion, l’étude de deux collaborations intersectorielles orientées vers l’émergence de territoires inclusifs a permis de dégager que ces deux projets avaient tout d’abord été envisagés dans le cadre de démarches participatives à grande échelle dans le but de favoriser la concertation avant de répondre à un appel à projets. Cette recherche comporte, bien entendu, des limites qui étaient notamment liées au caractère émergent de ces deux projets. Toutefois, il apparaît clairement que les quatre secteurs-ordres ont été mobilisés, mais de manière différente et selon des degrés d’implication variables. Cette recherche a permis d’identifier deux défis majeurs auxquels ces projets font face. Il s’agit, d’une part, de parvenir à inclure, à des niveaux de participation plus importants, les bénéficiaires de ces projets ainsi que les acteurs du secteur privé. Bien que ceux-ci aient été inclus au sein des démarches participatives, ils l’ont été de manière non équivalente et parfois en deçà des attentes. Cette première difficulté constitue l’une des pistes de recherche possible, puisqu’il est nécessaire de mieux comprendre les modalités de participation des bénéficiaires et les freins des différents acteurs privés pour qu’ils s’impliquent davantage dans les projets de territoire. À ce sujet, nous pensons que le rôle que les acteurs de la GRH peuvent jouer dans ce type de projets mérite d’être approfondi. Le deuxième apport de cette recherche concerne la mise à jour des disparités au sein des infrasecteurs du secteur public. Il pourrait être utile, à la fois dans la perspective de contribuer à la littérature sur les CIS, mais aussi dans le cadre d’une recherche-action, d’identifier et de mieux comprendre les motivations des différents secteurs-champs au sein du secteur public.