Corps de l’article

Introduction

Criants sont les exemples couverts par la presse de situations dans lesquelles les lanceurs d’alerte qui décident de partager un secret avec le public apparaissent comme des héros, tels Isabelle Demongeot, Sarah Abitbol, Julien Assange… ou des traîtres. Dans le monde des affaires, les lanceurs d’alerte jouent un rôle important pour dénoncer des pratiques non éthiques (Charreire Petit et Surply, 2008). Ainsi, le 17 avril 2019, le conseil des Prud’hommes de Lyon donne raison à un acheteur lanceur d’alerte de la SNCF qui constate des irrégularités sur l’attribution de marchés publics[2]. D’un point de vue juridique, la Loi Sapin II[3], dans son article 6[4] définit le lanceur d’alerte comme « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance. Les faits, informations ou documents, quel que soit leur forme ou leur support, couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client sont exclus du régime de l’alerte défini par le présent chapitre ». Pour autant, le lanceur d’alerte peut être témoin, dans le cadre de ses activités professionnelles, de pratiques qui présentent des risques, notamment pour la santé publique ou encore l’environnement. Le code du travail précise que « le travailleur alerte immédiatement l’employeur s’il estime, de bonne foi, que les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en oeuvre par l’établissement font peser un risque grave sur la santé publique ou l’environnement » (article L4133-1, Loi no 2013-316 du 16 avril 2013, art. 8).

D’un point de vue académique, les lanceurs d’alerte sont définis comme des membres actuels ou anciens d’une organisation qui divulguent des pratiques illégales, immorales ou illégitimes mises en oeuvre sous la responsabilité de leurs employeurs à des personnes ou à des organisations susceptibles d’influencer l’action (Near et Miceli, 1985 : 4). Soulignons que le lanceur d’alerte ne dispose pas du pouvoir ou de l’autorité suffisante pour modifier les pratiques (Near et Miceli, 1987). L’étude des professionnels confrontés à des pratiques illégales s’inscrit dans le courant théorique relatif au processus décisionnel éthique. Ces travaux confrontent les professionnels à des dilemmes afin de comprendre les mécanismes de reconnaissance, de jugement, de posture et d’intention d’agir (Fritzsche et Becker, 1984 ; Jones, 1991). Les lanceurs d’alerte exposés à des situations non éthiques oscillent entre commettre un crime d’obéissance (Kelman et Hamilton, 1989) en refusant de dénoncer les pratiques immorales et un défaut de loyauté en diffusant des informations compromettantes pour leur organisation (Charreire Petit et Surply, 2012). Les travaux de Valentine et Godkin (2019) associent le cadre conceptuel du processus décisionnel de Jones (1991) à celui du lancement d’alerte (Near et Miceli, 1987). Les résultats de leurs travaux soulignent une corrélation positive entre la reconnaissance d’un dilemme et l’intention de lancer l’alerte. L’étude ne permet pas d’identifier les déterminants de l’intention de dénoncer une situation non éthique. Ces travaux constituent le fondement théorique de notre recherche à travers une démarche qualitative structurante par l’élaboration de six scénarios.

Les acheteurs constituent une population particulièrement sensible aux dilemmes dans la mesure où ils négocient des contrats dans l’intérêt de leur organisation et gèrent des problématiques de délais, de coût, de qualité ou encore de continuité des relations d’affaires (Narasimhan et Das, 2001 ; Eckerd et Hill, 2012). Plusieurs risques apparaissent lorsque les acheteurs négocient, notamment en termes financiers, de performance ou encore de qualité des relations entre collaborateurs (Ratnasingam et Ponnu, 2008). Dans ces conditions particulières de travail, certains acheteurs observent que des collègues acceptent des cadeaux en échange d’un contrat (Trawick et coll., 1989) et se trouvent dans la position soit de garder le secret, soit de lancer l’alerte sur ces pratiques illégales.

Nous posons donc dans ce travail de recherche la problématique suivante : Quels sont les déterminants de l’intention de lancer l’alerte des acheteurs confrontés à des dilemmes ?

Afin de répondre à cette problématique, l’article se structure en quatre grandes parties : la première partie expose la pertinence du cadre théorique sur les lanceurs d’alerte évoluant dans le secteur des achats. La seconde partie présente le cadre méthodologique de collecte et de traitement des données. La troisième partie présente les résultats issus de l’analyse sémantique des entretiens conduits avec les acheteurs et la dernière partie engage une discussion sur les déterminants de l’intention de lancer l’alerte.

Les lanceurs d’alerte : entre divulgation et préservation du secret

Les lanceurs d’alerte : gardiens de notre morale ?

Les lanceurs d’alerte constituent les garants du respect de notre morale pour les organisations. Ils englobent « un employé […] qui considère que son organisation est impliquée dans des activités qui sont susceptibles de causer des préjudices à des tiers, viole les droits de l’homme, agit de manière contraire aux intérêts de leur structure et décide d’en informer le grand public » (Bowie, 1982 : 142). Cette définition mérite d’être complétée par la Loi Sapin II qui encadre le dispositif de lancement d’alerte et incite le collaborateur à informer sa direction ou les autorités compétentes avant d’alerter le grand public.

Miceli et Near (1992) démontrent que lancer une alerte présente bien des avantages à la fois pour les individus, les organisations et, de manière plus large, l’ensemble d’une société. En effet, le fait de lancer une alerte sur les mauvaises pratiques diminue les risques de maintenir des habitudes nuisibles à la performance et garantit la pérennité organisationnelle. Maintenir et cautionner des actes répréhensibles discrédite l’organisation pour les collaborateurs en interne, pouvant même générer de la méfiance envers la gestion (Miceli et Near, 1992). À l’externe, le fait de ne pas dénoncer des situations non éthiques expose les droits ainsi que la santé des citoyens et nuit à la réputation des entreprises, comme l’illustre l’exemple de Nike (Gasmi et Grolleau, 2005). C’est alors tout naturellement que l’on peut se demander « pourquoi personne n’a réagi plus tôt ? » (Miceli et Near, 1992). Finalement, les individus confrontés à des dilemmes oscillent entre l’envie de savoir et le souhait d’oublier.

Bien que présent dans la littérature, le fait de lancer une alerte n’apparaît pas comme une évidence pour les individus. Prendre la décision de lancer une alerter présuppose que l’individu reconnaisse l’existence d’un problème éthique et qu’il en ait effectivement conscience (Jones, 1991). Cela nécessite une évaluation de la situation et la volonté d’en prendre la responsabilité. Finalement, lancer une alerte devient envisageable dans l’action si la personne estime qu’une alternative est possible et que les résultats justifient les risques encourus (Miceli et Near, 1992). Les lanceurs d’alerte peuvent être perçus comme « les nouveaux gardiens de l’éthique » afin de sortir de « la spirale de la destruction […] au profit de la probabilité collective de survivre » (Bounois et Bourrion, 2008). Ils réfléchissent sur les risques sanitaires en lien avec des produits cancérigènes comme l’amiante ou l’alimentaire (par exemple, la crise de la vache folle) ou des produits technologiques (réflexion environnementale sur les incidences du nucléaire sur la nature) (Chateauraynaud et Torny, 1999).

Dans la pratique, la législation prévoit une procédure spécifique en trois étapes pour lancer une alerte dans l’article 8 de la loi du 9 décembre 2016, appelée Loi Sapin II[5]. Tout d’abord, le lanceur d’alerte s’adresse à son supérieur hiérarchique direct ou indirect. Ensuite, les autorités judiciaires, administratives ou les ordres professionnels deviennent les interlocuteurs responsables de l’affaire. À défaut de considération de la part de ces instances, le lanceur d’alerte a le droit, dans un délai de trois mois, de rendre l’information publique. Soulignons que si la situation est jugée grave ou qu’elle présente des risques dommageables irréversibles, le lanceur d’alerte peut alors s’adresser directement aux organismes publics.

Les lanceurs d’alerte deviennent marginalisés en réponse aux scandales financiers (par exemple, Enron) par les États-Unis, en 2002, avec la loi SOX, autrement appelée la Loi Sarbanes-Oxley. Ainsi, l’objectif est d’accroître la responsabilité des organisations et de favoriser la transparence des informations diffusées aux actionnaires. Charreire-Petit et Surply (2008 : 121) montrent que l’exercice de l’alerte éthique s’inscrit au coeur d’une relation triangulaire entre le salarié, les actionnaires et les auteurs de la fraude. Elle souligne un glissement d’une alerte « conçue pour fonctionner a posteriori (après la fraude) à une alerte pensée pour agir comme un système préventif, a priori (avant la fraude) ». Cette nouvelle exigence vis-à-vis du salarié enferme le salarié dans un paradoxe entre sa liberté d’alerter et les risques de sanctions (Charreire-Petit et Surply, 2012), car les représailles réelles découragent bien souvent les lanceurs d’alerte potentiels. Face à ces risques, ces derniers développent alors une compétence de résilience (Charreire-Petit et Cusin, 2013).

Loin d’être évident, lancer une alerte enferme l’individu dans le dilemme de parler ou de rester silencieux dans la cadre spécifique de la moralité, c’est-à-dire de ce qui est jugé bon ou mauvais (Bouville, 2008). Cette dualité plonge les professionnels dans un paradoxe moral ou managérial (Calleba et Charreire-Petit, 2018). Bien des travaux montrent que les lanceurs d’alerte ne ressortent pas gagnants dans leur démarche, d’autant plus qu’ils ne sont généralement pas en situation de force dans les entreprises, c’est-à-dire en capacité de changer les choses directement (Calleba, 2019 ; Sonnenfeld, 2002). Ils risquent de subir des représailles de la part de leurs collègues et de leurs gestionnaires (Near, 1989 ; Rothschild et Miethe, 1999 ; Charreire-Petit et Cusin, 2013) et de se faire accuser de déloyauté envers leur employeur, notamment lorsque la dénonciation nuit à la réputation de l’organisation (Calleba, 2019). Les lanceurs d’alerte subissent même des menaces de licenciement ou des pressions sur leur carrière, ou encore, ils sont mis à l’écart (Charreire‑Petit et Surply, 2012). Pourtant, les lanceurs d’alerte existent, et ce, dans l’indifférence, car « il semble normal que le lanceur d’alerte soit exposé à des violences » (Fanchini, 2020). Il convient alors de s’interroger sur les déterminants de leur intention de dénoncer.

Les acheteurs confrontés à des dilemmes : potentiels lanceurs d’alerte ?

Récemment, les travaux de Valentine et Godkin (2019) montrent que la perception et la reconnaissance de l’importance des problématiques éthiques, ou encore le jugement, sont positivement liés à l’intention de dénoncer. De manière plus spécifique, les acheteurs, dont les rôles évoluent constamment, sont souvent témoins de dilemmes éthiques avec leurs fournisseurs de rang 1, voire avec toute la chaîne de sous-traitance dans leurs pratiques quotidiennes (Bichon et coll., 2010 ; Husser et coll., 2019). Ces dilemmes s’expliquent par les pressions exercées tant à l’interne par les prescripteurs et les donneurs d’ordre que par les fournisseurs eux-mêmes (Goujon-Belghit et coll., 2019).

La prise de décision éthique a été modélisée par Jones (1991) et celle de lancement d’alerte par Valentine et Godkin (2019). Ces deux modélisations décrivent quatre étapes dans la prise de décision d’agir et celle de dénoncer des pratiques non éthiques : la reconnaissance, le jugement, l’intention d’agir et enfin, la mise en oeuvre de la décision. La reconnaissance éthique se définit comme la capacité du décideur à mettre en évidence un problème éthique existant. Elle renvoie à l’identification du problème éthique et comprend l’interprétation de la situation ainsi que la prise de conscience qu’il existe un problème moral (Jones, 1991 ; Miceli et Near, 1992).

L’intention éthique se définit comme le degré d’engagement avec lequel le salarié mènera des actions et des comportements éthiques impliquant le lancement d’alerte. Elle influence le stade 4, celui de la décision elle-même et de sa mise en oeuvre concrète (Jones, 1991), les trois autres stades étant la reconnaissance, le jugement et l’intention d’agir. La modélisation de Jones (1991) reprise dans les travaux de Valentine et Godkin (2019) portant sur le lancement d’alerte renvoie à six situations empiriques types : la magnitude des conséquences, le consensus social, la probabilité des effets, la temporalité, la proximité et la concentration des effets.

Cependant, les lanceurs d’alerte demeurent peu nombreux. Ils se heurtent à la force du secret et au côté sombre des organisations, selon Dufourmantelle (2015). Elle souligne le « statut hautement suspect des lanceurs d’alerte », car il existe un effet pervers coercitif associé à l’incitation à la délation. Bien loin du héros à l’américaine, le lanceur d’alerte apparaît comme une menace, un délateur qui trahit son organisation (Charreire-Petit et Cusin, 2013) et qui est déloyal (Calleba, 2019), autrement dit un collabo. De plus, Dufourmantelle (2015) évoque la dualité suivante : l’individu détient un secret, mais c’est plutôt le secret qui le garde et le protège.

Le secret génère un fort sentiment d’appartenance microsocial (Liberman et Shaw, 2018 : 2 139). Il se définit comme « une information jugée de valeur partagée par un groupe microsocial restreint qui contribue à renforcer le sentiment d’appartenance de ses membres ». Les entreprises gèrent une tension entre la nécessité de garder le secret qui constitue la clé de leurs avantages compétitifs et les injonctions de transparence provenant des acteurs qui affirment leur droit de savoir et exigent des « informations » (Colson, 2004). Devant cette tension qui s’exerce sur les salariés, un choix s’impose à eux : préserver le secret ou dénoncer. Dufourmantelle (2015) s’interroge sur la fragilité du statut de lanceur d’alerte délivré à tous les individus plutôt qu’à des personnes formées professionnellement et légitimées par les organisations. Reconnaître, juger puis dénoncer les situations non éthiques ne serait pas à la portée de chaque individu.

Cette première partie, qui s’appuie largement sur les travaux de Valentine et Godkin (2019), montre qu’il est important de s’intéresser aux déterminants de l’intention de dénoncer des professionnels des achats lorsqu’ils sont confrontés à des dilemmes.

La méthodologie

Notre posture épistémologique est constructiviste au sens de Wacheux (1996). Nous optons pour une démarche qualitative qui s’appuie sur l’analyse de la représentation des acheteurs pour identifier les déterminants de l’intention de lancer l’alerte lorsqu’ils sont confrontés à des situations non éthiques.

Présentation de l’échantillon

Notre étude s’appuie sur 50 répondants qui devaient s’exprimer sur des dilemmes exposés d’après les scénarios de Jones (1991) : la reconnaissance, le jugement, l’intention d’agir et enfin, la mise en oeuvre de la décision. Les acheteurs ont été contactés de juin 2019 à octobre 2019 afin de réfléchir sur plusieurs questions portant sur l’intention de dénoncer des dilemmes. La répartition homme/femme a été respectée puisque notre échantillon comprenait 24 hommes et 26 femmes. Concernant l’âge, 21 personnes avaient plus de 30 ans, alors que les autres avaient moins de 30 ans. Parmi les répondants, 5 personnes travaillaient pour leur employeur depuis moins d’un an, 34 personnes travaillaient pour leur employeur depuis un an ou deux et 11 personnes travaillaient depuis plus de deux ans pour leur entreprise. Une grande majorité de nos répondants ont suivi des études en gestion et quelques-uns sont ingénieurs. Neuf personnes travaillent pour une entreprise du secteur des services, 8 sont dans le secteur du luxe, 10 évoluent dans le secteur industriel, 8 travaillent pour la grande distribution, 5 travaillent dans le secteur automobile et les autres travaillent pour d’autres secteurs d’activité. Nous avons ainsi atteint une variété de secteurs d’activité dans le domaine des achats. Enfin, une majorité de nos répondants travaille pour des entreprises employant plus de 500 salariés et seulement 10 d’entre eux évoluent dans des structures plus petites. Il est à noter que les TPE ne disposent pas de service d’achats, ce qui explique que la plupart de nos répondants travaillent pour de grandes entreprises.

La méthode des scénarios

La méthode des scénarios a été fortement mobilisée par le monde académique afin d’établir des liens entre les cadres théoriques portant sur l’éthique et les situations managériales vécues par les professionnels (Barnett et Valentine, 2004 ; Mc Mahon et Harvey, 2006 ; Razzaque et Hwee, 2002 ; Goujon-Belghit et coll., 2019 ; Valentine et Godkin, 2019). Elle permet aux personnes interviewées de se projeter dans des situations professionnelles concrètes et d’apporter des réponses précises aux cadres académiques testés (Gueroui, 2016 ; Husser, 2019). La méthodologie mise en oeuvre a suivi les recommandations de Nillès (2002), de Mc Mahon et Harvey (2006) et de Gueroui (2016) qui comprend les étapes suivantes : ancrage théorique, propositions de correspondance avec des scénarios vécus dans le cadre opérationnel des achats et validation par un groupe de professionnels. Cette démarche méthodologique a permis d’aboutir à six scénarios respectant les six dimensions théoriques envisagées par Jones (1991).

Dans le cadre de cette méthode des scénarios, des vignettes achat ont été élaborées. Les situations proposées respectent les six dimensions envisagées par Jones (1991). Les six scénarios ont été établis avec l’aide de quatre acheteurs seniors (ayant plus de dix ans d’ancienneté dans la fonction logistique) appartenant à des secteurs industriels et commerciaux diversifiés : grande distribution, bâtiment et travaux publics, banque et assurance, industrie du luxe. Chacun des quatre acheteurs a reçu l’ensemble des scénarios, puis a proposé des situations équivalentes adaptées au contexte des achats. Les scénarios reçus ont fait l’objet d’une double évaluation :

  • une évaluation testant la correspondance avec le cadre théorique de Jones (1991). Cette première étape a été menée par deux chercheurs appartenant au domaine des Sciences de gestion et un chercheur en psychosociologie ;

  • une évaluation du réalisme de la situation professionnelle envisagée, menée de façon indépendante par deux nouveaux acheteurs confirmés (plus de dix ans d’expérience dans le domaine des achats).

Les six scénarios issus de la double évaluation sont présentés ci-dessous. Les acheteurs ont été invités à réfléchir sur les questions suivantes : La situation comporte-t-elle un problème éthique ? La situation est-elle contraire à l’éthique ? La situation est-elle juste ? A-t-on moralement le droit de se comporter de cette manière-là ? La situation exposée serait-elle acceptée par ma famille ? Auriez-vous agi de la même manière que cet acheteur ? Si vous étiez témoin d’un agissement tel que celui présenté dans le scénario, auriez-vous l’intention de dénoncer les actes de cet acheteur ?

Scénario 1 : En tant qu’acheteur industriel d’un grand groupe du secteur de l’aéronautique, M. Dupont négocie le prix de téléviseurs individuels à écran plat afin d’équiper les nouveaux avions. Aujourd’hui, un fournisseur a remis en main propre un paquet à M. Dupont à la fin d’un rendez‑vous. Monsieur Dupont n’a pas ouvert le paquet lors du rendez-vous, mais seulement une fois de retour au bureau. Le paquet contient un carré de soie dont M. Dupont ne connaît pas la marque. Il décide de le garder pour l’offrir à sa femme et de ne pas en informer son responsable hiérarchique.

Scénario 2 : Madame Henry travaille comme acheteuse pour la compagnie d’assurances Elios. Cette société a lancé un appel d’offres pour le renouvellement de ses téléphones mobiles et des abonnements associés auprès de plusieurs opérateurs téléphoniques. Quatre profils se sont dégagés, sensiblement équivalents, en matière de prestations techniques et de prix. Elle observe que l’un d’entre eux est plus cher de 8 % alors que deux autres sont moins chers de 5 % par rapport à la moyenne de la réponse à l’appel d’offres. Son responsable lui indique qu’il convient de retenir le fournisseur qui présente le prix le plus élevé, car il s’agit également d’un client de la société d’assurance. Ce client est sur le point de renouveler son contrat de prévoyance et de santé pour l’ensemble de son personnel auprès de la société d’assurance Elios. Finalement, Mme Henry décide de retenir le prestataire présentant l’offre la plus chère.

Scénario 3 : Monsieur Go est un acheteur d’une célèbre société de cosmétique française dont la réputation n’est plus à démontrer. Il est en poste depuis trois ans. Il vient d’être informé par l’un de ses fournisseurs que l’un des composants de l’écran solaire vendu par son groupe comporte un risque mineur de ne pas se conformer à la réglementation en vigueur. De plus, ce même rapport souligne que cet écran solaire est potentiellement irritant pour la peau sans préciser les raisons de cette irritation. Néanmoins, ces produits ont déjà été vendus à des clients dans la zone Europe. La commercialisation sur le marché des autres zones géographiques est prévue pour le mois prochain. Le service qualité interne n’a identifié aucune preuve statistiquement évidente révélant de tels problèmes jusqu’à présent. Monsieur Go décide de ne pas rappeler ces produits.

Scénario 4 : Madame Arthur est acheteuse d’emballage dans le secteur des spiritueux. Elle est responsable de plusieurs segments d’achat : les emballages carton et les emballages en verre. Elle vient de recevoir un rapport du service qualité lui indiquant que les bouchons utilisés pour les bouteilles de cognac en verre ne fermaient pas convenablement. Cette anomalie n’a pas été détectée par les commerciaux ni même par les clients. Le rapport indique que l’évaporation serait très importante après six ans. Les bouteilles de cognac sont destinées à des produits haut de gamme équivalents à une qualité répondant à une appellation commerciale « Extra Old ». Madame Arthur décide de ne pas en informer sa direction commerciale et son gestionnaire. Elle en informe oralement son fournisseur.

Scénario 5 : Monsieur Larous est l’acheteur principal d’une société cotée en bourse internationale. Son entreprise organise des événements spéciaux pour la Semaine de la mode dans le domaine du luxe. Monsieur Larous est responsable de l’organisation de ces événements. Le cousin de M. Larous est spécialisé dans la fourniture de mobilier de salle d’exposition pour l’industrie de la mode. Son offre commerciale est similaire à celle des entreprises concurrentes en matière de qualité et de prix. Monsieur Larous décide de confier le contrat à son cousin.

Scénario 6 : Madame Duval est une acheteuse de systèmes de capteurs pour les voitures de nouvelle génération. Ces systèmes aident à la conduite automatisée. La baisse du volume d’activité dû au choix stratégique de privilégier la recherche sur les modèles électriques par le constructeur automobile oblige Mme Duval à revoir ses modalités de recours à la sous-traitance. Madame Duval annonce à ses fournisseurs qu’elle est contrainte dès à présent de réduire de 2 % le prix de chaque facturation et de 10 % le volume d’activité pour toute l’année à venir sans vérifier le degré de solvabilité et le degré de dépendance économique de ses fournisseurs.

L’analyse textuelle : l’utilisation du logiciel Alceste

Le corpus constitué sur la base de nos 50 répondants a été mis aux normes, puis analysé par l’intermédiaire du logiciel Alceste afin d’opérer à une analyse textuelle. Cette méthode a permis un traitement quantitatif de nos données qualitatives par un processus de classification descendante et ascendante hiérarchique grâce à une lemmatisation du corpus. Cette méthode a favorisé un accès objectif aux discours énoncés par nos répondants par une codification des séquences systématique qui obéit à une logique de rapprochement sémantique pour élaborer des catégories (Reinert, 1998). L’étude de ces mondes lexicaux générée par le codage lexical du logiciel a aidé le chercheur à comprendre de manière objective les énoncés (Reinert, 2000).

En tout, 88 % des unités textuelles ont été traitées par le logiciel, ce qui constitue un bon niveau de pertinence. Trois classes d’énoncés significatifs ont ressorti, la première rassemblant 45 % des U.C.E (Unit Context Element), ce qui montre que cette dernière est la plus significative. Le logiciel a précisé que le vocabulaire associé à cette classe est le plus homogène. Ensuite, la deuxième classe contient 38 % des U.C.E et la dernière rassemble 16 %. La figure 1 montre les résultats produits par le logiciel Alceste ainsi que la répartition automatique des scénarios par classe émergente.

Les résultats obtenus génèrent trois grands axes d’analyse. Nous constatons que les scénarios 3 et 4 sont associés à la classe 1, que les scénarios 1, 2 et 6 sont associés à la classe 2, et enfin, que le scénario 5 est associé à la classe 3. Le logiciel rapproche les classes 2 et 3 et considère que la classe 1 est davantage éloignée des deux autres.

Figure 1

Les résultats produits par le logiciel Alceste

Les résultats produits par le logiciel Alceste

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Les résultats : les acheteurs, des lanceurs d’alerte ?

La reconnaissance des dilemmes 

La classe 1 rassemble le scénario 3 qui concerne la probabilité des effets et le scénario 4 sur la temporalité. À la suite de la classification ascendante hiérarchique de la classe 1, nous obtenons le dendrogramme et le nuage de mots présentés dans la figure suivante.

L’analyse des résultats montre que le mot santé est placé au centre des préoccupations des acheteurs, « on touche à la santé humaine, la santé des clients prime ». La reconnaissance d’une situation jugée non éthique dépend des risques encourus par les consommateurs en matière de santé et des risques d’image de marque de l’entreprise, « il vaut mieux ne pas prendre de risque, l’image de la société correspond à la qualité des produits fournis, il faut éviter un scandale ».

Figure 2

Classification ascendante hiérarchique de la classe 1

Classification ascendante hiérarchique de la classe 1

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La reconnaissance du problème éthique doit être partagée à l’interne dans un premier temps, puis à l’externe avec les fournisseurs, car « en tant qu’acheteur, il ne lui appartient pas de prendre cette décision seule ». La reconnaissance implique donc de multiples parties prenantes, « le produit est destiné à être gardé pendant une certaine durée, s’il n’est pas de qualité, il faut en informer la direction. On traite d’abord à l’interne, hiérarchiquement, puis on en informe le fournisseur ». Si cette reconnaissance n’est pas partagée, alors l’intention de dénoncer n’apparaît pas. L’acheteur recherche l’assentiment microsocial auprès de plusieurs interlocuteurs pour reconnaître le problème éthique et dénoncer la situation problématique.

La reconnaissance des dilemmes dépend de la capacité des individus à détecter les problématiques éthiques et de l’adhésion de la direction et des fournisseurs, c’est-à-dire d’au moins deux parties prenantes. Lorsque la santé des consommateurs est menacée, les acheteurs considèrent qu’il faut réagir. Ce constat complète la littérature qui souligne que « la liberté du salarié est circonscrite par sa capacité personnelle d’apprécier une situation et l’éventualité de son caractère frauduleux » en rajoutant l’importance des conséquences des dilemmes rencontrés (Charreire-Petit et Surply, 2012 : 3) sur les parties prenantes, ici les clients. La santé des consommateurs apparaît comme une valeur incontournable à respecter.

La reconnaissance est liée à la probabilité des effets en matière de santé et à la temporalité, c’est-à-dire au partage de l’information avec la direction dans un premier temps, puis avec les fournisseurs. La reconnaissance éthique et l’intention de dénoncer sont liées lorsque l’image de l’entreprise risque d’être dégradée auprès des consommateurs. En revanche, lorsque la santé des clients n’est pas directement concernée, la reconnaissance du problème éthique est alors plus incertaine : « tant que le service qualité n’a pas confirmé les problèmes sanitaires, je ne prendrais pas le risque d’en parler ».

Les acheteurs ne mentionnent pas les instances régulatrices susceptibles de recueillir leur témoignage. Cela complète la littérature qui souligne que « le salarié ne perçoit souvent qu’une vision locale des événements et il ne bénéficie pas, le plus souvent, des appuis qui lui permettraient de prendre le risque d’alerter » (Charreire-Petit et Surply, 2012 : 3). Dans le cadre de la reconnaissance d’un problème éthique lié à la santé des consommateurs, les acheteurs n’ont pas l’intention de dénoncer le secret à l’externe. Ils considèrent qu’il est préférable de prendre avis de la situation à l’interne en se rapprochant de la direction. L’extension de la zone du secret ne peut être envisagée qu’après un laps de temps issu d’un dialogue engagé dans un espace microsocial de proximité professionnelle. Le partage du secret comporte un risque pour l’individu en termes de confiance avec la direction et les fournisseurs avec lesquels il collabore.

L’intention de dénoncer : les difficultés d’une mise en oeuvre pratique

L’analyse de la classe 2, à la suite de la classification ascendante hiérarchique, rassemblant le scénario 1 sur la magnitude des conséquences ainsi que le scénario 2 sur le consensus social et le scénario 6 sur la concentration des effets, laisse émerger le dendrogramme et le nuage de mots présentés dans la figure 3.

Figure 3

Classification ascendante hiérarchique de la classe 2

Classification ascendante hiérarchique de la classe 2

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Certaines entreprises recommandent à leurs collaborateurs de dénoncer les pratiques illégales, mais dans la réalité, la démarche demeure difficile : « dans mon entreprise, il est demandé de dénoncer ce type de procédé. Cependant, il est toujours difficile de le faire ». Par ailleurs, les acheteurs soulignent que ce type de dispositif n’existe pas nécessairement dans leur entreprise, ce qui freine leur intention de dénoncer, « l’envie de dénoncer les actes serait grande. Encore faut-il qu’il y ait une “cellule d’accueil” pouvant recueillir les témoignages et que des sanctions soient ensuite prises ».

Certains répondants déclarent impossible d’envisager l’acte de dénoncer : « je ne suis pas une balance ! » ou « la dénonciation ne fait pas partie de mes valeurs ». Certains soulignent qu’ils préfèrent privilégier la qualité de leurs relations avec leurs collègues « ce n’est pas ma place. Je ne veux pas menacer ma place dans l’équipe à cause de l’erreur d’un collègue ».

Les répondants se trouvent plus à l’aise dans la position de conseiller que de dénonciateur : « je ne dénonce pas l’acheteur. Je pense que je lui en parle et le conseille d’en parler à son manager ». L’intention d’agir est transférée au collaborateur responsable de la situation non éthique : « je ne suis pas responsable des actes de mes collègues ». L’acheteur ne souhaite pas entrer dans l’espace microsocial du secret, mais veut bien apporter son aide et son soutien en conseillant le porteur du secret. L’acheteur oscille entre vouloir connaître et ignorer la situation pour se protéger. L’acheteur affronte le paradoxe suivant : être dans le secret et en dehors du secret, tout comme le chat de Schrödinger qui se situe dans deux états en même temps, soit mort et vivant. L’intention d’agir est dissipée par le consensus social, « dénoncer Mme Henry revient à dénoncer le responsable, la situation ne me semble pas contraire à l’éthique ». Cela illustre bien le paradoxe entre l’acheteur qui comprend que la situation n’est pas éthique et le consensus social qui le pousse à l’ignorer.

Les résultats montrent que lorsque le dilemme provient de la corruption de la direction, alors les répondants soulignent leur faible pouvoir de décision : « c’est une demande de mon responsable. Même si je ne suis pas totalement d’accord avec la situation, je ne peux pas dénoncer mon responsable, c’est une question de loyauté ». Ils ne sont pas entièrement maîtres de leur décision d’agir puisqu’ils s’estiment dépendants de leur direction. Tout comme l’avaient montré Miceli et Near (1992), les individus oscillent entre coûts et bénéfices dans l’acte de dénonciation.

Cependant, nous observons que l’un des répondants évoque une possibilité de chantage en réponse à la tentative de corruption : « là, ça se complique un peu. Dans ce cas-là, j’aurais tendance à dénoncer mon boss pour lui prendre sa place. Cependant, il y a le risque que l’ordre vienne de plus haut et du coup, je me grille dans la société. Je pense donc que je suivrais les ordres de mon boss, je demande une augmentation à la fin de l’année et je cherche un nouveau job en parallèle, car c’est compliqué d’évoluer dans une situation comme celle-là ». Ce témoignage souligne la complexité des situations professionnelles et montre qu’il est difficile de rester lié à l’entreprise alors que des actes non éthiques se pratiquent. Il anticipe son potentiel départ d’une entreprise qui cautionne ces pratiques non professionnelles. La magnitude des conséquences concerne alors l’intention de partir plutôt que de dénoncer la situation non éthique.

Tout comme dans la littérature, nous constatons que « l’attitude des salariés en matière d’alerte est à mettre en relation avec la valeur qu’ils confèrent aux effets de l’alerte éthique avec l’évaluation des risques, pour eux-mêmes et pour l’organisation » (Charreire-Petit et Surply, 2008 : 122). Notre étude complète la littérature en montrant qu’au-delà de l’intention de dénoncer, dans certains cas, les acheteurs essaient de profiter de la situation pour obtenir une promotion. Pour autant, nos résultats corroborent ceux de Rothschild et Miethe (1999), car l’impression de sortir gagnant de ce type de démarche demeure rare. Le secret apparaît davantage comme un fardeau que comme une opportunité, et les individus tentent d’évaluer l’espace de partage pour agir de manière à préserver la stabilité de leur environnement professionnel.

Le secret : des acheteurs ni victimes ni héros

L’étude de la classe 3, à la suite de la classification ascendante hiérarchique, concerne le scénario 5 sur la proximité et propose le dendrogramme ainsi que le nuage de mots suivant :

Figure 4

Classification ascendante hiérarchique de la classe 3

Classification ascendante hiérarchique de la classe 3

-> Voir la liste des figures

Les acheteurs interrogés préfèrent se défaire du secret, « c’est le problème de l’acheteur, il assumera seul les conséquences ». D’autres suggèrent d’en parler aux collègues et à la direction afin de transférer le poids du secret dans son espace microsocial : « non, je ne dénonce pas. J’en parle à mes collègues et à la direction en mettant en avant les avantages de la société de mon cousin. S’il valide, je confie le contrat, mais je ne serai pas l’interlocuteur ». L’acheteur souhaite étendre le périmètre des personnes impliquées dans le secret afin de diluer la responsabilité et de diminuer la charge du secret à porter. En effet, bien que la Loi Sapin II intègre dans le dispositif de dénonciation le supérieur hiérarchique, les répondants considèrent qu’ils transmettent l’information comme une confidence et non comme une donnée à rendre visible.

La décision de dénoncer est aussi associée à la volonté de l’acheteur de cacher l’information ou de la transmettre à la direction : « je la dénoncerais, car elle a décidé de ne pas informer sa hiérarchie ». Pour autant, dans le monde des affaires, certains secrets font partie de la vie des professionnels. Les répondants considèrent que la situation se veut contraire à l’éthique, mais que le monde des affaires tolère de telles pratiques : « il y a un conflit d’intérêts, mais si M. Larous peut argumenter que l’offre de son cousin est meilleure, je ne vois pas de vrai problème », « les offres sont équitables même si éthiquement, la situation est limitée, aucun scandale », « pas éthique de donner l’affaire à sa famille, mais puisque l’offre est similaire, pourquoi pas ! ».

Les répondants estiment que la situation ne justifie pas de dénoncer leur collègue, car « il n’est pas dans ma nature de dénoncer les gens ». Certains considèrent d’ailleurs que « si le choix est justifié (rapport qualité/prix), aucune raison de le dénoncer » et que dans des situations similaires, « j’aurais fait exactement la même chose ». Le secret est ainsi préservé. Les répondants témoignent que la proximité des liens en affaires renforce la confiance : « avec la famille, on connaît le fournisseur, on sait à quoi s’attendre », « le réseau est toujours bon à prendre ».

Discussion : les acheteurs, gardiens du secret ou lanceurs d’alerte ?

Tout d’abord, la reconnaissance des dilemmes apparaît clairement lorsque le concept de la santé émerge. Tout comme les travaux de Valentine et Godkin (2019), nos résultats montrent que la gravité des conséquences conduit les répondants à reconnaître la situation non éthique et à envisager de la dénoncer. Notre étude vient nuancer cette affirmation puisque certains répondants estiment que les pratiques professionnelles s’arrangent avec la morale, alors que d’autres jugent impératif de réagir lorsque la santé des consommateurs est menacée. Les travaux de Valentine et Godkin (2019) montrent que les professionnels sont influencés par leur capacité à reconnaître les situations non éthiques sans pour autant préciser les déterminants de cette reconnaissance. Notre recherche permet d’identifier que la santé est un facteur déterminant qui conduit les individus à reconnaître le caractère amoral d’une situation. Tout comme les travaux de Chateauraynaud et Torny (1999), nos résultats soulignent l’importance de la santé dans l’intention de dénoncer les situations non éthiques. Pour autant, la portée de nos résultats demeure circonscrite au scénario qui porte sur la santé des consommateurs, et nos résultats ne peuvent pas intégrer toute la diversité et la complexité des situations réelles en lien avec la santé. Parmi les six scénarios proposés aux répondants, il semble que la situation qui porte sur la santé des consommateurs soit celle qui les interpelle le plus dans la reconnaissance du dilemme et dans l’intention de dénoncer.

Ensuite, la notion d’intention d’agir transparaît lorsque les acheteurs sont confrontés à la corruption, c’est-à-dire l’implication directe de leur direction. Certains répondants évoquent la nécessité d’agir dans un espace microsocial, alors que d’autres envisagent de quitter leur entreprise. Nos résultats achèvent les travaux de Jones (1991) concernant le processus décisionnel et ceux de Valentine et Godkin (2019) en soulignant le caractère opportuniste que génèrent ces dilemmes pour les répondants. Certains répondants envisagent de « faire chanter » leur supérieur hiérarchique.

Les lanceurs d’alerte constituent donc bien un paradoxe moral et managérial pour les organisations (Calleba et Charreire-Petit, 2018). Les acheteurs de notre étude ne conscientisent pas le paradoxe soulevé par Charreire-Petit et Surply (2012) ou par Calleba et Charreire-Petit (2018), qui consiste à opter pour se taire ou parler, c’est-à-dire à opter pour demeurer fidèle à ses propres valeurs ou à l’organisation. Ils sont plutôt préoccupés par l’image que cette situation renvoie d’eux-mêmes, soit « sont-ils des balances ? ». Au sein des achats, les salariés ne pensent pas aux dispositifs internes mis en place pour les accompagner et les protéger dans leur démarche de lanceur d’alerte. Finalement, on retrouve, tout comme Charreire-Petit et Surply (2012), l’idée que les salariés optent pour parler ou se taire, mais cela demeure cantonné dans nos résultats au niveau individuel. La superstructure n’apparaît pas comme une entité qui les plonge dans ce paradoxe. Le niveau organisationnel n’est abordé que lorsque les répondants évoquent les préjudices que la situation non éthique pourrait provoquer sur la réputation de l’entreprise, ce qui corrobore les travaux de Calleba et Charreire-Petit (2018).

Finalement, les acheteurs engagent une réflexion autour du partage de l’information. Ils réfléchissent autour de la notion de responsabilité du porteur du secret et du périmètre microsocial acceptable de partage de l’information. Les acheteurs ne souhaitent devenir ni victimes ni héros du secret.

Le secret implique d’aborder la notion des conséquences si les personnes décident de dénoncer des pratiques jugées non éthiques. Cela questionne la capacité de résilience des individus, c’est-à-dire leur capacité à « s’adapter favorablement », à « plier sans rompre », à « continuer à fonctionner », à « faire face », à « être flexible » et à « interagir avec l’environnement » (Charreire-Petit et Cusin, 2013) alors même qu’ils diffusent un secret partagé, accepté par les professionnels. Partager un secret génère un sentiment de stress si l’individu le dévoile, car il se défait ainsi d’un espace protégé, au sens de Dufourmantelle (2015). En effet, le partage du secret induit un jugement souvent négatif de la part des collègues, de la direction, de l’organisation et plus largement, de la société (Miceli et Near, 1992). Dans notre étude, aucun répondant n’évoque la période après la dénonciation. La notion de résilience intervient une fois l’action de dénonciation effectuée par l’acheteur, et non pas lors de l’étape de l’intention de dénoncer. Bien entendu, la partie de ces résultats demeure limitée par le fait qu’à notre connaissance, aucun répondant faisant preuve de résilience à la suite d’un acte de lancement d’alerte n’a été interrogé.

Les risques liés à la dénonciation identifiés par les acheteurs concernent la qualité de leurs relations avec leurs collègues, leur avenir professionnel ou encore le fait d’agir de manière contraire à leurs valeurs. Les résultats de la présente recherche corroborent la littérature qui « oppose d’un côté le quasi-héros américain, qui contribue à la performance de l’organisation et à la préservation des intérêts de celle-ci, et de l’autre, le délateur français qui fait preuve de déloyauté envers son employeur et ses collègues » (Charreire-Petit et Cusin, 2013). Pour autant, les professionnels ne souhaitent pas appartenir à ces catégories, ils préfèrent préserver leur environnement microsocial.

Le silence prévaut si les acheteurs estiment que la situation ne mérite pas de prendre le risque de dénoncer une pratique non éthique au risque de mettre en péril la qualité de leurs relations avec leurs collègues. Toutefois, ils souhaitent réagir en alertant la direction, comme le précise le droit, s’ils estiment que la santé des consommateurs est menacée. Tout comme l’avaient montré Miceli et Near (1992), les individus oscillent entre coûts et bénéfices dans l’acte de dénonciation.

Finalement, la notion de loyauté ou de déloyauté (Cailleba, 2019) se présente comme étant une question centrale. Dans le cas de la dénonciation d’un dilemme, l’acheteur considère que la moralité l’empêche de dénoncer un collègue. Il s’agit d’une question de moralité professionnelle, comme l’avait évoqué Bouville (2008) dans ses travaux. Cependant, la recherche menée contribue à compléter les travaux de Bouville (2008) et ceux de Charreire-Petit et Cusin (2013) en montrant que le fait de partager le secret plutôt que de le dévoiler de façon élargie permet de renforcer les liens microsociaux et les relations de confiance.

Conclusion

Les résultats de l’étude montrent que les acheteurs ont l’intention de devenir lanceurs d’alerte à propos de pratiques non éthiques lorsqu’ils sont confrontés à trois types thématiques : la santé, la corruption de la direction et la gestion du secret. Dans le premier cas, lorsque la santé des consommateurs est menacée, les acheteurs considèrent alors qu’il est préférable de gérer les risques à l’interne afin de préserver l’image de l’entreprise. Le dilemme est vécu comme un secret à conserver précieusement à l’interne avec un périmètre restreint qui renvoie à l’espace microsocial de proximité professionnelle, incluant, en dernière intention dans certains cas, le fournisseur.

Dans le deuxième cas, les répondants soulignent qu’il existe des dispositifs pour dénoncer la corruption, mais qu’il est difficile de les mobiliser dans le monde réel. En effet, ils pointent les risques associés à la qualité des relations avec leurs collègues, au poids de la direction et aux problématiques de carrière. Le dilemme enferme l’acheteur dans un paradoxe : connaître et ignorer en même temps le secret. Dans le troisième cas, les acheteurs considèrent que l’offre est caractéristique du monde des affaires et qu’il n’est pas nécessaire de dénoncer de tels agissements, même s’ils constatent la problématique éthique de la situation. De plus, ils soulignent que dénoncer est contraire à leurs valeurs et qu’il est nécessaire de maintenir des relations de confiance avec les partenaires commerciaux. Le dilemme génère une volonté chez les acheteurs d’étendre le périmètre microsocial du secret afin d’en partager le poids et la responsabilité. Dans certains cas, l’acheteur se débarrasse même du secret en le transférant à sa direction. D’ailleurs, lorsque le secret est généré et porté par la direction, l’acheteur n’endosse alors plus la charge.

Les résultats de notre étude complètent la littérature sur les lanceurs d’alerte. Nous avons questionné une population d’acheteurs exposée à des dilemmes sur la base des scénarios de Jones (1991). Nous montrons que lancer l’alerte présuppose de reconnaître la situation non éthique. Cela dépend de la probabilité des effets, notamment en matière de santé, autant que de la temporalité. Ensuite, l’intention d’agir dépend de la corruption de la direction. Dénoncer repose donc sur la magnitude des conséquences et sur le consensus social. Les acheteurs préfèrent majoritairement demeurer fidèles à leur entreprise, loyaux envers leurs collègues et garants de la moralité professionnelle. L’intention de dénoncer met mal à l’aise les répondants qui trouvent des alternatives afin de ne pas avoir à dénoncer publiquement les secrets qu’ils préfèrent partager dans leur espace microsocial. Finalement, s’intéresser aux lanceurs d’alerte nécessite d’examiner le rôle et la force du secret dans un espace microsocial de proximité professionnelle.

Notre recherche affine les travaux de Jones (1991) dans le monde des affaires et sur l’intention de dénoncer des dilemmes. En effet, trois approches suffisent (la probabilité des effets sur la santé, la magnitude des conséquences au vu de la corruption et la proximité dans l’espace microsocial) sur les six proposées par l’auteur. D’un point de vue managérial, les résultats de ces travaux soulignent la nécessité de mieux informer les collaborateurs sur les dispositifs formels dans les entreprises. L’objectif étant de les encourager à lancer l’alerte lorsqu’ils observent des pratiques contraires à l’éthique et à se rapprocher de leur supérieur hiérarchique. Par ailleurs, la Loi Sapin II exige des entreprises employant plus de 50 salariés de mettre en place des dispositifs de recueil des alertes[6]. En effet, ces situations perturbent les collaborateurs qui n’approuvent pas ces pratiques et les conduisent à chercher un nouvel employeur.

Il est également important de prévoir des formations afin de sensibiliser la direction et les acheteurs eux-mêmes face aux problèmes éthiques dans le secteur des achats afin qu’ils puissent guider les professionnels qui ignorent les dispositifs de lancement d’alerte. Ces formations devraient être centrées sur trois thématiques essentielles : les problèmes éthiques impliquant la santé des consommateurs, la corruption de la direction et la gestion du secret professionnel.

Enfin, la recherche menée souligne que l’introduction d’une procédure de lancement d’alerte préconisée par la loi exige un temps d’apprentissage organisationnel et individuel. Les cadres intermédiaires sont les premiers concernés, car ils peuvent endosser le statut d’acteurs, de témoins et de récipiendaires des secrets relatifs à des pratiques non éthiques. Cet apprentissage implique de coconstruire des codes de bonnes pratiques en matière de lancement d’alerte.