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Étrange objet que les 34 Scores for Piano, Organ, Harpsichord and Celeste (2017). Leur titre et leur sommaire laissent à penser qu’il s’agit d’un recueil de chansons (songbook) comme tant d’autres, réunissant des versions piano-voix des titres les plus connus d’une artiste ou d’un groupe. D’autant plus que l’éditeur des 34 Scores, Wise Publications, est spécialisé dans l’édition de recueils de partitions de musiques populaires (abba, Adele, Eric Clapton, Elton John et Muse, pour ne prendre que quelques exemples).

Mais après avoir tourné les premières pages, cette pensée laisse place à plusieurs surprises. Surprise face au contraste de couleurs entre la page de couverture en noir et blanc du recueil et les partitions aux teintes fantaisistes. Surprise face à la typographie des notes et des paroles des chansons. Surprise face à la mise en page du paratexte. Surprise face à l’utilisation du célesta, de l’orgue et du clavecin pour accompagner la voix. Surprise face aux parties d’accompagnement signées par Björk et Jónas Sen (né en 1962), un pianiste et compositeur classique islandais qui a déjà collaboré avec la chanteuse sur l’album Drawing Restraint 9 (2005) et sur les tournées Volta (2007-2008). Surprise, enfin ou d’abord, face au titre, 34 Scores et non 34 Songs, comme si Björk attirait notre attention sur l’objet-partition plutôt que de la focaliser exclusivement sur les chansons elles-mêmes.

De toutes ces caractéristiques inhabituelles pour un recueil de chansons émergent trois questions : 1) Quelle est la fonction des 34 Scores au sein de l’oeuvre de Björk, que l’on sait conçue comme un tout organique ? ; 2) Quel est le statut de ce recueil, au-delà d’une collection de partitions éditées avec fantaisie ? ; 3) Et quel est le statut des arrangements qu’il rassemble, au regard des versions originales de chaque morceau (celles figurant sur les albums Björk, qui servent de point de référence pour les mélomanes désireux de les jouer et de les chanter à partir des 34 Scores) ?

Pareilles interrogations sur ce recueil encore ignoré dans les travaux sur Björk (et pour cause, sa publication remontant à 2017) nous transportent au carrefour de trois domaines d’études eux aussi peu abordés dans les travaux consacrés à la chanteuse : les processus de légitimation artistique, l’édition musicale, et les études sur l’arrangement et son ontologie. Trois domaines qui seront tour à tour envisagés dans les pages qui suivent.

Une rétrospective, un instrument de légitimation : les deux fonctions des 34 Scores

a) Un équivalent musical d’une exposition rétrospective

Les 34 Scores se présentent comme une anthologie de chansons classées par ordre alphabétique. La sélection opérée par Björk indique donc la part de son oeuvre dont elle fait le plus de cas. À ce jour, la chanteuse ne s’est pas exprimée sur ses choix, mais la liste des 29 morceaux retenus (quatre d’entre eux ont fait l’objet de différents arrangements) et de leurs données paratextuelles permet de faire émerger plusieurs partis pris (Figure 1).

Tout d’abord, les 34 Scores ne valorisent que la carrière solo de Björk, entamée en 1993 avec Debut. Ses précédents groupes sont occultés : Tappi Tíkarrass (1981-1983), kukl (1983-1986) et The Sugarcubes (1986-1992). Comment expliquer cette absence ? Il ne s’agit en aucun cas pour la chanteuse de renier ces groupes puisque ceux-ci ont été mis en valeur (avec son accord) dans le documentaire Inside Björk (2003). Les 34 Scores montrent plutôt que Björk considère son oeuvre en solo (de Debut à Utopia) comme un tout cohérent, distinct du reste de son parcours artistique. Ils indiquent également des préférences de la chanteuse, 9 des 29 morceaux choisis ayant été publiés en singles. Parmi eux, six figurent déjà dans la compilation Greatest Hits (2002), une anthologie comme les 34 Scores, mais une anthologie discographique : « All Is Full of Love » ; « Jóga » ; « Bachelorette » ; « Pagan Poetry », « Venus as A Boy » et « Isobel ». Au-delà du regard porté par la chanteuse sur sa propre production, le reste de la sélection témoigne d’une volonté de représenter tous ses albums solos (Figure 2). Tous… à la mystérieuse exception de Biophilia (2011) qu’il s’agira d’expliquer.

Figure 1

Liste des morceaux sélectionnés par Björk pour ses 34 Scores. Les titres précédés d’un astérisque ont fait l’objet d’une sortie en singles ; ceux des arrangements pour piano marqués d’un [s] en exposant constituent des versions simplifiées.

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Figure 2

Nombre de morceaux sélectionnés par album dans les 34 Scores (les chiffres entre parenthèses tiennent compte du fait que certains morceaux du recueil font l’objet de deux, voire trois arrangements).

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Panorama de l’oeuvre discographique de la chanteuse, les 34 Scores le sont également de ses principales collaborations artistiques depuis 1993 : littéraires, avec le poète Sjón (né en 1962) et Oddný Eir (né en 1972) ; cinématographiques avec Lars von Trier (né en 1956) et Matthew Barney (né en 1967) ; et bien sûr musicales, avec les musiciens de jazz Oliver Lake (né en 1942) et Vince Mendoza (né en 1961), les électroniciens avec Marius de Vries (né en 1961), Nelle Hooper (né en 1963), Guy Sigworth (né en 1968), Mark Bell (1971-2014), Olivier Alary (né en 1975), Arca (née en 1989) et Sen.

Autant qu’une sélection des morceaux favoris de la chanteuse, les 34 Scores présentent donc une véritable rétrospective de sa carrière en solo. La connotation muséale de ce terme n’a rien d’un hasard. Bien que le recueil, en raison de la présentation des 29 morceaux par ordre alphabétique plutôt que chronologique, s’apparente au genre du dictionnaire anthologique[1], les 34 Scores jouent en effet un rôle équivalent à celui d’une exposition rétrospective dans le domaine des arts visuels. Ce type d’exposition et les catalogues qui en conservent une mémoire matérielle jouent un rôle important dans la légitimation d’un genre ou d’un artiste[2]. Comme pour mieux souligner cette équivalence, la chanteuse a choisi de présenter son recueil en avant-première dans le cadre de l’étape à Los Angeles (2017) de l’exposition Björk Digital, consacrée aux différentes réalisations de la chanteuse dans le domaine de la réalité virtuelle. Les 34 Scores, renvoyant donc aux mélomanes une image synthétique et contrôlée par l’artiste de sa propre carrière solo, remplissent de ce fait même une fonction légitimante.

b) Un outil de légitimation

Dès 1993 et son premier album, Björk a connu la consécration populaire et la reconnaissance de l’industrie musicale :Debut lui a en effet valu deux Brit Awards dans les catégories « Best International Female » et « Best International Newcomer ». Avec les 34 Scores, c’est une autre forme de consécration, bien différente, que semble rechercher l’artiste islandaise : la légitimation artistique de son oeuvre[3]. Björk s’y présente moins comme une chanteuse que comme une poétesse, une compositrice et une arrangeuse. Ajouter la légitimité à la notoriété : ce rôle des 34 Scores dans la construction du personnage de Björk transparaît à travers un détail significatif dans la mise en page des crédits des morceaux. Plutôt que de les mentionner en haut et à droite de leur page de titre, ces crédits sont répartis sur plusieurs pages. En en-tête de la deuxième sont indiqués, en toutes lettres, les auteurs des paroles et de la musique, originales. En en-tête de la troisième figurent, sans aucune abréviation une fois encore, les prénoms et noms de l’arrangeur original du morceau et les auteurs des « adaptations » ou des « variations » pour clavier spécialement conçues pour le recueil (Figure 1). Cette stratégie éditoriale n’est pas sans conséquence pour les lecteurs de la partition : la présence de crédits sur la moitié des pages (102 sur 207) les renvoie continuellement à une Björk collaboratrice d’artistes de renom et amatrice de poésie (Fyodor Tyutchev, E. E. Cummings).

En plus de participer à la construction de la légitimité d’une oeuvre, les 34 Scores contribuent donc également à celle de l’artiste elle-même. Le recueil brise ainsi les clichés réduisant certaines vedettes féminines des musiques populaires amplifiées aux seuls rôles de chanteuse et d’interprète d’une musique composée par d’autres[4]. Une fois encore, Björk est parfaitement consciente des relations entre les questions de légitimité musicale et celles relevant du genre :

À titre de prise de position féministe, aussi modérée soit-elle, j’ai décidé de mettre en avant les arrangements que j’ai réalisés pendant ces années (j’ai l’impression qu’aujourd’hui, la plupart des gens ne sont pas conscients que j’ai réalisé moi-même la majorité des arrangements pour choeur, cuivres, cordes et voix depuis des années), en organisant des concerts où nous avons adapté tous ces arrangements pour cordes, afin d’insister sur cet aspect de mon travail. Jusqu’à présent, nous avons joué au Albert Hall, au Harpa Hall de Reykjavík, à l’Auditorio de Mexico et nous allons jouer au Disney Hall le 30 mai. Et je vais chanter par-dessus[5].

Que les lieux cités pour l’exécution des arrangements acoustiques de Björk soient tous des lieux consacrés à la musique classique ne fait que confirmer sa volonté d’inscrire sa musique dans ce genre musical. Les 34 Songs sont une autre manifestation de ce désir de crossover[6]. D’une part, le recueil est à la fois conçu comme un objet fonctionnel (une partition) et un objet d’art. D’autre part, il fait se rencontrer des codes et des pratiques issues des musiques populaires amplifiées et de la musique classique, certes bien moins étanches en 2017 qu’au milieu du xxe siècle, mais encore structurants dans le monde musical. Reste alors à examiner les modalités et les enjeux de ce double crossover.

Objet fonctionnel, objet d’art : la partition selon Björk

Comme tout recueil, les 34 Scores répondent à une fonction pratique : permettre aux amateurs de Björk de jouer eux-mêmes ses chansons. Ils disposent ainsi, pour chaque pièce sélectionnée, de la ligne mélodique avec ses paroles, et d’une partie d’accompagnement intégralement réalisée, sans indications de chiffrages d’accords. Mais ce recueil de partitions possède également une fonction esthétique ; il s’agit aussi d’un objet à apprécier pour lui-même. Il s’inscrit donc pleinement dans l’oeuvre de Björk qui, outre sa musique, inclut un univers visuel cohérent et savamment travaillé, depuis les jeux de lumière aux costumes dans ses concerts, en passant par ses vidéoclips, ses affiches et les visuels de ses disques. Premier objet de ce genre dans la carrière de la chanteuse, les 34 Scores n’échappent pas à cette règle.

a) Objet éditorial, objet de design : la collaboration avec l’agence M/M

C’est pour cette raison qu’en plus des éditions Wise Publications, Björk a choisi de faire appel à une agence de design et de communication, M/M (Paris), fondée en 1992 par les artistes graphistes Michael Amzalag (né en 1968) et Mathias Augustyniak (né en 1967). Ce choix peut paraître étrange, car l’agence M/M, spécialisée dans le monde de la musique, pour la réalisation d’affiches promotionnelles, de décors d’opéra, de vidéomusiques (pour les chanteurs Benjamin Biolay et Jean-Louis Murat, par exemple), ou de pochettes d’albums (pour Madonna, par exemple), ne possède pas d’expérience dans le domaine de l’édition musicale. Pour autant, Björk ne s’aventure pas en terre inconnue. Depuis 2001, en effet, Amzalag et Augustyniak jouent le rôle de directeurs artistiques de la partie visuelle de son oeuvre (Figure 3), avec un succès certain, puisque la pochette de Biophilia (2011), réalisée par leurs soins, a été récompensée par un Grammy Award en 2012 dans la catégorie « Meilleur visuel d’album[7] ».

En plus de témoigner de l’intensité de la collaboration de Björk et de l’agence M/M entre 2001 et 2017, cette liste atteste de l’attachement de la chanteuse aux belles éditions de livres et de disques physiques. En dépit de leurs genres variés (un recueil de textes, un livret de disque transformé en ouvrage à part entière et deux livres-disques en édition limitée et luxueuse[8]), les quatre livres publiés avec l’agence parisienne sont tous édités sur du beau papier (au grammage supérieur à celui habituellement utilisé dans les songbooks) dans des formats originaux, dotés d’une couverture rigide, richement illustrés (parfois au moyen de photographies prises par des artistes de renom) et rédigés dans une typographie soigneusement choisie. Ils se rapprochent donc à la fois du livre d’art (dans lequel les illustrations occupent une place aussi importante, sinon plus grande, que le texte) et du livre d’artiste, c’est-à-dire « conçu et réalisé par un praticien de l’estampe, où l’artiste, se substituant à l’éditeur, construit tout le volume et ne se contente plus [seulement] de l’illustrer[9] ». Autant que des supports destinés à diffuser des informations sur sa production musicale et son univers artistique, les livres conçus par Björk et M/M sont eux-mêmes des objets d’art. Tout en produisant un discours sur l’oeuvre de la chanteuse, ils font partie intégrante de cette oeuvre.

Figure 3

Collaborations de Björk et de l’agence M/M.

Source : www.bjork.fr/M-M-Paris (consulté le 12 novembre 2021)

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Que Björk ait choisi de poursuivre sa collaboration avec M/M au moment de publier ses 34 Scores plutôt que de se limiter aux services proposés par l’éditeur Wise Publications n’a donc rien d’anodin[10]. La musicienne a transposé au genre du recueil de partitions la démarche adoptée dans ses quatre livres. D’où l’importance d’envisager les 34 Scores dans leur dimension matérielle.

b) Une partition à lire ou un objet à voir ? Logique esthétique et logique fonctionnelle dans les 34 Scores

En tant qu’objet, les 34 Scores répondent à des fonctions pratiques. Le choix d’une reliure spirale facilite considérablement la tourne des pages, contrairement aux reliures thermocollées, qui posent souvent problème dans la mesure où les pages tournées tendent à se refermer tant que la partition n’est pas un tant soit un peu usée. Dans le même temps, la reliure spirale et l’ensemble du volume, habillé d’une couverture en carton, donnent au recueil des allures de coffret sobre, élégant et minimaliste : une grande photo centrale en noir et blanc, surmontée du titre du recueil et du nom de Björk en petits caractères noirs, repris sur la reliure (Figure 4).

Figure 4

Page de couverture des 34 Scores de Björk.

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Même sobriété pour la quatrième de couverture qui indique le sommaire, rappelle une dernière fois le rôle d’arrangeuse de Björk et mentionne le nom de l’éditeur. L’épaisseur du papier cartonné de la couverture, le grammage important de celui du recueil ainsi que le format original du papier (219 × 305 mm), qui ne correspond pas à un standard européen ou américain, sont toutes des caractéristiques qui confèrent aux 34 Scores les allures extérieures d’un livre d’art consacré à un photographe. Une fois ouvert, le recueil nous fait entrer dans un univers bien différent, plus fantaisiste et adoptant quatre configurations colorées distinctives (Figure 5).

Figure 5

Configurations de couleurs adoptées par Björk dans les 34 Scores.

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Là encore, Björk n’a rien laissé au hasard : ne sont mobilisées que les deux nuances fondamentales dominantes sur la couverture, le noir (les notes) et le blanc (le fond de page), ainsi que leur résultante, le gris. S’y ajoutent les trois couleurs primaires : le rouge et le bleu, ainsi que le jaune pour la spirale fluo translucide centrale.

Le contraste entre l’extérieur et l’intérieur du recueil est frappant. Tout se passe comme si, en l’ouvrant, le mélomane entrait dans un nouveau monde, riche en couleurs : celui de la chanteuse. De ce point de vue, la couverture fonctionne comme un « seuil », cette « zone indécise entre le dedans et le dehors, elle-même sans limites rigoureuses, ni vers l’intérieur (le texte) ni vers l’extérieur (le discours du monde sur le texte) […] qui, en réalité, commande toute la lecture[11] ». La photographie de couverture joue exactement cette fonction (Figure 4) : Björk y apparaît assise sur une bitte d’amarrage, au bout d’un quai donnant sur la mer. Le lieu et la posture évoquent la célèbre statue de la Petite Sirène d’Edvard Eriksen (1876-1959), érigée en 1913 dans le port de Copenhague. Référence au « discours du monde sur le texte » : l’univers musical, poétique et visuel de Björk a souvent engendré des comparaisons avec les sirènes (facilitées par l’association des deux figures à l’univers nordique[12]), que ce soit parmi les amateurs de créatures fantastiques[13] ou dans les photos de presse[14].

Référence au « texte » : le regard de Björk et sa jambe gauche, tendue, indiquent une envie de plonger dans l’océan, cet autre monde qu’elle considère comme le sien. Celui de sa musique ; celui, donc, du recueil et, en particulier, de trois chansons. L’océan est cet autre monde où, comme la petite sirène du conte éponyme (1837) de Hans Christian Andersen (1805-1875), la chanteuse finit par revenir (« The Anchor Song »). Cet autre monde où elle retourne à la suite d’une déception amoureuse (« Black Lake »). Cet autre monde enfin qu’elle célèbre comme l’origine de toute vie (« Oceania », dont le clip représente d’ailleurs Björk en créature proche d’une sirène). Refuge pour l’imagination, élément primaire : dans les deux cas, l’océan est valorisé. D’où, sans doute (Björk ne s’est pas exprimée elle-même à ce sujet), le recours aux trois couleurs primaires à l’intérieur du recueil, une fois passé le seuil de la couverture. D’où, également, ce mystérieux fond bleu turquoise et aquatique qui couvre intégralement la deuxième de couverture, qui peut elle-même se déplier et proposer trois pages de cette même couleur. Les 34 Scores contribuent ainsi à renforcer la cohérence de l’univers visuel et artistique de Björk. Autant qu’un reflet rétrospectif de sa production, ils en constituent un élément à part entière. La même logique permet de comprendre un autre paradoxe : la volonté d’éditer des partitions dont les caractéristiques typographiques rendent les premières lectures parfois difficiles. De ce point de vue, les impératifs fonctionnels de la partition et ceux, esthétiques, de l’objet 34 Scores semblent diverger.

Depuis les débuts de l’édition imprimée, les choix de polices d’écriture opérés par les graveurs, imprimeurs et éditeurs ont avant tout été gouvernés par un impératif pratique : celui de la lisibilité. Deux domaines sont en jeu. Premièrement, les techniques d’impression, qui incluent les choix de papier et d’encres de couleur[15]. Deuxièmement, la typographie et les caractères employés, plus ou moins aisément déchiffrables selon leur forme et leur taille. Les 34 Scores de Björk se démarquent de cet impératif de lisibilité, traditionnellement privilégié par l’édition musicale[16]. Une autre exigence l’emporte, d’ordre esthétique. En effet, plutôt que d’adopter l’une ou l’autre des polices utilisées par les éditeurs de recueils de chansons, la chanteuse a choisi une police originale (Figures 6 et 7), à la fois nettement distincte de celles en usage dans les partitions traditionnelles et en cohérence avec son oeuvre. Il s’agit donc autant de lire la musique des 34 Scores que de les regarder.

Le soin attaché aux polices dans l’univers artistique de Björk ne remonte pas aux 34 Scores ni même à Biophilia. Dès 1993 et son premier album, la chanteuse fait appel à l’illustrateur Craig Hewitt qui, au sein de la Me Company, a réalisé la majorité des pochettes des Sugarcubes puis des logos de Björk entre 1993 et 1999. Hewitt crée alors la police « Björk regular » (Figure 6), utilisée pour les logos imprimés sur ses disques, de Debut (1993) à Homogenic (1997).

Figure 6

Police « Bjork regular ». Cette police n’inclut pas de caractères majuscules.

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Le passage de Me Company à M/M en 2001 n’a en rien écorné l’intérêt de Björk pour la typographie. Au contraire, la chanteuse a sollicité Amzalag et Augustyniak pour créer des polices inédites pour chacun de ses nouveaux albums : Vespertine (2001), Medúlla (2004) et Volta (2007).

Figure 7

Polices « Vespertine », « Medúlla » et « Volta », créées pour Björk par M/M. Ces polices prévoient variablement des caractères majuscules et minuscules.

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En 2011, avec Biophilia, Björk approfondit sa démarche en resserrant encore la relation entre musique, univers visuel et typographie, notamment grâce à l’application pour iPad conçue comme un prolongement de l’album. En plus d’une police de texte baptisée « Bjotope », M/M en conçoit une seconde, « Allegretto », laquelle a été utilisée pour la réalisation des partitions déroulantes de chaque morceau, rendues disponibles dans l’application[17].

Oeuvre singulière dans la production de Björk et pionnière dans l’industrie du disque, Biophilia a été conçue à la fois comme un disque traditionnel, comme application informatique et, plus généralement, comme la tentative la plus poussée de la chanteuse pour faire entrer en résonance ses univers musicaux et visuels, de même que, plus généralement, le son et sa représentation[18].

Biophilia… ce fameux album qui, précisément, est le seul absent des 34 Scores. Une absence d’autant plus surprenante au vu de son statut si particulier. Mais une absence apparente seulement. L’album est en réalité présent de la première à la dernière page du recueil puisque les 34 Scores reprennent une partie de sa charte visuelle et, en particulier, les deux typographies « Bjotope » et « Allegretto ». Le choix du gris clair rend, par exemple, les paroles difficilement lisibles, par manque de contraste avec le fond blanc de la page. À cela s’ajoute l’originalité de la police « Bjotope », qui demande au lecteur un temps d’accoutumance et pose par conséquent problème dans les situations de déchiffrage ou de première lecture[19]. Si la forme des liaisons et des hampes (celles des croches individuelles, notamment) demande elle aussi une accoutumance, celle des soupirs et des demi-soupirs pose un vrai problème de lisibilité : ces silences peuvent être confondus avec les chiffres « 6 » et « 9 », respectivement. À certains endroits de la partition, le lecteur peut donc confondre un soupir avec une indication de changement de métrique (passage à une mesure à 6 temps), et ce, d’autant plus facilement que Björk recourt à de tels changements dans plusieurs morceaux. Une autre difficulté provient de la quatrième configuration de couleurs : le recours au rouge pour les portées rend moins lisibles les lignes supplémentaires (le do3 ou le la4, par exemple), notamment parce que les têtes de notes, de couleur noir opaque, les masquent presque entièrement (Figure 8).

Figure 8

Lignes supplémentaires difficilement lisibles dans les 34 Scores.

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Les exemples qui viennent d’être évoqués montrent que le parti pris esthétique l’emporte sur le parti pris fonctionnel.

Dans les 34 Scores, la reprise de la typographie utilisée dans Biophilia, bien connue des amateurs de Björk auxquels s’adresse le recueil, fait apparaître une autre thématique forte dans l’oeuvre de la chanteuse : le lien, lui aussi a priori paradoxal, entre nature et technologie :

Pour moi, la nature et la technologie représentent un espoir et un mouvement vers le futur. J’ai toujours été comme ça […]. Je pense que c’est aussi une sorte d’instinct, juste le fait de savoir que, s’il doit y avoir un espoir, nous devons réunir nature et technologie. Il faut les faire coexister et les faire fonctionner ensemble. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut que ça arrive, si nous voulons survivre […]. Ça a toujours été le mariage idéal pour moi[20].

Les 34 Scores participent à la réalisation de cette synthèse, et de plusieurs manières. Tout d’abord, elles constituent un développement dans le domaine de l’édition papier d’une entreprise orientée vers le numérique. C’est en concevant l’application Biophilia que Björk a commencé à proposer à son public des partitions de sa musique. Les 34 Scores, qui reviennent à des matériaux plus naturels (papier, carton, encre), ne font que systématiser une idée dont l’émergence, chez Björk, est issue d’une innovation technologique. Ensuite, la reprise des deux typographies de l’application Biophilia dans les 34 Scores crée un lien fort entre les deux formats. D’un côté, le numérique, associé à la haute technologie et à la sophistication. De l’autre, le papier, relié quant à lui à la nature et, par les couleurs choisies par Björk, aux matériaux élémentaires.

Une dernière caractéristique de la police « Bjotope » mérite d’être signalée à ce titre. Le diamètre relativement important des têtes de notes vient du fait qu’elles reprennent un motif graphique qui sert à unifier l’univers visuel de l’application Biophilia : les points symbolisant les étoiles de chaque galaxie. Dans ce cas précis, l’association technologie-nature se trouve inversée : le premier pôle relève cette fois de la partition, de la notation musicale en particulier (dont l’invention constitue une étape importante dans l’histoire des techniques), tandis que l’élément naturel qui lui est associé (les étoiles) relève de l’application numérique. La volonté de Björk d’unifier technologie et nature s’exprime enfin à travers l’instrumentation des arrangements présentés dans les 34 Scores. À quatre exceptions près (« The Anchor Song », « Gratitude », « Mother Heroic » et « Pneumonia »), les 29 morceaux réunis convoquent tous l’électronique dans leur version originale : dans le domaine de l’instrumentation (boîte à rythmes, synthétiseurs), ou dans le processus de composition (enregistreurs, applications numériques[21]). Cependant, le recueil de 2017 ne recourt qu’à des instruments acoustiques : le piano, le clavecin, l’orgue (sous la forme d’un positif) et le célesta, qui accompagnent une voix. Leur présentation sous forme de partition témoigne quant à elle d’un processus de composition traditionnel dans la musique classique, ainsi que dans la pop et le jazz orchestraux. De même qu’ils matérialisent une évolution de la technologie (la partition sur tablette) à la nature (la partition papier), les 34 Scores accomplissent un mouvement de retour à l’acoustique à partir de l’électronique. Pas de passage linéaire et univoque de l’un à l’autre, pas de flèche du progrès, donc, mais un mouvement cyclique où nature et technologie s’informent et se nourrissent mutuellement. Cela étant dit, les 34 Scores illustrent encore un autre type de mise en relation de deux domaines a priori cloisonnés : la musique populaire (au sens de popular music) et la musique classique (au sens d’art music), formant ce que l’on pourrait qualifier de « populart music ». Déjà envisagée en termes de statut de l’artiste et des choix de lieux de concerts, cette connexion se retrouve également dans la musique même.

Populart music ? Le rôle et le statut de l’arrangement dans les 34 Scores

a) L’arrangement comme transposition générique

Dès 1994, l’album The Best Mixes from the Album Debut for All the People Who Don’t Buy White Labels (1994) témoignait du goût de Björk pour les pratiques liées à l’arrangement. Dix ans plus tard, le singulier Army of Me : Remixes and Covers (2005) confirmait la place centrale que la chanteuse accorde à cette pratique dans son oeuvre. L’album réunit en effet vingt versions différentes d’« Army of Me » par autant de groupes et artistes. Ces « remixes » recourent à des changements d’instrumentation, de rythmique, de métrique, ainsi qu’à des procédés de réharmonisation et à l’ajout d’éléments mélodiques.

Les 34 Scores poursuivent cet autre fil rouge de l’oeuvre de Björk, mais dans une direction différente. Leur originalité réside tout d’abord dans leur instrumentation : le clavecin, le célesta et l’orgue sont parfois sollicités, plutôt que le piano. Là encore, ce choix est à la fois singulier et cohérent avec l’oeuvre de Björk. Avant tout associée à la musique électronique, comme en témoignent les catégorisations « electronica » ou encore « techno » attribuées à sa musique sur Wikipédia, Apple Music, Spotify et Deezer, cette oeuvre accorde en effet une place non négligeable aux instruments acoustiques utilisés dans les 34 Songs (Figure 9), et tout particulièrement au clavecin, au célesta et à l’orgue. Leurs sonorités, rares dans le domaine des musiques populaires amplifiées, participent de la même quête d’originalité timbrale que la chanteuse poursuit au moyen des instruments électroniques.

Figure 9

Utilisation du piano, du clavecin, du célesta et de l’orgue dans la production solo de Björk.

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Le seul choix d’une configuration voix et clavier entraîne une transformation considérable des chansons de Björk et leur confère une sonorité plus austère et minimaliste que leurs versions originales. Un clavier ne peut en effet rendre ni les différentes strates vocales, ni les nappes chaleureuses et enveloppantes d’« All Is Full of Love », pas plus qu’ils ne peuvent proposer un équivalent du foisonnement de sons électroniques d’« Atom Dance ». Autre perte inévitable : les rythmiques qui occupent une place si importante dans des morceaux tels qu’« Oceania », « Immature » ou encore « New World ». Privées de ces différentes dimensions par le changement d’instrumentation qui leur est imposé, les versions proposées dans les 34 Songs tendent à se détacher de leur genre d’origine pour se rapprocher d’un autre genre, central dans la tradition musicale classique : le cycle de mélodies pour voix et clavier. De fait, une performance des partitions de Björk pourrait rapprocher les 29 chansons de mélodies classiques contemporaines comme Remember This O Mind (1981) de Terry Riley (né en 1935), les Ariel Songs from Prospero’s Books (1992) de Michael Nyman (né en 1944), Planctus (1997) de Philip Glass (né en 1937), ou encore My Heart’s in the Highlands, composée en 2000 par Arvo Pärt (né en 1935) pour voix et orgue. Autant d’oeuvres qui s’inscrivent, comme les arrangements des 34 Scores, dans une veine minimaliste et consonante. Le recueil permet donc une véritable transposition générique des 29 chansons qu’il réunit. C’est la raison pour laquelle plusieurs interprètes spécialisés dans le répertoire classique ont pu s’emparer de ce recueil : le pianiste Nikolay Stoykov et la soprano lyrique Milla Mihova, par exemple, ont donné, le 23 novembre 2019, un véritable récital Björk (« All Is Full of Love », « Johannes Kjarval », « My Juvenile », « New World », « Venus as a Boy »), enregistré dans le cadre de l’émission Générations France Musique, le Live[22].

Les 34 Scores sont donc plus qu’un simple recueil de transcriptions, dans lequel les modifications apportées aux versions originales se limiteraient à compenser des impossibilités dues aux caractéristiques organologiques des instruments à clavier sollicités. Mieux, la transposition générique des chansons originales de Björk est rendue possible par un ensemble de facteurs qui ne se limitent pas aux changements d’instrumentation qui viennent d’être évoqués.

b) Nouvelle version ou nouvelle oeuvre ? Quand les 34 Scores remettent en question la notion d’arrangement

Ce constat fait émerger la question des modifications apportées aux versions originales, au-delà de l’instrumentation. La première d’entre elles concerne la notation de la partie vocale. Question particulièrement épineuse puisque l’une des caractéristiques de la prosodie de Björk réside dans un savant flottement rythmique, à la fois proche du laid-back qu’on retrouve dans le jazz et d’un récitatif libre, qui contraste avec la dimension mécanique des rythmiques de ses chansons. Transcrire toutes les subtilités rythmiques de la chanteuse engendrerait fatalement une partition très chargée, et rythmiquement complexe. C’est sans doute pourquoi, comme les transcripteurs des fake books en jazz, Jónas Sen a opté pour une notation simplifiée. L’exemple de « Bachelorette » est particulièrement intéressant à cet égard (Figure 10).

Figure 10

« Bachelorette », mes. 30-41 (transcription de l’auteur).

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Pour chaque segment mélodique répété dans cette chanson, Sen a choisi de reproduire les mêmes séquences rythmiques. Or un relevé précis de la ligne vocale chantée par Björk montre que celle-ci renouvelle constamment le placement rythmique de chaque motif mélodique, lorsqu’il est répété[23]. Le placement rythmique de Björk obéit à une logique performative ; la notation rythmique de Sen, à une logique compositionnelle. Or, le passage à la notation traditionnelle induit des codes d’exécution rythmique caractéristiques de la tradition classique, dans laquelle les valeurs rythmiques doivent être respectées, sauf indication contraire. Ce respect de la partition est observable dans les interprétations de Milla Mihova. Des versions originales enregistrées par Björk à celles chantées à partir des 34 Scores en passant par leur passage à l’écrit, les mélodies des 29 chansons tendent à se raidir, en se conformant au cadre temporel imposé par la pulsation et la métrique. Elles perdent ainsi l’une de leurs principales caractéristiques stylistiques.

D’autres modifications majeures apportées aux versions originales concernent la structure des chansons de Björk. Dans « Jóga », Sen choisit par exemple de tronquer la version originale, alors même que des équivalents aux parties manquantes auraient pu être proposés en utilisant les possibilités sonores de l’orgue (Figure 11).

Figure 11

Tableau comparatif et commenté des structures de la version originale de Jóga et de son arrangement par Jónas Sen.

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Les arrangements proposés dans les 34 Scores comportent donc une part de recomposition impliquant, à l’exemple de la « transition inédite », la création de matériau mélodique et harmonique absents de la version originale.

Cette démarche de création de matériau prend une forme systématique dans « Declare Independence ». Alors que le choix du piano aurait pu permettre de donner un équivalent de la ligne de basse volontairement bruitiste de la version originale (Volta), Sen a choisi de composer un accompagnement totalement nouveau. C’est la raison pour laquelle, dans les crédits, le terme « arrangement » est remplacé par celui de « variation » (Figure 1). De manière moins radicale, ce type de démarche est observable dans les deux autres morceaux pour lesquels Sen a réalisé une « variation » : « Not Get » et « Vertebrae by Vertebrae », où le pianiste islandais introduit, dans la partie de piano, des harmonies absentes de la partie d’accompagnement jouée par les cors dans Volta.

Toutes ces différences, plus ou moins spectaculaires d’une pièce à l’autre, indiquent que les 34 Scores ne peuvent en aucun cas être utilisés pour analyser les versions originales des chansons de Björk. Elles sont autre chose, et possèdent leurs propres caractéristiques mélodiques rythmiques, harmoniques, structurales et timbrales. En acceptant de tels écarts entre ces versions, Björk renonce à l’idée de l’oeuvre comme entité unique et absolue, où « chaque note est à sa place ». Les nombreuses versions qu’elle propose de la plupart de ses morceaux (dans les 34 Scores, mais aussi dans les albums de remixes évoqués plus haut), montrent qu’elle souscrit au contraire à l’idée selon laquelle plusieurs versions d’une même oeuvre peuvent être tout aussi acceptables et intéressantes.

Une question se pose alors : que jouent précisément les musiciens qui interprètent les pièces des 34 Scores ? Sans aller jusqu’à la position radicale de Stephen Davies, philosophe spécialisé dans l’ontologie musicale, pour qui un changement d’instrumentation donne lieu à une nouvelle oeuvre plutôt qu’à version alternative et dérivée de cette même oeuvre[24], l’étude du recueil permet de proposer une position intermédiaire sur le statut de ces partitions. Les arrangements de Sen sont plus que de simples versions alternatives des versions originales, puisqu’ils impliquent une part parfois importante de composition. Ils se rattachent en revanche à un ensemble de pièces qui, placées sur un pied d’égalité (puisque les versions enregistrées dans les disques de Björk sont loin d’être reproduites à l’identique en concert), se rattachent à un référent commun, constitué par un titre, des paroles, et des profils mélodiques. Ce sont finalement ces deux derniers paramètres qui assurent ce qui reste de l’identité des chansons de Björk, puisque tous les autres paramètres peuvent être modifiés, voire supprimés, d’un arrangement à l’autre.

Tout se passe donc comme si, pour Björk, une oeuvre n’était jamais définitivement fixée et demeurait toujours sujette à de nouvelles évolutions. Comme les organismes vivants, mais aussi comme les techniques. La place et le statut des arrangements dans l’oeuvre de l’artiste nous ramènent une fois de plus à un thème essentiel de son oeuvre : la mise en relation de la nature et de la technologie.

c) Ceci aussi bien que cela : les deux versions d’« Atom Dance » dans les 34 Scores

D’où, peut-être, ce contraste surprenant entre une volonté de précision et certains manques d’information dans les 34 Scores. Le choix précis des instruments à clavier à utiliser et, surtout, la présence de deux arrangements d’« Atom Dance » – pour orgue (p. 7-20) puis pour piano (p. 21-34) – laissent croire que chacun des arrangements a été spécialement pensé pour ces instruments et recourt à une écriture idiomatique. Or, les 34 Scores trahissent dans quelques passages un certain manque de rigueur dans ces procédés d’écriture.

Que Björk ait choisi, pour ce seul morceau, de faire se succéder un arrangement pour orgue et un autre pour piano suggère que ces arrangements présentent des différences significatives, sans quoi il aurait été possible d’indiquer que la même version peut se jouer aux deux instruments, en indiquant quelques différences éventuelles au moyen d’un ossia. Mais tel n’est pas le cas : les arrangements possèdent exactement le même nombre de mesures et leurs structures sont hautement similaires (Figure 12).

Mieux, 117 des 167 mesures de cet arrangement sont absolument identiques, à quelques exceptions près – indications de nuances et de phrasés (mes. 1-49 ; mes. 68-76 ; mes. 107-110 ; mes. 112-117 ; mes. 124-141 et mes. 156-167). Seules quelques différences mineures et ponctuelles peuvent être observées. Tout se passe donc comme si, face à une hésitation entre deux versions légèrement différentes, Björk et Jónas Sen avaient choisi de garder les deux. Là où le statut traditionnel de l’oeuvre d’art privilégie un régime d’unicité, qui se traduirait en musique par la conservation d’une version censée être la meilleure[25], Björk opte pour un autre régime, dans lequel plusieurs versions peuvent être considérées comme étant tout aussi valables.

Cette oscillation entre la volonté de fixer une oeuvre sur la partition et la possibilité d’en proposer un nombre potentiellement infini de versions se retrouve enfin au sein même de chaque partition. Le luxe de certains détails de nuances et de phrasés contraste en effet avec une absence d’indications concernant d’autres paramètres qui devraient logiquement être traités avec autant de précision. Or, on ne trouvera aucune indication de registration dans les treize partitions pour orgue ni aucune indication de pédales dans les parties d’accompagnements confiées au piano. Et comment différencier les phrasés pointés et ceux indiqués par des flèches orientées vers le bas (Figure 13) ?

Figure 12

Tableau comparatif des deux versions d’« Atom Dance » proposées dans les 34 Scores.

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Nulle notice ne l’indique à l’interprète qui, dans le cas des pointes de flèches, ne peut se référer à la notation conventionnelle, contrairement aux points. Difficile, dans ce cas, de faire correspondre les différences de phrasés notés, apparemment soigneusement choisis par Björk pour ces deux versions, à des différences d’interprétations claires. Cela parce que ces indications graphiques ne sont pas « notationnelles », au sens où l’entend Nelson Goodman[26]. Leur ambiguïté laisse par conséquent aux musiciens la possibilité de proposer leur propre interprétation de ces indications et, par conséquent, de donner à chacune des chansons des 34 Scores une apparence sonore renouvelée.

Figure 13a  

« Atom Dance », indications d’accentuation dans la version pour piano.

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Figure 13b  

« Atom Dance », indications d’accentuation dans la version pour orgue.

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Pour ce qui concerne les deux arrangements d’« Atom Dance », l’intention de Björk et de Sen demeure donc obscure. Qu’elles soient destinées à être jouées est un fait établi et confirmé par Michael Amzalag et Mathias Augustyniak : « Björk en avait assez que les gens ne puissent pas rejouer ses chansons chez eux, c’est la raison pour laquelle elle a souhaité publier ce recueil[27]. » Mais les choix d’instrumentation de Björk évoqués plus haut demeurent problématiques. Outre la rareté d’instruments tels que l’orgue, le célesta et le clavecin chez les amateurs de musique, pourquoi se donner la peine de différencier deux arrangements d’un même morceau pour deux instruments différents, si ces arrangements ne tiennent pas pleinement compte de leurs idiosyncrasies et ne font pas usage de toutes leurs possibilités propres ? Ici encore, l’économie fonctionnelle de la partition fait place à une autre logique : celle du luxe et de l’objet d’art qui, lui, ne lésine sur aucune économie (celle, en l’occurrence, des pages supplémentaires nécessitées par la seconde version d’« Atom Dance »). Inutile pour qui souhaiterait simplement rejouer la musique de Björk, pareille redondance se justifie pour une frange du public de Björk qui s’attache à collectionner tout objet se rattachant à son oeuvre. D’où l’importance d’éditions luxueuses de coffrets de disques cd et de dvd qui reprennent pour la plupart des morceaux déjà publiés sur ses disques solos (Figure 2). Au-delà de leur apparente incongruité musicale, les différentes versions d’un même morceau proposées dans les 34 Scores sont donc un témoignage supplémentaire d’une volonté de la chanteuse d’élever son recueil au rang d’objet de collection.

*

Les 34 Scores comme moyen de transformations

Depuis 1993, Björk publie un disque tous les deux, trois ou quatre ans. Mais depuis 2017 et Utopia, elle n’a pas publié de disque (un nouvel opus est toutefois annoncé pour 2022, selon le site bjork.fr[28]). Cette précision chronologique indique que les 34 Scores marquent pour la chanteuse une étape importante dans sa carrière. Elle confirme également que l’édition de ce recueil n’est pas le fruit d’une opportunité ou du hasard, mais qu’elle a bien été pensée et planifiée par Björk comme une partie intégrante et structurante de son oeuvre. Et pour cause, les 34 Scores ont servi de base à un projet d’orchestration des 29 chansons, que Björk présentera lors d’une tournée acoustique intitulée Björk Orchestral, dont les premiers concerts ont été donnés les 9, 15 et 23 août 2020 au Harpa Hall de Reykjavík. La chanteuse y était accompagnée par l’Icelandic Symphonic Orchestra. L’absence de décor forme un contraste frappant avec le spectacle Cornucopia conçu en 2019, qui marquait un point culminant dans la sophistication visuelle et scénique des concerts de Björk : le dispositif de l’Orchestral Tour n’est plus celui du concert pop avec orchestre symphonique, comme le Live At Royal House (2002), mais bien celui du récital pour voix et orchestre, caractéristique de la musique classique. Aucun élément visuel, outre la tenue de Björk, ne vient détourner l’attention du spectateur de la musique. L’Orchestral Tour confirme donc que la dimension légitimante des 34 Scores fait partie d’une véritable stratégie : montrer que, moyennant un travail d’arrangement, la musique de Björk peut s’inscrire à la fois dans le monde et l’histoire de la musique populaire, et dans ceux de la musique classique.

Parfait exemple de crossover et de ce que l’on pourrait appeler populart music, les 34 Scores parviennent également à marier deux logiques qui leur confèrent un statut particulier au regard des autres recueils de chansons : celle, fonctionnelle, de la partition à jouer et celle, esthétique, de l’objet d’art à collectionner. Dernière oscillation remarquable : celle du statut des arrangements proposés par Björk et Sen, qui sont la fois adaptations de morceaux originaux et recompositions, oeuvres à part entière dotées de leurs propres identités sonores.

Objet de transformation par excellence (de la musique populaire, de la partition et de la musique elle-même), les 34 Scores constituent une contribution importante à la musique de la fin des années 2010, tous domaines confondus. Une contribution qui nous rappelle également une silencieuse leçon : plus qu’une chanteuse, Björk est une musicienne. Plus qu’une musicienne, Björk est une artiste.