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Du potentiel à l’interdit des images : réponse à Aurélia Peyrical

La contribution d’Aurélia Peyrical à ce dossier annonce « une limite de la voie interprétative » de What Would Be Different, qui, selon elle, serait trop axée sur la question des possibilités bloquées — ce qui impliquerait « un certain nombre de confusions et d’impensés ». La théorie critique adornienne s’intéresse-t-elle vraiment à la possibilité ? Ne serait-ce pas plutôt la catégorie de «“potentiel” qui, chez Adorno, répond à la question de la justification de l’existence possible du différent » ? La notion de possibilité que je présente dans le livre ne serait-elle pas trop « positive, voire hypostasiée » ? Je me trouve d’emblée au coeur d’une véritable disputatio, semble-t-il, et je remercie Aurélia Peyrical de participer avec vigueur à cet échange. Je la remercie certes aussi pour ses commentaires plus favorables, mais je me réjouis tout particulièrement de l’occasion qu’elle m’offre de répondre à ses critiques. Celles-ci concernent, pour la plupart, le sens de tel ou tel concept adornien. Dans la réponse qui suit, je tenterai de dissiper la confusion qui, à mon avis, les anime.

Je tiens avant tout à clarifier un enjeu terminologique. À la défense d’un certain concept de potentiel, Aurélia Peyrical écrit :

Dans la réflexion sur le potentiel, il n’est pas question de se demander si quelque chose aurait pu ou pourrait être : toute la problématique de la potentialité est centrée sur la détermination de son existence, non de son contenu. Alors qu’au possible s’oppose l’impossible, au latent le patent, et au virtuel le réel, le potentiel n’a pas d’autre contraire que le néant : il n’implique pas d’autre enjeu que celui de son « être comme surcroît autre » indéterminé.

Or, si je ne suis pas du tout contre l’emploi du concept de potentiel — je l’utilise même à l’occasion dans le livre —, je ne crois pas, toutefois, que ce terme veuille dire ce qu’Aurélia Peyrical pense qu’il signifie.

Rappelons, d’une part, que les termes « potentiel », « potentialité », « possible » et « possibilité » sont tous des traductions plausibles du concept aristotélicien de δύναμις et, d’autre part, qu’Adorno hérite de façon critique de l’interprétation hégélienne de celui-ci. Hegel, quant à lui, dit que la δύναμις désigne « la possibilité [Möglichkeit] (toutefois la possibilité réelle [reale Möglichkeit], non une possibilité en général, une possibilité superficielle), ou, comme on l’appelle, l’en-soi [Ansich] »[1]. En revanche, les concepts de potentiel et de potentialité sont étrangers à la pensée hégélienne. Cela peut nous sembler curieux, mais c’est parce que la véritable potentia conduit toujours, chez Hegel, à la possibilité dite réelle qui correspond aux conditions de réalisation que composent les circonstances effectives.

Le fait qu’Adorno emploie parfois le concept de potentiel (Potential), cet apparent intrus dans la pensée dialectique, pourrait être vu comme un élément de sa critique de Hegel et, à ce titre, un reflet terminologique de ce que je défends dans le livre. Non seulement Adorno pense-t-il que le « potentiel d’un meilleur aménagement de la société »[2] rivalise avec le « potentiel de l’horreur absolue »[3], mais il est aussi persuadé que la « meilleure part du potentiel »[4] (besseres Potential) pourrait ne jamais se réaliser en raison de cette rivalité, voire en raison d’une victoire ultime de l’horreur absolue. Cela va presque sans dire que la philosophie hégélienne de l’histoire ne saurait admettre une telle situation[5]. Adorno remet en cause cette position philosophique : autant le potentiel d’un meilleur aménagement de la société est une possibilité réelle, autant « la possibilité objective d’accéder à ce qui serait meilleur est obstruée »[6]. Le concept de potentiel est donc synonyme de la « possibilité réelle » qui, malgré ce qu’affirme Hegel, peut rester coincée au palier d’un possible, et je l’emploie comme tel dans le livre.

Aurélia Peyrical, pour sa part, tente une autre interprétation du concept de potentiel. Selon elle, le potentiel adornien ne serait qu’un simple « “être comme surcroît autre” indéterminé ». Elle ajoute la précision suivante : « Il suffit de montrer qu’il n’y a pas “rien que le réel” : la réflexion sur le potentiel s’accorde parfaitement avec le principe adornien de l’interdit des images [Bilderverbot], mais aussi avec l’indécidabilité de la forme et du contenu que prend le surcroît, le différent. »

Il y a ici, à mon avis, une incompréhension du rôle de l’interdit des images chez Adorno, qui devient d’autant plus clair quand on constate que le concept de potentiel, tel que je viens de l’esquisser, exige un point d’ancrage dans la réalité concrète, niée de façon déterminée au nom de ce qui pourrait être différent. Si tel est le cas, le potentiel dont parle Adorno ne doit surtout pas être réduit à un « “être comme surcroît autre” indéterminé », quand bien même l’indéterminité jouerait aussi un rôle dans la conception adornienne de la possibilité (j’y reviendrai un peu plus loin, ainsi que dans ma réponse à Agnès Grivaux). En fait, Adorno n’hésite pas à donner, le moment venu, un contenu précis au « potentiel de ce qui pourrait être différent »[7], comme on peut le voir dans les exemples suivants :

« Le déploiement immanent des forces productives, qui rend le travail humain superfétatoire jusqu’à une certaine valeur-limite, cache en son sein le potentiel de transformation ; la baisse de la quantité de travail — une quantité qui déjà aujourd’hui pourrait, sur un plan technique, être à son minimum — inaugure une nouvelle qualité sociale »[8].

« Dès les Années Vingt, à la suite des événements de 1919, les jeux étaient faits contre le potentiel politique qui, en d’autres circonstances, aurait très vraisemblablement influé sur l’évolution de la Russie et empêché le stalinisme »[9].

« Ce n’est qu’au moment de l’histoire où l’organisation [sociale], en tant que pouvoir omniprésent de la vie, n’agit plus seulement en cachette, mais bel et bien ouvertement, contre le potentiel visible de [la liberté promise par la pensée bourgeoise], que les gens organisés sont capables de réfléchir sur le principe même qui a fait que les choses en arrivent là »[10].

« Les privations physiques, qui défièrent si longtemps [le progrès], sont potentiellement éliminées : si on s’en tient à l’état des forces productives techniques, nul n’est plus condamné à vivre dans l’indigence sur terre »[11].

Outre le fait qu’il n’est pas très difficile de trouver des exemples de possibilités bloquées chez Adorno, c’est le caractère historiquement déterminé de ces potentiels qui ressort nettement de telles citations, et alors l’impossibilité de dire qu’« il n’est pas question de se demander si quelque chose aurait pu ou pourrait être ». À chaque fois, il s’agit d’époques déterminées (celle du libéralisme du 18e et du 19e siècle, celle de la république de Weimar, celle du capitalisme tardif) et d’éléments sociaux tout aussi déterminés (la longueur de la journée de travail, l’histoire du communisme soviétique et de son échec, l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, la liberté bourgeoise et son rabougrissement social, les besoins matériels médiatisés historiquement, l’état actuel des forces productives et les rapports de production qui les entravent, la violence individuelle, sociale, politique ou génocidaire). Ce sont de tels éléments qui configurent et défigurent les potentiels sociaux. Dans les exemples cités ci-dessus, je ne vois aucune tentative de la part d’Adorno de respecter la négativité abstraite d’un « “être comme surcroît autre” indéterminé ». Au contraire, on voit bien qu’un potentiel n’est rien d’autre que ce que j’appelle une possibilité réelle bloquée.

Précisons davantage la confusion qui mène à une défense outrancière du négativisme et à un rigorisme douteux dans l’application de l’interdit des images[12]. Adorno, prônant un tel « interdit », semble proscrire de ce fait toute représentation de ce qui pourrait être différent. Seulement, contrairement à ce que l’on pourrait croire et à la lumière des exemples mentionnés précédemment, l’interdit ne vise aucunement la déterminité de la conscience théorique ou pratique des potentiels bloqués. Que vise-t-il alors ? Avant tout, la transformation en veau d’or de quelque concept, théorie, pratique, politique, coutume, possibilité, etc. que ce soit qui nous empêcherait de procéder à sa modification si cela s’avérait nécessaire.

De telles idoles incluent, par exemple, la soi-disant praxis radicale socialement neutralisée (voir le concept de « pseudo-activité »), ainsi que le progrès technique, si celui-ci est pris comme une fin en soi plutôt que comme un moyen pour éliminer la souffrance socialement non nécessaire (voir le concept de « voile technologique »). De manière générale, nous devrions éviter d’ériger en idole quelque concept, théorie, pratique, politique, coutume, potentiel, etc. que ce soit en prétendant qu’il s’agit d’une fin ultime, d’une essence ou d’une « photographie de l’objectivité »[13]. Que l’on ne s’y méprenne pas : lorsque nous arrivons à discerner dans l’histoire les contours d’un potentiel bloqué à même la réalité qui le renie, l’interdit des images ne nous enlève pas le droit de le penser ou de le formuler ; au contraire, il nous enjoint de renoncer à nos préconceptions fourvoyantes afin d’exprimer ce qu’elles nous empêchent de voir. La dictature du prolétariat à l’époque du marxisme totalitaire reste, pour Adorno, un des meilleurs exemples de ce genre d’idoles, et c’est précisément celui qu’il évoque dans le passage central sur le Bilderverbot dans Dialectique négative[14]. Critiquer l’image politique de la dictature du prolétariat consiste à dire qu’elle a fini par constituer une entrave au potentiel de liberté qu’elle était censée réaliser dans l’histoire. Interdire de telles images revient à une tentative de sauver les potentiels déterminés que celles-ci finissent par bloquer, ou à les reformuler, mais non à leur imposer une indéterminité abstraite.

En termes plus généraux, mais aussi plus dialectiques, on pourrait dire que c’est la transformation en idole de ce « qui est encore pour soi, mais qui n’est plus en soi »[15] qui est visée par l’interdit ; et inversement, n’est pas visée la déterminité du nouvel en-soi qui corrigerait cette situation, si nous arrivons à le discerner (ce qui ne se produit pas automatiquement), et si l’horreur absolue ne prend pas le dessus. Dans tous les cas, refuser de parler des potentiels salutaires par peur de contrevenir à l’interdit des images conduit directement au paradoxe insoutenable d’ériger en veau d’or l’interdit des images lui-même. L’indignation mosaïque que ressent le soi-disant négativiste, qui nous enjoint sans cesse de respecter l’interdit des images, deviendrait alors indifférenciable de l’idolâtrie complaisante qu’il condamne.

Le moment de déterminité de tels potentiels ne faisant aucun doute, il reste que leur variabilité historique introduit aussi un moment d’indéterminité à la réflexion philosophique. Toutefois, cette indéterminité n’est pas celle, abstraite, qu’Aurélia Peyrical semble défendre (« il suffit de montrer qu’il n’y a pas “rien que le réel” »).

Certes, d’une part, on peut parler des possibilités réelles bloquées, au pluriel, afin de conserver le lien avec les diverses circonstances historiques spécifiques qui ont configuré ces blocages (pensons aux différences entre 1793, 1848, 1871, 1919 et 1933, par exemple). À ce palier, c’est la déterminité qui est en jeu. Mais, d’autre part, ces potentiels variables participent tous à la catégorie de la possibilité bloquée, au singulier, expression qui sert à nommer la situation générale d’une médiation ratée entre l’effectivité et les possibilités qu’elle contient. Puisque les exemples déterminés du passé n’épuisent pas ce que la catégorie pourrait encore inclure, il reste en surplus une part d’indéterminité, appartenant à l’éventuelle perpétuation de cette médiation ratée, que cette catégorie sert précisément à marquer. (Notons en passant qu’il y a un autre aspect de cette indéterminité à prendre en considération, mais je conserverai ces remarques pour ma réponse à Agnès Grivaux.)

Précisons tout de suite que ce n’est pas la pureté ou l’éternité catégoriales qui comptent ici — toute catégorie reste liée à son origine historique[16]. Mais cette origine ne nous autorise nullement à esquiver la tâche générale de comprendre comment une catégorie comme celle de la possibilité bloquée marque de son empreinte la continuité fatale, catastrophique de l’histoire, notamment le fait que la « possibilité de faire les choses autrement (…) est continuellement manquée »[17]. Inversement, ne pas laisser les choses continuer comme avant[18] n’est possible que si nous arrivons à bien comprendre cette continuité fatale, à décortiquer sa structure et à reconnaître ses ravages. Par conséquent, à présent, je vois mal comment éviter la catégorie de la possibilité bloquée : nous nous priverions, ce faisant, du « critère critique qui permet à la raison de s’opposer à la supériorité du cours du monde » ou « qui l’astreint et l’oblige à le faire » — critère qui « est toujours, dans toutes les situations, ce qui indique la possibilité concrète de faire les choses autrement »[19].

De ce point de vue, il importe peu, à mon avis, que la formule précise « verstellte Möglichkeit » (possibilité bloquée) ne paraisse pas sous la plume d’Adorno. Cette expression est bel et bien « meine Zuthat[20] ». Il existe toutefois des équivalents proches chez Adorno : il parle, par exemple, de l’« inaccessible conscience de la possibilité »[21] (abgesperrtes Bewußtsein der Möglichkeit) et de l’importance d’affronter consciemment le « degré auquel la possibilité est aujourd’hui bloquée »[22] (dem Bewußtsein sich zu stellen, wie versperrt die Möglichkeit heute ist), etc. Mais l’intérêt de l’expression « possibilité bloquée » réside surtout dans le fait qu’elle résume la situation objective dans laquelle la réalisation d’un « potentiel de ce qui pourrait être différent » est inhibée, bloquée, entravée, empêchée, obstruée, barricadée, étouffée, réprimée, etc. (hemmen, verstellen, fesseln, verhindern, versperren, absperren, abwürgen, unterdrücken, etc.) par la même société qui nous met ce potentiel à portée de la main. Pour décrire cette situation, il ne manque pas de mots chez Adorno. Il ne faudrait donc pas faire de l’expression ni du caractère inusité de celle-ci, une pierre d’achoppement. Ce genre d’objection reste positiviste dans son intention de rejeter le positivisme.

D’ailleurs, cela ne change absolument rien à l’importance du concept de possibilité bloquée si l’on essaie de se replier sur l’idée selon laquelle ce qui est bloqué n’est pas la possibilité, mais la praxis. Aurélia Peyrical fait référence, à ce titre, à « ce qu’Adorno cherche véritablement à penser dans la constellation du “blocage” ou de l’“inaccessibilité” : l’action pratique [Praxis] ». Certes, la praxis transformatrice est bloquée, entre autres parce que l’efficacité de ce qui s’appelait autrefois « la praxis » a été étouffée par le cours de l’histoire. Dans cette situation, si nous ne nous abandonnons ni à la résignation ni à la pseudo-activité, nous nous devons de nous demander en quoi la praxis pourrait encore consister, sinon en une mise en oeuvre des potentiels déterminés et concrets que la théorie nous aide, séance tenante, à discerner et à formuler ? La praxis transformatrice ne travaille-t-elle pas à réaliser quelque chose qui n’existe pas actuellement, qui reste à réaliser, c’est-à-dire une possibilité d’action réalisable ? Par ailleurs, comment pourrions-nous éviter un « défaitisme de la raison »[23] lorsqu’une praxis qui semble s’imposer échoue, si ce n’est en laissant la pensée se nourrir de nouveau d’une théorisation du blocage historique des possibles ? En réponse à ces questions, non seulement Adorno n’hésite pas à dire que la théorie bien balisée est déjà pratique, mais il souligne par ailleurs que, sans l’apport de la théorie — qui fournit une réponse à la question de « comment une praxis non répressive serait (…) possible »[24] — la pratique « est condamnée à l’échec »[25].

La conclusion à tirer de tout cela me semble inévitable : nous ne pouvons nous passer d’une compréhension de la structure modale des blocages sociaux. Adorno le confirme par moments dans des passages où le vocabulaire employé exige de nous cette compréhension :

C’est uniquement si nous avions pu faire les choses autrement, si la totalité (illusion socialement nécessaire en tant qu’hypostase de l’universel extrait des êtres humains individuels) est brisée dans sa prétention à l’absoluité, que la conscience sociale critique se préserve la liberté de penser qu’un jour il pourrait en être autrement. La théorie ne peut soulever le poids démesuré de la nécessité historique que lorsque celle-ci est reconnue comme l’illusion devenue effectivité et la détermination historique comme métaphysiquement contingente.[26]

Comment comprendre le caractère contrefactuel de la première partie de la citation ? Que veut dire « métaphysiquement contingent » ? Que veulent dire « illusion socialement nécessaire », « nécessité historique » et « illusion devenue effectivité » ? Dans ce passage et bien d’autres que je cite dans What Would Be Different, on peut voir s’imposer la nécessité d’une réflexion sur la catégorie de la possibilité bloquée. Certes, cette réflexion doit rester ancrée dans l’histoire, d’où les exemples concrets que mentionne Adorno. En dehors de tels exemples, la possibilité bloquée n’est qu’une entité théorique qui pourrait un jour (espérons-le) tomber en désuétude. Cela dit, lorsque nous arrivons à lire dans le jeu de l’histoire et à y voir la possibilité bloquée à l’oeuvre, nous nous donnons un outil conceptuel précieux pour comprendre les frustrations du passé, celles que nous vivons aujourd’hui, ainsi que celles que nous n’avons pas encore connues.

De l’interdit des images à l’expérience : réponse à Agnès Grivaux

J’aimerais en tout premier lieu remercier Agnès Grivaux pour sa lecture attentive et ses questions hautement pertinentes. Il s’agira dans ce qui suit d’expliciter davantage comment le concept de possibilité bloquée s’articule à la possibilité « irreprésentable » qu’évoque l’interdit des images — et comment certaines réflexions adorniennes sur la mort et la souffrance nous indiquent la direction à prendre à cet égard. Ensuite, je dirai un mot sur l’importance de l’expérience (en grande partie à comprendre sur les bases de la compréhension hégélienne de ce terme) pour la perception et la conception de ce qui pourrait être différent.

Commençons par certains problèmes d’interprétation posés par l’interdit des images. Agnès Grivaux admet l’existence de possibles bloqués représentables (comme la satisfaction réalisable, mais systématiquement non réalisée de tel ou tel besoin), mais elle soulève « la question de l’hétérogénéité entre [la] possibilité bloquée [déterminable, représentable] et la possibilité irreprésentable ». Par-delà tout ce que l’on pourrait se représenter comme possibilités bloquées à réaliser, n’y a-t-il pas chez Adorno, par ailleurs, l’idée d’une irreprésentabilité de l’utopie, accompagnée d’un refus de « dire dans quel monde possible cette possibilité bloquée cesse de l’être et peut être réalisée effectivement » ? La question se pose : est-ce le concept de possibilité bloquée, tel que je le présente dans What Would Be Different, tient compte adéquatement du possible irreprésentable ? Pour y répondre, il faudrait d’abord préciser la nature de ce qui se refuse au juste à la représentation.

Afin d’étayer l’idée d’un possible irreprésentable, Agnès Grivaux cite un entretien entre Ernst Bloch et Adorno où celui-ci affirme que la possibilité d’abolir la mort fait partie intégrante de la pensée de l’utopie. Il est intéressant de noter de façon préliminaire que ce n’est pas l’abolition de la mort en tant que telle qui est irreprésentable. Ailleurs, Adorno dit clairement que l’abolition biomédicale de la mort, aussi « improbable » soit-elle, « se laisse penser »[27]. Néanmoins, ce n’est pas cette éventualité qui retient son intérêt. Effectivement, dans l’entretien avec Bloch, il ajoute que le but de la réflexion n’est pas de « se représenter l’abolition de la mort simplement en termes d’un procédé scientifique »[28]. Dans ces conditions, de quoi s’agit-il ?

Pour répondre à cette question, une rapide esquisse devrait ici suffire. La mort qu’il s’agit d’abolir est en premier lieu celle, littérale, qui serait liée à la « souffrance insensée »[29] : la mort de celle ou de celui qui, d’un point de vue social, n’aurait pas dû mourir (la victime de persécutions, par exemple, ou d’un accès inadéquat à des traitements médicaux existants, etc.). Mais, plus généralement, la mort à laquelle renvoie Adorno est aussi celle, métaphorique, mais pourtant vécue, qui correspond à tout ce qui justifie l’idée que « la vie ne vit pas »[30], par exemple, ou encore à tout ce qui explique le mort-vivant qu’Adorno appelle le « bourgeois revenant »[31]. Ce qui est en cause dans ce cas, c’est « une humanité devenue indifférente à la mort comme elle l’est à ses membres — une humanité déjà morte en elle-même »[32]. Dans les deux cas, littéral et métaphorique, « mourir n’est plus que la confirmation de l’absolue insignifiance d’un organisme naturel face à l’absolu social »[33].

En guise de réponse à cette situation, l’expression « abolition de la mort » (Abschaffung des Todes) désigne la fin de ces médiations sociales de la mort — et « plus jamais d’Auschwitz »[34] est un de ses synonymes les plus évidents. Ou encore, comme Adorno le précisera dans la suite de l’entretien avec Bloch : la mort qu’il faudrait abolir est celle qui correspond à « la violence de ce qui est, sans plus »[35], c’est-à-dire la dure réalité de l’ordre existant. Cette violence, pourrait-on dire, nous montre qu’« il y a bien pire à craindre que la mort [littérale] »[36], notamment l’inaccessibilité socialement manigancée et maintenue d’un avenir meilleur. De façon plus générale, l’abolition de la mort correspond à ce qu’Adorno appelle « l’abolition de la souffrance »[37] (Abschaffung des Leidens) dans Dialectique négative.

Cela dit, réaliser cette abolition ne va pas de soi. Aussi souhaitable soit-elle, elle doit être autre chose qu’un voeu pieux, qu’une utopie abstraite et irréalisable. Il nous faut un indice de la réalisabilité de l’abolition qui tient compte de la « pesanteur » de la mort, c’est-à-dire de sa réalité sociale écrasante qui nous interdit de « faire comme si la mort n’existait pas »[38]. La réalité sociale semble être sans issue à cet égard : on peut bien sûr imaginer une abolition de la mort sur le mode d’une possibilité purement formelle, mais ne reste-t-elle pas hors de notre portée dans les conditions existantes ?

Nous nous trouvons dès lors au coeur de l’antinomie que mentionne Adorno dans l’entretien avec Bloch : renoncer à la possibilité d’abolir la mort équivaudrait à se résigner à la violence de la réalité sociale ; mais, inversement, la revendiquer équivaudrait à consacrer ses forces à une utopie impuissante.

Si je me permets d’insister sur cette formulation de l’antinomie (réalité versus possibilité formelle), c’est parce que sa résolution modale nous éclairera sur la question de la négativité et de l’irreprésentabilité de l’utopie. Commençons par l’impossibilité d’ignorer cette antinomie, c’est-à-dire par l’inadmissibilité de faire fi de la réalité sociale de la mort en dépeignant la possibilité purement formelle de son abolition. En conséquence, Adorno dit que cette impossibilité constitue

peut-être la raison la plus profonde, la raison métaphysique pour laquelle on ne peut parler de l’utopie que négativement, à l’instar de la grande philosophie, comme chez Hegel, et puis d’une manière encore plus explicite, chez Marx. … [Plus précisément, il s’agit d’une] négation déterminée [bestimmte Negation] de ce qui est, parce que c’est là la seule figure [c’est-à-dire la figure du réel dans sa négation déterminée] qui comprend à la fois la mort, qui n’est rien d’autre que la violence de ce qui est, sans plus, et, par ailleurs, la tentative de la dépasser[39].

Or, si nous ne pouvons contourner l’antinomie, nous pouvons peut-être la résoudre : la négation déterminée ne signifie rien d’autre que la possibilité d’un dépassement, à même ce qui est, de sa violence, de son faux-semblant d’incontestabilité, etc. Rappelons que, selon Hegel, la contradiction vécue entre objet et concept fait s’effondrer l’être ou l’immédiateté que la conscience tenait jusque-là pour vrai. La conscience n’en sort pas inévitablement désemparée dans la mesure où cette contradiction porte en elle un contenu déterminé : les raisons de l’échec de l’identité de l’objet et du concept. L’apparent néant de l’échec peut donc être « appréhendé tel qu’il est en vérité, comme négation déterminée » qui provoque le surgissement d’une « forme nouvelle »[40] pour autant que les raisons déterminables de l’échec constituent aussi les raisons de la correction qu’il faut opérer sur ce qui nous semblait si évident autrefois. Selon Hegel, ce mouvement, appelé « expérience » (Erfahrung), esquisse aussi la nécessité d’un plus vaste progrès de la conscience et de l’esprit à travers ses figures essentielles.

Adorno, contre Hegel, n’ira pas jusqu’à dire que la négation déterminée suit un chemin balisé par des « stations (…) fixées d’avance »[41] par la science, mais il retient l’importance du caractère vicié de ce que la conscience tenait pour vrai, ainsi que l’importance de la déterminité de la contradiction expérimentée ou subie (erfahren) entre concept et objet qui l’a conduite jusque-là et qui lui indique le chemin à suivre. Par exemple, la pensée bourgeoise nous fait la promesse d’une liberté universelle en nous renvoyant à l’effectivité de cette idée qui agit, nous dit-on, comme une essence se réalisant dans l’histoire, tandis que la réalité vécue nous fait vivre le caractère creux de ce discours. Le résultat est un exemple flagrant d’un concept (la liberté) qui ne correspond pas à l’objet (la société bourgeoise) qu’il est censé animer :

Le 19e siècle se heurta aux limites de la société bourgeoise ; celle-ci ne sut réaliser effectivement sa propre raison, ses propres idéaux de liberté, de justice et d’une immédiateté humaine, sans que l’ordre qui était le sien soit supprimé. Elle fut contrainte de mettre faussement au compte de ses réussites ce qu’elle avait manqué[42].

La fausseté de ce que nous tenions pour vrai, découlant de la contradiction repérable entre promesse réalisable et réalisation gâchée et camouflée, fournit le point de départ de la négation déterminée : la non-identité qui surgit entre concept et objet, une fois repérée et nommée adéquatement, devient un dépassement en puissance, dans la mesure où les raisons de la non-identité fournissent aussi les raisons du dépassement[43]. Selon la formulation marxienne, la « possibilité positive »[44] (positive Möglichkeit) de l’émancipation n’émerge que de l’analyse des contradictions de la société existante. Adorno exprime la même idée dans un passage remarquable (qui devrait suffire, d’ailleurs, pour contrecarrer un négativisme trop radical) :

Il se peut que nous ne sachions pas ce qu’est l’être humain et ce qu’est la juste configuration des affaires humaines. Mais ce que l’être humain ne doit pas être et quelle configuration des affaires humaines est fausse, cela, nous le savons ; et c’est uniquement à l’intérieur de ce savoir déterminé et concret que l’autre, le positif, s’ouvre à nous [einzig in diesem bestimmten und konkreten Wissen ist uns das Andere, Positive, offen][45].

La référence à la négation déterminée n’a sans doute pas de quoi surprendre le lecteur averti, mais ce qui saute aux yeux dans l’entretien avec Bloch, c’est le lien que fait Adorno entre la négation déterminée et l’interdit des images (« on ne peut parler de l’utopie que négativement »). L’image interdite n’est pas celle qui décrit la possibilité réelle de ce qui pourrait être différent, mais celle, par exemple, d’une liberté et d’une justice proclamées mais contredites par les faits. Plus généralement, l’image interdite est avant tout celle « qui est encore pour soi mais qui n’est plus en soi », le veau d’or de l’idolâtrie complaisante.

En fait, cela n’a rien de nouveau. Adorno et Horkheimer avaient déjà décrit l’interdit des images de cette façon dans Dialectique de la raison :

Le droit de l’image est sauvé [gerettet] dans la fidèle exécution [Durchführung] de son interdiction. Une telle exécution [prenant la forme d’une] « négation déterminée » (…) ne rejette pas les représentations imparfaites de l’absolu, les idoles, en leur opposant, comme le fait le rigorisme, l’idée avec laquelle elles ne peuvent rivaliser. La dialectique révèle bien plutôt que chaque image est écriture. Elle enseigne à lire dans chacun de ses traits l’aveu de sa fausseté — aveu qui prive l’image de son pouvoir en consacrant celui-ci à la vérité[46].

On voit mieux, grâce à ce passage, ce que vise Adorno quand il parle de l’interdit des images : la critique sociale doit faire dévier le pouvoir illégitime de l’image (la promesse vide d’une liberté universelle, par exemple) vers la vérité (d’une société en mesure de tenir la promesse). De cette façon, le « droit » de l’image, celui d’indiquer l’utopie, peut être « sauvé ». Bref, l’image interdite ne fait pas l’objet d’une négation abstraite (ce qui relèverait du rigorisme), mais d’une négation déterminée qui produit une possibilité réelle (bloquée, peut-être) de rebondir après l’échec de ce que nous tenions jusque-là pour vrai. L’interdit des images prend pour cible la fausse immédiateté, les photographies délavées de l’objectivité, et non la tentative de formuler des correctifs.

Après ce long détour par la négation déterminée, il m’est enfin possible d’affronter l’énigme de l’irreprésentabilité de l’utopie. Ce détour était nécessaire, à mon avis, dans la mesure où la solution à l’énigme ne surgit que si l’on saisit le sens de l’antinomie de la mort, tout en écartant, une fois pour toutes, l’idée selon laquelle l’irreprésentabilité toucherait les potentiels bloqués auxquels la négation déterminée et l’expérience nous donnent un accès théorique.

Rappelons qu’Adorno pense l’irreprésentabilité de l’utopie en correspondance avec l’antinomie formulée précédemment : « Toute tentative de description et de peinture de l’utopie (“ce serait ainsi”) serait alors une tentative d’ignorer cette antinomie de la mort »[47]. Telle que formulée, l’antinomie (ou bien la résignation face à la réalité sociale de la mort, ou bien la possibilité purement formelle de l’abolition de la mort) nous défie de naviguer entre ses deux pôles, ce qui reviendrait à constater une possibilité réelle d’éliminer une souffrance socialement non nécessaire et, de ce fait, faire un pas vers l’utopie. Dans l’exemple selon lequel personne ne devrait plus avoir faim,[48] on voit bien qu’il s’agit d’une négation déterminée : ce que nous tenions pour vrai, ou ce qui était vrai jusqu’à un certain point dans l’histoire (« abolir la faim est impossible »), est devenu entretemps faux en raison du développement des forces productives. L’objet et le concept ne coïncident plus, dans la mesure où ce qui était impossible ou seulement formellement possible a basculé vers la possibilité réelle dans l’histoire. Comme Adorno le dit (notons au passage que personne n’est à l’abri de la négation déterminée) : « ce que Marx et Engels, qui voulaient une société aménagée en accord avec la dignité humaine, dénonçaient encore comme une utopie qui ne faisait que saboter un tel aménagement est devenu une possibilité évidente [handgreiflichen Möglichkeit] »[49]. Constater la possibilité réelle, quoique bloquée, de mettre fin à la faim signifie aussi l’arrêt de mort de l’utopie abstraite et illusoire, en plus de dévoiler l’insuffisance des solutions partielles du capitalisme (la « pinte de lait » de H. A. Wallace, par exemple[50]). De tels potentiels nous proposent un chemin hors de l’antinomie : une telle possibilité réelle, bloquée peut-être, évite le double piège de la possibilité purement formelle d’abolir la mort et de la réalité sociale d’une souffrance apparemment inévitable.

Cela dit, Adorno ajoute cette précision cruciale : les possibilités salutaires (bloquées ou pas) qui résolvent l’antinomie ne sont pas déterminables d’avance (contrairement aux figures de l’esprit hégélien) parce que l’abolition de la souffrance ou de la mort n’a pas de limite déterminable. Tout dépend de l’analyse de l’effectivité et de ce que celle-ci rend possible et réel, concrètement impossible ou seulement abstraitement impossible. La solution à l’antinomie se dessine à partir de ce troisième cas de figure : l’« impossibilité abstraite »[51], synonyme de la possibilité bloquée.

Les conséquences du caractère à la fois historiquement déterminé et ouvert de la négation sont considérables, allant jusqu’à nous imposer une certaine humilité dans nos tentatives de parler de l’utopie. Même l’idée salutaire qui vaut aujourd’hui pourrait ne plus être d’actualité demain : l’opposition dialectique entre les forces productives et les rapports de production, par exemple, ainsi que le potentiel entravé qu’elle nomme, ne tiennent la route qu’aussi longtemps que l’histoire les valide. On pourrait très bien imaginer un avenir meilleur dans lequel cette opposition ne serait plus pertinente : « une société libérée de ses entraves pourrait bien en venir à l’idée que même les forces productives ne sont pas le dernier substrat de l’être humain, mais représentent sa forme historique adaptée à la production de marchandises »[52].

À partir de ces dernières réflexions, on peut mieux cerner ce qui est irreprésentable dans la pensée de l’utopie : le « degré d’atténuation » de la souffrance que la société peut atteindre, ou les émancipations que nous pourrions connaître, « ne se laisse pas anticiper théoriquement et n’est soumis à aucune limite »[53]. Autrement dit, aucune représentation spécifique de l’abolition de la mort ne devrait venir limiter sa réalisation parce qu’aucune n’est a priori à l’abri de la négation déterminée (ce qui ne veut absolument pas dire que les choses vont bien aller). Toute tentative de nier la contingence — et les ressources — de l’avenir, en s’accrochant aux idoles du présent ou du passé, doit céder le pas à l’irreprésentabilité de l’utopie. Cette idée peut aussi se dire en termes plus positifs : le possible irreprésentable n’est rien d’autre que le potentiel salutaire inimaginable qui pourrait appartenir à l’avenir.

Cependant, comme Agnès Grivaux le suggère, il importe « d’élucider le rapport entre les subjectivations locales levant certains blocages des possibilités réelles et le passage à une société qui ne serait pas simplement, mais tout autrement différente ». Dire que le possible irreprésentable n’est rien d’autre que le potentiel qui pourrait appartenir à l’avenir, n’est-ce pas sous-estimer l’irreprésentable ? La société « tout autrement différente » ne serait-elle pas celle qui arrive, par exemple, à surmonter la possibilité même d’un blocage des possibles, ainsi que toute souffrance socialement non nécessaire ? Peut-être. Mais je vois mal comment de telles possibilités abstraites pourraient être plus que des idées régulatrices — dans le meilleur des cas — et, partant, infiniment moins concrètes que le refus des limites artificiellement imposées à l’abolition de la souffrance, voire de la mort. Par ailleurs, et c’est cela qui me semble décisif, plus on insiste sur le « tout autrement différent », plus on s’éloigne de la déterminité que la négation déterminée nous impose comme critère d’un progrès digne de ce nom, et plus l’utopie recommence à mériter, comme à l’habitude, d’être accusée d’abstraction. Comme Adorno le dit, « le choix d’un point de vue extérieur à l’emprise [de la société réelle] est aussi fictif que l’est toujours la construction d’utopies abstraites »[54].

Il est toutefois vrai que les traits exacts de l’utopie nous restent profondément étrangers, irreprésentables — non pas en soi, ou parce que l’utopie serait sujette à un interdit rigoriste, mais parce que nous sommes encore « trop mutilés »[55] pour l’imaginer correctement. Néanmoins, tant et aussi longtemps que les raisons sociales de cette mutilation peuvent être exprimées, l’utopie restera minimalement à l’oeuvre dans l’expérience[56]. Comme Adorno le souligne, en citant C. D. Grabbe : « Car seul le désespoir [Verzweiflung] peut nous sauver »[57]. Ce désespoir, sur lequel Hegel insiste aussi, est précisément ce qui, aujourd’hui, peut encore nous engager sur le chemin de la négation déterminée[58]. « Je ne suis rien et je devrais être tout »[59] est à la fois une expression d’un désespoir ressenti et l’éclosion d’un devoir-être réel qui ne se laisse pas réduire au cri désespéré qui en constitue néanmoins le véhicule.

En tenant compte de tout ce qui précède, je suis bien d’accord avec Agnès Grivaux pour dire « qu’il semble que [la] possibilité bloquée doive être articulée à une possibilité utopique irreprésentable ». Seulement, je dirais que le possible bloqué déterminé et représentable et le possible utopique indéterminé et irreprésentable sont les deux faces d’une même médaille qui se nomme, selon le contexte, « expérience spirituelle »[60], « expérience métaphysique »[61] ou encore « expérience primaire »[62] chez Adorno. Celle-ci n’est pas simplement l’expérience immédiate, elle est aussi, selon son ouverture à l’histoire et son déploiement dialectique, la possible conscience de l’insuffisance de l’immédiateté et, ce faisant, le ferment de la négation déterminée. A contrario, la personne qui « n’est plus capable d’expérience primaire » est celle qui « s’entoure de toutes sortes de catégories extérieures à la chose [Sache], afin de s’en détourner »[63], c’est-à-dire celle qui se contente d’une « image » au lieu de penser « l’objet dans son intégrité »[64]. L’expérience primaire comporte alors une scission et un élan vers un horizon auparavant inenvisageable : « pour la dialectique, l’immédiateté ne reste pas ce pour quoi immédiatement elle se donne »[65] ; et c’est précisément cette scission qui permet à la conscience de rendre justice à la fois au représentable et à l’irreprésentable.

La référence au concept d’expérience me permet d’ajouter une autre précision concernant les questions qu’Agnès Grivaux rassemble sous la rubrique de la « conscience » ou la « subjectivité », surtout concernant ce qu’elle appelle l’« hésitation adornienne, oscillant entre la valorisation d’expériences de subjectivation libérant certains possibles bloqués (…) et la mise en relief d’effets de structure du tout social dans la question du blocage et de la levée des possibles ». Est-ce que le déblocage des possibles relève de la conscience, ou bien d’une transformation du tout social qu’aucune conscience individuelle ne saurait imaginer, encore moins réaliser ?

En insistant sur le désespoir et la négation déterminée opérée par la conscience dans l’expérience de l’objet, je réponds déjà en partie à ces questions : le problème des possibles bloqués n’existe que pour une conscience qui, selon son expérience historique, est en principe capable d’en extraire un devoir-être réel. L’expérience de la possibilité bloquée est en ce sens une pulsion utopique concrète, même si elle ne mène à rien. D’ailleurs, il n’y a rien de controversé dans l’expérience du possible (pour répondre, en passant, à une autre des critiques énoncées par Aurélia Peyrical). Au contraire, je dirais qu’elle se laisse facilement vérifier « empiriquement » (à comprendre en un sens non naïf), non seulement dans les figures historiques de l’esprit chez Hegel, mais aussi chez Marx, dans ce qui a, pour lui, le statut d’un « fait actuel » (gegenwärtiges Faktum) : « Le travailleur devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production s’accroît en puissance et en extension »[66]. Dès qu’on renonce à l’empirisme et au positivisme naïfs, on discerne facilement le potentiel historique que renferme un tel fait actuel.

Pour résumer le rôle de la conscience individuelle devant le tout social chez Adorno, je répéterai seulement que, tant et aussi longtemps que l’individu peut reconnaître le potentiel d’abolir une souffrance insensée, quelle qu’elle soit, nous possédons en germe la possibilité de transformer le tout — à condition que nous respections le caractère entièrement ouvert, irreprésentable, de ce qui pourrait un jour devenir possible, et, simultanément, à condition que nous déterminions de façon aussi exacte que possible les raisons de l’impuissance socialement médiatisée qui nous afflige. Adorno formule l’idée comme suit :

La seule exigence qui puisse être formulée sans impudence serait sans doute celle-ci : que l’individu singulier impuissant demeure malgré tout maître de lui-même à travers la conscience de sa propre impuissance. Encore aujourd’hui, la conscience individuelle qui reconnaît le tout dans lequel les individus sont embrigadés n’est pas seulement individuelle, mais, dans la conséquence de la pensée, elle maintient fermement l’universel [en ce sens qu’il représente la liberté universelle réprimée, par exemple]. Face aux puissances collectives qui, dans le monde actuel, usurpent l’esprit du monde, l’universel et le rationnel peuvent mieux hiverner chez l’individu singulier isolé que chez ces bataillons plus forts [les partis politiques, par exemple] qui ont docilement délaissé l’universalité de la raison[67].

Il semble alors que l’expérience individuelle — pour autant que celle-ci appartienne à la fois à la réalité du tout répressif et aux possibilités confisquées que l’individu détecte dans l’évitabilité sociale des souffrances vécues — soit, pour le moment, l’unique source des pulsions utopiques. Est-ce que cela veut dire qu’Adorno pense que toutes les conditions pour réaliser l’utopie sont virtuellement disponibles pour nous dans la société actuelle ou que cette expérience « suffit » ? Non. Entre autres, le maillon qui relierait le sujet de telles pulsions et la réalisation sociale de celles-ci fait défaut : il n’existe pas encore un sujet compréhensif (Gesamtsubjekt, le sujet de l’histoire qui n’exclut personne et qui ne prétend à aucune dictature) qui pourrait instaurer l’humanité qui n’a pas encore vu le jour[68]. Cependant, travailler, sur le plan de la pratique et de la théorie, en évitant toute idolâtrie et en vue de réaliser le « potentiel d’un meilleur aménagement de la société », jettera les bases de possibilités inouïes, irreprésentables, de demain, à moins que le « potentiel de l’horreur absolue » ne se réalise en nous privant de tout lendemain.

Encore une fois Hegel : réponse à Pierre-François Noppen

La contribution de Pierre-François Noppen à ce dossier m’offre surtout l’occasion de préciser quelques points relatifs à la critique adornienne de Hegel. Au préalable, j’aimerais le remercier pour sa lecture et particulièrement pour avoir compris qu’un des enjeux importants de What Would Be Different consiste à tenter d’éviter certains des fausses pistes et écueils qui ont pu surgir dans l’histoire de la réception de la pensée d’Adorno. Mon but était en effet de proposer une nouvelle lecture étayée, d’une part, par des références à une variété de textes appartenant à différentes époques du parcours philosophique d’Adorno, et, d’autre part, par des comparaisons avec certains de ses interlocuteurs privilégiés, afin de mettre en relief plusieurs particularités de sa pensée, notamment celles qui sont en rapport avec le concept de possibilité.

Certaines des critiques énoncées par Pierre-François Noppen rappellent celles formulées par Aurélia Peyrical, notamment au sujet de l’importance, prétendument exagérée, que j’accorde à la possibilité et à sa théorisation. Plus particulièrement, selon Pierre-François Noppen, « l’essentiel de la critique [adornienne de Hegel] consiste à dire que le fait que l’existant ou l’étant soit médiatisé par la pensée n’autorise en rien Hegel à inférer que la pensée soit au fondement de ce qui existe. » Pourquoi devrait-on donc voir autre chose à l’oeuvre dans la critique adornienne qu’une simple discussion du « contenu d’expérience » des concepts hégéliens ? Selon cette approche, le but de la critique serait surtout de remettre en cause le caractère systématisant et totalisant de la pensée hégélienne, pas d’entamer une réflexion sur le possible.

Pour ce qui est de la critique ciblant l’importance que j’accorde à la possibilité dans ma lecture d’Adorno, plusieurs des points que je fais valoir dans ma réponse à Aurélia Peyrical redoublent de pertinence ici. Inutile de les répéter. Cela dit, je m’étonne de ce que les partisans de ce genre de critiques puissent remettre en cause le rôle joué par le concept de possibilité sans proposer une explication claire et convaincante du fait qu’Adorno recoure régulièrement et fréquemment à celui-ci dans la construction de sa pensée.

Plus particulièrement, en ce qui concerne la critique adornienne de Hegel, ce n’est pas moi, mais Adorno lui-même qui met l’accent sur la possibilité, ce dont Pierre-François Noppen ne semble pas tenir compte quand il se demande pourquoi j’insiste sur ce point dans le contexte de la transition de l’essence (Wesen), ou du fondement (Grund), à l’existence (Existenz), tel que Hegel la conçoit dans la Science de la logique. Et lorsque Adorno affirme, contre Hegel, que « l’existence est [ainsi] dissoute dans la pensée pure, du fait que l’existence elle-même est censée être quelque chose de conceptuellement médiatisé »[69], où se trouve la référence au possible ? L’identification conceptuelle de l’existence dans le contexte d’une pensée idéaliste et systématisante — c’est-à-dire le penser identifiant — n’est-ce pas ça qu’Adorno cherche partout à critiquer ? Je ne dis pas le contraire ; je dis seulement que ce n’est pas le fin mot de l’histoire ni la meilleure approche interprétative de cette position.

Précisons d’emblée que le problème concernant la dissolution de l’existence dans la pensée pure n’est pas que la pensée dissolve l’existence par un acte identifiant. Après tout, « on ne peut penser sans identification, toute détermination est identification »[70]. L’existence n’a donc pas à être préservée de la pensée comme d’un malheur. Dans le cas de l’essence et de l’existence, toutefois, un problème survient quand l’identité résultante ne réussit pas tout à fait à supprimer (aufheben) la première dans la transition à la deuxième : un reste non identique persiste, de sorte que l’existence conçue en sort privée de ce qui devrait lui revenir. Or, comme je l’explique dans mon livre, ce non-identique revêt une forme plus claire dans le développement logique de cette transition à l’étape de la dialectique de la possibilité et de l’effectivité, entre autres, parce que le lien entre l’essence et la possibilité y est plus explicite, et aussi parce que l’effectivité est parmi les catégories les plus importantes de la pensée pure[71]. La structure du problème reste toutefois la même. Hegel tire deux conclusions complémentaires de sa présentation des concepts : (1) toute possibilité (en tant que déclinaison de l’essence) qui n’est pas réelle est formelle, au mieux un devoir-être (Sollen) impuissant qui ne se distingue pas d’une impossibilité ; et (2) la possibilité réelle se fond dans l’identité dialectique avec la catégorie de l’effectivité réelle, dans la mesure où les circonstances existantes (l’effectivité réelle) constituent la totalité des conditions réelles (les possibilités réelles) pour l’effectivité prochaine. Adorno, pour sa part, refuse l’identité officielle entre la possibilité et l’effectivité réelles, en prenant la défense du non-identique : ici, la possibilité salutaire laissée en jachère, ni purement formelle (le devoir-être impuissant, par exemple), ni purement réelle (au sens hégélien, impliquant une participation nécessaire et totale au déploiement de l’effectivité, en vertu de l’identité du possible et de l’effectif réels).

Poursuivons par des constats textuels. En tout premier lieu, il est indéniable qu’Adorno dénonce de façon récurrente le fait que la pensée de Hegel nous conduit à « diffamer la possibilité »[72], que « la possibilité a (…) été déconsidérée par Hegel »[73] et que celui-ci donne « un “coup de massue” à cette catégorie »[74]. Il s’explique dans les Trois études sur Hegel, où il résume la pensée de Hegel sur ce point :

Ne serait vraiment possible, suivant la distinction entre possibilité abstraite [ou formelle] et possibilité réelle, que ce qui est devenu effectif. Une telle philosophie se range du côté des gros bataillons. Elle fait sien le verdict d’une réalité qui sans cesse ensevelit sous soi ce qui pourrait être différent [was anders sein könnte][75].

Ce passage vient déjà raisonnablement justifier l’existence d’une réflexion sur le possible dans le contexte de la critique adornienne de Hegel, mais dans l’hypothèse où il resterait encore une incertitude à ce sujet, Adorno précise les termes de sa critique un peu plus loin dans le même texte :

La pensée (…) qui maintient la possibilité sans cesse défaite [die stets wieder besiegte Möglichkeit] contre l’effectivité ne peut y arriver que dans la mesure où elle comprend la possibilité comme appartenant à l’effectivité, envisagée sous l’aspect de sa réalisation effective — comme ce vers quoi l’effectivité elle-même, bien que timidement, essaie de se porter et non comme un « ça aurait été si beau… », dont la tonalité s’est à l’avance accommodée de l’échec. Voilà le contenu de vérité des courants de la philosophie de Hegel où celui-ci (…) se résigne à la réalité ou semble sournoisement lui donner raison en se moquant des gens qui veulent refaire le monde[76].

Confronté à de tels passages, tout doute concernant l’importance du concept de possibilité pour la critique adornienne de Hegel devrait idéalement se dissiper, afin que nous puissions nous concentrer sur son explicitation et ses conséquences.

Pierre-François Noppen reste néanmoins sceptique. Quel critère ou étalon de mesure critique pourrait-on déployer pour distinguer une possibilité réelle bloquée d’une possibilité formelle ? Formulé dans les termes de la citation précédente : qu’est-ce qui nous permettrait de « maintenir une possibilité sans cesse défaite contre l’effectivité » ? Selon Pierre-François Noppen, une telle réflexion « ne nous avance pas réellement » : « plutôt que de chercher d’autres possibilités bien concrètes, on s’investit dans la recherche d’un critère nous permettant par avance de déterminer quel type de possibilité il faudrait reconnaître comme une possibilité légitime ». Toutefois, mettre la main à la pâte, au lieu de se perdre dans des considérations métaphysiques, ne semble pas nous avancer davantage puisque, selon Pierre-François Noppen, l’économie de marché constitue un contexte de blocage quasi définitif : « Suivant les principes qui structurent l’économie de marché, rien ne permet de penser qu’il est possible de parvenir à ce que plus personne ne souffre de la faim. »

Certes, Pierre-François Noppen prône une notion de pensée critique qui permet d’envisager ce qu’il appelle d’« autres possibilités bien concrètes » : « La critique permet [selon Adorno] d’ouvrir des perspectives qui excèdent l’horizon de ce que prescrivent les cadres d’intelligibilité dominants et permet bel et bien de dégager — ou d’indiquer (…) — d’autres avenues, d’autres possibilités concrètes au cours des choses. » Jusqu’ici tout va bien. La prochaine phrase nous rappelle toutefois à l’ordre : « En même temps, ces autres possibilités ne sont pas actualisables en un sens bien précis, car elles sont en conflit avec la réalité telle que les cadres d’intelligibilité dominants la définissent pour nous. » Il nous reste néanmoins l’espoir qui vient du fait que « le réel excède ce que prescrivent les cadres d’intelligibilité dominants »[77].

Les concepts d’« autres avenues », d’« autres possibilités », de réalité, de réel et d’excès (« excéder ») en question ici ne sont jamais explicités par Pierre-François Noppen, bien qu’il semble les relier, malgré tout, à une éventualité qui renvoie au-delà des « cadres d’intelligibilité dominants ». Mais dans ce cas, parler d’« autres possibilités concrètes » et des « cadres d’intelligibilité dominants » qui rendent ces possibilités irréalisables, au lieu de parler de possibilités réelles bloquées, cela fait beaucoup de détours pour éviter la terminologie que j’emploie dans What Would Be Different, surtout quand Adorno lui-même se sert sans gêne aucune de concepts modaux.

Même si on fait abstraction, pour le moment, de ce dernier problème, il me semble que pour donner du sens à la critique de Pierre-François Noppen, il faudrait à tout le moins préciser ce que l’irréalisabilité veut dire (« ces autres possibilités ne sont pas actualisables »), car il y a une différence importante, à mon avis, entre une impossibilité concrète (ce qui impliquerait que ladite possibilité serait purement formelle) et une « impossibilité abstraite »[78] (ce qui signifierait que l’on considère comme impossible quelque chose qui est éminemment possible et réalisable). Dans le premier cas, nous resterions chez Hegel qui affirme que la possibilité qui ne se laisse pas réaliser, ou qui n’est qu’un devoir-être impuissant, est indifférenciable d’une simple impossibilité[79] ; mais dans le second cas, nous nous trouverions au coeur de la pensée d’Adorno, qui cherche à défendre « la possibilité sans cesse défaite contre l’effectivité », c’est-à-dire la possibilité bloquée. Cette différence entre impossibilité concrète et impossibilité abstraite n’est pas négligeable : elle laisse des traces dans l’expérience, entre autres dans « ce qui indique la possibilité concrète de faire les choses autrement [der Hinweis auf die konkrete Möglichkeit, es anders zu machen] »[80].

Pierre-François Noppen essaie encore d’éviter tout recours à des concepts modaux en insistant sur ce qu’Adorno appelle ici une « indication », ou ce que je traduis par « ce qui indique ». Certes, une « indication » n’est pas la même chose qu’un fait purement empirique (j’y reviendrai), mais Pierre-François Noppen s’empresse de conclure de l’emploi du mot « indication » à l’inexistence des possibilités « concrètes » qui font l’objet de l’indication : « À coup sûr, écrit-il, ces possibilités ne sont pas données ». Mais que veut dire « concret » alors ?

À ce titre, il est particulièrement révélateur que Pierre-François Noppen ne commente pas la suite du passage qu’il cite pourtant lui-même, où Adorno insiste sur le caractère concret de la « possibilité qui se développe et est présente dans une société et qu’on n’a absolument pas besoin d’exagérer dans le sens d’une utopie abstraite, de telle manière que l’objection qui fonctionne comme par enclenchement automatique — “ça ne va vraiment pas”, “ça ne marchera jamais” — doive être actionnée »[81]. Si « ces possibilités ne sont pas données », selon la lecture de Pierre-François Noppen, alors pourquoi Adorno préciserait-il qu’il s’agit d’une possibilité non abstraite, non farfelue, qui « se développe et est présente » au sein d’une société qui empêche toutefois sa réalisation ? Il me semble qu’à la lumière de la suite de la citation, on ne peut affirmer tout bonnement que « ces possibilités ne sont pas données » sans sombrer dans la contradiction.

Bien entendu, on pourrait encore se demander quel critère nous permettrait de « maintenir une possibilité sans cesse défaite contre l’effectivité ». Mais il n’est pas très difficile de voir en quoi la possibilité d’abolir la faim, par exemple, est ancrée concrètement dans les circonstances existantes, et en quoi elle serait donc plus que l’objet d’une simple « indication » (selon l’interprétation trop faible de ce terme). On pourrait ainsi rappeler le concept et la réalité de la surproduction de nourriture ou se référer à une étude récente — politiquement conservatrice et financée, entre autres, par le ministère fédéral de la Coopération économique et du Développement de l’Allemagne — qui chiffre une abolition réaliste de la faim d’ici 2030[82], en la comparant à une liste des individus les plus fortunés du monde[83] et en agrémentant le tout, pourquoi pas, d’un plan législatif pour éliminer les paradis fiscaux.

Dans un autre ordre d’idées, et pour répondre à partir d’une autre perspective au réalisme de Pierre-François Noppen, si l’on se concentre sur « l’économie de marché » comme explication de l’inaccessibilité d’« autres possibilités bien concrètes » en espérant contourner le caractère modal de la pensée adornienne, il faudrait à tout le moins expliquer pourquoi on n’effacerait pas du même coup la tension dialectique entre les forces productives et les rapports de production qu’Adorno déploie à de nombreuses reprises dans ses écrits, tout en se gardant de la tourner en idole. Par exemple, Adorno écrit que la signature de notre époque est que « la possibilité réelle [reale Möglichkeit] de l’utopie — le fait que d’après le stade des forces productives, la terre pourrait être ici, maintenant et immédiatement [jetzt, hier, unmittelbar] le paradis — se conjugue au paroxysme avec la possibilité de la catastrophe totale »[84].

On voit bien dans cette citation le lien que fait Adorno entre les forces productives et la possibilité. La question que j’aimerais poser en retour est la suivante : où sont passées les forces productives dans la lecture de Pierre-François Noppen, c’est-à-dire l’« indication » sociale par excellence d’un vaste potentiel de transformation sociale ? De mon point de vue, la tension dialectique entre ce que les forces productives rendent possible et les rapports de production qui les entravent fournit un exemple insigne de la non-identité qui conduit Adorno, ainsi que Marx, à refuser la transition de l’essence à l’existence telle que Hegel la conçoit.

De façon plus générale, se concentrer sur les rapports de production existants (« l’économie de marché ») aux dépens des forces productives risque tout simplement de réduire à néant la non-identité cruciale qui peut survenir entre les faits empiriques (c’est-à-dire l’existence) et leur essence (ou la possibilité réelle) réprimée. Comme Marx le dit :

La forme achevée que revêtent les rapports économiques telle qu’elle se manifeste en surface, dans son existence réelle [reale Existenz], donc aussi telle que se la représentent les agents de ces rapports et ceux qui les incarnent quand ils essayent de les comprendre, est très différente de leur structure interne essentielle, mais voilée, du concept qui lui correspond. En fait, elle en est même l’inverse, l’opposé[85].

Et comme Lukács le dit à son tour, en résumant Marx :

Si (…) les faits doivent être saisis avec justesse, il convient d’abord de saisir clairement et exactement [la] différence entre leur existence réelle [reale Existenz] et leur noyau intérieur, entre les représentations que l’on se forme d’eux et leurs concepts. (…) Il s’agit donc (…) de détacher les phénomènes de leur forme donnée immédiate, de trouver les médiations par lesquelles ils peuvent être rapportés à leur noyau et à leur essence et saisis en leur essence même[86](…)

Sur ce point, la seule différence entre Lukács et Adorno est que ce dernier refuse de diriger l’essence voilée par les faits vers ce que Lukács appelle l’« effectivité supérieure et authentique »[87] — ce qui, selon Adorno, nous reconduit trop près des philosophies idéalistes de l’histoire[88]. Mais il retient l’idée, héritée de Marx, d’une essence, dialectiquement configurée sous la forme d’une « possibilité positive »[89] cachée dans l’existence réelle, tout en ajoutant qu’une telle possibilité (ici : l’abolition de la faim et en fin de compte la satisfaction des besoins) pourrait très bien ne pas se réaliser en raison desdits faits.

À la lumière de tout ce qui précède et en guise de conclusion, j’aimerais répondre à la question qui donne le ton à la critique de Pierre-François Noppen : « Pourquoi [Iain Macdonald] ne se satisfait-il pas des termes dans [lesquels] Adorno formule le problème — ici : dissolution de l’existence dans la pensée [pure][90] ? Pourquoi lui faut-il encore articuler le problème dans les termes du possible ? »

Répondre présuppose que l’on ait pris la juste mesure de ce qui, au niveau de l’existence, ne se laisse pas dissoudre dans la pensée pure, c’est-à-dire dans les catégories hégéliennes de la pensée. D’après ce que nous venons de voir, l’existence réelle n’est pas à concevoir comme une réalité simplement donnée, mais à déchiffrer dans sa résistance aux discours dominants et souvent intéressés qui prétendent la représenter. Or, cette résistance prend une forme déterminée, quoique virtuelle : l’existence peut renfermer un potentiel entravé, dont le caractère réel peut malgré tout être constaté à même l’existence. D’ailleurs, à ce sujet, même Hegel est d’accord pour dire que la possibilité réelle doit, en ce sens, être comprise comme une « existence immédiate » (unmittelbare Existenz), d’où son caractère « réel »[91].

En revanche, d’un point de vue adornien et contre Hegel, ce possible existant n’est pas à reléguer par pure convention dans la catégorie de la possibilité seulement formelle simplement parce qu’il est entravé et ne se réalise pas. Au contraire, il constitue un reste de l’existence qui cadre mal avec les identités trop lisses de la pensée pure. Nous nous trouvons donc devant un non-identique (ici : le potentiel des forces productives) qui ne se fond pas dans l’identité de la possibilité et de l’effectivité réelles, sans pour autant rester au niveau de la possibilité purement formelle ; par conséquent, il ne se fond pas plus dans l’identité de l’existence et de la pensée pure, dans la mesure où ce genre de possibilité appelle à une refonte de la typologie hégélienne des possibles (ce qui signale en fin de compte l’échec de celle-ci). Voilà pourquoi on ne peut affronter le problème de la dissolution de l’existence dans la pensée pure sans tôt ou tard se référer à la possibilité.