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Qui s’est frotté aux travaux d’Adorno sait combien l’expérience peut relever du défi, tant sa pensée, formulée dans une prose à la fois dense et elliptique, fourmillant de références souvent implicites à la tradition philosophique allemande en particulier, apparaît au premier abord inaccessible. What would be different : figures of possibility in Adorno[1] nous propose une lecture d’une limpidité hors norme qui réussit à nous ménager un rare accès au coeur du projet adornien, lequel s’offre désormais sous un nouvel éclairage tant au lecteur novice qu’au lecteur initié. L’ouvrage rassemble les résultats des longues années de recherche qu’Iain Macdonald a consacrées à la pensée d’Adorno ainsi qu’à son examen critique soutenu de la tradition philosophique moderne, allemande en particulier. Il propose toute une série de lectures tout à fait novatrices de la critique adornienne des incontournables de la philosophie allemande postkantienne que sont Hegel, Marx et Heidegger, mais aussi de figures plus directement ancrées dans le projet critique d’inspiration marxienne et qui se sont imposées dans le paysage philosophique du 20e siècle — je pense bien sûr à Lukács, Bloch et Benjamin. Mais ce qui fait tout le mérite du livre, selon moi, c’est la manière dont l’auteur parvient à tisser une trame conceptuelle qui articule l’ensemble de ces confrontations à la lumière de ce qu’il présente de façon convaincante comme l’une des préoccupations principales d’Adorno, à savoir la question du possible. C’est ce qu’il caractérise comme la pensée modale d’Adorno. Sous le regard attentif d’Iain Macdonald, l’enjeu d’une conception cohérente du possible devient ainsi l’un des points d’accès privilégiés à la pensée d’Adorno autant qu’un motif qui en oriente le développement dans sa totalité. Cette même trame lui permet aussi d’articuler les principaux points d’inflexion de l’oeuvre adornienne — de l’examen de l’idéalisme philosophique jusqu’à la théorie esthétique, en passant par la théorie de la société —, nous fournissant des repères inestimables pour la parcourir.

I

Pour commencer, il me semble important d’essayer de situer l’ouvrage dans le champ des études adorniennes. Je procède à partir de deux questions, intimement liées l’une à l’autre, qui ont hanté les interprètes dans les cinquante dernières années : la question de la signification du motif utopique dans la pensée d’Adorno et celle du statut de Dialectique négative dans le projet d’une théorie critique de la société, tel qu’il a pris forme dès le début des années 1930 dans les travaux des collaborateurs de l’Institut de recherches sociales à Francfort. Parmi les lignes interprétatives adoptées afin de répondre à ces questions, deux ont exercé une influence considérable.

D’un côté, la lecture de Jürgen Habermas, si unilatérale fût-elle, a suscité beaucoup de réactions. Dans son fameux essai sur La dialectique de la raison, paru dans Le discours philosophique de la modernité[2], Habermas diagnostiquait un « déficit normatif » dans le modèle de critique sociale qu’Adorno et Horkheimer mettent en oeuvre dans cet ouvrage[3]. Dans l’optique habermasienne, leur critique du développement de la rationalité occidentale est si radicale qu’ils ne parviennent en fin de compte qu’à rendre manifeste l’épuisement de la critique. La lecture de Habermas repose lourdement sur une prémisse : il soutient que Horkheimer et Adorno lient irrémédiablement le sort de la rationalité à une histoire de l’espèce qui prétend que, dès ses premières articulations, la raison était viciée en son principe — parce motivée par l’instinct de conservation — et vouée inexorablement à une dérive instrumentale, n’offrant ultimement aucune réelle perspective d’émancipation. Par conséquent, leur critique commet, de son point de vue, une sorte de pétition de principe dans la mesure où elle sape les fondements de la rationalité et, par là même, de tout effort critique. Dans cette perspective, le motif utopique chez Adorno serait le vestige des espoirs qui avaient été fondés dans la raison, mais qui se sont depuis avérés illusoires. Confrontée à son échec, la critique fuit dans l’abstraction de la théorie et cherche désespérément, mais en vain, des ouvertures, des percées vers un monde qui ne serait plus dominé par la raison instrumentale. Or, selon Habermas, le blocage dont Adorno voit partout la manifestation dans les sociétés modernes avancées est plutôt imposé par un modèle théorique défectueux, qui se voit incapable de s’approprier ses propres fondements normatifs et d’en déployer le potentiel en vue de l’émancipation.

En réponse à Habermas, plusieurs interprètes ont entrepris de dégager les fondements normatifs du modèle critique adornien. Dans Adorno : Disenchantment and Ethics, J. M. Bernstein a proposé par exemple qu’il serait possible de recomposer les ressorts normatifs de la théorie critique adornienne sur la base de l’expérience physique de la douleur et de la souffrance, qui fournit à son avis le modèle de toute évaluation normative[4]. Fabian Freyenhagen a récemment formulé une nouvelle réponse au défi lancé par Habermas. Dans Adorno’s Practical Philosophy : Living Less Wrongly, il soutient que « le véritable enjeu est de savoir si Adorno peut faire sans un recours à un critère normatif positif… »[5] La thèse de son livre est qu’Adorno le peut. Pour le démontrer, il développe une justification très sophistiquée de ce qu’il nomme le « négativisme adornien ». Il entend par là la manière dont Adorno formule des perspectives normatives non pas à partir d’une conception positive du bien, mais à partir de ce qu’il appelle la « force normative du mal »[6], c’est-à-dire à partir des raisons que fournit l’épreuve du mal au sens large du terme — ce qui inclut l’expérience de la douleur physique, de la souffrance morale et des obstacles systémiques à la satisfaction de certains besoins.

D’un autre côté, Dialectique négative continue de donner aux interprètes du fil à retordre. La question du rôle de l’ouvrage au sein du projet critique apparaît particulièrement redoutable : pourquoi donc une théorie critique de la société devrait-elle s’outiller de, s’articuler à partir de, ou encore prendre la forme de ce type de réflexion (ou d’autoréflexion) sur certains des concepts les plus abscons de l’épistémologie et de la métaphysique modernes ? Cette question est apparue si difficile qu’une stratégie d’évitement a fini par s’imposer. Elle consiste à isoler Dialectique négative du reste du projet critique pour en considérer le propos dans une perspective strictement théorique. Ainsi voit-on toujours beaucoup d’efforts investis pour lire Dialectique négative comme une charge anti-systémique contre l’épistémologie critique de Kant ou la logique de Hegel (pour ne nommer qu’eux)[7]. Sous cet angle, Adorno reprendrait des questions formulées d’abord par Kant et Hegel afin de proposer un correctif matérialiste aux réponses qu’ils ont pu fournir, correctif qu’on peine à présenter autrement que par l’idée selon laquelle Adorno insiste sur le particulier, le corporel, le matériel, le non-conceptuel ou encore le non-identique. Le résultat est souvent mitigé[8].

What Would Be Different rompt avec ces deux lignes interprétatives. C’est peut-être d’ailleurs l’une des forces de l’ouvrage de ne pas se laisser prendre au jeu de Habermas, de tourner résolument la page et de s’efforcer plutôt de recentrer le propos d’Adorno sur les enjeux qui l’animent réellement. Loin d’être le signe d’un blocage théorique, tributaire d’une méconnaissance des ressorts normatifs de la critique, le motif utopique dans la pensée d’Adorno serait plutôt directement l’expression du potentiel réflexif et critique de la rationalité, qu’Adorno cherche à déployer devant ce qu’on éprouve dans les sociétés modernes avancées comme la suprématie des forces du marché, comme l’absence d’alternative, et comme un horizon social qui apparaît bouché, ou bloqué, selon la terminologie que privilégie Iain Macdonald. En l’essence, l’argument d’Iain Macdonald consiste à défendre l’idée selon laquelle l’une des clés d’interprétation de l’oeuvre entière d’Adorno est sa critique de conceptions dominantes du possible — en tout premier lieu celle de Hegel — et le développement d’une conception du possible qui lui permet de concevoir des solutions bien réelles au blocage actuel. Dans les chapitres 1 et 5, en particulier, il s’efforce de rendre à Dialectique négative sa place au centre du projet adornien. Il soutient ainsi que « l’expérience contemporaine en général est structurée selon le principe d’échange et le principe du détournement des forces de production dans l’extraction de la survaleur. La formulation théorique et l’interprétation de tels “principes” de l’expérience, qui prévalent socialement, fournissent un excellent exemple du type de métaphysique négative qu’Adorno avait à l’esprit » (p. 170).

II

On peut distinguer trois moments décisifs dans le développement de la trame interprétative d’Iain Macdonald :

  1. L’élaboration d’une conception du possible au-delà de la distinction hégélienne entre possibilité réelle et possibilité formelle, qu’il saisit en une formule très spécifique, celle de la « possibilité bloquée [blocked possibility] », et quelques variantes.

  2. L’articulation de ce possible bloqué comme un « devoir-être réel [real ought] », ne relevant donc pas de ce que Hegel désigne comme la possibilité seulement formelle, contrairement au devoir-être kantien.

  3. La consolidation de cette conception du possible à travers l’idée adornienne d’une histoire naturelle — ou d’une « histoire-nature [nature-history] », pour parler avec Iain Macdonald qui traduit ainsi le terme de Naturgeschichte. Il s’agit dans ce troisième moment d’expliquer pourquoi le possible visé, le devoir-être réel, est systématiquement bloqué et comment ce blocage est historiquement constitué.

Par souci de concision, mes questions porteront sur le premier de ces trois moments. J’ai en tête deux types de questions, que je présente en suivant une analogie que me suggère le sous-titre de l’ouvrage : figures of possibility in Adorno. Ce sous-titre évoque directement à mon esprit les constructions dialectiques auxquelles Hegel nous a habitués, en particulier celle des figures de la conscience dans la Phénoménologie de l’esprit. Via l’examen de ces figures, Hegel développe, d’une part, une conception radicalement nouvelle de la conscience, dont l’activité s’avère définie par les exigences de l’esprit ; d’autre part, cet examen lui permet d’exposer sa conception de l’esprit (et constitue par là une introduction à son système philosophique). Par analogie, on peut se demander quel est l’enjeu de l’examen des figures du possible chez Adorno : premièrement, quel est précisément l’objet de ses réflexions sur le possible ? Quelle ambition peut-on lui prêter ? Selon Iain Macdonald, la critique qu’Adorno propose de Hegel, de sa théorie de la possibilité réelle, nous mène à une « réorganisation de la typologie hégélienne des possibles. En particulier, la pensée d’Adorno nous force à créer un espace pour les possibilités bloquées non formelles » (p. 56). Cela soulève une question : s’agit-il d’élaborer une nouvelle typologie du possible, ou de faire une place à certaines possibilités concrètes dans une typologie existante — parce que de prime abord ces possibilités ne semblent pas y trouver de place ? S’agit-il donc de développer une nouvelle conception du possible à part entière — que « la notion de possibilité bloquée » ou « la pensée de “ce qui serait différent” » (p. 45) viendrait nommer — ou de modifier, d’apporter un correctif à une conception existante ? Autrement dit, Adorno demeure-t-il attaché à la théorie hégélienne du possible, ou bien développe-t-il une conception du possible qui soit suffisamment distincte de celle de Hegel pour mériter qu’on la désigne autrement ? Deuxièmement, on peut se demander quelle est la fonction de ces réflexions sur le possible dans le projet philosophique d’Adorno. Dans ce qui suit, je formule des remarques qui touchent aux deux types de questions.

III

C’est au chapitre 2 que Iain Macdonald procède de manière plus systématique à une reconstruction de la critique adornienne de la conception hégélienne du possible. Il prend pour amorce la remarque qu’Adorno fait dans son cours du semestre d’hiver 1960-1961 (publié sous le titre de Ontologie und Dialektik) au sujet d’un ensemble de gestes théoriques qui ont en commun, à son avis, certaines caractéristiques structurelles et qui sont au coeur de l’élaboration de l’idéalisme philosophique en général et de celui de Hegel en particulier. C’est ce qu’il désigne dans la transcription de ce cours, comme dans bien d’autres textes d’ailleurs, comme des réductions : de l’existence à la pensée, de l’étant à l’être, du non-identique à l’identique, ou du non-conceptuel au conceptuel. Ici, il caractérise ces gestes comme des « inférences trompeuses [Trugschlüsse] », des « sophismes [Sophismen] » ou encore, de façon plus colorée, comme des « cabrioles sophistiques [sophistische Bocksprünge] »[9]. Par exemple, il reproche à l’idéalisme de « tout dissoudre dans la conscience »[10] et à Heidegger de « tout dissoudre dans l’être »[11]. La particularité du texte de ce cours est qu’Adorno y cible explicitement le deuxième livre de la Science de la logique et, plus spécifiquement, la transition du fondement à l’existence où, selon lui, « l’existence elle-même est dissoute dans la pensée pure »[12]. L’essentiel de la critique consiste à dire que le fait que l’existant, ou l’étant, soit médiatisé par la pensée n’autorise en rien Hegel à inférer que la pensée soit au fondement de ce qui existe.

Fidèle à son habitude, Adorno s’exprime en termes elliptiques, et l’évocation d’une section précise du texte hégélien est invitante. Iain Macdonald entreprend de donner corps au propos d’Adorno en parcourant avec minutie le texte de Hegel à la recherche de ce qui pourrait motiver le trait adornien. La stratégie d’interprétation d’Iain Macdonald consiste ici à traduire tout l’enjeu de la réduction de l’existence à la pensée en termes modaux. Il trouve dans l’idée selon laquelle toutes les conditions d’une chose (Sache) — ou d’un fait — doivent être réunies pour que cette chose — ou ce fait — se réalise de quoi motiver la critique adornienne. Ce qui ennuie Adorno, défend Iain Macdonald, c’est « la notion entièrement formelle d’une totalité de conditions » (p. 32) pour la réalisation d’un état de choses. Cette notion est complètement futile quand il s’agit de formuler des perspectives sur un état de choses meilleur et ne fait donc que fournir une sorte de justification métaphysique à l’ordre existant. Plus précisément, ce que cette notion stipule sur le plan métaphysique, c’est que le cours réel des choses est sa propre justification : les choses se passent telles qu’elles se passent parce qu’elles doivent nécessairement se passer ainsi. Pourquoi ? Simplement parce que le cours réel des choses exprime toujours et invariablement le fait que la totalité des conditions qui président à la réalisation de cet état de choses prévaut. Iain Macdonald fait un pas de plus, important pour son projet interprétatif. À son avis, plus compromettant encore est le fait que cette notion d’une totalité des conditions existantes « ne fait aucune place pour des faits autres que ceux produits par ces conditions » (p. 32). Ainsi qu’il l’affirme, quelques pages plus loin : « Le problème n’est pas que toutes les conditions sont requises pour que quelque chose se produise — cela va de soi. Le problème est plutôt que la conception de l’actualité [actuality] comme totalité expédie toutes les possibilités non actualisées dans la catégorie de possibilité formelle. Voilà ce qui constitue la base de l’accusation adornienne d’inférence trompeuse [fallacy] » (p. 36). Il insiste sur cette conclusion : pas d’excès de possible chez Hegel, pas de possibilité réelle qui ne « s’attarde » (p. 34) dans le réel sans s’y actualiser. Si l’on s’en tient à Hegel, affirme-t-il, « toutes les possibilités réelles sont épuisées dans l’actualisation du fait [actualization of the fact] » (p. 35).

IV

Partant de cette interprétation, je proposerai quatre éléments de critique. Le premier vise la stratégie interprétative que l’auteur met ici en oeuvre. J’aimerais poser une question, au fond, fort simple : pourquoi ne se satisfait-il pas des termes dans lesquels Adorno formule le problème — ici : dissolution de l’existence dans la pensée ? Pourquoi lui faut-il encore articuler le problème en termes de possible ? Iain Macdonald justifie son geste d’une part en proposant que le texte auquel Adorno lui-même renvoie ne semble pas fournir de quoi traiter de la question dans les termes d’Adorno — encore une fois : dissolution de l’existence dans la pensée ; en revanche, si l’on voit dans le trait qu’Adorno lance à Hegel une référence à la question du possible, alors peut-être a-t-on une chance de comprendre de quoi il en retourne. Il justifie son geste, d’autre part, en insistant sur le fait que les réflexions de Hegel auxquelles Adorno renvoie — le passage du fondement à l’existence — sont elles-mêmes de nature modale. Le texte visé par Adorno semble pourtant très justement cadrer avec la critique qu’il n’a de cesse de réitérer. Dans la transition du fondement à l’existence, Hegel soutient que les conditions qui président à la réalisation d’un état de choses (et dont cet état de choses découle nécessairement) sont elles-mêmes, par principe, intelligibles, ce contre quoi Adorno défend que le réel est irréductible, et que rien ne permet donc de statuer a priori sur son intelligibilité. L’interprétation d’Iain Macdonald nous laisse en outre sur une interrogation : comment la conclusion qu’il tire — pour mémoire : la manière dont Hegel conçoit le possible a pour conséquence de faire de certaines possibilités qu’Adorno juge pourtant bien réelles des possibilités simplement formelles — permet-elle de répondre à la question de savoir pourquoi Adorno prétend que l’idéalisme hégélien dissout l’existence dans la pensée ?

V

Le deuxième élément de critique vise tout l’enjeu d’une détermination de ce qui fait d’une possibilité une possibilité réelle. Iain Macdonald propose que l’on comprenne le sens de la typologie hégélienne du possible à partir d’une question : comment distinguer entre les possibilités qui sont réelles et celles qui n’ont du possible que la forme ? Quel critère permet de faire la distinction ? À son avis, Hegel voit dans l’actualité (actuality, toujours pour traduire Wirklichkeit) ce critère (voir p. 46) : réelles sont les possibilités qui sont cohérentes avec l’actualité, les possibilités que l’actualité sanctionne. Réponse que, selon lui, Adorno rejette. Si je comprends bien son raisonnement, Iain Macdonald commence par concéder que les possibilités qui sont actualisées (actualized) sont, sans conteste, réelles. Pour que ces possibilités s’actualisent, il a fallu que les conditions de leur réalisation prévalent (voir texte cité plus haut, p. 36). Mais il ajoute : le fait qu’une possibilité n’ait pas (encore) été actualisée n’en fait pas ipso facto une possibilité seulement formelle. Il s’appuie sur l’affirmation d’Adorno selon laquelle il arrive que les conditions de réalisation de certaines possibilités soient réunies sans pour autant que ces possibilités voient le jour. Et il reprend un exemple d’Adorno : les conditions matérielles permettant de nourrir la planète sont réunies et pourtant, nombreux sont les êtres humains qui souffrent encore de la faim.

Dans une perspective hégélienne, on pourrait dire que le fait qu’une possibilité ne soit pas actualisée ne suffit pas pour déterminer qu’elle ne peut l’être, pour déterminer donc qu’elle n’est pas actualisable. Si la totalité des conditions de réalisation d’une telle possibilité venait à prévaloir, alors, par nécessité, cette possibilité s’actualiserait. En concevant les possibilités non actualisées qu’Adorno présente comme des possibilités néanmoins réelles — et qui dans cette logique s’actualiseraient si les conditions de leur réalisation étaient réunies —, on pourrait prétendre que les réflexions d’Adorno sont compatibles avec la typologie hégélienne, à la différence que, contrairement à Hegel, Adorno ne prendrait pas l’actualité pour mesure de la réalité d’une possibilité. Par là, il semblerait possible de ménager une place pour les possibilités bloquées dans la typologie hégélienne du possible.

Ce faisant, on demeure attaché à l’idée selon laquelle une possibilité ne peut être réelle que si elle est actualisable, à défaut d’être actualisée, ce qui, de mon point de vue, comporte une difficulté. Toujours suivant l’exemple d’Adorno, on peut se demander en quel sens on peut prétendre que les conditions pour nourrir la planète sont réunies. Dans un cadre hégélien, il faudrait invariablement dire que certaines des conditions pour nourrir la planète sont réunies, sans qu’elles le soient toutes. Libre à nous d’imaginer ensuite qu’un jour, elles le seront toutes. Pour l’heure, cependant, force est reconnaître ce n’est pas le cas. Par conséquent, l’idée selon laquelle cette possibilité est actualisable, quoique non actualisée, ne nous avance pas réellement. Car comment déterminer qu’elle est bien actualisable (et donc réelle) ? Il semble donc que l’actualisabilité d’une possibilité ne saurait pas davantage que l’actualité elle-même nous fournir le critère pour établir la réalité de cette possibilité.

De plus, la question de savoir déterminer si une possibilité est actualisable serait elle-même susceptible de nous faire passer à côté du problème. Dans l’ensemble, on peut se demander si le problème ne vient pas, au départ, de ce qu’on cherche une sorte de critère conceptuel nous permettant d’établir ce qui fait d’une possibilité une possibilité réelle. En termes clairs, plutôt que de chercher d’autres possibilités bien concrètes, on s’investit dans la recherche d’un critère nous permettant par avance de déterminer quel type de possibilité il faudrait reconnaître comme une possibilité légitime.

VI

Je développe un troisième élément de critique en m’appuyant sur un passage que Iain Macdonald cite aux pages 42-43. Le passage est tiré du cours du semestre d’hiver 1964-1965, portant sur l’histoire et la liberté. Je traduis le texte original :

L’étalon de mesure critique qui permet à la raison et qui astreint [nötigt] la raison et l’oblige à s’opposer à la suprématie du cours du monde, c’est constamment et dans chaque situation l’indication de [Hinweis auf] la possibilité concrète de faire les choses autrement, possibilité qui se développe et est présente dans une société et qu’on n’a absolument pas besoin d’exagérer dans le sens d’une utopie abstraite, de telle manière que l’objection qui fonctionne comme par enclenchement automatique — « ça ne va vraiment pas », « ça ne marchera jamais » — doive être actionnée. Vous pouvez ici voir l’une des conséquences les plus désastreuses de la construction idéaliste de l’histoire. C’est qu’en assimilant le réel [das Wirkliche] à l’esprit, la possibilité et la réalité [Wirklichkeit] sont, du coup, identifiées l’une à l’autre. Non seulement le réel est-il assimilé à l’esprit, mais l’esprit est assimilé à la réalité ; l’esprit est finalement dépouillé de sa tension à l’égard de la réalité et il se voit ainsi, en tant qu’instance critique, mis en pièces[13].

Ce passage apporte beaucoup d’eau au moulin d’Iain Macdonald pour autant qu’Adorno y présente directement sa critique de l’idéalisme en termes de possible, ou plus précisément, par l’entremise de l’idée d’une assimilation du possible au réel. Certes, l’étalon de mesure — ou critère — critique proposé ici ne permet pas directement de distinguer entre possibilité réelle et possibilité formelle. Mais il permet peut-être indirectement de comprendre ce qui convainc Adorno que les possibilités qu’il envisage sont bien concrètes (et donc bien entendu réelles, en un sens très prosaïque).

Je prends pour point de départ un désaccord sur la traduction. Iain Macdonald traduit le passage surligné par « c’est toujours le fait que dans chaque situation il y a une possibilité concrète de faire les choses autrement [the fact that in every situation there is a concrete possibility of doing things differently] » (p. 42). De mon point de vue, cette traduction a l’inconvénient d’obscurcir une tournure qui nous permet d’accéder à un aspect central du propos d’Adorno. Voici pourquoi. L’étalon de mesure qui impose à la raison de résister au cours des choses, c’est justement l’indication (Hinweis) de possibilités concrètes dans chaque situation, et non le fait que de telles possibilités existent. L’enjeu est de comprendre en quoi consiste pareille indication. À coup sûr, ces possibilités ne sont pas données. L’indication de telles possibilités concrètes ne saurait ni résulter d’un simple survol de la réalité sociale ni même d’une étude empirique en bonne et due forme. Elle ne peut résulter que d’un examen critique approfondi de la réalité, lequel se distingue par son caractère réflexif. Pour Adorno, un examen rigoureux de la réalité sociale doit s’articuler à partir d’une réflexion sur les cadres d’intelligibilité dominants, qui définissent nos attentes, structurent nos repères et donnent sens à notre agir, de façon à mettre en évidence le fossé qu’il voit se creuser entre ces cadres d’intelligibilité et le cours réel des choses. La critique prend ainsi pour objet certains des concepts qui déclinent pour nous ces cadres et nous permettent de nous y orienter. La réalité, au sens de la Wirklichkeit hégélienne — ce qu’Iain Macdonald rend, encore une fois, en anglais par actuality —, ce serait précisément le réel au sens où il est l’expression des principes qui structurent nos cadres d’intelligibilité dominants. Mais pour Adorno, le réel est irréductible à des principes, voire à des cadres d’intelligibilité, même très complexes et sophistiqués. Ce qui convainc Adorno qu’on peut, dans chaque situation concrète, trouver des solutions de rechange, d’autres façons de penser et d’agir, c’est précisément que la critique permet à son avis d’ouvrir des perspectives qui excèdent l’horizon de ce que prescrivent les cadres d’intelligibilité dominants et permet bel et bien de dégager — ou d’indiquer, pour reprendre le terme qu’il emploie dans le passage cité — d’autres avenues, d’autres possibilités. En même temps, ces autres possibilités ne sont pas actualisables en un sens bien précis, car elles sont en conflit avec la réalité telle que les cadres d’intelligibilité dominants la définissent pour nous.

Pour illustrer mon propos, je reprends une dernière fois l’exemple d’Adorno. Suivant les principes qui structurent l’économie de marché, rien ne permet de penser qu’il est possible de parvenir à ce que plus personne ne souffre de la faim. Comme le jeune Max l’envisage très tôt[14], la liberté d’échanger équitablement des biens, principe au fondement des sociétés de droit modernes, délimite un espace qui contraint tous ceux qui l’occupent à user de tous les avantages à leur disposition afin de tirer le meilleur parti de la compétition qui les oppose par principe à tous les autres individus pour leur propre survie. Par conséquent, l’égalité de droit ne fait qu’exacerber toute forme d’inégalité de fait qui, dans cet espace, donne aux individus quelque avantage que ce soit dans la compétition universelle pour la survie (talent, éducation, rang social, fortune, relations, etc.). Le principe de l’échange équitable, dans son effectivité, prescrit la compétition universelle, l’exploitation du travail d’autrui, de même que, comme Marx le montre plus tard dans Capital, la tendance à l’accumulation du capital dans les mains d’un groupe toujours plus restreint d’individus. De ce point de vue, l’idée selon laquelle nourrir la planète n’est pas une possibilité viable exprime sans plus le principe qui gouverne l’économie de marché, laquelle forme le centre névralgique des sociétés modernes avancées. Et pourtant, il s’agit bien d’une possibilité réelle si l’on conçoit que, dans chaque situation, le réel excède ce que prescrivent les cadres d’intelligibilité dominants. L’économie de marché dicte effectivement le cours des choses et définit l’horizon de notre compréhension de ce qui, dans nos sociétés, est possible — on ne saurait d’ailleurs sous-estimer à quel point. Malgré cela, l’entrelacs complexe de nos codes, pratiques et institutions ne s’épuise pas dans les principes qui structurent l’économie de marché. Au demeurant, on continue de chercher — et de trouver — dans nos sociétés, par des moyens qui ne relèvent pas eux non plus directement du marché, des solutions aux besoins humains de même qu’à la souffrance qui vient de ne pouvoir les satisfaire. Sous ce jour, le point de vue d’Adorno sur le possible semble assez loin de la conception hégélienne du possible.

VII

Cela me mène à parler plus directement, pour finir, de la question de la fonction des réflexions d’Adorno sur le possible dans son projet. Pour ce faire, je retourne brièvement au texte du cours sur l’ontologie et la dialectique qui motive l’interprétation d’Iain Macdonald. À mon sens, Adorno propose déjà dans ce texte au moins deux pistes pour comprendre ce qui se joue dans la fausse inférence qu’il évoque — dont je rappelle la nature encore une fois : Adorno vise la manière dont, dans la transition du fondement à l’existence de la Logique, Hegel s’autorise à dissoudre l’existence dans la pensée pure parce que l’existence est déjà médiatisée par la pensée.

La première piste est la suivante : le fait qu’Adorno ne fasse pas de cette fausse inférence un cas d’exception me semble déjà passablement révélateur. Il soutient en effet que les « conceptions philosophiques les plus significatives sont, dans le détail de leur exécution, traversées de sophismes, de fausses inférences. Dans le cas de Hegel, je crois que le problème vient souvent du fait que les conceptions sont plus programmatiques ; du fait qu’il a en tête davantage ce qu’il a aperçu et ce qu’il veut prouver que de mener réellement à bien les opérations de penser qui viennent étayer tout cela »[15]. Il arrive donc que Hegel soit victime de son programme et que les idées qu’il jette par écrit demeurent à l’état d’ébauche, trahissant la manière dont le programme impose ses exigences aux étapes de la démonstration. Voilà qui alimente la critique, réitérée par Adorno, selon laquelle on peut comprendre certains excès de l’idéalisme hégélien par un déficit de réflexivité, ou de pensée dialectique. Comme le note Iain Macdonald, Adorno insiste pour dire que Hegel ne pousse pas la différenciation assez loin (voir p. 48). Certes, travailler le détail des opérations de penser requises en vue d’une exposition plus rigoureuse du problème, et pousser la réflexion plus loin, aurait peut-être conduit Hegel à corriger ses vues. Mais cela n’explique pas encore ce qui motive Hegel à concevoir un tel programme, celui de l’idéalisme absolu. On pourrait défendre alors que, si le fait de repérer les fausses inférences de Hegel permet de mettre en évidence comment le programme surdétermine le détail de l’argumentation, le fait de révéler leur fausseté ne permet pas de rejeter le programme. Par conséquent, le vrai problème tiendrait moins de cette fausse inférence-ci, ou d’une autre, que du programme lui-même ainsi que de la manière dont son déploiement systématique structure le détail de l’exposition des concepts et limite par là leur différenciation.

Cela me mène à la deuxième piste qu’Adorno esquisse dans la remarque suivante : « La compréhension de la non-vérité objective, du caractère aporétique de formations spirituelles [geistiger Gebilde] est quelque chose qu’on ne peut absolument pas réduire au hasard et à la faillibilité de la subjectivité »[16]. La perspective est très complexe et pour le moins inhabituelle. Pour simplifier, Adorno ne reproche pas aux penseurs de l’idéalisme, dont fait partie Hegel, d’avoir erré dans leurs tentatives individuelles, mais il voit dans l’idéalisme quelque chose comme l’expression d’une configuration objective des choses ou, plus précisément, de la manière dont l’espace social dans lequel il nous est donné d’évoluer délimite le champ de notre expérience. Selon lui, ce n’est donc pas un hasard si l’on trouve toute une série de penseurs modernes logés, d’une manière ou d’une autre, à l’enseigne de l’idéalisme. Ils ont en commun l’expérience d’un espace social défini, de différentes manières et dans des degrés différents, par l’économie de marché.

Dans son cours consacré à la Critique de la raison pure de Kant, Adorno affirme dans le même sens que ce qu’il nomme « le bloc kantien [den Kantischen Block] »[17] — l’insistance avec laquelle Kant cherche par des moyens conceptuels à établir les limites de la connaissance — est l’expression de l’aliénation qui prévaut dans les sociétés bourgeoises. Les êtres humains, défend-il, y sont aliénés les uns des autres comme ils y sont aliénés du monde des choses. Il affirme encore que cette aliénation est « socialement causée », qu’elle est « créée par la relation universelle d’échange »[18]. Le point de vue qu’Adorno esquisse ici à grands traits n’a décidément rien de simple, ne serait-ce que parce l’idée selon laquelle les concepts kantiens expriment, ou enregistrent, des aspects décisifs de l’aliénation universelle dont les individus font à son avis constamment l’expérience dans les sociétés bourgeoises est à des années-lumière des prétentions explicites de Kant. Pour mon propos, j’aimerais en tirer au moins ce qui suit : Adorno prétend donc que les concepts de l’idéalisme kantien et, plus généralement, de l’idéalisme en philosophie moderne saisissent quelque chose de l’expérience que les individus ont d’eux-mêmes, de leurs semblables et des objets qui peuplent leur univers, et que cette expérience est façonnée de manière décisive par l’espace social dans lequel ils évoluent. Par conséquent, il me semble que la réflexion d’Adorno sur les concepts de l’idéalisme aurait moins pour but de développer une théorie au sens usuel du terme (ici : une pensée modale ou une théorie du possible) que de rendre explicite ce qu’il appelle le contenu d’expérience — ou la teneur en expérience [Erfahrungsgehalt] — de ces concepts (ici : le contenu d’expérience des conceptions du possible qu’il soumet à un examen critique).