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Introduction : le problème de l’imitation

1. Dans Voir l’invisible[1], Michel Henry, s’adossant à la réflexion esthétique de Kandinsky[2], oppose l’« Intérieur » et l’« Extérieur »[3]. Ces deux façons de vivre le phénomène, notons-le bien, sont celles de l’apparaître, et non pas celles de la chose apparaissante. Ainsi l’« Extérieur » désigne-t-il la manière dont quelque chose m’apparaît : comme « extérieur ». Michel Henry écrit :

Cette façon consiste justement dans le fait d’être placé à l’extérieur, posé devant, devant notre regard — de telle manière que c’est le fait même d’être posé devant, d’être placé à l’extérieur, c’est l’extériorité comme telle qui constitue ici la manifestation, la visibilité[4].

De même, l’« Intérieur » est un mode d’apparaître, mais l’on comprendra qu’il est radicalement étranger à la catégorie de la visibilité, c’est-à-dire encore du « monde » — puisque l’Intérieur ne se « montre » pas : il est « l’invisible », ce qui « ne se laisse jamais voir dans un monde ni à l’horizon d’un monde »[5]. Dans l’Intérieur, note encore Michel Henry, « il n’y a aucune mise à distance, aucune mise en monde — rien d’extérieur, parce qu’il n’y a en lui aucune extériorité »[6]. Cet « Intérieur », en conformité avec l’essence de la manifestation en général telle que la comprend Michel Henry, n’est autre que la « Vie », cette vie, rappelle-t-il, qui « se sent et s’éprouve elle-même immédiatement de sorte qu’elle coïncide avec soi en chaque point de son être », et qui « s’accomplit comme pathos »[7] — et en quoi consiste, au fond, la véritable naissance du Soi[8].

Toute l’originalité de Kandinsky consistera dès lors, toujours selon Michel Henry, en ceci que sa peinture peint l’Intérieur — peint la Vie. Originalité puissante tout autant que contre-intuitive : la peinture n’est-elle pas concernée par le seul « visible », par cela qu’il faut dépeindre et qui apparaît dans le monde ? Mieux encore : le tableau comme tel ne se livre-t-il pas à nous comme cette « représentation », là devant — comme extériorité, donc[9] ? Comment un tableau pourrait-il dépeindre la vie, alors même que « peindre » suppose évidemment l’élément de la visibilité, de l’extériorité, et que la vie est étrangère à celle-ci ? « Peindre la vie » : l’expression est, d’un point de vue henryen, oxymorique[10] et conduit notre auteur à énoncer deux « pensées folles », à savoir qu’à la fois le « contenu » de la peinture, mais aussi les « moyens par lesquels il s’agit d’exprimer ce contenu », ont affaire à cet invisible qu’est la vie[11]. Bref, la véritable « abstraction », inaugurée comme telle par Kandinsky n’est autre que « cette vie invisible que nous sommes »[12] ; c’est cette vie radicalement étrangère au monde, que Kandinsky entend paradoxalement « montrer ». Michel Henry note en particulier que les peintres contemporains, du cubisme au cinétisme, donnent certes dans l’« abstraction », mais une abstraction comme activité d’extraire du monde cela même qui est dépeint — de sorte que toutes ces peintures n’ont en réalité jamais pris congé du présupposé de la visibilité. La véritable « abstraction » est celle, kandinskyenne donc, qui, contre ce primat ininterrogé de la visibilité, affirme celui de l’Intérieur[13].

Cette conception de l’art, pour laquelle celui-ci aurait exclusivement affaire à la seule « Intériorité », ne va bien sûr pas sans poser question. Celle-ci, nous semble-t-il, ne réside pas tant dans le fait de savoir comment peut être résolu l’oxymore évoqué plus haut, que dans le statut de cette « vie » censée être à la fois la chose même et l’origine de l’activité créatrice comme telle. Qu’en est-il de cette vie ? Peut-on même parler de la vie, comme le plus petit dénominateur commun, au fond, à toute oeuvre d’« art » ? L’artiste ne serait-il que le (passif) medium de cette « vie » — une vie qui en quelque sorte se parlerait en lui, et que l’esthète[14], de son côté, aurait à reconnaître dans l’oeuvre comme vie échue en partage à tout vivant, et dans laquelle il serait toujours déjà « né » d’une naissance radicalement étrangère au monde ? Si tel est le cas, si la chose même de l’art est la vie, alors se pose évidemment aussi la question de l’imputabilité de l’oeuvre. Pour le dire simplement : l’artiste pense-t-il ce qu’il fait — ou n’est-il que le passif oracle, en effet, d’une « vie » anonyme qui s’exprimerait d’autant mieux comme telle que lui, l’artiste, s’effacerait derrière la « profusion de la vie en lui »[15] ? Si par « forme », en effet, on entend, avec Michel Henry, commentateur de Kandinsky, l’« expression matérielle du contenu abstrait »[16] (comprendre : de la « vie », de la « subjectivité vivante » qui fait l’« art[17] »), on comprendra aussi qu’il s’agit bien, en peinture, de revenir à cette forme pure comprise comme l’« objet » même de l’art. Mais une vie qu’il faut concevoir alors comme pur pouvoir, comme pure activité, au fond, à elle-même sa propre fin — puisqu’assigner à cette vie un but, une « idée », c’est aussi prendre ipso facto congé du vrai sens de l’art : la vie, note Michel Henry, ou plutôt la « vérité de la vie » est « qu’elle n’obéit qu’en apparence à une finalité étrangère et porte toujours en elle la raison de son action, et cela parce qu’elle est cette raison »[18]. Certes, comment concevoir la possibilité même d’une imputabilité de l’oeuvre, alors même que l’artiste se résout à n’être que le témoin de la vie, et doit pour ce faire se garder d’assigner le moindre but, préalablement pensé dans l’horizon du monde, et ne serait-ce que de manière inchoative, à son oeuvre ? L’art, selon Michel Henry, n’a pas pour vocation d’imiter quoi que ce soit du monde :

Aussi longtemps que les formes graphiques [les couleurs, contours, etc.] qui déterminent la construction d’un tableau ont pour destination de reproduire la réalité du monde, elles ne peuvent s’imposer par elles-mêmes, l’esprit ne saisit à travers elles que l’objet qu’elles figurent[19].

L’objet étant le corrélat d’une visée, en termes rigoureux l’artiste, en n’imitant pas, ne vise rien à l’avance — ou, plus exactement : il ne vise que la vie qui est justement étrangère à l’objectivité d’un monde. « Mieux » encore : il ne peut s’agir, pour faire oeuvre artistique, de remplacer une Mimèsis par une autre — celle d’un quelque chose du monde par celle de la vie elle-même. Prétendre « représenter » la vie, ce serait ipso facto la trahir comme telle, pour cette raison que la vie (et avec elle la « naissance » véritable) est étrangère à l’Extérieur — qu’elle est tout entière autoaffection[20]. Mais nous reposons notre question : si l’art n’a rien à voir avec l’objet, et tout à voir avec un sentir comme moyen d’un se sentir de la vie, en termes stricts l’artiste ne pense pas et ne fait-il jamais qu’embrayer[21] sur la venue à soi et en soi de la vie ? Michel Henry écrit, concernant notamment la couleur comme forme de l’oeuvre :

Que l’expérience du rouge ne consiste pas à percevoir un objet rouge ni même la couleur rouge comme telle, à la tenir pour du rouge, mais à en éprouver le pouvoir en nous, l’impression, voilà qui élimine en effet de la peinture toute médiation objective, celle des objets d’abord, du sens qu’on peut leur donner, de la pensée, de la « culture »[22] […]. (Nous soulignons).

Mais une telle position est-elle tenable ? Si l’on réduit l’expérience esthétique à la seule impression comme moyen d’une autoaffection de la vie phénoménologique absolue, et cette impression étant échue en partage à tous les vivants, quelle différence, après tout, entre ma perception et celle par exemple de mon chien ? Michel Henry ne souligne-t-il pas d’ailleurs lui-même, citant Kandinsky, qu’il faut revenir, pour comprendre l’expérience esthétique, à la couleur « telle qu’elle s’éprouve elle-même, elle “dont l’action s’exerce en bloc sur n’importe quel être vivant” »[23] ? L’artiste et l’esthète, impliqués dans l’expérience esthétique, seraient-ils des egos sans cogito ? De purs êtres sentant (et se sentant), comme n’importe quel être vivant sent et s’éprouve soi-même comme tel ?

Mais ce n’est pas tout. L’essence de la vie, souligne encore Michel Henry, n’est « pas seulement l’épreuve de soi, mais, comme sa conséquence immédiate, l’accroissement de soi », de sorte que :

S’éprouver soi-même, à la façon de la vie, c’est venir en soi, entrer en possession de son être propre, s’accroître de soi en effet, être affecté d’un « plus » qui est le « plus de soi-même. »[24]

Ce « plus » est, note enfin Michel Henry, « manière de jouir de soi », « jouissance »[25]. Ainsi la vie est-elle mouvement :

[…] L’éternel mouvement du passage de la Souffrance à la Joie, pour autant que l’épreuve que la vie fait de soi est un Souffrir primitif, ce sentiment de soi qui la livre à elle-même, dans la jouissance et dans l’ivresse de soi[26].

Est-ce à dire que la vie, comme autoaffection et croissance, non seulement n’a d’autre fin qu’elle-même, mais se situe même dans un accroissement sans fin ? Et que l’art, comme « accomplissement de cet éternel mouvement », ne serait qu’une manière de folle hybris ? Sans doute est-il vrai que l’art est le « devenir de la vie », et que l’oeil, parce qu’il « est vivant et sur le fond en lui de la volonté de la vie de s’accroître, veut voir davantage »[27] ; sans doute est-il vrai que « chaque force désire plus de force »… mais qu’est-ce qu’un tel « devenir » sinon une espèce d’« ivresse » et de démesure folle ? Et que serait l’art à l’aune d’une telle « vie » ainsi comprise, sinon l’accomplissement de la folie — d’une aveugle folie ?

En bref : sans doute l’art a-t-il à voir avec la « vie », et une vie qu’il serait vain de prétendre représenter comme telle — qu’il serait vain de prendre pour « objet », à moins d’en faire « de la mort, une chose au même titre que toutes celles qui peuplent le monde »[28]. Pour autant nous dirons (sur base d’une précédente étude[29]) : 1/. Il nous faut aller jusqu’au bout de cette affirmation d’une non-objectivité de la vie : il n’y a pas « la » vie, car la vie est toujours l’exister de quelqu’un. 2/. La vie n’étant pas d’abord une force anonyme échue en partage à tous les vivants, mais toujours la vie de quelqu’un, l’art ne peut être le simple révélateur de cette « vie », et l’artiste son passif témoin : l’artiste est lui-même quelqu’un, comme tel comptable de sa vie et de ses actes en elle, et l’oeuvre qu’il produit doit pouvoir lui être imputée. 3/. L’oeuvre ne peut lui être imputée comme son oeuvre (et non pas comme le médium d’une manifestation de « la » vie en lui) que dans la mesure où le créateur vise quelque chose — pense de quelque manière. 4/. On ne peut « penser » que dans l’horizon du monde et de l’objet, lequel est certes, d’un point de vue phénoménologique, chose morte et figée comme « signification ». 5/. Dès lors, l’artiste est peut-être celui qui fait advenir, non pas « la » vie, mais sa propre vie, à partir de cela même qui est mort (la « forme » de l’oeuvre au sens mentionné plus haut, c’est-à-dire les moyens de l’expression artistique), sa vie propre s’attestant comme « manière d’activité », c’est-à-dire encore comme « style », inexprimable comme tel, mais transparaissant dans « cela » même qui est exprimé (l’oeuvre). Notre thèse, au fond, serait que l’artiste ne « naît » vraiment, tel qu’en lui-même, que par et dans son oeuvre, et que l’esthète, de son côté, peut être témoin de cette « naissance » véritable.

I. Art et vie de la chose dépeinte

2. Quelle est donc notre position ? Il nous faut tenir au fait que l’art a effectivement un rapport avec la vie — mais une invisible vie de quelque manière non étrangère au visible — et ainsi à la Mimèsis — de même qu’à la visée intentionnelle d’un « quelque chose » à exprimer, imputable à l’artiste — et a fortiori au monde. Il nous semble a priori absurde de supposer que l’artiste pût ne pas penser son oeuvre, c’est-à-dire que c’est en quelque sorte l’oeuvre qui s’élaborerait en lui comme accomplissement du mouvement de « la » vie en elle-même. Mais à l’inverse, il est foncièrement évident aussi que cette intention de l’artiste ne peut se limiter à la seule représentation servile d’une « chose ». Notre conviction (qu’il s’agira d’expliciter dans cette étude) est que la création artistique ne peut être ni le fait d’une « vie » anonyme communiant avec soi en dehors de toute intention de l’artiste (de sorte, au fond, que la création tiendrait au « hasard » comme paramètre par excellence d’une certaine « passivité » vis-à-vis de l’oeuvre se faisant[30]), ni le fait d’une intention sans vie imitant servilement son objet. Aussi qu’en est-il, de la Mimèsis ? Qu’est-ce que l’artiste représente vraiment ? Et comment pourrons-nous comprendre, dès lors, l’imputabilité de l’oeuvre à l’artiste et avec elle la naissance véritable de l’artiste en son oeuvre ? Telles sont les questions.

Penchons-nous ainsi, pour commencer notre enquête, sur cela même que semble disqualifier la pensée henryenne de l’art, à savoir la Mimèsis, telle tout d’abord qu’elle s’exprime chez Aristote. Là où, comme cela n’est que trop bien connu, Platon verra dans l’art pictural une trompeuse et vaine tentative de copie de copie (peindre par exemple une table ne consistant jamais, pour Platon, qu’à imiter la table sensible dépeinte, elle-même participant de l’idée de table, de sorte que l’art éloigne de l’idée en sa vérité transcendante[31]), Aristote, quant à lui, valorisera cette même Mimèsis[32] pour au moins trois raisons[33]. La première est que l’activité de représentation est naturelle à l’homme, et même spécifique : il réside en lui une « tendance à représenter », par quoi il « se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages »[34]. La deuxième raison de la valorisation aristotélicienne de la Mimèsis tient au fait que, comme moyen d’apprentissage, elle procure un certain plaisir[35]. Enfin la Mimèsis telle que la conçoit Aristote oblige, en s’intéressant à l’art du peintre (Tecknè), à prendre aussi conscience de la distinction entre chose représentée et représentation comme telle[36]. Bref, l’art, selon Aristote, « imite » certes la nature[37], mais, ce faisant, il demeure un moyen, utile et nécessaire, d’approcher la vérité des choses dépeintes. L’art, donc, représente la nature, mais c’est dire, comme le souligne encore Pierre Sauvanet, « qu’il l’imite, qu’il la présente à nouveau, et qu’il en tient lieu »[38].

Mais il y a mieux : nous lisons en effet dans la Physique[39] que l’art, non seulement représente la nature, mais que même il « achève ce qu’elle n’a pu mener à bien ». Il faut donc comprendre que, pour Aristote, la copie, loin d’éloigner du modèle, de la « forme », approche celle-ci, mais mieux encore que la nature ne saurait le faire. Pierre Sauvanet note enfin que la Mimèsis est « l’effort incessant du terme inférieur pour égaler le terme supérieur, tout en palliant les éventuelles défaillances de la nature »[40], laquelle nature est « création perpétuelle, naissance, croissance, genèse de formes au sein même de la matière »[41]. Rigoureusement, ne faut-il donc pas avancer que l’activité mimétique, non seulement représente une forme, mais même « représente » surtout ce par quoi la nature est nature : son dynamisme propre, jamais achevé, comme profusion d’activité et de vie ? N’est-il pas possible d’envisager l’art comme ne se contentant pas de représenter quelque chose de la nature, mais bien, à la faveur du représenté, l’activité vitale qui caractérise celle-ci comme telle ? Toujours nous en revenons (ou plutôt, avec Aristote, déjà nous en revenons) à l’activité vitale — une activité vitale avec laquelle la Poièsis devra s’efforcer de consonner[42].

3. Est-ce à dire qu’il n’est d’oeuvre d’art que vivante — de sorte qu’il ne s’agirait pas tant, en art, d’imiter telle ou telle chose (selon, donc, une conception réductrice de la Mimèsis comme « imitation » ou « copie »), que de consonner avec la vie propre à la chose ?

Considérons en effet la fameuse oeuvre de Rodin : l’« homme qui marche ». Et remarquons (avec Pierre Sauvanet) que d’un point de vue strictement mécanique, voire anatomique au sens le plus objectif et scientifique, cet homme, dont les deux pieds reposent à plat sur une même ligne, est irréaliste. D’un point de vue platonicien, nous dirions que cette copie est une mauvaise copie, qui nous éloigne en effet de la vérité d’un « homme qui marche ». Pourtant ce qui compte le plus, en cette oeuvre, n’est évidemment pas l’exactitude formelle, objective, d’un « homme qui marche », mais bien, de l’aveu même de son auteur, le rendu… du mouvement d’un homme qui marche. Rodin affirmera en effet, à propos de sa sculpture :

C’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie [censée rendre le mieux l’exactitude objective des choses] qui est menteuse ; car, dans la réalité, le temps ne s’arrête pas[43].

N’avons-nous pas ici une illustration de ce que l’art reproduit, de la « réalité vraie », ce qui est en fait le plus essentiel à celle-ci : le mouvement et la vie ? La photographie (du moins pourrait-on naïvement le penser) fixe l’instant, capture en quelque sorte le réel ; en réalité, dans l’instant même où elle prétend le fixer, le capturer (comme le ferait banalement une vulgaire photographie d’identité), celui-ci lui échappe — car la chose réelle qu’il faut dépeindre est la vie d’un homme qui marche. Rodin aussi, pensera-t-on, fixe et fige le mouvement dans sa sculpture, stricto sensu immobile comme toute sculpture ; pourtant son art consiste à évoquer le mouvement par son contraire. L’artifice, ici (mettre à plat les deux pieds sur une même ligne), rejoint la « forme » (du mouvement comme tel) « mieux que la nature ne saurait le faire ». L’artiste alors donne l’« illusion » du mouvement, quitte à prendre quelque licence avec la stricte exactitude anatomique — mais une illusion curieusement plus véridique que la vérité objective même. L’« homme qui marche » dépeint mieux le mouvement que ne le feront jamais (pour reprendre l’exemple mentionné par Pierre Sauvanet) les minutieuses photographies de Maybridge décomposant en 1872 le galop d’un cheval. L’« homme qui marche », en son immobilité, bouge pourtant. Soit dit en passant, si l’on remarque avec Pierre Sauvanet que pour imiter il faut éliminer, si l’on remarque que ce n’est jamais qu’un aspect de la chose que l’artiste représentera, il nous faut remarquer aussi qu’il s’y emploiera en faisant le bon choix, et de telle manière que « l’oeil du spectateur restituera mentalement l’ensemble »[44]. Et certes, tel est bien là tout l’art de l’artiste, aussi — dans ce « pari » fait sur l’activité voyante de l’esthète. En tout cas, il y a bien Mimèsis, un « quelque chose » de représenté, qui n’est autre en effet que la vie de la chose. Ainsi remarquerons-nous, avec Paul Klee : « De même qu’un enfant dans son jeu nous imite, de même nous imitons dans le jeu de l’art les forces qui ont créé et créent le monde[45]. » Et si « naître » vraiment revenait, pour l’artiste, à communier avec ces « forces », et à communier avec elles à sa manière ?

II. De l’imputabilité de l’oeuvre : première approche

4. Ainsi donc, nous semble-t-il, nulle nécessité de congédier l’Extérieur, l’objectivité, la visibilité, pour donner à voir ce qui stricto sensu, dans l’immobilité d’une oeuvre, ne se « voit » pas (et ne peut être représenté) : l’invisible vie. Mieux : l’artiste, aussi, est celui qui donne vie à partir de cela même qui est mort. Pour le dire en termes henryens, l’artiste n’entend certes pas imiter la « vie », ou la prendre pour « objet », ce qui serait là le plus sûr moyen de la transformer en son contraire, et d’en faire, comme nous l’avons déjà évoqué, « de la mort, une chose au même titre que toutes celles qui peuplent le monde »[46] : il est celui dont tout l’art consiste à insuffler la vie et le mouvement dans cela même qui est, à strictement parler, sans vie et sans mouvement (ce tableau, cette sculpture, choses immobiles et fixées une fois pour toutes dans leur être[47]). L’artiste, de ce point de vue, a donc bien une intention, qui est de donner vie à son oeuvre, qui est plus exactement de faire de celle-ci une chose vivante. Mais, disons-nous, tout le génie de l’artiste consistera à accomplir un tel miracle à la faveur même de ce qui est « mort » — la matière de son oeuvre (couleurs, sons, mots, etc.) — et même, plus largement, sans cesser de se mouvoir dans la dimension de la représentation. L’intention finale de l’artiste n’est pas d’imiter quelque chose, ou de construire une représentation la plus « exacte » possible de la « chose » représentée, mais bien, représentant la chose, de donner à percevoir en elle l’invisible vie.

Mais de quelle « vie » parlons-nous, plus précisément encore ? À ce stade, nous pouvons répondre : de la vie de la chose (celle, par exemple, de l’« homme qui marche »). Mais d’un point de vue phénoménologique, il nous faut ajouter : celle-là même aussi de l’artiste. L’artiste est celui qui dépeint, non pas seulement la « chose », mais aussi, mais surtout, la « vie » de la chose. Seulement, d’un point de vue phénoménologique, cette vie « de la chose » est indissociable de son « phénomène », c’est-à-dire de l’apparition comme telle. L’artiste qui dépeint la vie de la chose dépeint, si l’on peut dire dans le même mouvement, sa propre perception de la chose, sa propre manière de percevoir — manière invisible comme telle. Rappelons que, de ce point de vue phénoménologique, toute perception s’effectue comme un processus de perception — lequel caractère processuel de la perception, qui passe habituellement inaperçu en régime d’attention standard, devient manifeste lorsque la chose perçue est elle-même dotée d’une vie propre — est elle-même « nature » au sens aristotélicien envisagé plus haut. En ce sens nous pourrons avancer que l’oeuvre esthétique est le produit d’une rencontre des activités : activité vitale de la chose et activité percevante de l’artiste — la seconde embrayant en quelque sorte sur la première. Or nous rappellerons ici cette évidence[48], à savoir que l’activité créatrice, « expressive », est en droit singulière, propre à l’artiste — de sorte que l’artiste exprimant quelque chose le fait le cas échéant dans une manière propre, dans un « style » qui n’appartient qu’à lui[49]. Il nous faut dès lors avancer : la Mimèsis est Mimèsis de la vie de la chose pour autant qu’elle apparaît à l’artiste, lequel traduira donc cette « apparition » comme telle en un processus expressif propre en filigrane duquel se donnera aussi à percevoir sa propre manière d’activité, son propre « style ». L’artiste ne peut donc donner vie à son oeuvre à partir de cela même qui est mort, que pour autant aussi qu’il s’exprime lui-même en sa « manière d’activité » à la faveur même de la représentation. Et telle est bien l’imputabilité de l’oeuvre à l’artiste, justement : l’oeuvre est bien son oeuvre, informée qu’elle est de part en part par son « style ». L’existence du « style » comme manière d’activité transparaissant en filigrane du visible, nous semble-t-il, est la seule manière de tenir au fait, comme nous l’avons exprimé plus haut, que la création artistique ne doit être ni le médium d’une vie anonyme communiant avec soi en dehors de toute intention de représenter quelque chose du monde, ni une quelconque imitation sans vie d’un « objet ». L’expression de ce « style », transparaissant en filigrane de l’oeuvre, donne à voir, pensons-nous, la véritable « naissance » de l’artiste en sa manière d’être.

Nous remarquerons à cet égard que Kandinsky parle, concernant l’oeuvre d’art authentique, d’une « nécessité intérieure », qui est, note Michel Henry, « en premier lieu celle de la forme en tant qu’elle est déterminée par la vie invisible […] et par elle seule, en aucune façon par le monde »[50] ; nous dirions quant à nous que, dans l’oeuvre artistique en laquelle l’artiste s’exprime lui-même à sa manière, transcrit sa propre perception de la chose même, se fait jour en effet une espèce de « nécessité » : celle-là même de l’autoexpression comme puissance foncièrement affirmatrice de soi[51]. Et que lorsque cette nécessité de l’autoexpression (qui est la vraie imputabilité de l’oeuvre à l’artiste) ne vient pourtant pas à expression dans l’oeuvre, nous sommes alors, effectivement, en présence d’une « contingence ». Avec Michel Henry, donc, nous serons d’accord pour dire que toute oeuvre authentique dégage une « impression de nécessité », cependant que l’oeuvre médiocre se caractérise par la « contingence », ou « à la limite la gratuité »[52]. Michel Henry écrit notamment que « la faiblesse de [l’oeuvre médiocre] consiste dans la possibilité d’être autrement »… certes ; mais nous ajouterons : parce que cet « autrement » est autrement que la manière d’activité de l’artiste, est l’autre du « style » — parce que l’oeuvre est alors tout simplement sans style, et aurait tout aussi bien pu être peinte par n’importe qui. Ainsi encore Michel Henry rend-il l’unité de l’oeuvre dans la présupposition de la visibilité, qu’il s’emploie à contester :

L’oeuvre elle-même consiste en [la] juxtaposition [des éléments], son harmonie et finalement sa beauté découlant de la manière dont elle s’opère, de l’ordre suivant lequel formes et couleurs sont assemblées sur la toile[53].

Pour une part nous sommes d’accord avec cette réfutation henryenne d’une telle perspective rendant compte de l’« unité » de l’oeuvre. Car qu’en est-il de cette « manière » ici dénoncée ? Dans l’absolu, on peut imaginer qu’un autre que le Caravage représente la vocation de Matthieu, rigoureusement de la même « manière » au sens ici mentionné — c’est-à-dire en assignant telle et telle place aux protagonistes de la scène dépeinte, ou en employant rigoureusement les mêmes couleurs et les mêmes figures. Pourtant, la vocation de Matthieu du Caravage est reconnaissable entre toutes, et même incomparable. Il faut donc bien admettre que la « manière » de l’artiste tient à tout autre chose qu’au pur agencement, qu’à la seule « harmonie », et qu’elle a effectivement à voir avec la « touche » de l’artiste, que l’on ne peut définir autrement, de notre point de vue, que comme le prolongement, matérialisé dans l’oeuvre, de sa vie comprise elle-même comme manière d’activité. De même que cette « manière d’activité » est indivise, idiosyncrasique à la personne en général, par elle reconnaissable entre toutes, de même la « touche » de l’artiste se donne à percevoir comme ce qui informe l’oeuvre en son entier. Il y a un style, transparaissant en filigrane de l’oeuvre, et attestant de la vie de l’artiste dans ce qu’elle comporte de plus spontané, et ce style ne peut relever d’une simple « technique ». Certes, l’artiste, tout comme l’artisan, met en oeuvre une technique, en effet, qu’il applique à un matériau[54]. Mais si par « technique », on entend tout ce qui relève d’un savoir répétable et transmissible, il est évident que ce que nous appelons « style » ne peut se réduire à elle seulement. Notre conviction est que le foncier de l’artiste, et ce qui fonde l’imputabilité de l’oeuvre réside dans ce qui ne peut être transmis. Pierre Sauvanet, encore, écrit : « L’artiste ne saurait transmettre qu’un savoir technique, non sa touche, ni sa “patte” comme on dit, encore moins son génie[55]. » Notre point de vue est donc que le « génie » mentionné ici n’est justement rien d’autre que la « manière », par définition singulière, de l’artiste. Le génie est celui qui s’exprime lui-même en vérité, à la faveur même de cela qu’il exprime, il est celui qui s’atteint dans son oeuvre et qui « naît » vraiment tel qu’en lui-même. Et c’est bien, peut-être, la singularité s’exprimant comme telle qui est rare en régime de création artistique. Nous dirons que là où l’artisan ou l’artiste de simple talent ne font qu’obéir aux règles communes fixées une fois pour toutes, l’artiste véritable, quant à lui, possède certes une « technique », c’est-à-dire une connaissance de ces règles, mais qui ne reste jamais qu’un moyen nécessaire à l’expression de son style. Ainsi en est-il d’un Mozart : il n’a aucunement révolutionné le langage musical de son époque, sa « technique » peut être rangée sous le titre général de musique « classique » (classicisme viennois) ; cependant il s’est emparé de ce langage commun de manière absolument originale et sans pareille, qui n’est autre que son propre style, sa propre manière d’agir[56]. Le génie est incomparable per definitionem. Et si l’artiste « ne saurait transmettre que son savoir technique », alors il faut poser que cette manière propre est en quelque sorte ce qui reste quand tout ce qui pouvait l’être a été transmis. Le génie est le résidu du transmissible — ce petit quelque chose qui résiste à l’étude savante, et qu’on reconnaît pourtant de manière infaillible. Certes, telle est l’« imputabilité » véritable, qui ne saurait être occultée sans nier l’« art » comme tel. Telle est la véritable « vie » à laquelle l’art a affaire : la vie de l’artiste, qui se déploie dans l’oeuvre et rencontre la vie de la chose pour autant qu’elle lui apparaît.

Ainsi comprendra-t-on que nous souscrivions à l’affirmation de Michel Henry selon laquelle « il n’y a art que pour autant que la vie ne s’y propose jamais à titre d’objet »[57] — car cela est, de toute façon, impossible. La vie est, dans le cas de l’oeuvre, celle-là même de l’artiste traduisant la vie de la chose, et est en effet comme telle « invisible » stricto sensu. Nous contesterons donc, au fond, qu’il y ait « abstraction » au sens mentionné plus haut — au sens où l’art aurait affaire à un « contenu abstrait » qui serait la vie. La vie étant la vie de l’artiste, il ne peut y avoir abstraction, l’invisible vie n’est pas abstraite du visible, au contraire : cet invisible est intimement lié au visible, comme, en termes aristotéliciens, nous dirions que la forme est liée à la matière, ou l’âme au corps. Et en ce sens, redisons-le aussi, et en ce sens seulement, peut-on parler d’une irréductible et nécessaire imputabilité de l’oeuvre à l’artiste. Toute oeuvre digne de ce nom est nécessairement imputable : elle n’est pas sans style, et n’aurait pu être autrement qu’elle n’est — telle est sa « nécessité intérieure », selon nous. En outre, toute « hybris » est a priori exclue du faire artistique, puisque l’oeuvre est, ultimement, et de manière irréfléchie, surdéterminée par le « style », par le fait que l’artiste, a à s’atteindre. D’où le caractère, selon nous, éminemment contestable de l’affirmation suivante :

Comment donc la vie est-elle présente dans l’art ? […] jamais comme ce que nous voyons ou croyons voir sur un tableau, mais comme ce que nous ressentons en nous lorsqu’une telle vision se produit[58].

Notre thèse est au contraire que nous percevons la vie (de l’artiste) comme style, à la faveur même de la visibilité de l’oeuvre, et que nous sommes ainsi témoins de sa naissance véritable. Mais il faut, nous semble-t-il enfin, une telle visibilité. L’artiste, pour pouvoir s’exprimer lui-même et accomplir ainsi une oeuvre de style, ne peut s’abstraire de la représentation, du Dehors de la visibilité. Sans doute n’a-t-il pas l’intention de s’exprimer lui-même, ou, mieux encore : il y a tout à parier qu’il n’a jamais cette intention, car la vie ne saurait être « représentée ». Mais, de même que dans le langage parlé l’expression sensée d’un quelque chose quelconque indique l’expressivité comme telle[59], et avec elle le « sujet métaphysique » s’exprimant[60], de même, dans le cas de cette modalité particulière de l’expression qu’est la création artistique, le visible, le représenté stricto sensu, n’est pas exclusif à l’invisible. « Intérieur » et « Extérieur » ne sauraient être dissociés — telle est notre conviction. Et la Mimèsis, en son sens pour ainsi dire minimal d’irréductible référence au monde ou à quelque chose du monde, nous semble devoir être une dimension incontournable de l’art — mais à la condition, comme nous avons commencé de l’établir, de ne pas la considérer en n’importe quel sens : ce « sens minimal » de la Mimèsis comporte une dimension paradoxale et surprenante, qu’il nous incombe pour finir d’élucider plus avant.

III. Le paradoxe de la Mimèsis comme clef de compréhension de l’imputabilité

5. L’art, donc, manifeste la vie — mais pas n’importe quelle vie : celle-là même de l’artiste, transparaissant en filigrane de son activité expressive et créatrice — en filigrane de l’oeuvre. Si l’on tient à la Mimèsis comme représentation d’un quelque chose du monde, alors il faut dire que, du côté cette fois-ci de l’esthète percevant l’oeuvre, son activité ne fait jamais qu’« embrayer » sur la « vie » propre à la chose même pour autant qu’elle lui apparaît[61]. Le regard de l’esthète doit alors ressembler à celui-là même de l’artiste créateur, il est alors un regard vivant, constitutivement prolongé (par l’art de l’artiste), un regard qui ne s’arrête pas sur tel ou tel aspect de la chose, mais qui voit plus que jamais « en esquisses », vole d’une esquisse à l’autre — parce que tout l’art de l’artiste consistera à constituer l’« objet » qu’il crée en un « objet temporel au sens spécial »[62]. Qu’il nous soit donc permis, pour illustrer cet état de fait et préciser ce qu’il faut sans doute entendre par « Mimèsis », de convoquer ici un exemple des plus concrets, en l’espèce un peintre (Nicolas Poussin) pour qui la peinture « culmine avec la pratique d’une technique au sein de laquelle c’est la touche colorée elle-même qui engendre la forme »[63] — à savoir cette forme ne saurait être dessinée à l’avance, puis remplie d’un contenu coloré. Ici, l’artiste entend bien « imiter » la nature, cette nature dans laquelle il n’y a pas de « contours ». Voilà bien qui est phénoménologiquement intéressant et qui nous permettra de préciser ce qu’il en est de la Mimèsis d’abord, et de l’« imputabilité » ensuite, laquelle, répétons-le, marque la naissance véritable de l’artiste à même son oeuvre.

Car, à la vérité, nous ne cessons pas, dans notre vie pour ainsi dire courante, et lors même que nous voyons en relief, de percevoir de tels « contours » dans les choses. Celles-ci nous apparaissent dans leurs « silhouettes », comme autant d’esquisses (Abschattungen) de la chose même. Et le plus souvent, nous nous arrêtons sur ces silhouettes ou contours, nous dispensant par exemple de multiplier les points de vue en un processus sans fin d’« intuitions concordantes », comme dirait le phénoménologue. Tout nous apparaît constamment comme un universel « village Potemkine », comme un jeu de silhouettes, en effet, dont nous nous satisfaisons sans y penser et qui n’appellent aucune prolongation de notre regard. Cet arrêt du regard est ainsi intimement lié (sans mauvais jeu de mots) à l’arête — qui, en fait, n’existe pas dans les choses justement « naturelles ». Et seul l’emballement d’un regard esthétique nous permettrait d’aller au-delà de l’arête — quoique, même encore, nous continuerions d’aller d’arête en arête. D’où, peut-être, une contradiction interne à la phénoménologie, soit dit en passant, en ceci qu’il nous faut nous abstraire, en phénoménologie, de l’« attitude naturelle » pour bien voir, c’est-à-dire convertir notre regard, dans une posture de « neutralité métaphysique », face à notre perception comme telle — lors même que la perception de la réalité vraie, c’est-à-dire entière et volumique, semblerait plutôt requérir de notre part un réalisme assumé comme tel : la chose même, là réellement existante en sa vérité, ne comporte pas d’arête. Il est permis de se demander, pour le dire autrement, si la « chose même » de la phénoménologie (la chose pour autant qu’elle m’apparaît et dans les limites dans lesquelles elle m’apparaît), loin d’être source de droit pour la connaissance[64], ne s’avère pas au contraire trompeuse — pour cette raison que, dans la nature, il n’y a pas de « limites »[65]. D’où peut-être aussi ce paradoxe (qui est le paradoxe même de l’« imitation ») que l’artiste, s’il est désireux de traduire dans son oeuvre le mouvement et la vie, fera néanmoins usage de dessins (qu’ils soient préalablement tracés ou non, peu importe) ; mais la ligne, alors, indique (le volume et le mouvement) et n’est pas un terminus où le regard devrait s’achever : elle est une invitation à deviner l’au-delà de la ligne, à deviner que cette ligne perçue en chair et en os, par exemple tel contour d’un bras prêt à frapper ou à trancher la gorge d’Isaac, ne vaut qu’en tant qu’esquisse du mouvement. Qu’elle n’est qu’un mouvement arrêté — mais un arrêt du mouvement dont l’art de l’artiste consistera à dénoncer le caractère justement artificiel : il faut que le contemplateur de l’oeuvre voie le volume et le « mouvement », à partir pourtant de leur exact contraire (l’immobilité tracée d’une ligne, d’une arête) ; mais pour que l’esthète voie le mouvement à partir de son contraire, il faut que ce dernier soit en effet perçu comme « contraire », soit perçu comme artificiel, enfin. De sorte que l’artiste, en effet, s’il entend « imiter » la vie (avec toutes les réserves que nous pourrions émettre, notamment d’un point de vue henryen, à propos d’une telle imitation « de la vie »), doit produire, non pas une imitation qui aurait vocation à faire oublier qu’elle est une imitation[66], mais bien un artifice se dénonçant comme tel. Tel est bien le paradoxe : on pourrait spontanément penser que l’oeuvre est réussie pour autant que l’artifice en elle se fait oublier. Au contraire, nous avancerons que le plus sûr moyen de dépeindre l’invisible vie, cette invisible vie qui ne peut espérer s’indiquer qu’à travers le visible, consistera à marquer la fonction purement indicatrice du visible stricto sensu — de la ligne. Ainsi, tout l’art de l’artiste consistera à ne pas faire oublier qu’il est un art. Comme s’il y allait, du côté de l’esthète contemplant l’oeuvre, d’une espèce de lucidité seconde : l’oeuvre d’art, spontanément perçue comme telle, doit pourtant se montrer encore comme oeuvre d’art. L’artiste trompe l’oeil, et suggère par là même le vrai ; mais pour que ce vrai soit bien suggéré, il faut effectivement que l’art consiste, non pas à se faire oublier comme art (comme c’est par exemple le cas des célèbres grappes de raisin de Zeuxis, qui trompaient même jusqu’aux oiseaux, selon la légende), mais bien à se dénoncer comme art. Il faut donc se pénétrer de cette étrange évidence : si l’art était Mimèsis au sens de la (pâle) copie, on pourrait dire qu’il consisterait tout entier à se faire oublier ; or l’art entend non pas tant reproduire la chose même que viser l’invisible vie par le moyen du visible ; il faut, donc, que ce visible stricto sensu soit reconnu comme symbole — et toute l’étrangeté de l’art est que cela ne se décrète pas, mais suppose… l’art. L’art déploie des prodiges d’ingéniosité, non pas pour se dissimuler ou se faire oublier, mais pour se dévoiler encore dans cela même qu’il montre ! Dans l’oeuvre de simple « copie » d’une chose quelconque (raisins de Zeuxis), l’artifice a vocation à se faire oublier au regard de l’esthète ; dans l’oeuvre d’art authentique, celle-là même qui donne à percevoir la vie, celle-ci ne sera pas occultée, l’oeil de l’esthète la devinera — mais la devinera d’autant mieux, elle, que l’artifice n’entendra plus se dissimuler, lui, mais qu’il s’assumera avec art. Nous voulons donc ici signifier que cette vocation de l’art à faire montre de la vie suppose, en effet, un déploiement d’ingéniosité, et donc une manière propre de créer par laquelle l’oeuvre est imputable à l’artiste, qui alors « naît » de communier à la vie de cela même qu’il représente. Ainsi naît l’artiste en sa vie. Et si la vie en question n’était que « la » vie, alors seule une entreprise de « ratage » (celle d’un Bram Van Velde, par exemple) en laquelle il s’agirait pour l’artiste de se faire le plus passif possible pour laisser toute la place à l’« accident » (comme manifestation privilégiée du « mouvement de la vie »[67]), seule une telle entreprise de « ratage », donc, serait à même de manifester une telle vie anonyme.

6. C’est pourquoi l’on notera que ce paradoxe de l’imitation (l’imitation est pleinement réussie de ne pas se faire oublier) se décalque en quelque sorte sur l’artiste lui-même. Car qu’est-ce donc que l’imputabilité de l’oeuvre à l’artiste, sinon la réfutation de l’affirmation nietzschéenne selon laquelle l’artiste ne serait que « la condition préalable de son oeuvre, le sein maternel, le terrain, le cas échéant l’engrais et le fumier sur lequel, à partir duquel elle pousse », de sorte encore que l’artiste serait « quelque chose qu’il faut oublier si l’on veut prendre plaisir à l’oeuvre elle-même »[68] (nous soulignons) ? Au contraire, l’artiste obéit à cette « nécessité intérieure » qui est bien, par le truchement de son oeuvre, de s’exprimer lui-même en vérité par le moyen de la représentation de la vie de la chose. Ainsi, du Caravage donne à voir autre chose que soi dans son oeuvre, justement parce qu’il déploie toutes les ressources de son style à cette fin : nous pourrions spontanément nous dire qu’il n’est ainsi nulle « nécessité » d’oublier l’artiste, que celui-ci se charge très bien tout seul de se faire oublier au bénéfice de « cela » même qu’il dépeint… Pourtant le style existe bien, dans la représentation, et de même que l’imitation est pleinement réussie de ne pas se faire oublier, de même l’artiste transparaît aussi lui-même en sa vie en donnant à voir un autre que lui dans la représentation. Il en va de même de l’acteur : un « bon » acteur, c’est-à-dire un acteur doté d’un talent propre, comme tel reconnaissable entre tous dans sa manière de jouer, est celui qui incarne un personnage, réel ou fictif, et qui parvient à faire oublier que tout cela n’est qu’un rôle (de sorte que le rôle ressemble à l’« imitation » au sens de Danto rappelé plus haut, laquelle a pour vocation de faire oublier qu’elle est une imitation : de même le rôle doit parvenir à faire oublier qu’il est un rôle). Pourtant l’acteur cesse d’être bon lorsque son jeu devient forcé — lorsqu’il en vient à jouer son propre rôle (tel un Jean Gabin qui, en certains films, ne joue vraiment que du « Gabin »… ce pour quoi il est justement si facile à imiter). L’acteur nous semble donc être l’exemple archétypal de notre thèse : il s’agit bien, pour l’artiste en général, de s’exprimer soi-même dans le geste même où il se dessaisit de soi dans l’expression d’une altérité quelconque apparaissante ; et ce qui est premier, c’est bien le service de la chose apparaissante, c’est pour l’artiste être tendu vers l’expression de la chose vivante, et, ce faisant, l’exprimer dans une manière propre et non interchangeable, mais manière en laquelle il se dira aussi — depuis, si l’on veut, son propre « ici », qui n’est pas seulement un « ici » spatio-temporel, mais également une manière propre de voir, une émotion ou un émerveillement propres, le cas échéant, vis-à-vis de la chose même à dépeindre. Le bon acteur aussi, pour le dire autrement, est celui qui ne cesse pas, dans son jeu, de dénoncer ce dernier comme « imitation », c’est-à-dire, dans le cas d’espèce, d’évoquer l’ineffabilité de la personne interprétée par lui comme irréductible aux artifices d’un « rôle ». L’acteur n’incarne bien la personne interprétée que dans la mesure où il ne cesse pas d’incarner cette vérité propre à toute personne : sa manière d’être, transparaissant dans le visible stricto sensu, mais qui s’indique toujours au-delà de cela même qu’elle donne à voir. Il ne peut s’agir, pour le bon acteur, de singer (de mimer) par exemple les kinesthèses de la personne (ce qui pourrait s’apparenter à un certain comique d’imitation), mais bien d’incarner une vie incarnée dont ces kinesthèses ne sont que les manifestations extérieures. Peut-être le bon acteur est-il donc celui, comme le peintre ayant une « idée » en tête lorsqu’il compose son oeuvre, qui a l’intuition, au moins approchante, de qui est la personne dont il joue le rôle, de sorte qu’il s’efforcera dans son jeu « artificiel » de rejoindre une telle intuition — au point de faire siennes les manifestations phénoménales de cette « manière », transcendant pourtant toute phénoménalité. Mais en retour, nous dirons encore que « s’efforcer » requiert tout son « art », justement, qui est vraiment tout son art. Même dans le cas de l’autoportrait, peut-être, l’artiste entend bien représenter « quelque chose » (« Je est un autre »), mais il n’y parviendra qu’en s’effaçant derrière cela même qu’il représente (effacement, dans le cas d’espèce, spécialement paradoxal) — effacement à même lequel il ne se fera justement pas « oublier » en son « style », et ne pourra même se faire « oublier ». L’artiste ne naît que d’être au service de la vie.

En tout cas, un artiste se perd lorsqu’il en vient à se singer lui-même. Il réside d’ailleurs dans cette vérité trop de fois constatée comme la possibilité toujours menaçante d’une inauthenticité artistique : un style se révèle, pensons-nous, à la faveur même de l’activité créatrice, mais un style qui, d’abord « inconscient » comme tout ce qui coule de source, finirait par accéder à la conscience de l’artiste lui-même — dès lors tenté, par facilité ou par pragmatisme, de reproduire ce par quoi tout aura jusqu’alors si bien marché pour lui. Alors l’artiste, singeant son propre style ou jouant son propre rôle, c’est-à-dire se singeant lui-même, en vérité se trahit dans le même geste, sombre en effet dans l’artifice trivial et le « contingent ». Cela signifie, remarquerons-nous pour finir, que le « style » relève du pulsionnel et de l’irréfléchi. Et là réside bien, redisons-le, l’imputabilité de l’oeuvre de style à l’artiste. Non pas forcément que celui-ci ait voulu l’oeuvre, dans sa facture pour ainsi dire finale et achevée, et peut-être l’oeuvre n’est-elle, comme une certaine compréhension moderne de l’art le laisse entendre[69], que l’involontaire résultat d’un processus créatif échappant à l’artiste lui-même… Mais quand bien même cela serait-il, nous dirons justement que, même alors, voire surtout alors, c’est bien l’artiste lui-même qui s’exprime, dans un naturel propre qui à vrai dire n’aura jamais cessé d’être au galop, un galop sur lequel peu parviennent à « embrayer ».

Conclusion

7. La non-imputabilité de l’oeuvre à l’artiste nous semble donc irrecevable, pour cette raison que l’oeuvre est par définition une oeuvre de « style ». Celle-ci n’est pas le fruit du hasard, et, à rebours de toute « contingence », elle obéit à cette « nécessité intérieure » du style. En ce sens, peut-on dire que l’artiste en effet « pense » son oeuvre et ne naît vraiment, en sa singularité personnelle, qu’en elle. Et réduire une telle « nécessité intérieure » à « la » vie nous semble être une contradiction dans les termes. À cet égard, nous nous reconnaîtrons volontiers dans cette affirmation de Maurice Merleau-Ponty :

[…] La puissance d’un écrivain réside bien plus dans son « style » que dans la communication de vérités objectives : elle réside dans sa manière de proposer des significations sans les limiter, de leur prêter une certaine voix, dont elles ne peuvent se priver[70].

Redisons-le : la création artistique n’est ni le fait d’une vie anonyme communiant avec soi en dehors de toute intention (elle est bien une « manière de proposer des significations », dans l’horizon d’un monde), ni celui d’une intention sans vie (sans « style ») imitant servilement un objet ou même un style déchu en objet, c’est-à-dire d’ores et déjà existant et parvenu à la conscience de soi. Tel est le paradoxe de l’imitation qui, dès lors qu’elle n’imite justement pas un objet mais entend viser et attester la vie, doit au contraire s’assumer comme telle, comme un déploiement d’ingéniosité — comme vie créatrice ou comme intention vivante. Notre conviction, aussi, est que l’art est irréductiblement situé (qu’il dépend d’un monde, ou, pour le dire à la manière schopenhauerienne, du monde comme représentation), mais aussi situant (révélateur du monde).

Laissons en effet le dernier mot à Kandinsky : commentant l’oeuvre de Matisse, mais Matisse tributaire d’un certain héritage impressionniste, et donc peignant certes « sous l’impulsion d’une (grande) nécessité intérieure »[71], mais « à la suite d’une excitation extérieure », Kandinsky remarque qu’ici « s’ouvrent les voies d’une objectivisation de l’art où l’artiste n’est rien d’autre qu’un instrument secret et caché aux regards alors que l’oeuvre elle-même a l’air d’être tombée toute prête du ciel », de sorte, ajoute-t-il enfin, que « la pulsation de l’artiste ne s’entend plus dans l’oeuvre », cette dernière vivant « avec ses propres pulsations »[72]. Ce point de vue nous place aux antipodes de notre modeste propos, tant il nous semble au contraire que le propre de l’oeuvre est de donner à percevoir le style de l’artiste, comme manière d’activité informant et vivifiant celle-ci. L’inauthenticité artistique, évoquée plus haut, est telle en tout cas que nous ne voyons en effet dans l’oeuvre « contingente » que « cela » même qui est dépeint, qui aurait pu l’être par n’importe qui, et qui prend en quelque sorte toute la place, non pas seulement sur la toile, mais surtout dans la conscience de l’esthète. Mais il nous faut, donc, aller plus loin. Kandinsky note (dans la présupposition de cette objectivisation) que nous percevons alors un arbre dépeint « comme une chose qui vit indépendamment et qui a sa propre respiration, qui vit séparément d’autres créatures »[73]. Au contraire, nous insisterons sur le fait, pour ce qui concerne l’oeuvre de style, que s’y donne à voir la manière propre qu’a l’artiste de percevoir la chose — sa perception comme telle. C’est alors la manière de percevoir cet « arbre » en même temps que l’arbre effectivement dépeint qui se donnent à voir. Mais alors c’est bien aussi la vie (spirituelle) de l’artiste qui transparaît, c’est l’oeuvre de sa conscience que nous voyons, c’est, même, sa naissance au monde. Or l’artiste, comme nous l’avons évoqué plus haut, peint depuis son propre « ici », il a, pour le dire en termes husserliens, son « monde primordial », et l’arbre qu’il dépeint appartient bien à ce monde primordial de l’artiste. N’est-ce pas aussi, dès lors, cette situation primordiale que la chose dépeinte donne à voir — et ainsi, de manière certes implicite, ce monde primordial comme tel, et dont ne saurait être justement « séparé » l’arbre en question ? En ce sens, nous avancerons que l’artiste est effectivement révélateur de monde, et que rien de ce qu’il dépeint ne peut manquer de faire signe depuis ce monde. Et plus que jamais il nous faut conclure : l’art est moyen de communion — de la vie de l’artiste à la vie de la chose, et de cette vision de l’artiste à la vie de l’esthète, invité dans le même monde. En ce sens, n’est-ce pas cette situation primordiale, et avec elle le sens même de l’Être, que l’art dévoile ? Mieux encore : l’artiste, en nous dévoilant dans son oeuvre une situation dans le monde comme tel, c’est-à-dire la mondanéité même du monde, n’ouvre-t-il pas, par là même, à un « autre du monde » — entendu qu’un tel « autre du monde » ne peut, en pure logique, venir à l’idée que concomitamment à une prise de conscience de cette mondanéité ?