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Introduction

Encore récemment, l’effet conjugué de la croissance de la production alimentaire mondiale, des progrès médicaux et de la globalisation de l’aide permettait d’imaginer un 21e siècle sans famine (ÒGràda 2009). Les famines historiques se caractérisaient par des mortalités massives[1] dont les fourchettes se chiffraient de façon vertigineuse en centaines de milliers ou en millions de morts[2], et dont les ultimes épisodes dataient des années 1970 et 1980. Depuis les années 2000, nous serions plutôt en présence de dénutrition chronique et de crises nutritionnelles, aux mortalités comparativement moins élevées, qui se chiffreraient cependant encore en dizaines de milliers de morts (Janin et Dury 2012). Mais la dernière décennie a commencé à démentir ce scénario optimiste, lorsque des poches de famine ont ressurgi en 2011 en Somalie (Seal et Bailey 2013). Depuis 2016, les Nations Unies annoncent que près de 130 000 personnes sont menacées, tandis que plus de 100 millions de personnes sont « sujettes à la faim » ou à des « crises alimentaires aiguës ». Conjuguées aux chocs climatiques (Afrique Australe et Sahel), ces situations extrêmes résultent de conflits armés (Yémen, Sud Soudan, Somalie, Nigeria, République Démocratique du Congo) ou de crises économiques (Burundi, Zimbabwe) (Food Security Information Network 2019).

Alors que depuis les années 2000 la dramaturgie humanitaire et médiatique s’était atténuée en comparaison des récits des années 1990 décriés pour leur « étalement souvent inouï de souffrances » et leur caractère « indécent » et « scandaleux » (Boltanski 2007 : 24), parfois qualifié de « pornographie humanitaire » (Pérouse de Montclos 2009 : 762), nous assistons à un regain de mise en discours sensationnaliste mobilisant chiffres vertigineux, superlatifs et images d’enfants décharnés et convoquant la mémoire collective. En effet, l’abus de l’imagerie victimaire et misérabiliste était devenu un lieu commun des analyses critiques à l’égard de la communication des humanitaires et des médias, où les lignes entre marketing et témoignage se brouillaient, exacerbant le discours centré sur la victime pour jouer sur le registre de l’émotion et de l’indignation (Collovald 2001 ; Hours 1998 ; Pérouse de Montclos 2009 ; Ryfman 2008). Les récits s’étaient progressivement neutralisés dans les années 2000, atténuant les images, dans une euphémisation de la souffrance, en exposant des figures de résilience plutôt que des figures victimaires (Dauvin 2009). Aujourd’hui, si l’on assiste à ce retour des vieilles ficelles émotionnelles dans les récits, à la différence des décennies 1980-1990, ces messages sont diffusés à grande échelle et de façon quasi instantanée via Internet et les réseaux sociaux (Dauvin 2009), tout en employant une part de jargon technique tiré des dispositifs internationaux d’évaluation de la sécurité alimentaire (Enten 2017).

Nous proposons de nous pencher dans cet article sur l’évolution récente de la communication produite par les humanitaires et les médias sur les crises alimentaires et les famines, notamment sur ses transformations liées à l’évolution des techniques de l’information, et sur leur mode d’articulation entre registres expert et émotionnel, en nous interrogeant sur les issues de ces évolutions dans le cas de crises en Somalie (2017) et au Yémen (2018).

Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’acteur humanitaire comme acteur de communication, au travers d’un déroulé historique mis en perspective avec les notions de la politique de la pitié[3]. Nous explorerons ensuite l’évolution récente de narratifs humanitaires et médiatiques, en approfondissant la place des registres techniques et des dispositifs d’évaluation des famines. Dans un troisième temps, nous déroulerons les crises en Somalie (2017) et au Yémen (2018), pour montrer comment la combinaison des registres techniques et émotionnels relayée par les médias sociaux joue sur les dynamiques de déclenchement de réponses aux crises.

I – La communication, constitutive de l’action humanitaire

Acteurs influents de la lutte contre les famines contemporaines, comme lanceurs d’alertes et organisateurs de secours, les humanitaires ont élaboré leurs modes d’intervention en combinant la communication auprès de l’opinion publique et de la communauté internationale avec la prévention et les réponses d’urgence. Outre sa fonction de témoignage, consubstantielle à l’humanitaire, la communication répond à une nécessité financière d’assurer la collecte de fonds et la promotion de l’organisation dans un champ concurrentiel. Elle mobilise un ensemble d’acteurs spécialisés, organisés et coordonnés, procédant d’une division du travail entre praticiens et communicants, voire entre médias, agences de communication et humanitaires. Les co-productions et collaborations entre ces derniers, suivant des logiques propres aux différents espaces professionnels, sont parfois sous-tendues de relations ambiguës, tissées de confiance ou de méfiance. En se professionnalisant, la communication s’est développée au travers des logiques économiques des levées de fonds (fundraising), s’appuyant sur les outils du publipostage (mailing), du sponsoring et des réseaux sociaux, procédant d’un marketing viral qui, s’il renouvelle les modes d’interpellation publique, reformule des répertoires ancrés dans l’histoire (Dauvin 2009).

Nous nous intéresserons ici à deux composantes caractéristiques des modes de communication des humanitaires : l’une relative aux technologies de l’information, dans leur corrélation étroite entre leur modernisation et le déploiement de l’action humanitaire, notamment avec les réseaux sociaux ; et l’autre, relative au contenu, structuré par une matrice couplant « raison et émotion », lorsque s’articulent des narratifs sensationnalistes ou experts. Nous examinerons comment ces deux composantes évoluent dans le contexte actuel d’émergence des famines, et leur impact sur le cours de l’action humanitaire.

A – L’évolution des techniques de communication : un catalyseur de l’humanitaire

L’humanitaire moderne a émergé des modalités antérieures de mobilisation et d’action des mouvements philanthropiques[4], en partie grâce à l’évolution des techniques de diffusion des informations qui a permis d’ouvrir « un espace d’action sans cesse agrandi par le flux de l’information » (Brauman et Brackman 1996 : 17). En effet, à la fin du 19e siècle, le déploiement du Comité international de la Croix-Rouge bénéficie des inventions du télégraphe et de la radio, ainsi que de l’introduction de rotatives permettant le tirage de centaines de milliers d’exemplaires de journaux pour combiner rapidité de l’information et diffusion de masse. Lors des deux grandes guerres mondiales, les premières grandes organisations internationales laïques, comme Save The Children Fund (scf) et Oxfam en Angleterre, mais aussi des organisations nationales aux États-Unis telles que l’American Relief Administration, déploient leurs campagnes de presse grâce aux illustrations des journaux, aux photographies, mais aussi au cinéma, qui deviennent des vecteurs puissants de mobilisation (Lavoinne 2002). En France, le Secours catholique (fondé en 1947) orchestre des campagnes thématiques de collecte en usant des vecteurs publicitaires (Dubrulle 2008). L’abbé Pierre développe de grandes campagnes de communication pour Emmaüs (fondé en 1949) notamment par une diffusion sur Radio Luxembourg (Brodiez 2009).

À partir des années 1970, la télévision et la caméra électronique permettent de fournir des images en urgence pour générer une « nouvelle conscience télévisuelle du monde » (Brauman et Brackman 1996 : 19) et vont contribuer à l’essor du « sans frontiérisme » avec la création de Médecins sans Frontières en 1971. L’alliance entre le monde des médias, de la télévision et des agences publicitaires permet d’atteindre des dimensions inédites de médiatisation des crises et de recherche de fonds (Brauman 2006 ; Vallaeys 2004). Toutefois, la photographie demeure le vecteur d’information le plus rapide jusqu’aux années 1980, grâce à l’essor des nouvelles agences photographiques (Gamma), pour être supplanté par la généralisation du matériel de transmission satellite autorisant les directs et les flux continus d’information instantanée du type cnn ou Al Jazeera.

Depuis les années 1990, Internet accentue ce rapprochement entre terrains d’intervention et sièges des organisations, accélérant l’immédiateté du traitement de l’information et la densifiant par un flux continu d’échanges, tout en générant une surproduction d’images et de commentaires. À partir des années 2000, le développement des réseaux sociaux, à la fois dans leur usage marketing et de transmission d’informations, démultiplie les modalités de mobilisation de masse. Tout d’abord, sur les terrains d’action, les réseaux permettent de créer des chaînes de solidarité, y compris avec les diasporas, d’orienter les secours et de mettre en contact des familles, ou encore de diffuser des cartographies de services vitaux, tels que les points d’eau, ou d’alerter en cas de crise, par l’intermédiaire des réseaux de « volontaires numériques ». Le séisme de 2010 en Haïti a été la première grande urgence humanitaire médiatisée sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, couplés avec les plateformes de diffusion de contenus en ligne (YouTube, etc.) et des jeux vidéo (Twitch.tv, etc.), l’effet catalyseur accélère de façon exponentielle les mobilisations de masse, dont la viralité provoque en quelques heures un buzz médiatique. Ces dynamiques sont portées par les influenceurs (Youtubers) ou la communauté des joueurs professionnels de sports électroniques (gamers) qui orchestrent des « marathons caritatifs » engageant leurs milliers – voire millions – d’abonnés pour générer d’imposantes levées de fonds.

Puisqu’ils s’imposent comme des leviers médiatiques primordiaux, on peut s’interroger sur la façon dont les réseaux sociaux transforment les schémas et circuits classiques de mobilisation des ong, concurrencées par des acteurs sociaux qui ont la capacité de créer indépendamment leurs propres contenus. Dans quelle mesure ces réseaux bousculent-ils également les narratifs habituels déployés par les humanitaires et les médias classiques ?

B – La raison et l’émotion : éléments matriciels de la communication

Quels que soient les époques et les supports médiatiques, les mobilisations des opinions publiques et médiatisations institutionnalisées par les humanitaires et les médias déploient des discours s’emparant de la souffrance « à distance » pour en faire « l’argument politique par excellence » d’une politique de la pitié (Boltanski 2007). Ces constructions médiatiques valident et légitiment la mission des organisations humanitaires, qui est de « gérer le malheur des autres dans des espaces proches ou lointains ». Véhiculant les énoncés d’un « contrat moral » structuré par un « système de normes et d’obligations, de principes de justice, de dignité, de respect et de reconnaissance » liant les populations en souffrance aux élites, ces médiatisations renouvellent les formes de l’économie morale[5]. Ce renouvellement s’opère par l’incorporation de la « raison humanitaire » dans les politiques contemporaines combinant raison et émotion, c’est-à-dire les valeurs de l’altruisme et les affects de la compassion (Fassin 2010).

Ainsi le discours public est structuré par des « conventions préalables » (Boltanski 2007 : 35) et un imaginaire partagé. Déclinés par les mythes et les contes, mais aussi les récits historiques, les fictions et les reportages, ces formes d’expression façonnent les sensibilités communes. Il est instrumenté par une « formule » (ibid : 74) qui relève d’une « coordination émotionnelle » mettant en tension une « topique de la dénonciation » et une « topique du sentiment », ainsi qu’une « topique esthétique » (ibid. : 109). La première est fondée sur une rhétorique de la preuve, dont l’argumentaire est d’ordre technique, voire scientifique, pour dérouler un discours à la fois « indigné et minutieux, émotionnel et factuel » (ibid. : 129), mais où l’émotion reste maîtrisée. La seconde puise à des registres émotionnels, où « l’émotion fait vérité » (ibid. : 156) sans devoir « dérouler un appareil de preuves matérielles [et] objectives » (ibid. : 153) pour mettre en avant le malheureux « ouvert à la gratitude, […] dans l’attente […] d’une aide qui doit lui parvenir » (ibid. : 99). Cette topique s’avère opératoire pour déclencher les dons, grâce auxquels le donateur participe aux émotions collectives et adhère aux cadres collectifs de la solidarité (Dessinges 2008).

Dans les années 1970-1990, l’humanitaire s’est démarqué des organisations de développement par l’application systématique de la dialectique télévisuelle et publicitaire pour mettre en équation les extrêmes de la souffrance avec leur soulagement immédiat, branché sur l’actualité, diffusant ses témoignages grâce à la maîtrise de la gestion de l’information. L’image de la figure victimaire est véhiculée entre le monde du journalisme, celui des agences de publicité et celui de l’humanitaire, et ce au gré des circulations des experts communicants d’un univers à l’autre (Brauman et Brackman 1996 ; Dauvin 2009 ; Lavoinne 2002), voire des « connivences » ou de la « convergence d’intérêts » entre ces mondes (Pérouse de Montclos 2009). Cependant, les sites Internet des organisations, apparus dans les années 2000, partagent une imagerie d’où la figure victimaire est absente. La souffrance humaine est euphémisée : un regard inquiet, une larme sur la joue d’un enfant triste ou apeuré, le désarroi d’une famille au milieu de la foule, etc. L’émotion intériorisée ne demeure qu’à l’état résiduel, pour être remplacée par des images évocatrices de résilience, de dignité retrouvée (enfants en bonne santé, hommes et des femmes au travail, etc.), ou celles de la restauration de l’ordre illustré par le geste technique (distribution de vivres, soins, etc.). S’appuyant sur une iconographie léchée, cette mise en image inversée de la souffrance puise ainsi dans le registre esthétique, en valorisant pudeur et résilience des individus.

Cette association de ces trois topiques, si elle connaît des modulations au cours du temps, semble constituer une matrice quasi immuable de la rhétorique de communication des humanitaires. Aujourd’hui, dans ce contexte de crises nutritionnelles et de poches de famines, comment évolue-t-elle ? Dans quelle mesure les réseaux sociaux les modifient-elle ? Comment les savoirs experts sont-ils incorporés aux narratifs des médias et des humanitaires ? En quoi ces évolutions renouvellent-elles les termes de l’économie morale entre élites et populations souffrantes ?

II – Les mécaniques des narratifs sur les famines

La comparaison des récits actuels sur les famines permet de tirer quelques éléments constitutifs d’une mécanique narrative dont le ressort principal repose, d’une part, sur une analogie implicite entre des éléments dont l’association fait « famine », et d’autre part, sur le recours à des références ambiguës à des experts. Cette mécanique découle d’un mixage des topiques, où l’émotion est renforcée par des chiffres – eux-mêmes produits par consensus entre acteurs de l’aide – ou par un traitement esthétisant, comme nous le verrons avec le buzz sur les médias sociaux lors de la crise somalienne de 2017.

A – Chiffre, image et histoire : représentations analogiques de situation de famine

Les informations sur les crises en Somalie (2011, 2017), au Sahel (2012), au Sud Soudan (de 2016 à 2019), au Yémen (de 2016 à 2018), au Nigeria (2017), au Kasaï (2018), ou plus récemment au Zimbabwe (2019) et en Afrique Australe (2020) émanent de la publication de rapports ou de communiqués de presse des Nations Unies ou des ong, relayés ensuite par les médias. L’ensemble des narratifs s’inscrit dans cette topique des sentiments, où la mécanique de l’émotion repose sur trois ingrédients décrits ci-après, et dont la mise en équation participe d’un effet de sidération, donnant l’illusion d’une aggravation de la situation : un saut de proportion des données concernant les populations subissant les crises, des images d’enfants employées comme symbole de la famine et une mise en abyme historique.

Hormis pour le Yémen, où les annonces des Nations Unies atteignaient déjà un degré de sur-dramatisation (qui sera décrit dans la partie suivante), nous observons un décrochage entre, d’une part, le registre technique et les formulations précautionneuses et nuancées des Nations Unies et de certaines ong et, d’autre part, le registre brut et sensationnaliste des médias, voire aussi des messages de communication de certaines ong. L’année 2020 a commencé sous ces auspices, lorsque le communiqué de presse publié par le Programme alimentaire mondial (Pam), et intitulé « L’Afrique australe en proie à une urgence climatique : 45 millions de personnes souffrent de la faim dans la région » (Cosorich 2020) devient dans La Croix : « Afrique : 45 millions de personnes menacées par la famine, selon l’Onu » (La Croix 2020). Un décrochage similaire s’observe en 2017 : des poches de famine sont effectivement déclarées par l’Onu dans deux comtés du Sud Soudan, touchant près de 100 000 personnes, quand trois autres pays sont en situation d’urgence ou de crise alimentaire – le Nigeria, la Somalie et le Yémen –, ce qui porte le nombre des personnes menacées à 20 millions (Food Security Information Network 2019). Les médias s’emparent de l’information, publiant des articles aux titres choc : « Le retour de la famine » dans Ouest-France (Hutin 2017) ; « Conflits et climat : pourquoi les famines sont de retour » dans Le Monde (Caramel 2017) ; « En Afrique, le retour de la famine » dans La Croix (Larcher 2017). Sur Internet sont postées des versions encore plus lapidaires : « 20 millions de personnes sont menacées par la famine » (Brut, 27 février 2017). Les humanitaires ne sont pas en reste : un consortium (Unicef, Médecins du monde, Handicap international, Caritas, Plan International) lance une campagne d’appel, « Famine 12-12 » explicitant la situation d’enfants menacés de « mourir de faim », doublée de vidéos en ligne superposant sans répit images d’enfants émaciés, chiffres ronds et musique déchirante ou angoissante. Le même principe simplificateur et outrancier est à l’oeuvre dans les messages de l’Unicef sur Internet – « Alerte famine ! 1,4 million d’enfants en danger de mort »[6] – ou dans les mailings d’appels aux dons de Caritas – « Plus de 20 millions de personnes menacées de famine au Nigeria, Soudan du Sud, Madagascar […] » –, pour lesquels il faut taper « famine » pour l’envoi de dons par sms. Nous sommes en face d’un décrochage entre le constat initial des poches de famine au Soudan – déjà amplement dramatique – et les récits déployés par la presse et la majorité des ong, où la surenchère participe tant d’une simplification du message que d’une interprétation erronée, débouchant sur des chiffres stupéfiants.

Le deuxième ingrédient repose sur l’usage de l’image pour déclencher l’émotion, comblant l’invraisemblance des chiffres associés à la charge horrifique des famines. Certains montages de reportage, tels « Le Soudan du Sud au bord de la famine » (afp, 15 avril 2016) accolent ainsi l’image poignante d’un enfant avec l’énoncé de chiffres « 2,8 millions d’habitants ont besoin d’une aide alimentaire d’urgence » (ibid.). La souffrance inscrite dans son corps épuisé et son regard éperdu, l’enfant endosse ce rôle de victime emblématique de la crise. D’autant plus que le cadrage resserré ou en gros plan donne à penser, lorsqu’il s’accompagne des titres et chiffres chocs, que cet effet zoom sur un martyr isolé reflète l’ensemble des enfants ou de la population. Ce vecteur permet de passer de façon économe, sans calcul laborieux ni précautions médico-techniques, du cas d’un enfant unique à une cohorte, voire à la population d’une région entière. C’est aussi le cas pour la crise du Yémen en 2016 et 2018, où les assertions du risque de « perdre une génération entière » ou de mort imminente de « centaines de milliers d’enfants » sont illustrées par des photos poignantes d’enfants squelettiques, parfois nommés, comme Salem Abdullah Musabih (Graham-Harrison 2016), parfois anonymes (Al Jazeera 2016 ; BBC News 2016), ou en plan resserré, comme lorsque le New York Times a illustré en 2018 la tragédie de la guerre par une photo d’enfant squelettique en gros plan. La rédaction du New York Times a justifié cet usage inédit d’une photo « troublante » et « brutale » par sa volonté de « témoigner, donner la parole à ceux qui sont autrement abandonnés, victimisés et oubliés », pour révéler « l’horreur » vécue par les Yéménites, en montrant non pas des images aseptisées, mais des images reflétant un degré de souffrance que « les mots seuls ne peuvent décrire » (Nagourney et Slackman 2018). Quels que soient les contextes et les motifs qui en justifient l’usage, ces types de montages imagiers procèdent d’artifices narratifs qui tombent de façon outrancière dans la topique du sentiment qui, somme toute, demeure efficace puisqu’elle est utilisée de façon quasi systématique par les codes de la communication des humanitaires et des médias. Pour autant, ces narratifs réducteurs que s’autorise la presse étaient vivement critiqués lorsque c’étaient les humanitaires des années 1980-1990 qui en faisaient usage et ces derniers, aujourd’hui, ne se le permettraient pas, ou plus.

Enfin, le dernier élément est la référence aux crises antérieures, récentes ou historiques, permettant d’arcbouter l’imaginaire sur une situation connue et déjà médiatisée. Ces rappels relèvent d’une mise en conformité avec les « pré-conventions » et l’imaginaire partagé du discours public. Ces références à ces faits historiques ajoutent une touche de véracité, pour valider les faits énoncés, malgré la faiblesse des preuves sur lesquelles ils s’appuient. De la sorte, ces souvenirs de cohortes d’affamés et de morts se substituent aux images du nombre nécessaire à la compréhension de la famine annoncée, et qui manquait à l’argumentaire à l’oeuvre. La crise en Afrique de l’Est de 2017 faisait référence à la « famine de 2011 qui avait tué 260 000 personnes en Afrique de l’Est, dont plus de la moitié étaient des enfants de moins de 5 ans » (Larcher 2017). On énonce les crises en Afrique qui ont « laissé dans les mémoires le souvenir de quelques-uns des pires drames humanitaires de ces dernières décennies : Biafra (1967-1970), Sahel (1969-1974), Somalie (1991 puis 2011), Éthiopie (1983-1985), Soudan (1998) ». En 2020, ce sont encore les références au Biafra avec photos d’époque qui ressurgissent (Quinio 2020). De la sorte, le récit humanitaire actuel s’auto-cite et s’auto-légitime, en mobilisant des récits fondateurs et constitutifs de l’humanitaire moderne.

B – « Au bord de… » : l’ambiguïté du registre expert

L’usage du terme « famine » n’ayant été borné ni par une terminologie ni par des critères techniques précis, l’ambiguïté a longtemps prévalu entre les différents modèles théoriques mesurant les échelles de gravité et les gradations géographiques des famines. Cette ambiguïté a entretenu les usages abusifs de ce terme lorsqu’il est appliqué à des situations de malnutrition ou de crise alimentaire (Devereux et Howe 2004).

Afin de rationaliser et quantifier les diagnostics de sécurité alimentaire dans le but de prévenir les crises, des systèmes d’alerte précoce ont été créés dans les années 1970 et 1980 par les Nations Unies et Usaid pour contrebalancer les instrumentalisations politiques et économiques de l’aide. Mais leurs imprécisions, tant dans la production des données que dans le traitement et l’analyse de celles-ci laissent la place aux jeux politiques et aux interprétations circonstanciées des acteurs publics, humanitaires et médias. Si ces dispositifs confèrent un vernis scientifique aux diagnostics et aux choix des politiques de l’aide, ils font l’objet de remises en question régulières, où crise alimentaire rime avec crises institutionnelles de l’outil, soumis aux registres émotionnels des mobilisations collectives (Bonnecase 2010 ; Enten 2017). La crise du Niger en 2005 constitue un cas d’école, où émotion et rhétorique simpliste exacerbant les représentations spectaculaires de la « famine » furent mobilisés par les humanitaires et les médias pour balayer les décisions des pouvoirs publics et des agents de l’aide internationale basées sur un diagnostic incomplet. Se référant aux bilans des déficits céréaliers et fourragers, sans prendre en considération ni la flambée des prix des céréales ni les pics de malnutrition infantile, les choix de gestion des crises furent soumis à des irruptions d’emballement médiatique faisant basculer les procédures décisionnelles dans un régime d’urgence pour déclencher des distributions gratuites de vivres et multiplier les centres nutritionnels (Olivier de Sardan 2008).

Depuis, les systèmes d’alertes précoces ont évolué en un dispositif international d’évaluation, formalisé en 2006 par le système ipc (Integrated Food Security Phase Classification) qui a connu différentes versions jusqu’à la version actuelle. Ce dispositif propose d’élaborer des classifications de situations d’insécurité alimentaire aiguë et chronique, et prend aussi en compte les situations de malnutrition aiguë. Les situations de famine sont définies par des critères quantitatifs précis[7]. Rassemblant toutes les parties prenantes (ong, États, Nations Unies et bailleurs de fonds), il facilite des approches consensuelles pour analyser des situations (ipc 2019). En dépit de cette rigueur affichée de production de données et d’analyses « conduites selon des approches critiques, non biaisées » et de « méthodes scientifiques », il est stipulé que la démarche ne découle pas d’un « modèle mathématique », mais d’une méthode qui suit une « approche de convergence de preuves, selon un faisceau de paramètres et sur la base de documents et données fiables » (fao 2012). Une des fonctions explicites consiste à accompagner les experts multisectoriels à fournir des résultats et à atteindre un « consensus technique » pour permettre aux décideurs de valider le processus. L’objectif est bien de servir de support à un consensus dont les termes et les résultats sont négociés dans un cadre strictement technique, chiffré et scientifique. Il relève d’une volonté d’atteindre les résultats les plus pragmatiques possibles, en fournissant aux décideurs un « savoir applicable » le plus « consistant » et « accessible », de la façon la plus « rigoureuse » et « transparente », tout en prenant conscience des biais découlant du processus de consensus institutionnel.

Mais, dans les zones inaccessibles, pour des données sécuritaires ou lorsque les données statistiques, agricoles, sanitaires ou nutritionnelles sont de médiocre qualité, voire inexistantes, les évaluations consistent à extrapoler à partir des rares données exploitables. Les résultats obtenus conservent toujours des marges d’incertitudes et sont formulés par des catégories intermédiaires de « famine probable », où les indicateurs prédisent plus la survenue de famine qu’ils n’en affirment l’existence : « la projection des famines peut être faite même si la situation actuelle n’est pas encore classée comme famine, permettant ainsi une alerte précoce » (ipc 2019). Cette classification intermédiaire cherche à déclencher une action rapide des décideurs pour remédier à la situation tout en appelant à des efforts urgents pour recueillir plus de preuves, et surtout pour relancer les appels aux dons, dans une situation de raréfaction des donations et de promesses généreuses des États, mais non tenues. Ces projections issues de groupes d’experts, mais approximatives, sont ensuite retranscrites dans les communiqués de presse en formulations allusives telles que « risque de basculement », situation « au bord de la famine », ou famine qui « rôde »…

Ainsi la reconstitution des récits sur les famines, reposant sur des analogies alliant chiffres, images et références historiques et jouant sur un mixage entre ces trois topiques – sentiments, dénonciation et esthétique –, est facilitée par les ambiguïtés intrinsèques des systèmes experts. La rigueur scientifique (topique de la dénonciation) est en partie tronquée, et elle relève plus du poids du consensus social entre les parties prenantes autour des résultats publiés que d’une démonstration effective par la preuve ; en somme, la valeur sociale des données chiffrées, par la génération d’un consensus technique, importe plus que leur valeur intrinsèque (Ogien 2010). Pour autant, les fragiles diagnostics et consensus institutionnels peuvent aisément être doublés ou concurrencés par des « urgences » médiatisées, puissamment irriguées par les topiques émotionnelles et esthétiques, pour mobiliser les opinions publiques et déclencher des opérations d’urgence. Le buzz médiatique peut commencer.

III – Des famines imaginaires

Nous nous limiterons pour conclure notre propos à analyser deux exemples de buzz médiatiques, tous deux déployant les registres émotionnels les plus simplistes, l’un en Somalie en 2017 au travers des réseaux sociaux et l’autre au Yémen en 2018 au travers des médias traditionnels, aux puissants effets performatifs en termes de collectes de fonds. L’abus des registres émotionnels des narratifs et la simplification de récits de famines « imaginaires » – imaginaires du fait de l’absence de famines déterminées selon les critères techniques – tirent la caricature à outrance.

A – Les youtubers au chevet compassionnel de la famine : Somalie 2017

En 2017, les réseaux sociaux vont bousculer les codes et circuits décisionnels et communicationnels classiques, voire les contourner. Jérôme Jarre, l’une des personnalités des réseaux sociaux, avait lancé une campagne, devenue virale, sur Twitter[8], afin d’aider à contrer « la famine » qui menaçait la Somalie, en publiant une vidéo appelant à mobiliser une « Love army de followers » de la communauté virtuelle. Si la famine avait été déclarée officiellement au Soudan, les organisations de l’aide ne parlaient pas de famine en Somalie, mais de « spectre de famine » et de « malnutrition aiguë sévère ». En quelques jours, Jarre a récolté plus de 2,4 millions de dollars sur un site de financement participatif (crowdfunding), somme que les humanitaires ne rassemblent qu’au terme de longues et coûteuses campagnes de sollicitations de dons.

Cette initiative a suscité des critiques pour son amateurisme et son « marketing de l’innocence » (Bellesoeur et Manilève 2017), où les registres émotionnels exacerbés et les canaux d’une extrême crédulité ont été les ingrédients déclencheurs de la générosité. Celle-ci reposait en effet sur un récit démagogique, occultant la violence de la guerre et la dangerosité du contexte, tout en prétendant oeuvrer avec une ong « somalienne » (une ong américaine en réalité). Outre sa volonté de créer le buzz en se référant directement à Bob Geldof et sa campagne de 1984 contre la famine éthiopienne au travers du Band Aid, le discours de Jarre se doublait d’une critique des médias (accusés de passer sous silence des situations de crises) et des humanitaires (en dénonçant les salaires et les coûts de gestion des ong). Il revendiquait alors de faciliter un lien entre les populations en souffrance et les individus, par envois directs de dons par sms à des villageois. Ne serait-ce qu’en énonçant naïvement ce « projet fou » de court-circuiter les organisations intermédiaires, voire les élites institutionnelles et politiques, cette intention ouvrait la voie à un bouleversement des modalités classiques de l’économie morale.

Enfin, nous retrouvons ici le recours au registre émotionnel, mais encore plus ramassé, et bien sûr exacerbé par la viralité des réseaux sociaux, mais aussi par la diffusion d’une vision très incarnée du monde – au centre duquel l’auteur se met en scène par séries de selfies, en invitant chaque follower à le rejoindre pour se construire son propre storytelling émaillé d’images et d’annonces des actions réalisées. Non plus réduits au statut de victimes, les Somaliens sont, à l’inverse, ré-humanisés avec attendrissement, notamment en reproduisant leurs regards sous toutes leurs formes, le tout donnant au récit une allure de voyage touristique, de scènes pittoresques de rires et jeux d’enfants. La mécanique narrative joue abondamment sur la dimension esthétique, par la mise en scène des influenceurs et de leur entourage au centre des témoignages et de l’action, la mise en miroir des jeux de regards et des sourires entre « populations ». Ces scènes répondent ainsi aux codes des médias sociaux qui valorisent les émotions positives et les expositions narcissiques des selfies, le tout démultiplié par la dynamique exponentielle du flot des commentaires des followers, du partage d’informations et de la collecte de fonds. La recette, encore inédite, perdure, dupliquée lors du séisme au Mexique et pour les réfugiés Rohingyas. Relayés par Omar Sy, une des personnalités françaises les plus suivies sur Twitter, des youtubeurs français comme Squeezie, Norman, Cyprien et Mister V rejoignent fin 2017 la « Love Army » pour une mobilisation pour les Rohingyas.

En 2018, de façon tout aussi inspirée, à mi-chemin entre le journalisme et le militantisme du lanceur d’alerte, Hugo Clément, très présent sur les réseaux sociaux, déroule des procédés similaires, mais cette fois-ci, par les canaux du show-biz télévisuel, dont il est familier en tant qu’ancien journaliste du « Petit journal ». Dans le court reportage « Kasaï : la famine silencieuse » (Konbini 2018), il use des mécanismes dramaturgiques d’une surexposition de soi et de la gravité de la situation : en se mettant en scène pour exposer à la face du monde ce que les médias passeraient sous silence, par le traitement larmoyant et simpliste – et surtout exagéré – d’une situation de malnutrition, par une accumulation d’images d’enfants malnutris et de récits poignants de civils meurtris par la guerre, plongeant le regard du spectateur dans ceux des victimes. Ce reportage diffusé à l’émission de grande audience « Touche pas à mon poste » recueille 500 000 euros en quelques jours, reversés à Action contre la faim.

Pour répondre à des crises et des enjeux plus réels cette fois-ci, plusieurs figures de professionnels du jeu vidéo (des streamers, joueurs qui se filment en train de jouer, en interaction avec d’autres joueurs) mettent leur notoriété au service d’associations, en s’associant à une cause humanitaire pour lever des fonds auprès de la communauté du gaming. Notamment, dans le milieu français, Adrien « ZeratoR » organise des marathons caritatifs avec des communautés d’animateurs dont les fans avoisinent les 12 millions sur YouTube et Twitter. Ces marathons, tels que Z Event, sont organisés sur des plateformes de streaming Twitch.tv, où ils jouent à Fortnite, Minecraft ou League of Legends, pendant que les gamers cliquent pour envoyer des dons pour les organisations (Save the Children, Croix-Rouge, Médecins sans frontières, Institut Pasteur). En 2016, le collectif Avengers qui a lancé le Gaming for food en Éthiopie a levé 170 000 euros, puis a renouvelé l’expérience jusqu’à lever 3,5 millions d’euros en 2019. Si nous sommes dans des situations où les personnalités publiques et le buzz associé prennent finalement le pas sur l’évènement proprement dit de la crise, elles mettent à l’oeuvre des procédés narratifs bien distincts. Les youtubers, en abusant des registres émotionnels et esthétiques, procèdent bien à des constructions de récits de famines imaginaires, tandis que les gamers, sans nécessairement user des vieilles ficelles de l’émotion, se basent sur la confiance envers les streamers et sur la stimulation collective et ludique, et surfent quant à eux sur leur propre imaginaire du jeu.

Associés à une expérience de divertissement, ces gestes médiatiques se mesurent par leur redoutable efficacité mobilisatrice, leur capacité à jouer sur l’association de figures publiques pour enrôler un nouveau public jeune qui s’identifie à elles pour déclencher, à une vitesse vertigineuse, une réaction en chaîne de donations. Ces enjeux renouvellent l’économie morale, tant par l’irruption de nouveaux acteurs médiatiques entre « élites » et « populations », que dans les modalités de manifestations de souffrance de populations. Tout en se ralliant à leur cause, ces acteurs et outils incontournables remettent en quelque sorte en question la légitimité des institutions humanitaires et des médias classiques comme uniques acteurs capables de témoigner et de collecter des fonds, en les entraînant à renouveler leurs canaux de diffusion d’informations, jouant sur l’hyperpersonnalisation des messages, sur les sensibilités des publics en recherche d’émotions positives.

B – Un « truc à tiroir » : Yémen 2018

Le conflit yéménite s’inscrit dans le contexte de l’insurrection houthiste active depuis 2004, en raison du sentiment de marginalisation des tribus du nord par le gouvernement depuis l’unification du pays en 1990. Depuis 2014, la guerre civile yéménite oppose principalement les forces gouvernementales, fidèles à l’ex-président Ali Abdallah Saleh, et les rebelles chiites Houthis qui sont allés jusqu’à occuper la majeure partie du pays en 2014. Le conflit s’internationalise en 2015 avec l’intervention d’une coalition de pays arabes sunnites menée par l’Arabie saoudite, qui repousse en partie les Houthis au nord, bombardant les régions nord et imposant le blocus du port principal d’Al-Hodeïda, provoquant une situation de pénurie de biens de première nécessité. Bien que les conséquences humanitaires de cette guerre aient été désastreuses, la couverture médiatique internationale a été très faible jusqu’en 2018, avant de s’emballer autour de « la pire famine du 21e siècle ».

Aux yeux des professionnels interviewés, dont nous mettons ici les réflexions en italiques, le cas de la « famine » du Yémen représente un « cas d’école d’un diagnostic erroné et d’une mauvaise réponse ». Si les premières déclarations datent de 2016, l’année 2018 deviendra une sorte de « point d’orgue total », qui sera le théâtre d’une « surenchère hors-sol » dans des termes cataclysmiques, les Nations Unies et les médias diagnostiquant un risque de catastrophe humanitaire. C’est une « crise de tous les superlatifs » déroulant un narratif « écrasant de famine » combinant un « détournement des mots », et un « battage par rapport à l’image », où, sans aucune précaution de langage, le terme galvaudé de famine est agité « comme un chiffon rouge ». À leurs yeux, c’est une « imposture, une vaste farce » !

Dans cette mise en scène, présentée comme un « truc à tiroir », plusieurs composantes seraient à l’oeuvre : une imprécision méthodologique de l’ipc, une volonté des Nations unies de forcer à un accord de paix, un emballement médiatique jouant de la surenchère, et le fund raising des ong qui continue d’employer le terme de « famines ».

En effet, fin 2016, des alertes sont lancées par les Nations Unies et relayées par la presse, dans une surenchère de chiffres, d’allégations catastrophiques et d’images victimaires. L’Unicef relaie des fourchettes de chiffres disproportionnées – tant par leurs montants que par leur caractère approximatif – entre 370 000 (voire 400 000) et 500 000 enfants souffrant de malnutrition aiguë sévère et entre 1,5 et 2,2 millions souffrant de faim. Ces assertions d’un risque de « perdre une génération entière » ou de morts imminentes de « centaines de milliers d’enfants » sont illustrées par des photos en plan resserré d’enfants squelettiques, comme nous l’avons vu précédemment. En 2017, la dramatisation monte encore d’un cran. Par l’intermédiaire de Jan Egeland, responsable du Norwegian Refugee Council, le Programme alimentaire mondial annonce que trois millions de personnes sont au bord d’une famine (on the brink to famine) aux proportions « bibliques » (Reuter 2017).

Ces annonces sont sur-dramatisées par la presse, qui associe photo d’enfant décharné et titre percutant pour mentionner le déblocage de l’aide internationale – « Famine au Yémen » (Le Monde, 25 avril 2017) – ou mettant en exergue un compte à rebours apocalyptique avec « un enfant mourant toutes les 10 minutes » et une photo terrifiante d’une enfant hospitalisée, Jamila Ali Abdu (Zaimov 2017). En 2018, ce sont les propos de Save The Children, basés sur des données aux proportions elles aussi impressionnantes – et surtout à la fois irréalistes et invérifiables – annonçant que 85 000 enfants sont morts de faim depuis le début de la guerre, et estimant à près de 14 millions les personnes victimes potentielles de la famine. Le New York Times parle de tragédie pour dénoncer le rôle de l’Arabie Saoudite dans cette guerre où la famine sert d’arme, accompagnant cet article de la photo d’une enfant squelettique en gros plan (Walsh 2018), tandis qu’Al Jazeera relaie les déclarations de Save The Children (Al Jazeera 2018). Si Euronews est plus pudique en mentionnant « Yémen, cinq millions d’enfants menacés de famine » (Euronews 2018a), tout en titrant par ailleurs « Yémen, des millions d’enfants menacés de famine, 85 000 déjà morts » (Euronews 2018b), d’autres chaînes couplent plus systématiquement les images d’enfants malnutris avec les chiffres égrenés lors des commentaires, comme pour mieux souligner le témoignage de l’horreur (France 24 2018, Téléjournal 2018), tout relayant l’appel à l’aide humanitaire (Brut 2018).

Les médias se sont engouffrés dans la brèche ouverte par les Nations Unies et certaines ong, se faisant l’écho de leurs discours alarmistes sans chercher à les remettre en cause ou à questionner leurs méthodologies, mais en rajoutant à leur caractère dramatique une imagerie mensongère. Ces logiques de communication médiatique – tout comme les logiques de communication ayant pour but des levées de fonds, persistent à emprunter aux « codes inchangés de l’enfant squelettique » et sont « déconnectées des autres formes d’évolution de narratif sur les famines ». L’image de l’enfant malnutri sert de fil rouge, comme celle de Saleem en 2017, un enfant de 8 ans dont le poids était équivalent à celui d’un enfant de 3 ans, image accompagnée de commentaires tels que « je crains que nous allions vers une famine » (bbc News), que l’on va retrouver en 2018. En 2019, l’Unicef maintient que 370 000 enfants souffrent de malnutrition aiguë sévère, mais en accompagnant son discours d’images axées sur les bienfaits de l’aide (Unicef 2019).

Les personnes interviewées expliquent que plusieurs facteurs auraient conduit à une telle surenchère. D’une part, une impossibilité de conduire des évaluations solides pour produire des données de qualité permettant d’annoncer une famine imminente, du fait des blocages administratifs et des risques sécuritaires au Yémen, d’où des estimations ipc « à la louche » facilitant de telles extrapolations. D’autre part, une « cacophonie où la déclaration de l’Onu a été publiée sans que l’ipc ait statué sur un état de famine », du fait de tensions internes entre groupes techniques et groupes de plaidoyer désireux de déclencher une campagne pour « faire la paix » et provoquer en urgence un cessez-le-feu. Cette volonté d’advocacy aurait généré cette « mise en scène de rupture » en grossissant les traits d’un « narratif simpliste et binaire » en une équation « embargo = malnutrition = famine », faisant l’impasse sur l’économie de guerre, ses spéculations et marchés noirs, notamment de carburant. S’ajoutaient à cela les positions de journalistes « anti-saoudiens primaires » accusant l’Arabie saoudite de provoquer la famine. Enfin, l’accès limité des journalistes à ce pays contrôlé par les autorités houthistes a permis aux Nations Unies de conserver le monopole du narratif, les médias devenant la caisse de résonance de faits et de chiffres demeurant difficilement vérifiables. En bref, l’annonce de la famine est le fruit d’un « bel alignement de planètes » qui a permis d’abonder dans la démesure.

Comment alors dénoncer l’imposture narrative, quand la situation est réellement grave ? Comment créer un « contre narratif » ? C’est ce que Médecins sans frontières a tenté de faire dans une conférence de presse, quand leur connaissance du terrain à partir des chiffres d’admission hospitalière contredisait ces alertes de famine, en déclarant « qu’il n’y [avait] pas de famine imminente au Yémen » ; mais leur prise de position n’a pas été relayée par les médias au-delà du milieu humanitaire. Non seulement la position d’inversion de la charge de la preuve est inconfortable, surtout si la prise de parole n’est pas immédiate – « une fois installée la surenchère, on ne peut plus nuancer » –, mais un discours nuancé est inaudible une fois que l’information se propage comme « un poulet sans tête qui continue de courir », et que le public ne retient que « la réalité écrasante ».

Pour finir, cette déclaration de famine et sa médiatisation ont permis de déclencher « la plus grande opération humanitaire au monde pour répondre à la pire crise humanitaire », dont « l’impact [a été] immédiat », car « dans la moitié des districts confrontés à la famine, les conditions se sont améliorées au point que les familles ne risquent plus de mourir de faim » (Onu Info 2019a). Mais les humanitaires n’ayant pas la capacité de contrôler la distribution, les premiers constats de détournements et de corruption explicite par l’administration houthiste sont devenus évidents, les Houthis leur refusant à de multiples reprises l’accès aux populations, bloquant les convois d’aide, interférant sur les listes de bénéficiaires, etc. En juin 2019, le Programme alimentaire mondial a menacé de suspendre l’aide à Saana à cause « du rôle obstructif et peu coopératif de certains des dirigeants houthis dans les zones sous leur contrôle » (Onu Info 2019b).

La médiatisation de la crise, générant une prise de conscience et l’apport de moyens suffisants pour secourir des populations, n’a en aucun cas répondu à une famine, mais bien à une situation aggravée de pénurie de guerre. Mais elle a aussi contribué à refermer un ultime « piège humanitaire » (Rufin 1986), où l’apport massif incontrôlé d’une « aide pour la Paix » devient moteur de guerre en renforçant l’un des belligérants, en contribuant à renforcer son contrôle sur les populations, voire à les exclure en cas de non-ciblage de l’aide.

Conclusion

Ce renouvellement de la combinaison entre registres émotionnel, expert et esthétique, arrimé à une économie morale revisitée par les réseaux sociaux façonne des récits de « famine imaginaire », dont le caractère performatif est inédit de par leur capacité exceptionnelle de mobilisation des opinions, de collecte de fonds et de déclenchements d’opérations d’urgence.

Si l’humanitaire moderne s’est développé avec l’accélération des techniques et des flux d’information, aujourd’hui les effets de buzz rendent plus difficiles les nuances techniques et la mobilisation de notions plus précises telles que « poches de famines », « crise grave de malnutrition » ou « pénurie alimentaire ». Les chiffres apportent un mince vernis scientifique et d’expertise, contribuant à crédibiliser ces constructions analogiques de famines, centrées sur l’image en gros plan de la souffrance – alors « qu’une famine ça se prend en photo en plan large ![9] » – et les références historiques. L’efficacité de ces registres, qui procèdent tous deux à des « produits d’appels » (Janin 2010 : 18), se mesure davantage dans leurs effets déclencheurs que dans leur qualité informative et objective. Dans ce jeu de concurrence médiatique et humanitaire, exacerbé par l’usure des publics donateurs et la faible capacité mobilisatrice de la « faim », les messages complexes sont à peine audibles, d’où l’impossibilité de contrecarrer des buzz de famines imaginaires, du moins dans les espaces médiatiques. Et malgré la sophistication des systèmes experts d’alerte précoce ipc et nutritionnels, dans les situations de crise aiguë, toute incertitude est comblée par ces raccourcis émotionnels, certes plus efficaces dans l’urgence, mais qui accentuent d’autant les décrochages avec les registres techniques. De toute évidence, si les stratégies de plaidoyer des humanitaires sont aujourd’hui rodées, combinant savamment ces registres pour mobiliser les opinions publiques, ces imaginaires procèdent d’un décalage croissant entre les registres prudents et mesurés des experts et les boursoufflures émotionnelles des buzz médiatiques, dont les effets performatifs et les retombées politiques sur les terrains d’interventions s’avèrent plus que hasardeux, notamment lorsqu’il s’agit du ciblage équitable des populations vulnérables, voire de répondre à d’autres besoins vitaux.

Quant aux réseaux sociaux, la personnalisation exacerbée des figures publiques de youtubers et leurs cohortes de followers participent au renouvellement de l’économie morale, par leur capacité de générer des mobilisations massives et instantanées mettant en lien populations en souffrance et publics, mais aussi en se substituant aux institutions humanitaires et médiatiques traditionnelles. En revanche, en alliance avec les humanitaires, la capacité de mobilisation de millions de gamers des marathons caritatifs du e-sport permet d’actionner puissamment des leviers proportionnels aux degrés des urgences et de l’intensité des évènements massifs que constituent les graves crises alimentaires ou nutritionnelles, ou les catastrophes.

De toute évidence, et à plusieurs titres, avec ces renouvellements de registres, de vecteurs et d’acteurs de mobilisation, une nouvelle page de l’action humanitaire semble donc s’ouvrir, ce qui impose de nouer des alliances et d’élaborer des stratégies de plaidoyer pour répondre aux défis croissants de la dégradation de la sécurité alimentaire et nutritionnelle, aggravée par les conflits et le dérèglement climatique, aux effets de plus en plus réels.