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Olivier Ertzscheid propose sous la forme d’un court essai de 110 pages un bilan provisoire et réussi de l’évolution de l’« ensemble de technologies et d’usages » qui constitue notre environnement et qui aurait désormais atteint un âge adulte.

Le livre est divisé deux parties, comme le suggère le titre : 7 « portraits » et 12 « préjudices », soit 19 textes courts et denses, synthèses des analyses de l’auteur et qui peuvent être lus et exploités indépendamment, ce qui constitue un des exploits de ce livre qui est néanmoins cohérent dans son ensemble. Pour autant, à la deuxième ou troisième lecture, on peut s’interroger sur les motivations du choix d’ordonnancement des différents textes, en particulier dans la seconde partie.

Il s’agit donc d’un livre qui invite à plusieurs modalités de lecture. Le lecteur qui le lit d’une seule traite peut retenir une écriture précise, sans jargon, avec des formules synthétiques et astucieuses et un vocabulaire accessible. Il est aussi possible de construire son propre cheminement dans le livre en fonction de l’intérêt porté aux différents portraits et préjudices, ou bien en ouvrant au hasard.

Il est évidemment très difficile de proposer un résumé ou une synthèse pour un ouvrage qui est déjà, finalement, une synthèse d’une riche activité d’observations, d’interrogations et d’analyses des « médias numériques », comme le précise la présentation de l’auteur, des moteurs de recherche et des plateformes dites sociales. La lecture de ce livre invite d’ailleurs à découvrir ou redécouvrir ses livres précédents, en particulier sur l’identité numérique (2013) ou sur les algorithmes (2017).

Ces travaux sont précieux dans le champ du management qui a besoin de telles analyses, pour mieux comprendre et envisager les organisations, les comportements des acteurs, l’environnement international, les stratégies, ou encore l’interculturel ou le « sensemaking ».

La partie « portrait » met en évidence les figures emblématiques de Mark Zuckerberg, de Segueï Brin, Larry Page ou encore de Tim Berners-Lee. Ce dernier est peut-être le moins médiatisé des quatre. Il est considéré comme un des principaux inventeurs du World Wide Web, dans les années 1990 et alors qu’il travaillait au CERN. Tim Berners-Lee met au point du langage HTML qui permet notamment d’appliquer le principe de l’hyperlien, il invente aussi le protocole http et le système des URL. Pour Olivier Ertzscheid, « nous sommes en train de perdre tout ce que Tim Berners-Lee a inventé et tout ce qu’il nous a cédé sans contrepartie » (p. 36). Il n’a en effet déposé aucun brevet et les processus de publication, désormais, ne sont plus liés à l’utilisation d’un langage, mais font l’objet d’une démarche imposée au sein des plateformes.

Il peut paraître peu essentiel de s’appuyer sur ces individus, leurs choix et leurs destins. Mais il ne s’agit pas d’un prétexte éditorial permettant d’introduire les problématiques traitées. Les quatre personnages ont bien une responsabilité dans l’évolution des dernières années. Ainsi, la personnalisation dépasse l’anecdotique et est bien justifiée.

Ainsi, Facebook, « simple rassemblement » de 2 milliards de personnes, s’adresse à des utilisateurs et non à des citoyens (p. 11), et fait tout pour que cela continue ainsi, car il en dépend de son modèle économique. La récente audition de Frances Haugen, ancienne salariée de Facebook, présentée comme une « lanceuse d’alertes », par des commissions de l’Assemblée nationale française le 11 novembre 2021 confirme s’il en était besoin la pertinence et la justesse de l’analyse d’Olivier Erzscheid : « Facebook n’existe que par sa capacité à générer des interactions » (p. 13) qui sont à la source de sa rentabilité économique, grâce aux algorithmes qui optimisent fréquentation et temps de consultation. Alors que Zuckerberg envisageait de s’impliquer avec Hillary Clinton, sa propre réalisation a certainement contribué à assurer le succès de Donal Trump, en permettant une focalisation sur les modalités « Clash, Clivage, Provocation et Polarisation » (p. 12), ce qui met en évidence une « nature ambivalente » de Facebook. Pour autant, la reconnaissance du rôle politique de la plateforme et de la responsabilité des dirigeants du réseau social peuvent-ils amener l’entreprise à évoluer en installant des régulations ?

Ce premier portrait ouvre donc l’essai d’une manière très efficace, tout en donnant le ton général.

Il s’agit donc de mettre en perspective des choix individuels, mais aussi des stratégies d’entreprise, ce qui personnalise les thématiques essentielles. La méthode est aussi utilisée pour Google. Le portrait présente la problématique de la connaissance, celle que Google a de nous en particulier. Devenu adulte, Google est désormais plus un moteur de « réponses » qu’un moteur de « recherches » (p. 16), anticipant nos requêtes en fonction des éléments dont il dispose sur les utilisateurs, en articulation avec la régie publicitaire Ads.

La question de la confiance, qui traverse tout le livre, se pose à l’évidence. C’est un « chemin de renoncement » (p. 17), pour les fondateurs, mais aussi pour les internautes avertis qui s’en accommodent, avec cette servitude volontaire peut-être plus qu’un asservissement délibéré.

Mais cette partie portrait s’intéresse aussi aux « névrosés obsessionnels », au « fantasme de toute-puissance » (p. 20) qui s’exprime par un solutionnisme déjà dénoncé et analysé et qui explique pourquoi à chaque problème soulevé, les dirigeants répondent par la technologie, avec une vision « mécaniste », en particulier des droits humains, mais aussi de la politique finalement. Ces dirigeants peuvent aussi souffrir du syndrome de Peter Pan : ils collectionnent les services et les opportunités de croissance de leurs plateformes, mais en évitant toujours toute régulation ou division pouvant être issue d’un démantèlement, et même, comme dernièrement pour Facebook, s’ils ne peuvent que reconnaître ne pas pouvoir contrôler désormais le fonctionnement de leurs algorithmes, du fait même des interactions internes.

Quel que soit le niveau de vigilance de chacun des utilisateurs, la fréquentation des plateformes participe à l’évolution des rapports au monde, ce qui « reconfigure en permanence notre rapport au travail » en particulier, avec une domination des métriques et des indicateurs. Le nombre est bien le pouvoir détenu par ces entrepreneurs. Voici une autre raison de porter un intérêt à ce livre dans le champ du management.

La partie « portraits » se termine avec quelques pages consacrées aux lanceurs d’alerte et donne envie d’en savoir plus sur plusieurs personnes dont le niveau de médiatisation a été relativement réduit (Justin Rosenstein ou Tristan Harris notamment). Il est question de « prise de conscience » (p. 41), pouvant être nourrie de ces figures « de repentis » qui « attestent en miroir de l’existence d’une mafia attentionnelle », l’expression, non explicitée, est certainement excessive et renvoie plutôt au blog de l’auteur (Cf. <https://www.affordance.info/mon_weblog/>).

Quand l’ouvrage a été publié, les internautes qui fréquentent le blog auraient pu supposer que par rapport à sa forme et à son projet, il s’agissait d’un recueil d’articles du blog. L’articulation entre les deux démarches semble en effet claire : on trouve dans le blog de nombreux thèmes traités ou introduits dans le livre. Pour autant, l’éditorialisation est bien différente, et c’est peut-être pour cela que le livre est réussi… même avec ses zones sinon d’ombre du moins grise du point de vue des développements conceptuels.

Cette réflexion semble s’imposer après la lecture de la deuxième partie « préjudices », qui présente des thématiques articulées plutôt que cumulées. On aimerait en savoir plus sur le concept d’affordance, central pour l’auteur qui en a fait le titre de son blog. Le titre du premier préjudice, « la fonction crée l’organe et l’architecture (technique) les usages », rappelle les débats sur le fonctionnalisme au sein des organisations et invite à s’interroger sur le concept « d’usage », très largement utilisé, puis critiqué, en sociologie en particulier. Qu’en est-il actuellement, de l’usager à l’acteur (ou au citoyen), de la prise en compte de « l’expérience » consommateur, usager, client, collaborateur ? Une synthétique présentation conceptuelle aurait été bien utile, en particulier pour renforcer l’intérêt du concept d’affordance dans le contexte actuel, en reprenant par exemple le triptyque utile, utilisable, utilisé. L’auteur fait d’ailleurs peu référence à ses écrits antérieurs, ce qui est dommage. Néanmoins, cette remarque n’enlève rien à la pertinence des textes de cette partie qui proposent en notes des références intéressantes permettant de prolonger la lecture.

L’approche avec les affordances, « naturelles » ou bien ensemble « construit » (p. 49) est à la fois solide et féconde, comme en témoigne l’analyse proposée de Twitter ou de Facebook, « architecture urbaine hyper concentrée » (p. 50) qui maintient « les usages standards dans une sorte de vallée de l’étrange de la socialisation ».

« Quand les mots ont un prix, ils cessent d’avoir un sens » (p. 53), et « quand les mots ont un prix avant d’avoir un sens, ils deviennent concurrents » (p. 55) : l’auteur livre ainsi des éléments très intéressants sur le phénomène des fake news.

Il nous amène aussi sur le terrain de la géopolitique, de la surveillance technologique (« l’enfer, c’est le numérique des autres » p. 62), de l’exercice de la citoyenneté, de l’évolution des espaces publics, privés et intimes.

La description des « trois grandes révolutions » (p. 84), ou encore des « trois grands bouleversements paradigmatiques » (peut-être une expression préférable), qui permettent d’envisager des explications aux évolutions des usages et des comportements, est centrale. La synthèse réalisée est remarquable : en premier lieu, « les gens plutôt que les documents », car l’homme est devenu un produit, un « document comme les autres », ensuite « suivre plutôt que naviguer », les plateformes se consultent et le libre arbitre de la navigation devient difficile, ce qui remet en cause le modèle initial du web et, enfin, les pratiques généralisées et permanentes (avec les smartphones en particulier) de consultation, induisant un nouveau rapport au temps comme à l’espace avec la portabilité des dispositifs et l’extension des possibilités de connexion. Pour que tous puissent « tout consulter en permanence », ils doivent « être en permanence consultables et joignables » (p.87). Au-delà de la question très importante des temporalités sociales et professionnelles, cette mise en évidence des comportements est fondamentale pour les analystes du télétravail et des pratiques professionnelles.

Le livre aurait pu se concentrer sur la dénonciation, la condamnation, mais l’auteur ne contribue pas à la littérature technophobe finalement stérile, il propose avant tout des pistes de réflexion pour envisager, non pas un avenir radieux d’une société du numérique et numérisée, mais une prise de conscience, avec l’éducation (p. 96), des régulations soutenues et légitimées par des citoyens adoptant une attitude adulte, c’est bien une « urgence démocratique » (p. 105).