Corps de l’article

INTRODUCTION

Les individus âgés de 20 à 39 ans ne constituent que 17 % de la population canadienne, mais représentent 58 % des personnes détenues au niveau provincial et fédéral (Malakieh, 2019). Leurs taux de récidive[1] atteignent environ 60 %, comparativement à 35 % pour les 35 ans et plus et 24 % pour les 45 ans et plus (ministère de la Sécurité publique du Québec, 2015). Pour certains, de tels taux soutiennent l’idée que rien ne fonctionne (« nothing works ») (Martinson, 1974) lorsqu’il est question de la réhabilitation des jeunes adultes. Heureusement, les études sur le désistement du crime qui s’intéressent à la question comment ça fonctionne (« how it works ») sont parvenues à mettre en évidence comment ils parviennent à se désister avec ou sans aide thérapeutique. Comme ce courant de recherche est peu connu, l’article commence par un bref historique de la recherche sur le désistement du crime et montre comment l’identité narrative s’est trouvée au coeur de l’analyse de ce phénomène. Le corps de l’article porte ensuite sur les résultats d’une étude utilisant le récit de vie ayant comme objectif d’analyser comment la narration de soi précède, accompagne ou est le fruit du processus de désistement du crime chez les jeunes adultes. À cette fin, les récits de vie de 28 jeunes adultes québécois judiciarisés sont analysés et comparés.

LE DÉSISTEMENT DU CRIME

La plus grande difficulté de l’étude du désistement demeure l’impossibilité d’affirmer avec certitude que la carrière criminelle d’une personne est terminée. Pour certains auteurs, une « abstinence » d’au moins un an est suffisante pour être considéré « désisteur » (Maruna, 2001), alors que pour les plus pessimistes, seule la mort confère le statut de désisteur (Bushway, Piquero, Mazerolle, Broidy et Cauffman, 2001). Devant cette impossibilité de s’entendre définitivement sur le temps nécessaire pour avoir le statut de « désisteur », on distingue les phases de désistement primaire – qui correspond aux périodes d’arrêts et d’accalmie dans la carrière criminelle – du désistement secondaire qui s’accompagne d’un changement dans les rôles sociaux ou l’identité qui conduit le contrevenant à se concevoir comme une « nouvelle personne » (Maruna, Immarigeon et LeBel, 2004). Finalement, le désistement tertiaire (McNeill, 2016) est atteint lorsque les désistés développent un sentiment d’appartenance envers leur communauté et qu’en retour ils accèdent aux ressources économiques, sociales et symboliques de cette dernière ou, dit autrement, qu’ils sont (ré)insérés socialement (Gauléjac, Taboada-Leonetti, Blondel, Boullier et Taboada Leonetti, 2007).

LE PASSAGE À LA VIE ADULTE

Le passage à l’âge adulte est un processus marqué par cinq événements : quitter l’école, entrer sur le marché du travail, quitter le domicile parental, se marier et devenir parent (Billari, Hiekel et Liefbroer, 2019). Or, ces marqueurs traditionnels ne balisent plus autant la transition à la vie adulte, si bien que l’on reconnaît l’existence d’un nouveau stade développemental qualifié de vie adulte émergente. Cette période s’accompagne de niveaux élevés de comportements à risque tels que l’activité criminelle (van der Geest, Blokland et Bijleveld, 2009). La désormais célèbre « courbe de la criminalité », qui commençait au début de l’adolescence, culminait à la fin pour ensuite s’estomper rapidement (Quételet, 1833), se décale tranquillement. On observe que les comportements criminels dits « normatifs » tendent à se prolonger au-delà de l’adolescence. Il se produit alors un événement paradoxal : c’est durant la transition à la vie adulte où l’on retrouve la plus grande proportion d’individus qui commet des délits, mais aussi celle où l’on retrouve la plus grande proportion qui se désiste du crime.

Les études ont montré que le désistement du crime peut être déclenché ou soutenu par la formation d’une union ou l’obtention d’un emploi jugé satisfaisant (Sampson et Laub, 1993), la formation d’une famille (Michalsen, 2011) ou la création de nouvelles amitiés (Warr, 1998). Un corpus de recherches relie le désistement aux changements induits par la maturation (Rocque, Posick et Paternoster, 2016) ou plus spécifiquement par la maturation psychosociale (McCuish, Lussier et Chouinard Thivierge, 2020). Ces processus sociaux et subjectifs sont complémentaires et se renforcent d’eux-mêmes, ce qui complexifie la reconnaissance de la primauté de l’un ou l’autre ensemble de facteurs (Laub et Sampson, 2001). Qu’ils soient induits de « l’intérieur » (ex. maturation) ou de « l’extérieur » (ex. formation d’un couple), la plupart des études reconnaissent que ces changements d’une modification de la trame narrative des individus, ce qui leur confère un rôle central dans ce processus (F.-Dufour, 2015 ; LeBel, Burnett, Maruna et Bushway, 2008 ; Na et Paternoster, 2019 ; Stone, 2015 ; Stone, Morash, Goodson, Smith et Cobbina, 2018). Or, pour étudier ces modifications dans la trame narrative des désisteurs, les études réalisées jusqu’à présent ont utilisé des entrevues qualitatives (voir les études de la portée de Villeneuve, F.-Dufour et Farrall, 2020 ; Villeneuve, F.-Dufour et Turcotte, 2019 ; et F.-Dufour, Villeneuve et Perron, 2018) réalisées a posteriori (à l’exception de quelques études longitudinales, dont celle de Farrall, 2002) auprès de groupes identifiés comme des désisteurs et des persisteurs. Ce corpus de recherche met bien en évidence les différences dans les trames narratives des désistés et des persisteurs, mais ne permet pas d’identifier les nuances subtiles dans les trames narratives des individus qui sont dans un « entre-deux ». Puis, comme ces entrevues sont généralement directives, elles ne permettent pas de saisir entièrement le récit de vie des participants. Dans le but d’éviter ces écueils, nous avons répliqué la méthodologie employée dans une étude phare du désistement du crime (Maruna, 2001), mais en prenant soin de ne pas contraster à l’avance les répondant.e.s (désisteurs vs persisteurs) afin de répondre à notre question de recherche.

L’APPROCHE NARRATIVE EN CRIMINOLOGIE

Bien que les histoires de vie aient été recueillies en criminologie – notamment à l’École de Chicago il y a près d’un siècle – cette approche de recherche sera reléguée aux oubliettes pour « devenir une “idée” bien plus qu’une pratique empirique [en criminologie] » à l’aube des années 2000 (Goodey, 2000, p. 476). Toutefois, lorsque les psychologues ont commencé à associer la notion d’identité au concept de « narration de soi » entre les années 1990 à 2000 (McAdams, 1993 ; Singer, 2004 ; Haynes, 2006), un regain important des matériaux narratifs pour l’étude de la criminalité a été observé (Halsey, 2017). Pour McAdams (1996) en particulier, la narration de soi est une manière dont dispose l’individu pour donner une continuité, un sens et une finalité à sa vie dans un tout qui permet d’unir les éléments disparates du passé, du présent et du futur. Pour que la narration de soi s’actualise, l’individu doit être en mesure de revoir cette « histoire » : raffiner certains aspects, introduire les nouveaux éléments clés et modifier des interprétations antérieures. Ce travail de réécriture de sa propre histoire devient constitutif de son identité.

La (ré)entrée de l’identité narrative en criminologie est généralement associée à l’étude Maruna (2001) (Helfgott et al., 2020 ; Laws, 2020 ; Vaughan, 2007 ; Presser, 2009) qui a récolté 65 récits de vie d’hommes judiciarisés avec l’outil développé par McAdams (1993). Maruna a observé que les 30 hommes qui étaient parvenus à se désister du crime avaient une narration de soi cohérente et bienveillante. Ils étaient parvenus à donner un sens à leurs comportements criminels antérieurs soit en les associant à une « fausse identité » qui n’était pas « le vrai eux » et dont ils avaient dû se départir (« knifing off ») ou encore en réinterprétant les chagrins et les douleurs du passé dans un script de rédemption ou dans un script de générativité (voir McAdams, 1993), c’est-à-dire en voulant redonner à la communauté pour atténuer les erreurs du passé. À l’inverse, ceux qui persistaient dans le crime avaient des scripts narratifs de « condamnation » : ils avaient l’impression d’être à la merci des décisions des juges, avaient peu ou pas d’espoir de changer leur vie et avaient le sentiment de ne pas la maîtriser (Maruna, 2001). Cette étude servira de précurseur à ce que l’on identifie désormais comme la criminologie identitaire narrative ou encore la théorie identitaire du désistement du crime (Helfgott, Gunnison, Sumner, Collins et Rice, 2020). Ces théories ont en commun l’idée que « les gens qui abandonnent les activités criminelles font des changements notoires dans leur identité personnelle et leur narration de soi qui débouche sur un nouveau soi qui n’est pas cohérent avec la commission de délits[2] » (Stevens, 2012, p. 529). Ce constat, d’abord offert par Maruna (2001), sera ensuite réitéré par de nombreux autres chercheurs (Farall, 2002 ; Farrall et Caverley, 2006 ; Gadd et Farrall, 2004 ; Giordano et coll., 2002 ; Laub et Sampson, 2003 ; Veysey et coll., 2009), mais très peu d’études ont réanalysé ces « histoires de désistement » avec le récit de vie de McAdams (1993).

Les rares études qui l’ont fait (Canter et Youngs, 2015 ; Stone et al., 2018 ; Morash, Stone, Hoskins, Kashy et Cobbina, 2019) ont aussi utilisé des thèmes préétablis par McAdams (1996 ; 1998 ; 1999) tels que la rédemption, la contamination, l’agentivité pour analyser les récits de vie. Les résultats mettent en évidence (sauf pour celle de Morash et coll., 2019) que la contamination est plus présente chez les persisteurs, et les thèmes plus positifs (communion, rédemption, agentivité) chez les désisteurs. Or, l’usage de concepts préétablis à travers une approche déductive plutôt qu’inductive semble peu compatible avec la majorité des positions épistémologiques associées à la recherche qualitative (Guba et Lincoln, 1994). De plus, les contrastes établis émanent de la comparaison entre les récits de vie de personnes préalablement identifiées comme étant des désisteurs ou des persisteurs et ne permettent pas de saisir ce qui se passe lorsque les personnes sont en transition vers le désistement du crime ni de rendre compte de la trame narrative qui l’accompagne. Ils n’arrivent donc pas à cerner de quelles façons les modifications dans la trame narrative précèdent, accompagnent ou sont le fruit du processus de désistement.

MÉTHODOLOGIE

Les données analysées ont été obtenues dans le cadre du projet Transcendance[3] qui a recueilli 91 récits de vie de jeunes adultes âgés de 18 à 32 ans au cours des années 2017-2018. Les participant.e.s ont été principalement recruté.e.s au sein d’organismes communautaires offrant des services aux personnes en situation de vulnérabilité ou de désaffiliation sociale ainsi que de centres de thérapie ou de transition, dans les régions de Québec et de Trois-Rivières (Canada). Ils devaient se sentir dans une position « vulnérable » et accepter de participer à une entrevue d’une durée variant de 60 à 120 minutes. Chacun a reçu une compensation de 40 $ canadiens au terme de l’entrevue. L’entrevue – inspirée du canevas de McAdams (1993) – a permis aux participant.e.s de raconter leur vie « en survol » de leur naissance à aujourd’hui, pour ensuite la diviser en différents chapitres (moment le plus positif, moment le plus négatif, tournant, révélation ou connaissance de soi, défis surmontés). L’entrevue s’est terminée en imaginant le chapitre futur et en donnant un titre à son histoire de vie.

ÉCHANTILLON

Les récits de vie analysés dans cet article appartiennent à 8 femmes âgées de 20 à 30 ans (moyenne de 28,5 ans) et 20 hommes âgés de 18 à 32 ans (moyenne de 24,5 ans) ayant tous déclaré avoir commis des délits. La majorité (67,8 %) n’a pas terminé d’études de niveau secondaire. Seize (57,1 %) sont prestataires de l’aide sociale, huit (28,5 %) occupent un emploi à temps plein et quatre (14,3 %) sont aux études à temps plein ou partiel. La majorité n’a pas d’enfant (75 %). Leurs expériences avec le système de justice pénale varient considérablement. Plusieurs ont été en probation (39,2%) ou ont eu des mesures extrajudiciaires (ex. suivre une thérapie, 21,4 %). Cinq n’ont jamais été sanctionnés (17,8 %). Quatre répondants ont été incarcérés (14,3 %) et quatre autres (14,3 %) ont reçu un autre type de sanction (avertissement, travaux communautaires, etc.). Plusieurs répondants (32 %) ont commis des crimes en lien avec la vente ou la fabrication de substances contrôlées. Un grand nombre d’entre eux (28,5 %) ont commis des crimes violents, comme des voies de fait ou des séquestrations. Viennent ensuite les vols simples et les fraudes (14 %) puis les vols à main armée (11 %). Un individu a été arrêté pour gangstérisme, un autre pour avoir fabriqué des bombes artisanales et un dernier pour possession de pornographie juvénile. Finalement, une personne a été reconnue coupable de vols pendant l’adolescence, mais n’a pas commis de crime par la suite.

ANALYSE DES DONNÉES

Considérant les limites entourant le repérage de thèmes préétablis (rédemption, contamination, etc.) tel que proposé par McAdams (1996 ; 1998 et 1999) et l’approche essentiellement déductive que cette démarche comporte, nous avons plutôt eu recours à trois autres techniques d’analyse fréquemment utilisées pour faire émerger le sens des récits de vie.

La première est de représenter schématiquement les trajectoires temporelles empruntées par les participants (Fiorelli, Chaxel et Moity Maïzi, 2014). Ces trajectoires sont des entrecroisements entre de multiples lignes biographiques qui sont plus ou moins imbriquées les unes aux autres tels la vie familiale, l’expérience des substances psychoactives, les gestes délictuels, la réponse pénale, les instabilités résidentielles et les traitements reçus et ainsi de suite. Cette méthode a permis de classer les participants sur un continuum allant de « désistement peu probable » (pas de changement identitaire) à « désistement en voie de complétion » (changement identitaire avancé ou complété).

Voici un exemple :

Figure 1

Exemple d’une ligne de vie

Exemple d’une ligne de vie

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La seconde a été de créer, pour chaque participant.e, une reformulation phénoménologique du récit (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 149), qui ressemble à ceci :

Récit phénoménologique de G32 (entrevue de 89 minutes)

G32 considère sa mère et les hommes qui ont partagé sa vie pendant certains moments comme des anti-exemples puisqu’ils consommaient des substances psychoactives et avaient un mode de vie criminalisé. Malgré cela, il débute sa consommation de drogue lorsqu’il commence à travailler à l’aube de l’âge adulte. Cette consommation va rapidement s’aggraver, car G32 estime qu’elle permet de masquer des aspects de sa personnalité qui lui déplaisent traits qu’il considère être à l’origine de l’intimidation de ses camarades lorsqu’il était adolescent. À la suite de la perte de son emploi, G32 se prostitue pour survivre pendant environ deux ans et, à ce moment, la consommation a plutôt un effet anesthésiant. Il se joint ensuite à un membre criminalisé de sa famille avec qui il commet des délits pendant environ trois ans. Au cours de cette période, la consommation l’aide surtout à passer à l’acte. Las de ce mode de vie, G32 déménage en espérant un nouveau départ. Il trouve quelques emplois, mais rien de stable. Il vole son employeur, se fait arrêter et incarcérer peu de temps après. Au moment de l’entrevue, G32 a été transféré de la prison à un centre de traitement de la toxicomanie. Il souhaite reprendre ses études, déménager loin de sa famille et maintenir son abstinence.

Suggérée par Bertaux (1988), l’identification des répétitions qui se retrouvent d’un récit à l’autre a également été appliquée, puisqu’elles permettent de développer la théorisation. Pour réaliser cette étape, les chercheuses ont fait une comparaison constante entre les lignes de vie, les phénoménologies et les thèmes évoqués par les répondant.e.s afin d’éviter de « perdre l’essence » de la trame narrative lors du codage des récits de vie. L’analyse thématique a été utilisée pour repérer les thèmes, vérifier s’ils se répètent d’un matériau à l’autre et de quelle façon ils se recoupent, se contredisent et se complémentent (Paillé et Mucchielli, 2012). Ces analyses ont été réalisées à l’aide du logiciel QDA Miner version 6.

Limites de l’étude

Considérant que l’échantillon a été créé par la stratégie boule de neige, il y a une possible surreprésentation des jeunes ayant des problèmes de consommation. Comme plusieurs provenaient du même centre thérapeutique, il est aussi possible que leurs récits de vie soient teintés du discours thérapeutique. L’échantillon est aussi constitué de plusieurs individus qui sont en attente de leur sentence, qui ont pu croire que leur implication dans la recherche serait perçue favorablement par la magistrature et ont peut-être feint un désir réel de se désister. Finalement, de nombreux participant.e.s étaient aux prises avec des troubles mentaux envahissants (et souvent non traités) au moment de l’entrevue et ils ont aussi pu espérer que la participation à l’étude accélérerait la réponse

RÉSULTATS

Les récits de vie

Outre le fait que les récits des jeunes soient teintés d’abandons, de ruptures et de violences familiales de toutes formes (sexuelle, psychologique, physique), deux éléments sont particulièrement significatifs : la consommation de substances psychoactives (SPA) et l’émancipation. La consommation est omniprésente dans les récits, mais les raisons qui poussent les jeunes à consommer varient. Pour F53, la drogue permettait de se distancer de la douleur ressentie par les actes d’intimidation répétés dont elle était la cible à l’adolescence : « tu te gèles parce que oui tu encaisses puis tu encaisses puis tu encaisses […]. Oui, je me suis fait écoeurer, mais j’étais capable d’encaisser ça. » Même chose pour G42 qui a été abandonné par son père : « j’ai tout mis ça dans la consommation pour oublier ». D’une certaine façon, la consommation, par cette mise à distance de la souffrance ressentie, procure à plusieurs l’impression d’être invincibles comme l’illustre F68 : « C’est ça qui faisait que je pouvais foncer dans tout ça, parce que j’étais tellement gelée, je m’en foutais de qu’est-ce qui m’arrivait. » Pour d’autres, la consommation permet aussi de se distancer des émotions engendrées par la commission d’actes illégaux, comme le montre G37 : « Parce que dans ce domaine-là [monde criminel], tu caches ton coeur, tu le refroidis. Tu consommes pour le glacer. Ton coeur il devient comme un iceberg. » Les jeunes adultes ont ensuite de la difficulté à démêler les impacts de la consommation sur leurs trajectoires scolaire, amoureuse ou même criminelle. Elle vient, en quelque sorte, les dépouiller de leur agentivité tel que l’illustre F47 :

Je m’en foutais de toute là. Je me droguais beaucoup. Je m’en foutais de toute : ma santé, faire du mal autour de moi. Même les démêlés avec la justice pis toute, j’étais comme… j’avais un gros trouble d’opposition, j’m’en foutais. Tout ce que ça pouvait apporter de positif ou de négatif autour de moi je m’en foutais.

L’émancipation est également un moment clé dans les récits des jeunes. G30 illustre comment le fait de ne pas réaliser les transitions habituelles de la vie adulte en raison de sa consommation le place dans une situation où la consommation devient aussi la réponse qui semble adaptée à la situation :

On dirait que tu consommes parce que tu sais ce que tu fais de pas de correct. C’est stupide là, mais tant qu’à être un bon à rien qui n’a pas fait ce que j’aurais dû faire aujourd’hui, bien j’ai une raison de fumer. C’est comme une crosse mentale si on veut.

Sur le plan des trajectoires de délinquance/criminalité, on observe une plus grande variabilité. Toutefois, de façon générale, la criminalité semble plutôt s’accentuer au début de la vie adulte et, pour la plupart, ce moment correspond à la fin des services de protection de l’enfance. F58, par exemple, montre comment sa trajectoire délictuelle s’est aggravée lors de son émancipation :

Moi j’étais tout le temps dans les magouilles, au Centre jeunesse, en train de vendre de la drogue aux autres, en train de foutre la marde. Là, à dix-huit ans, j’ai été dans la déchéance totale. J’ai commencé à me tenir tout le temps à [nom du lieu]. Je revenais juste chez nous pour me coucher. Je vendais de la drogue dans des blocs de revendeurs de drogues. Je me battais à tous les jours.

Pour G43, l’émancipation est venue plus tôt (vers 15 ans), mais c’est avec la « liberté » de son nouveau rôle d’adulte qu’il s’embourbera davantage dans sa trajectoire criminelle au point d’y perdre son projet de vie :

À 15 ans, je suis vraiment profond dans ma délinquance. Je vends du pot à l’école, je suis sorti du centre d’accueil. Je fais des niaiseries, j’ai fait des introductions. Ma mère m’a crissé dehors et plein d’affaires de même. C’est là que j’ai vraiment embarqué dans la délinquance. C’est là que j’ai débarqué un peu du bon chemin. À 18 ans, je viens de tomber majeur. Je vais dans les bars tous les soirs, j’aime ça. J’allais vendre de la coke. Il y a ma tentative de suicide aussi. […] Je suis descendu vraiment… Mon rêve d’aller dans l’armée et tout s’est comme scrappé à cause de mon premier dossier [criminel].

LES RÉCITS DE VIE DES JEUNES JUDICIARISÉS

Les trois formes d’analyses utilisées permettent d’identifier quatre types de récits de vie dans lesquels s’inscrivent les trajectoires des jeunes adultes qui ont commis des gestes illégaux : un est marqué par des troubles mentaux envahissants (3 femmes et 4 hommes) ; un est plus clairement campé dans une trajectoire de persistance (5 hommes) ; le troisième correspond au désistement (3 femmes et 3 hommes) ; puis le dernier est à mi-chemin entre la persistance et le désistement (2 femmes et 8 hommes). Ils ont été qualifiés par les titres que l’un des jeunes de la trajectoire a donné à son récit de vie.

1. « Ma vie, mon combat »

Pour F36, F60, F69, G29, G30, G41 et G46, les récits de vie sont teintés de violences subies tant au sein de leurs familles que dans leurs relations amoureuses. Ils sont parsemés d’incohérences, d’anachronismes et de contradictions, si bien qu’il est presque impossible de tracer leur ligne de vie. Ce constat n’est guère surprenant puisqu’il est montré que la psychopathologie nuit à la cohérence des récits de vie (Michell et al., 2020). Lors du partage de leur récit de vie, ils craignent leurs propres comportements, mais ne savent pas comment ils parviendront à se contrôler : « J’ai peur d’être agressif, même si je ne le veux pas. Je sais que j’ai des bulles qui pètent dans le cerveau genre. Ça, j’en ai gros. J’ai gros de pilules prescrites. J’ai commencé à entendre des voix dans ma tête. C’est bizarre. Ils me donnent des médicaments et c’est ça » (G41). Pour sa part, F36 est en attente de jugement pour avoir tenté de tuer un proche parent qui l’a abusée sexuellement dans son enfance, et se décrit ainsi : « moi je suis devenue agressive, impulsive, le trouble de personnalité extrême. Je ne sais pas qui je suis, je ne sais même pas c’est quoi prendre soin de moi. » Elle indique aussi vouloir recevoir l’aide thérapeutique, mais son agressivité ne lui permet pas d’être soignée : « même les psychologues, parce que je suis trop agressive, ils ne veulent pas me communiquer. Des fois, j’ai juste un rendez-vous, puis ils ne me rappellent plus. » Lorsqu’on la questionne sur ses plans d’avenir, elle conclut en disant : « mes rêves sont morts. J’espère juste réussir à reprendre le dessus sur mes émotions… » Cette impossibilité à se projeter dans le futur ou même de cerner leur propre identité les empêche donc de situer les étapes du désistement ainsi que le moyen de les atteindre.

2. « See no evil, speak no evil, hear no evil. La loi du silence »

Pour G33, G35, G36, G44 et G45, la criminalité est devenue une échappatoire, une forme de reconnaissance, un rôle social, un revenu. Ils ne voient pas de raisons de mettre fin à leurs comportements délinquants. Leur identité de contrevenant est cristallisée et donc, n’est pas remise en question. G36, par exemple, indique ne pas comprendre pourquoi les travailleurs sociaux et son ex-femme jugent que sa conduite criminelle nuit à son rôle parental : « Mon petit gars, la mère essaie de m’enlever les droits d’accès. Ça ne marchera pas parce que j’ai jamais violenté une femme, j’ai jamais battu un enfant. Elle dit : “il fait des délits”. Ben oui, je fais des délits, mais je reviens à la maison le soir ! » Même l’expérience de la prison est redéfinie de manière positive dans leur vie : « Je suis habitué de l’autre bord, en cage. Hier matin, je pensais combien je suis bien dans ma cage. Le silence, la paix, pas tout le monde qui parle. » En bout de piste, leur identité personnelle semble se fondre dans l’identité criminelle comme l’illustre G36 : « D’après moi, c’est à ce moment-là [entre 16 et 18 ans] que ça s’est décidé de devenir criminel, de devenir ce que je suis devenu. » L’analyse de leurs récits vie indique qu’il est peu probable que cette identité soit abandonnée à court terme.

3. « Histoire d’une décontamination »

Trois femmes (F56, F58 et F64) et trois hommes (G18, G43, G47) peuvent être qualifiés de désisteurs. On peut toutefois distinguer deux récits de vie distincts qui mènent à l’abandon des comportements déviants. Pour deux femmes, c’est la constatation que ce mode de vie peut conduire à la mort et qu’un changement s’impose : « J’ai fait du coma. J’ai fait un arrêt cardiaque, tout le kit. J’ai été dans le coma longtemps. Là ça été une grosse prise de conscience pour le futur. Ça a été un accélérateur : je me suis inscrite dans un programme de retour à l’emploi. Puis j’ai eu mon métier pis toute. Là je regarde l’école. Je regarde mes options » (F56). Pour F58, c’est la perte de ses ami.e.s par surdose, suicide ou encore meurtre qui l’amène à changer de vie : « Un moment donné, c’est soit-tu finis en prison ou tu t’en vas à la morgue. Plusieurs de mes ami.e.s de la rue sont morts. Je ne suis pas si vieille et je connais plein de gens morts. Faque j’ai décidé de me prendre en main. » Épaulée par son conjoint (aussi désisté), F58 a fait ses études secondaires et termine sa formation collégiale au moment de l’entrevue. Comme beaucoup de personnes désistées, elle veut se « repentir » en se servant de son expérience de vie pour guider d’autres jeunes (script de rédemption).

Pour F64, G18, G43 et G47, c’est plutôt par l’utilisation des ressources thérapeutiques offertes lors de leur incarcération qu’ils vont parvenir à se désister. F64, par exemple, a fait de l’art thérapie, ce qui lui a permis de se découvrir des forces en plus de faire des apprentissages par le biais de partages d’expériences avec d’autres femmes incarcérées :

La prison, ça a été un bon vent de changement. Non seulement tu obtiens ta sobriété, mais aussi, tu grandis à travers l’histoire des autres femmes qui sont en prison. Certaines ont vécu quelque chose de plus gros que toi et ça t’ouvre les yeux. Dans le fond, je vais me servir de cette façon-là pour ne pas tomber ou est-ce qu’elle a été […]. J’ai fait de l’art thérapie là-bas. Ça m’a vraiment touchée. Je suis sortie de là et je me suis dit : hey, je vaux la peine.

Le récit de G43 est assez similaire :

J’ai rencontré des gars qui me disaient « moi j’ai 31 ans de prison de fait ». Je me suis dit que je veux pas ça. Je veux autre chose dans ma vie. Au lieu de m’écraser et de rester aussi bas que j’étais, j’ai été capable de remonter la pente. Ça m’a poussé à aller chercher tous les préalables pour faire mon cours de métier. J’ai aussi fait une thérapie. Ça m’a aussi rapproché de ma mère qui venait me voir à chaque semaine. Ma blonde m’a suivi ici [nom de ville]. On a un appartement pas loin d’ici. J’ai abandonné mon cercle d’amis. Je vais m’en faire un autre.

Pour ces quatre participants, la présence d’agents de désistement formels ou informels (F.-Dufour et Villeneuve, 2020) a été essentielle à l’atteinte de leur objectif de désistement.

4. « Je ne sais pas »

Pour la majorité des personnes identifiées à mi-chemin entre la persistance et le désistement, il est très difficile de qualifier leur récit de vie. Les récits de vie des deux femmes (F47, F68) et huit hommes (G26, G32, G34, G37, G38, G39, G40 et G42) qui sont en transition montrent que la progression vers le désistement est ardue. Ils savent qu’ils veulent mettre fin à leur « carrière criminelle », mais ils se distinguent des désisteurs par les moyens employés. G26, par exemple, a deux extorsions et séquestrations à son dossier criminel en plus d’avoir été proxénète et d’avoir fraudé l’aide sociale. Or, s’il souhaite être un bon père pour son enfant à naître, le moyen qu’il souhaite prendre est « d’avoir un petit médicament pour que mes journées soient plus cool ».

Pour d’autres, leur passé les rend très réticents à utiliser les ressources d’aide qui leur sont offertes « c’est difficile [se désister], car ça veut dire refaire confiance au gouvernement, comme les services sociaux pis tout ça. Tu sais, j’ai beaucoup de difficulté avec l’autorité, donc il faut que je commence à faire confiance à l’autorité, que la police c’est pas juste mauvais. Pis ils font leur job. C’est moi qui ai décidé de devenir un bandit. » Un peu comme pour G42, on sent aussi que leurs identités sont encore teintées de leur passé et ils ne semblent pas encore en mesure de se distancer suffisamment d’une image négative d’eux-mêmes pour entrevoir un « soi possible » (Oyserman et Markus, 1990) : « Quand j’étais au poste de police dans ma cage, j’ai pris conscience que toute ma vie, je me suis dit que je n’allais jamais être comme mon père. Mais en fait, je suis pareil que lui, même pire. J’ai fait pire que lui. Ça, ça m’a fait vraiment de la peine, parce que mon père je l’ai vu comme un sale toute ma vie » (G38). Dans cet extrait, G38 parle de lui au présent pour se qualifier de « sale », alors qu’il termine un cheminement thérapeutique d’un an en toxicomanie et qu’il n’a pas commis de délits depuis plusieurs mois. On le sent bien, dans cet entre-deux, l’identité « criminelle » est dévalorisée.

Les désisteurs-en-devenir sont aussi conscients qu’ils doivent se départir de cette identité négative pour pouvoir poursuivre le processus de désistement, comme l’illustre G39 : « je commence à me plier aux valeurs de la société, et je dois oublier… » Toutefois, ce qui les distingue nettement des désistés, c’est de ne pas avoir encore trouvé ce qui remplacera leur identité criminelle, comme mentionne G42 : « j’essaie de me refaire un but, me faire un bel avenir plus tard. Faque c’est ça mon but, me bâtir un avenir. » Ou de n’avoir aucune idée à quoi ressemblera cette vie, comme le dit F47 : « je veux une vie stable, pis rangée avec mon chum [présentement au pénitencier], pis des amis normaux ! Une vie qui a de l’allure, mais qu’est-ce que c’est d’être normal ? J’ai comme le projet de retourner comme ça dans la société, mais j’ai encore de la misère avec ça. » F68 résume aussi son désir de parvenir à maintenir son abstinence du crime : « mon objectif pour l’instant, c’est d’être honnête et de comment dire, je suis pas citoyenne, mais j’essaie d’être une citoyenne normale, pas criminelle ».

Pour certains, la douleur vécue pendant cette période liminale est intolérable, comme l’illustre G34 : « si je n’avais pas eu ça [criminalité dans sa vie], j’aurais eu, j’aurais probablement fini mon secondaire cinq. J’aurais eu belle job. Là : rien pantoute […] Je veux prouver que je ne suis pas un trou de cul, que je suis capable de faire des choses. Je n’ai pas toujours été un mauvais gars. C’est rien que pour ça [que c’est dur]. » Cet extrait résume leur désir de se défaire d’une identité qui ne leur convient plus et de tendre vers la vie normale qu’ils auraient eue, n’eût été leur trajectoire criminelle.

CONCLUSION

Nos résultats illustrent, une fois de plus, que les « effets » du suivi pénal prennent du temps à s’actualiser dans la vie des personnes contrevenantes (Farrall, 2002 ; F.-Dufour, 2015). Sur le coup, ils peuvent sembler peu réceptifs, mais c’est parfois des années plus tard que les individus vont aller puiser dans le bagage thérapeutique qu’ils ont reçu pour mettre en branle leurs processus de désistement. F58, par exemple, qui s’est désistée sans aide « formelle », illustrera que le soutien des intervenantes du Centre jeunesse reçu lors de son adolescence aura été un atout pour son désistement à l’âge adulte.

Notre étude montre aussi l’utilité de l’outil de McAdams (1993) pour comprendre et capter comment les nuances subtiles dans les récits des répondant.e.s modulent le processus de désistement. En fait, la plus grande contribution de cette étude est de mettre en exergue la trame narrative des désisteurs-en-devenir et de le distinguer de celui des désistés et des persisteurs. En fait, nos résultats montrent que les changements dans la trame narrative des jeunes judiciarisés précèdent et accompagnent le processus de désistement du crime, plutôt que d’en être le résultat. Ils montrent aussi que le processus de réinsertion sociale tel que défini par de Gaulejac et al. (2007) semble fonctionner à rebours : les individus commencent d’abord par la reprise des ressources symboliques de la société, ce qui leur permet ensuite d’avoir accès aux ressources économiques qui elles donnent accès aux ressources sociales. Il en va là d’une donnée importante, puisque jusqu’à présent, la plupart des théories du désistement avancent que c’est l’accès aux ressources économiques ou sociales qui crée le contrôle social informel conduisant au désistement (Laub et Sampson, 2003 ; Sampson et Laub, 1993). Notre étude permet donc de clore le fameux débat de la poule ou de l’oeuf dans l’étude du désistement (LeBel et coll., 2008) et montre l’importance de soutenir les jeunes adultes dans la construction d’une trame narrative qui leur permet de rompre ou d’atténuer la douleur et les regrets associés à leur identité de contrevenants afin d’envisager comment ils peuvent « retourner dans la société » et « se bâtir un but ».