Corps de l’article

1. Introduction

Nos recherches en didactique des mathématiques concernent de près le personnel enseignant. Qu’il soit question d’éclairer la manière dont on fait des mathématiques à différents ordres scolaires pour mieux comprendre les enjeux de transitions (Corriveau, 2013) ou encore de circonscrire des pratiques d’utilisation du matériel de manipulation au primaire (ex. Corriveau et Jeannotte, 2019), les personnes enseignantes apparaissent incontournables pour comprendre, de l’intérieur, ces phénomènes.

Cette implication considérée essentielle des personnes enseignantes a des conséquences pour l’ensemble de la recherche, notamment sur les choix méthodologiques. Nos approches s’inscrivent dans le courant des recherches collaboratives développées au Québec à partir de la fin des années 1990 (ex. Bednarz, 2013; Desgagné, 1997, 2001). Ce modèle de recherche suppose la contribution des personnes enseignantes à l’investigation d’un objet de recherche dans le but notamment de mieux comprendre des aspects de leur pratique professionnelle (Bednarz 2013; Desgagné, 1997).

Dans nos recherches collaboratives, les situations d’enseignement jouent un rôle central dans la mesure où elles servent de base de discussion entre les personnes enseignantes et nous (chercheures-didacticiennes). En recherche collaborative, proposer des situations d’enseignement n’a pas d’emblée l’objectif d’améliorer la pratique enseignante ni de valider ou justifier ces situations dans leur utilité pratique. Bien entendu, les personnes chercheures peuvent trouver à ces situations un intérêt didactique, mais elles sont plutôt l’occasion d’en apprendre davantage sur la pratique enseignante. Dans plusieurs recherches collaboratives en didactique des mathématiques, des personnes chercheures ont coélaboré des situations d’enseignement et ont mis en évidence, à partir de ce travail conjoint, le rationnel entourant certains choix, des ressources mobilisées, des interprétations possibles de ces situations, etc. (ex. Barry, 2009; Bednarz, 2013; Corriveau, 2013). Or, il arrive aussi, dans ce contexte, que lorsque les personnes chercheures amorcent la discussion en proposant une tâche, elle soit rejetée par les personnes enseignantes.

L’objectif est ici de montrer qu’à travers ces rejets il est possible d’éclairer et mieux comprendre des aspects de la pratique enseignante et donc de s’inscrire tout à fait dans une perspective de recherche collaborative. En envisageant la situation d’enseignement sous l’angle d’un objet-frontière, tel qu’il est entendu par Star et Griesemer (1989), nous analyserons des extraits issus de deux recherches collaboratives dans lesquels des personnes enseignantes rejettent des situations d’enseignement proposées par des chercheures.

Dans cet article, nous présentons d’abord le rôle des situations d’enseignement en recherche collaborative en le comparant à d’autres types de recherche. Ensuite, nous fondons l’objet situations d’enseignement à partir du concept d’objet-frontière. Ce faisant, nous conceptualisons la notion de rejet à partir du concept de dissensus. Puis, nous détaillons, sur le plan méthodologique, la recherche collaborative en général puis celles desquelles nous avons puisé deux cas de rejet. Finalement, nous exposons les résultats de l’analyse de ces cas.

2. Les situations d’enseignement au coeur de certaines approches de recherche

Nous tentons ici de comprendre le rôle que jouent les situations d’enseignement dans différentes approches de recherche. Ce travail conduit à comprendre d’une part, la place de la pratique dans chacune des approches, mais surtout, à mettre en exergue la possibilité d’un dissensus dans le cas plus précis de la recherche collaborative.

2.1 Quel rôle jouent les situations d’enseignement selon les approches de recherche?

En didactique des mathématiques, les ingénieries didactiques, le collaborative teaching experiment et la recherche collaborative sont toutes des approches qui exploitent des situations d’enseignement. Par situations d’enseignement, nous signifions tout ce qui est mis en place comme dispositif permettant à la personne qui enseigne d’exercer sa mission d’enseignement ou d’évaluation (Toczek, 2009): la tâche soumise aux élèves et tout ce qui organise les interactions à partir de celle-ci. Dans ces approches de recherche, on ne s’engage pas dans l’utilisation ou la construction de situations d’enseignement de la même façon ni pour les mêmes raisons. Un travail d’éclairage des différents courants de recherche dans lesquels des situations d’enseignement sont élaborées a été fait par Bednarz (2013) et Perrin-Glorian (2019). Nous nous appuyons sur leurs travaux.

2.1.1 Les situations d’enseignement dans les ingénieries didactiques

L’ingénierie didactique dite classique ou de recherche (IDR) cherche à mettre à l’épreuve de la classe la construction théorique de situations d’enseignement (Artigue, 2002). Comme son nom l’indique, cette méthodologie se rapproche du travail d’une personne ingénieure (Artigue, 1996). Plus particulièrement, l’IDR consiste en la conception et la réalisation de situations d’enseignement qui reposent sur des analyses a priori et a posteriori et qui se fondent sur la théorie des situations didactique (TSD) (Brousseau, 1998). La visée de l’IDR n’est pas nécessairement de faire en sorte que ces situations soient menées en classe par des personnes enseignantes[1] (Bednarz, Poirier, Desgagné et Couture, 2001). Or, leur appropriation par le personnel enseignant révèle, selon des personnes chercheures, un décalage entre ce qui a été réfléchi, élaboré et fondé en amont en recherche et ce qui en résulte sur le terrain (ex. Coulange et Grugeon, 2008).

Bednarz (2013) rappelle qu’il y a eu, à cet effet, des efforts de rapprochement entre l’IDR et le personnel enseignant. Perrin-Glorian (2011) propose une nouvelle approche, soit les ingénieries didactiques de développement (IDD), qu’elle élabore dans le cadre de dispositifs de formation. Toujours inscrites dans la TSD, les situations d’enseignement y sont alors envisagées sous l’angle de ressources mises à la disposition du personnel enseignant:

Les diverses descriptions de l’IDD mettent en avant deux niveaux non indépendants de questionnement et de validation. Au premier niveau, il s’agit de tester la validité théorique des situations au plan épistémologique et cognitif et de dégager les choix essentiels de l’ingénierie […]. Le deuxième niveau concerne les pratiques ordinaires des enseignants et leurs possibilités d’évolution en repérant les points sur lesquels ils ont besoin de soutien, points à prendre en compte dans les ressources et dans les formations. C’est surtout ce deuxième niveau qui la distingue de l’ingénierie didactique classique

Perrin-Glorian, 2019, p. 5-6

Quant à l’ingénierie didactique coopérative (IDC), elle s’éloigne davantage de l’IDR. S’appuyant sur la théorie de l’activité conjointe en didactique (Sensevy, Forest, Quilio et Morales, 2013), elle vise l’amélioration de la pratique. Elle repose sur un partage des responsabilités entre les personnes chercheures et enseignantes et la production de savoirs scientifiques. Les personnes chercheures et enseignantes s’engagent dans un processus cyclique d’élaboration conjointe de situations d’enseignement, qui, à la lumière d’essais en classe, sont améliorées et documentées (Sensevy et al., 2013).

2.1.2 Les situations d’enseignement dans le collaborative teaching experiment

Les travaux de Cobb (2000) et de ses collègues (ex. Cobb et Gravemeijer, 2008) mettent de l’avant l’importance de prendre en compte l’environnement de la classe dans l’analyse des activités des élèves. À travers une perspective de l’apprentissage qui allie processus de construction individuelle et processus d’enculturation[2], le collaborative teaching experiment vise à formuler des modèles psychologiques des processus par lesquels les élèves transforment leur activité mathématique. Il est essentiel que ces modèles s’accompagnent d’une documentation de la microculture de la classe et donc, des situations d’enseignement utilisées.  L’objectif principal de la collaboration entre personnes enseignantes et chercheures est de développer des interprétations consensuelles et partagées des situations d’enseignement et de ce qui pourrait se passer (ou de ce qui s’est passé) en classe (Cobb, 2000). La situation d’enseignement supporte ainsi la modélisation théorique des apprentissages des élèves.

2.1.3 Les situations d’enseignement dans la recherche collaborative

La recherche collaborative vise à éclairer un aspect d’une pratique enseignante et à rapprocher le monde de la recherche de celui de la pratique (Bednarz, 2013; Desgagné, 1997). Il s’agit de prendre en compte un savoir professionnel dans la recherche dans l’exploration d’un phénomène qui concerne le personnel enseignant.

En recherche collaborative, il est question de viabilité (Glasersfeld, 1988) qui renvoie à la construction d’un savoir au carrefour de la diversité des points de vue (Desgagné, 2001). Il s’agit d’un accord pragmatique (Dionne et Ouellet, 1990, cité par Desgagné, 2001) dans la mesure où la collaboration permet à chaque individu de construire une connaissance viable pour lui. Ainsi, lorsqu’il y a utilisation de situations d’enseignement, celles-ci sont modifiées au croisement d’un savoir viable pour les personnes chercheures et enseignantes, ce qui est différent d’un consensus (Bednarz et al., 2001). Par exemple, si comme chercheures nous amorçons une discussion à partir d’une situation d’enseignement, celle-ci est interprétée par les personnes enseignantes à la lumière de leur contexte. La situation d’enseignement n’est pas une finalité de la recherche, mais bien une occasion d’en apprendre sur la pratique.

En somme, le statut de la situation d’enseignement diffère d’une approche à l’autre: son objet de développement (ingénieries), un élément participant à la modélisation d’un processus d’apprentissage (collaborative teaching experiment) ou une occasion d’en apprendre sur la pratique enseignante (recherche collaborative). Ce faisant, elles renvoient à différentes conceptions de la relation enseignants-chercheurs.

2.2 D’une relation de subordination à une résonance de part et d’autre

La transposition d’une situation d’enseignement élaborée en recherche vers son utilisation en classe a fait l’objet de plusieurs réflexions. En IDR, les situations d’enseignement élaborées sont expérimentées en classe. Lors de ces expérimentations, un travail d’analyse se fait sur l’ensemble de ce qui se passe en classe, donc aussi sur la personne enseignante. Bednarz (2013) souligne: «[C]es enseignants apparaissent […] comme des partenaires des expérimentations auxquelles ils acceptent de participer. Mais du point de vue des situations élaborées, ils n’apparaissent nullement comme des acteurs clés participant à leur construction et leur conceptualisation […]» (p. 184). Suivant cette ligne, plusieurs mettent en évidence que les personnes enseignantes ont peine à réaliser ce que les personnes chercheures demandent (ex. Coulange et Grugeon, 2008). Comme l’ont déjà souligné Bednarz et al. (2001), en modifiant les situations pensées par les personnes chercheurs, en les adaptant à leurs manières de faire habituelles et selon ce qui se passe classe, le personnel enseignant les dénaturerait. Des enjeux de transposition des situations d’enseignement du monde de la recherche au monde de la pratique sont alors soulevés et amènent des questions comme: «quelles seraient les conditions d’une diffusion la plus fidèle possible des situations d’enseignement auprès des enseignants» (Coulange et Grugeon, 2008, p. 10)? Les personnes chercheures préoccupées par cette transposition des situations d’enseignement à la salle de classe se centrent donc sur le degré de robustesse des tâches mathématiques proposées. Une tâche est robuste si, malgré les interventions des personnes enseignantes, les activités des élèves sont peu différentes des analyses a priori (Robert, 2007).

L’IDD adopte un autre point de vue et parle plutôt d’«instance de conversion entre recherche et enseignement» (Mangiante-Orsola et Perrin-Glorian, 2017, p. 52). C’est en ce sens que se constitue, selon cette approche, un groupe dit «restreint» composé de personnes chercheures et formatrices. L’ingénierie s’élabore et s’évalue dans ce groupe restreint, mais considère quelques contributions venant des personnes enseignantes qui, essentiellement, testent les situations (Perrin-Glorian, 2017). Le groupe restreint travaille donc pour le personnel enseignant:

L’équipe restreinte (chercheurs et formateurs) pilote le dispositif, élabore des versions provisoires de la ressource, que les enseignants maîtres formateurs testent eux-mêmes dans leur classe avant de pouvoir les proposer à des enseignants de la circonscription qui vont à leur tour les tester dans leur classe. Ainsi, la conception de ressources est organisée selon des boucles itératives […] dont le but est de produire des séquences d’enseignement adaptées, utiles et diffusables dans l’enseignement ordinaire

Perrin-Glorian, 2019, p. 7

Cette relation entre la théorie et la pratique dans les deux types d’ingénieries évoquées (sur et pour) n’est pas le rapport mis de l’avant dans les IDC ou encore dans le collaborative teaching experiment. Dans les deux cas, on revendique une relation plus égalitaire entre la recherche et la pratique. Dans les IDC, on mentionne qu’un tel processus suppose de déconstruire le dualisme classique entre les personnes qui «pensent» et de celles qui «agissent», étant donné que toutes les personnes participantes s’impliquent dans un travail conceptuel (Sensevy et al., 2013). En plus de revoir cette relation, personnes chercheures et enseignantes partagent la responsabilité de la situation d’enseignement: de l’élaboration des tâches, des moyens de les mettre en oeuvre en classe et éventuellement des apprentissages des élèves. Un rapport symétrique est revendiqué et vise à disséminer la division entre conception et exécution. L’IDC favorise en ce sens l’indiscernabilité pratique et locale des personnes enseignantes et chercheures (Sensevy et al, 2013). Dans cette perspective, comme en recherche collaborative, l’idée est de travailler avec les personnes enseignantes. Mais dans le cas du collaborative teaching experiment et celui de l’IDC, le but de la collaboration est notamment d’avoir une compréhension consensuelle des situations d’enseignement.

Dans une approche collaborative, la posture transmissive entre une personne chercheure considérée comme experte et le personnel enseignant vu comme utilisant les connaissances est aussi repensée (Bednarz, 2013). Dans cette approche, les rapports sont non hiérarchiques, mais restent asymétriques dans la mesure où les rôles de chacun demeurent. Plus encore, ce sont justement les différentes perspectives sur un objet commun (p. ex. des situations d’enseignement) et les différentes voix qui sont sollicitées en recherche collaborative. La relation est empreinte de résonance, qui dans le cadre d’une sociologie de la relation signifie que l’on accepte de se laisser transformer et apprendre de cette ouverture à la diversité (Rosa, 2018).

Pour peu que les chercheurs leur proposent leur propre interprétation, ils [les enseignants] sont en mesure d’argumenter, d’opposer une expérience, une interprétation. Ils acceptent ou refusent les analyses du chercheur. Ces interactions obligent donc les chercheurs à abandonner le monopole du sens […].

Bednarz et al., 2001, p. 47

Ainsi, on ne parlera pas de consensus. Au contraire, les dissensus sont non seulement possibles, mais sont autant de leviers pour mieux comprendre la perspective des uns et des autres.

Ainsi, les situations d’enseignement ne sont pas fixes, bien au contraire, elles servent de base de discussion, bougent et sont modifiées par les personnes enseignantes. Il arrive aussi que des tâches amenées comme base de discussion pour coélaborer des situations d’enseignement soient complètement rejetées, exprimant des manières différentes de voir les situations et de juger de la pertinence des tâches. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’il y a rejet et que met-il en évidence? Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons au dissensus — par l’entremise de tâches rejetées — et à son potentiel pour éclairer des aspects de la pratique enseignante. Pour y arriver, nous nous appuyons sur le concept d’objet-frontière présenté dans la prochaine section, mais avant, la figure 1 synthétise la section 2.

Figure 1

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3. Cadre théorique: la situation d’enseignement vue sous l’angle du concept d’objet-frontière

Nous abordons la situation d’enseignement par le biais de l’objet frontière. Ce concept émerge d’une analyse réalisée par Star (1989) et par Star et Griesemer (1989) dans le monde du travail.

Pour Star (2010), les objets-frontière constituent un arrangement qui permet à différents groupes de travailler «ensemble». Le terme «frontière» ne signifie pas une délimitation entre deux groupes, mais bien un espace partagé par des groupes qui doivent (ou veulent) collaborer. L’objet est alors quelque chose sur et avec lequel les personnes de ces groupes agissent (Star, 2010). Toutefois, cette collaboration se fait, la plupart du temps, sans consensus. Star mentionne:

Ma façon d’élaborer le concept au départ a été motivée par le désir d’analyser la nature du travail coopératif en l’absence de consensus. […] aujourd’hui, de nombreux modèles de coopération ont été créés conceptuellement selon l’idée qu’en premier lieu un consensus doit être obtenu pour que la coopération puisse commencer. Il m’a semblé […], que ce modèle axé sur le consensus ne convenait pas. Le consensus n’était que très rarement obtenu et, quand il l’était, restait très fragile alors même que la coopération continuait, bien souvent sans problème

Star, 2010, p. 21

Selon Star, même si l’usage d’un objet-frontière peut être asynchrone, il nécessite une forme de collaboration. Cette collaboration fait partie intégrante de l’organisation du travail étudié par Star (1989). Autrement dit, pour qu’un objet soit frontière, les différents groupes qui en font «usage» n’ont pas à être ensemble, au même moment, autour de cet objet pour en négocier un sens. Il s’agit d’un objet concret ou abstrait utilisé par les uns et les autres dans le cadre respectif de leur travail. En éducation, le programme de formation est un exemple d’objet-frontière concret. Il est consulté par les directions d’école, le personnel enseignant, les responsables de formations, etc. Le concept de difficulté scolaire est, quant à lui, un exemple d’objet-frontière abstrait partagé par des orthopédagogues, le personnel enseignant, les parents, etc.

Le concept de situation d’enseignement tout comme une situation d’enseignement effective peuvent aussi être vus comme des objets-frontière (respectivement abstrait et concret) entre des personnes enseignantes qui en élaborent une certaine progression et les mettent en oeuvre pour faire apprendre, des personnes chercheures qui en conçoivent, en font un objet de recherche ou encore les utilisent pour étudier l’apprentissage d’un concept chez les élèves, etc. En tant qu’objet-frontière, la situation d’enseignement − ou tout autre objet-frontière − rend la collaboration possible entre les deux communautés (de recherche et enseignante). Elle permet d’éclairer les différences entre les pratiques en recherche et celles dans l’enseignement. C’est parce qu’il y a différence que certains aspects de la pratique enseignante deviennent visibles[3]. Cette différence n’est pas vue comme un problème, mais comme autant d’observables de cette pratique.

Les objets-frontière décrits dans l’article original de Star et Griesemer (1989) comportent trois éléments constitutifs et imbriqués que nous développons à l’instant.

3.1 La flexibilité interprétative

La flexibilité interprétative signifie que l’objet-frontière peut prendre différents sens selon les usages ou interprétations faites. Lorsque des personnes enseignantes et chercheures sont ensemble pour discuter ou élaborer des situations d’enseignement, on imagine bien l’émergence de différents sens de la situation d’enseignement lors de la discussion.

3.2 La structure des besoins et des arrangements de la pratique

La flexibilité interprétative est nécessairement liée à la manière dont le travail ou la pratique s’organise pour chacune des communautés qui collaborent. En effet, ces différences d’interprétation relèvent des différents points de vue sur l’objet. Star mentionne que ce qui est «important pour les objets-frontière est la façon dont les pratiques se structurent et la manière dont le vocabulaire émerge, pour faire des choses ensemble» (Star, 2010, p. 19). Ainsi, dans le cas qui nous intéresse, la collaboration est provoquée (elle est encouragée, mais non essentielle comme ce serait le cas entre une direction d’école et le corps enseignant). Les personnes enseignantes et chercheures sont amenées à travailler autour de situations d’enseignement. Pour la personne enseignante, sa compréhension de telles situations passe par les contraintes avec lesquelles elle a à composer et l’apprentissage dont elle a la responsabilité (Desgagné, 2001). Les productions d’élèves autour de ces situations seront évaluées sur le plan des attentes. Pour les personnes chercheures, la visée est différente. En plus de chercher à mieux comprendre la pratique enseignante, elles pourront éventuellement aussi vouloir étudier les productions d’élèves autour de ces situations. Dans ce dernier cas, il pourrait s’agir, par exemple, d’éclairer des raisonnements d’élèves (Jeannotte et Corriveau, 2020)[4].

3.3 La dynamique à l’oeuvre entre des usages mal structurés des objets et d’autres, plus adaptés

Star mentionne que «l’objet [frontière] se situe entre plusieurs mondes sociaux où il est mal structuré, dans le sens de mal délimité. Lorsqu’il y a collaboration, l’objet se transforme, passe d’un statut vague à une spécification plus locale» (Star, 2010, p. 22). Dans la collaboration entre personnes enseignantes et chercheures autour de situations d’enseignement, la pratique de chacun des protagonistes mène à différentes interprétations de la situation d’enseignement et des objets qu’elle comporte. Toutefois, les différences ne sont pas toujours perceptibles dans la discussion. Elle nécessite une analyse (in vivo ou a posteriori). Or, la discussion existe malgré l’absence de consensus autour de la signification de l’objet-frontière. Ce flou rend la discussion possible. Que l’objet soit faiblement structuré n’est pas un problème, mais bien une condition essentielle à la collaboration.

Au terme de cette partie, nous pouvons synthétiser les éléments clés de l’objet-frontière qui permettront de mener nos analyses. D’abord, la discussion existe malgré l’absence de consensus même s’il y a rejet de la tâche. Les différences, qui ne sont pas toujours visibles dans le vif de la collaboration, nous indiquent d’être attentives à ces moments charnières. Au-delà d’un usage des mêmes mots autour d’objets-frontière, quel est le sens véhiculé et quelles sont les interprétations (flexibilité interprétative) mises de l’avant? Finalement, comment ces interprétations laissent-elles percevoir la manière dont le travail des enseignants s’organise?

4. Méthodologie: deux cas tirés de recherches collaboratives

Telle qu’explicité précédemment, une recherche collaborative nécessite que des personnes chercheures et praticiennes se rencontrent pour investiguer et interroger un aspect de la pratique au coeur des préoccupations du milieu de pratique, mais également problématique dans un champ de recherche concerné (Desgagné, 1998). Cette rencontre s’actualise en une activité réflexive, lieu de collecte de données pour les personnes chercheures et occasion d’effectuer un retour sur leur pratique pour le personnel enseignant. Dans ce qui suit, nous présentons les deux recherches collaboratives desquelles sont puisés les cas de rejet et l’activité réflexive mise en place pour chacune.

4.1 Le cas 1: une recherche à propos de la transition secondaire-postsecondaire en mathématiques

Le premier cas est tiré d’une recherche collaborative à propos de la transition secondaire collégial en mathématiques visant à éclairer le phénomène du point de vue des manières dont on fait les mathématiques à chacun des ordres. Les personnes enseignantes des deux ordres sont donc apparues essentielles pour comprendre les façons dont elles engagent les élèves dans une activité mathématiques. Comme activité réflexive, nous avons constitué un groupe de réflexion sur la transition secondaire-postsecondaire en mathématiques. L’objectif du travail était de mettre en lumière la manière dont on fait les mathématiques à chacun de ces ordres d’enseignement (Corriveau, 2013) et de coconstruire des situations d’enseignement favorisant une harmonisation. Pour ce faire, des tâches convoquant des objets mathématiques autant du secondaire que du collégial, proposées principalement par la chercheure, étaient utilisées. Trois personnes qui enseignent au secondaire et trois qui enseignent au collégial ont accepté de participer à la recherche[5].

4.2 Le cas 2: une recherche à propos des pratiques enseignantes en mathématiques

Notre second cas est tirée d’une recherche collaborative portant sur les pratiques enseignantes entourant l’utilisation du matériel de manipulation. Cette recherche a été amorcée à la demande du milieu scolaire. Nous nous sommes engagées avec des personnes enseignantes du primaire dans une réflexion conjointe dans le but de circonscrire une pratique d’utilisation du matériel éclairé par son potentiel sur le plan des raisonnements mathématiques des élèves (Jeannotte et Corriveau, 2020). Quatre personnes enseignantes et une conseillère pédagogique (2015) et trois personnes enseignantes (2018) ont pris part à une activité réflexive dans laquelle des tâches étaient amenées par des enseignants ou les chercheurs dans le but d’élaborer conjointement des situations d’enseignement à partir de celles-ci.

4.3 Démarche d’analyse

D’abord, il est important de mentionner que l’idée d’analyser les rejets est venue après avoir vécu le phénomène. Sur le moment, le rejet de ces tâches ne nuit pas à la collaboration. Il n’y a pas, en recherche collaborative, l’intention de convaincre que la tâche doit être faite à tout prix.

La démarche d’analyse s’est déclinée en trois parties: 1) nous avons fait le repérage de deux moments de rejet dans deux recherches collaboratives menées. Ce rejet d’une tâche s’exprime de manière explicite par les personnes enseignantes qui affirment qu’elles ne font pas ou ne feraient pas ce type de tâche en classe. Le groupe ne s’engage donc pas dans l’élaboration conjointe d’une situation d’enseignement autour de celle‑ci. 2) Nous décrivons le rationnel entourant le rejet. En mentionnant que la tâche ne correspond pas à ce qu’ils font ou souhaitent faire avec leurs élèves, les enseignants évoquent les raisons pratiques de ce rejet. Cette description nous permet de voir les dynamiques à l’oeuvre entre d’autres objets-frontière. Dans le premier cas, ces objets frontières émergent du dissensus entre les deux ordres et dans le deuxième, du dissensus entre les personnes enseignantes et les chercheures. 3) Nous décrivons ces nouveaux objets-frontière. Cela nous permet de mettre au jour la façon dont les pratiques se structurent autour de ceux-ci.

L’interprétation de l’analyse s’est faite selon les trois éléments constitutifs de l’objet-frontière. Dans le cas 1, l’interprétation permet de mieux comprendre des aspects de la pratique des enseignants à chacun des ordres. Dans le cas 2, comme le dissensus a besoin d’être contrasté, nous avons jugé pertinent de mettre en lumière notre rationnel de chercheures dans la comparaison pour ce niveau d’interprétation. L’objectif est toutefois de mieux comprendre des aspects de la pratique enseignante. Les résultats de l’analyse suivent. Au besoin, nous puisons à même les verbatim à titre illustratif pour appuyer nos propos.

5. Résultats: le rejet de deux tâches analysées sous l’angle de l’objet frontière

Dans ce qui suit, le choix de la tâche initiale servant de base de discussion pour la mise en place d’une situation d’enseignement est présentée pour chaque cas. Nous analysons, en ce qui concerne les objets-frontière, les extraits dans lesquels les enseignants les rejettent.

5.1 Analyse du cas 1

En vue de la première rencontre, nous avions retenu une tâche mathématique prise du texte de Coppé, Dorier et Yavuz (2006, p. 50) comme base de discussion (figure 2).

Figure 2

Tâche courbe compatible utilisée comme base de discussion pour le cas 1.

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Il s’agissait, selon notre perspective de chercheure, d’une tâche intéressante puisqu’elle ne se situait ni tout à fait au secondaire ni tout à fait au collégial, mais plutôt à la jonction entre le secondaire et le collégial. C’était une tâche de transition, elle constituait une occasion, du point de vue de chercheur, d’amoindrir le fossé entre les deux ordres scolaires.

5.1.1 Ce qui se dégage des discussions suscitées par la tâche courbe compatible

Lors de la première rencontre, la chercheure présente la tâche aux personnes enseignantes et leur demande comment elle pourrait être faite avec leurs élèves. Voici quelques exemples de réactions d’enseignants du secondaire (prénoms commençant par S) et du collégial (prénoms commençant par C):

Sam [après s’être rendu compte que la fonction ne peut pas vraiment être associée à une fonction de base à l’étude au secondaire]: Ça, c’est quelque chose qu’on fait pas, ça a aucun sens, ça a aucun lien…

Colette: C’est plutôt l’inverse j’imagine, vous donnez une fonction, vous demandez de la tracer…

Scott: C’est une question complètement décontextualisée, ce qui n’est pas souhaitable dans le sens des attentes actuelles.

Serge: Comme enseignant du secondaire, j’aurais pas été intéressé par cette question-là, ça vient d’où les points?

Sam: Il faudrait le relier à quelque chose de concret.

[…]

Colette: Travailler avec le tableau de valeurs pour représenter des fonctions, moi c’est pas quelque chose qui m’intéresse parce que c’est pas assez global...

L’interprétation de la tâche par les personnes enseignantes les mène à la rejeter telle que proposée. Elle ne fait pas partie du familier ni au secondaire ni au collégial. Ce rejet conduit les personnes enseignantes des deux ordres à expliciter les raisons de leur rejet, et à travers celles-ci des sens différents à un objet pourtant commun: le tableau de valeurs (nous y reviendrons). D’un côté, au secondaire, on rejette la tâche parce qu’on n’a pas accès, par ce tableau de valeurs, à une fonction à l’étude: ex. «Il n’y a pas assez d’information dans le tableau de valeurs pour reconnaître le modèle de fonction» (Serge); ou encore parce qu’on ne peut s’appuyer sur un contexte pour dire si tel modèle fonctionnerait ou non: ex. «Il n’y a pas de contexte qui permet d’aider [la validation]» (Scott). De l’autre, au collégial, on ne s’y reconnaît pas non plus parce que le tableau de valeurs ne permet pas de retracer le comportement d’une fonction: ex. «ce n’est pas assez global» (Colette).

L’analyse du rejet permet de dégager des aspects de la pratique, des manières d’utiliser et de donner sens au tableau de valeurs (une représentation mathématique utilisée aux deux ordres d’enseignement). Les personnes enseignantes mettent de l’avant ce qui est important dans leur pratique. Sans le réaliser, elles mettent de l’avant qu’il n’y a pas consensus autour de son utilisation, ce qui nous permet de voir émerger un nouvel objet-frontière.

5.1.2 Le tableau de valeurs comme objet-frontière

La flexibilité interprétative. Comme nous l’avons mentionné, l’objet-frontière peut prendre différents sens selon les usages et interprétations que l’on en fait. Dans le cas illustré ci-dessus, un sens spécifique est attribué au tableau de valeurs par les enseignants de chacun des deux ordres. Les personnes enseignantes du secondaire interprètent le tableau de valeurs comme une représentation d’une fonction à l’étude et sont à la recherche du modèle de fonction qu’il représente en associant le tableau de valeurs à leur cadre de référence (leur programme). Quant aux personnes enseignantes du collégial, elles interprètent le tableau de valeurs de manière fort différente, comme un ensemble de points («ce n’est pas la fonction»): c’est un outil pour colliger de l’information, dans ce cas-ci, des points appartenant au graphique d’une fonction.

La structure des besoins et des arrangements du processus de la pratique. L’organisation du travail de chacun peut être repérée. D’une part, les personnes enseignantes du secondaire évoquent les raisons de leur rejet à partir des circonstances non remplies: le manque d’information pour reconnaître un modèle et pour connaître le contexte en vue de valider le modèle. Ils ne peuvent pas mettre en oeuvre leur façon de faire usuelle. D’autre part, elles explicitent un usage du tableau de valeurs qui serait acceptable selon les arrangements de leur travail (probablement liés à des exigences institutionnelles): lorsqu’il représente une fonction connue ou à l’étude (ex. «on peut en avoir des comme ça [sous-entendu des tâches comme ça], ça va donner une fonction qu’on connaît», Sam).

Les personnes enseignantes du collégial mettent aussi en évidence les raisons de leur rejet. Le tableau de valeurs ne permet pas de retracer le comportement de la fonction (Corriveau, 2017). Or, ce faisant, elles aussi explicitent les circonstances dans lesquelles le tableau de valeurs est acceptable selon l’arrangement de leur travail. Par exemple, lorsqu’on présente de manière intuitive la notion de limite: ex. «On utilise le tableau de valeurs pour évaluer une limite, pour calculer les valeurs d’images. Quand on a une fonction qui, pour une valeur, n’est pas définie: mais qu’est-ce qui se passe si on s’approche de cette valeur…?» (Corinne).

La dynamique à l’oeuvre entre des usages mal structurés des objets et d’autres, plus adaptés. Le «tableau de valeurs», apparemment commun pour les enseignants du secondaire et du collégial, se situe entre plusieurs mondes. Il est faiblement délimité dans la mesure où il donne lieu à différentes interprétations par les personnes enseignantes. D’une certaine façon, les arguments évoqués lors du rejet de la tâche éclairent les pratiques des personnes enseignantes en précisant les façons de faire (Corriveau, 2017) et la manière dont s’organise le travail, ce pour chaque ordre d’enseignement. S’il y a dissensus sur le rôle du tableau de valeur, la communication entre les deux communautés reste possible. C’est parce que chacune des communautés y reconnaît un objet familier que celles-ci sont en mesure de discuter. Elles se reconnaissent aussi à travers le rejet qu’elles en font.

Les raisons du rejet permettent, du point de vue de la recherche, de mieux comprendre les pratiques d’enseignement usuelles à chacun des ordres (ici autour de la table de valeurs).

5.2 Une recherche à propos des pratiques enseignantes en mathématiques

La tâche Charrière tirée de del Notaro (2011, p. 58) porte sur l’identification de régularités en mathématiques (figure 3). En équipe de deux, les élèves doivent résoudre la tâche suivante:

Figure 3

Tâche Charrière utilisée comme base de discussion pour le cas 2.

-> Voir la liste des figures

Les chercheures souhaitent se questionner avec les personnes enseignantes sur la manière de mener cette tâche en classe avec du matériel. Pour elles, cette tâche constitue une occasion de favoriser le développement de raisonnements mathématiques (Corriveau et Jeannotte, 2015). Il n’est pas nécessaire que les élèves formulent le critère de divisibilité par quatre. L’idée est de les amener sur un processus de généralisation. La tâche alors représente un défi nécessaire au regard du développement de raisonnements.

5.2.1 Ce qui se dégage des discussions suscitées par la tâche Charrière

Il est clair que les personnes enseignantes du primaire ne voient cette tâche ni pertinente ni réalisable en classe de deuxième ou de troisième cycle. Ainsi, elles la rejettent: ex. «WÔW, ce n’est pas un problème de deuxième cycle» (Claire); «Pourquoi je vais aller là […] ce n’est pas là-dessus que je vais passer du temps» (Christophe).

Les personnes enseignantes relèvent les raisons du rejet, notamment la difficulté que pourraient avoir leurs élèves à expliquer leurs raisonnements: ex. «Oui, mais c’est difficile à exprimer. Quand on demande aux enfants comment tu y es arrivé» (Charlie). Une deuxième raison du rejet est liée au programme. Selon Christophe, les critères sont au programme, mais seule l’exploration des critères de divisibilité par 4 et 8 pourrait être pertinente et accessible.

Ces raisons évoquées témoignent d’aspects de la pratique et mettent au jour ce qui est important. Une tâche difficile nécessite une progression réfléchie qui permet de soutenir les élèves. Par exemple,

Charlie: Je commencerais plus petit [sous-entendu, avec un nombre plus petit], plus facile pour qu’ils vivent une réussite. Après ça je changerais…

[...]

Claire: Le guidage pour soutenir en cours de tâche, il est encourageant. Ça permet de valider entre celui qui anime et les enfants.

Charlie: Oui, ça permet de dire «ah oui!» [en imitant un enfant]

Claire: Il y a des questions qui viennent de temps en temps soutenir, valider.

La modification proposée met en évidence qu’il est important que les élèves vivent une réussite, d’accompagner la classe dans la résolution.

Aussi, un second aspect de la pratique mis au jour par le rejet de la tâche est que le choix des tâches pour favoriser le raisonnement se fait autour de certains concepts clés dont les critères de divisibilité ne font pas partie. Le rejet est lié au fait que le critère de divisibilité par quatre ne constitue pas une occasion de raisonner qui peut être réinvestie pour les autres critères. Les cahiers d’activités présentent habituellement ceux-ci comme des astuces (à connaître par coeur), ce qui structure en quelque sorte leur travail:

Christophe: À un moment donné tu dis OK regarde [le critère pour] 4 c’est le fun, pis moi j’ai un plaisir à faire ça… Il est vrai qu’outre les critères de 10, 5 et 2 qui sont relativement triviaux, seuls les critères de 4 et 8 sont [sous-entendu accessible aux élèves]. […] la façon que c’est présenté [dans les cahiers d’activités], et là je suis complice de ça, c’est «regarde le truc»… mais ce n’est pas «comprends quelque chose».

5.2.2 Sur le plan des objets-frontière

Ce rejet fait émerger une multitude d’objets-frontière comme l’intention de la tâche (apprendre un concept vs apprendre à raisonner), les visées de celle-ci (ex. visée de réussite pour tous vs visée de challenge), les conceptions de «difficile», les mathématiques en jeu (critères de divisibilités, concept de divisibilité, processus de raisonnement) qui renvoient à des interprétations différentes des personnes enseignantes et des chercheures.

Pour les chercheures, la tâche donne accès à leurs objets de recherches, c’est-à-dire la manipulation de matériel et les raisonnements mathématiques des élèves. Les personnes enseignantes, elles, cherchent à ce que les élèves puissent réussir la tâche et ainsi en évaluent le niveau de difficulté selon la connaissance de leurs élèves.

L’analyse de la flexibilité interprétative montre que la façon de convoquer ces concepts et le sens induit sont complètement différents. L’interprétation de la tâche par les chercheures met l’accent sur la compétence déployer un raisonnement mathématique, le contenu étant pour eux secondaire. Elle est marquée par les écrits scientifiques puisqu’il s’agit de leur objet de recherche. L’interprétation du programme par les personnes enseignantes est davantage centrée sur les contenus précis et sur les compétences en lien avec ces contenus. Leur interprétation est marquée par un document synthèse du programme nommé progression des apprentissages (MELS, 2009) et par les manuels et les examens ministériels. Ces interprétations distinctes font apparaître plusieurs objets-frontière de nature conceptuelle: le raisonnement mathématique, la réussite des élèves, la difficulté d’une tâche, etc.

L’analyse de la structure des besoins et des arrangements du processus de travail montre que, si les interprétations diffèrent, il ne s’agit pas d’une simple conception différente. L’interprétation de la tâche et le sens donné aux concepts révèlent l’organisation du travail de chacun. C’est ce que montre l’interprétation de l’évaluation de la tâche. Les enseignants sont souvent amenés à travailler en équipe et enseignent au regard des objectifs d’évaluation à atteindre qu’ils établissent en commun, tenant compte des niveaux d’enseignement qui suivent. Cela est moins vrai pour les chercheures qui, dans les faits, n’évaluent pas les apprentissages des élèves. Pour ceux-ci, il s’agit moins de s’assurer que la tâche prépare à l’évaluation (comme c’est le cas pour les enseignants), qu’une occasion d’observer comment les élèves déploient des raisonnements. Autrement dit, pour les personnes enseignantes, l’évaluation est un processus négocié (avec d'autres et en référence aux évaluations institutionnelles) et ne relève pas d’un choix individuel.

L’analyse de la dynamique à l’oeuvre entre des usages mal structurés des objets et d’autres, plus adaptés. On constate aussi que la constitution des objets-frontière réside dans le fait que la discussion reste possible, voire naturelle et familière pour les personnes chercheures et enseignantes malgré la divergence d’interprétations. Les concepts de raisonnement mathématique, de réussite, de difficulté, etc., font partie d’un territoire partagé. En effet, dans le déroulement de la discussion, le dissensus n’est pas manifeste. C’est l’analyse a posteriori qui nous a permis de constater que les sens qui émergeaient des discussions étaient distincts.

6. Conclusion

Les dissensus soulevés par les analyses précédentes mettent en évidence, par le contraste, certains aspects de la pratique enseignante. Dans le cas 1, le dissensus amène les enseignants de chaque ordre à mieux structurer chacun des territoires (ex. utilisations locales de tableaux de valeurs à chaque ordre d’enseignement), menant à une nouvelle compréhension des enjeux de transition. Ce faisant, de nouveaux objets frontières apparaissent (ex. table de valeurs).

Dans le cas 2, le dissensus a permis de mieux comprendre comment les tâches sont choisies pour élaborer une situation d’enseignement. La situation d’enseignement s’organise selon une certaine progression pour que chacun des élèves puisse la réussir. Elle sert principalement à enseigner des concepts en lien avec des compétences précises qui correspondent au programme et aux manuels tout en préparant aux évaluations.

Ainsi, la situation d’enseignement, comme objet-frontière, amène une flexibilité interprétative. En ce sens, les difficultés liées à la transposition soulevées par les adeptes des ingénieries didactiques sont inévitables. En recherche collaborative, elles deviennent des leviers pour mieux comprendre comment les arrangements du travail se structurent selon les besoins des enseignants. Ce faisant, elle permet de mieux comprendre la pratique enseignante.

Sur le plan de la recherche, deux types d’apports sont à mettre en évidence. D’abord, l’interprétation de la situation d’enseignement comme un objet-frontière nous dégage d’un objectif de reproductibilité ou de consensus. En effet, elle renvoie à d’autres objets-frontière, porteurs de dissensus par définition, qui nous permettent de mieux comprendre comment se structurent leurs pratiques professionnelles.

Ensuite, sur le plan méthodologique, proposer des situations d’enseignement à la limite du familier comme outil planifié pour chercher les dissensus (vu positivement) a le potentiel de faire ressortir ce qui est signifiant pour les enseignants, leurs manières habituelles de faire, le rationnel et les implicites (Corriveau, 2013). Ce qui rappelle en quelque sorte ce que les ethnométhodologues (Garfinnkel, 1967) ont nommé la provocation expérimentale[6] (voir Corriveau, 2013). Cela pose plusieurs questions, dont celle de la construction de tel type de situations d’enseignement. D’une façon ou d’une autre, c’est-à-dire que le dissensus soit provoqué ou non, en recherche collaborative, les personnes chercheures acceptent d’une part, de se laisser transformer et d’autre part, que les situations d’enseignement résonnent différemment qu’initialement réfléchies.