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Les concepts de citoyenneté numérique et d’éducation à la citoyenneté sont à la fois une réaction à la croissance exponentielle de l’usage des technologies numériques dans toutes les sphères de la vie quotidienne et une préoccupation collective, tant aux niveaux politique, éducatif et social, envers l’influence de ces nouveaux outils et espaces sur nos modes de fonctionnement et d’agir comme citoyen éthique et démocratique en société. En réaction à cette transformation numérique, accélérée par la pandémie de la COVID-19, l’éducation à la citoyenneté numérique doit adopter une posture épistémologique qui vise à surpasser un positionnement réductionniste trop fréquent concernant le développement de compétences liées au numérique. L’objectif principal de ce numéro thématique est d’examiner le concept de la citoyenneté numérique et de l’éducation à la citoyenneté numérique sous différents angles et points de vue, le tout à travers des rapports d’études et de recherche, et des réflexions à la fois philosophiques et pragmatiques informées par des expériences sur les pratiques adoptées par le personnel enseignant.

La complexité des termes

Les définitions de la citoyenneté numérique sont complexes et diffuses. Durant la dernière décennie, les termes citoyenneté numérique ont été définis de diverses façons (Portail du Conseil de l’Europe, 2019; 2017; Funk et al., 2016; Petit, 2016). Le Portail du Conseil de l’Europe (2019) définit la citoyenneté numérique comme « la capacité de s’engager positivement, de manière critique et compétente dans l’environnement numérique, en s’appuyant sur les compétences d’une communication et d’une création efficaces, pour pratiquer des formes de participation sociale respectueuses des droits de l’homme et de la dignité grâce à l’utilisation responsable de la technologie ». L’UNESCO (2015) décrit la citoyenneté numérique en termes d’accessibilité à l’usage d’équipements technologiques et de développement des compétences reliées à leurs usages. De leur côté, Funk et al. (2016) définissent l’éducation à la citoyenneté numérique comme une « pédagogie qui guide les enseignants et les élèves à penser de façon critique au monde qui les entoure; elle leur donne plus de pouvoir (empowerment) pour agir en tant que citoyens et citoyennes responsables avec des habiletés et une conscience sociale pour s’élever contre l’injustice » (traduction libre, p. 2). Selon le Conseil de l’Europe (2021), « [l]a citoyenneté numérique représente une nouvelle dimension de l’éducation à la citoyenneté, qui vise plus spécifiquement à apprendre aux étudiants à travailler, à vivre et à partager de manière positive dans des environnements numériques » (p. 1). Malgré la complexité des concepts reliés à la citoyenneté numérique et de l’éducation à celle-ci, un fil conducteur vers une orientation commune émerge : celle d’une prise de conscience de la nécessité d’acquérir de nouvelles compétences, des savoir-faire et savoir-agir nécessaires à l’exercice d’une citoyenneté éthique et démocratique au sein d’une société en constante évolution à l’ère numérique.

Problématique

Au moment de la rédaction de ce liminaire pour le numéro thématique La complexité de l’éducation à la citoyenneté numérique : des enjeux sociétaux, éducatifs et politiques, la situation sanitaire causée par la COVID-19 se poursuit à l’échelle mondiale. Les restrictions sanitaires ont entraîné des changements inédits et importants dans l’organisation du travail et de l’enseignement à travers le monde. Selon l’UNESCO (cité dans Nations Unies, 2020), « [plus] de 1,5 milliard d’enfants et de jeunes ont été touchés par les fermetures d’écoles à l’échelle nationale dans 165 pays ». En éducation plus particulièrement, les écoles, les collèges et les universités ayant été fermés au début de la pandémie – et ils le sont encore de manière ponctuelle – les autorités scolaires et universitaires ont dû basculer très rapidement vers l’enseignement en ligne et adopter de nouvelles modalités hybrides. Cette transformation numérique en contexte éducatif entraîne des changements draconiens concernant l’adoption de nouvelles modalités dans la manière d’apprendre, de communiquer, de s’informer, de collaborer et d’occuper l’espace virtuel, ou cyberespace. De nouveaux enjeux à la fois éthiques et sociaux sont aussi engendrés par les avancées du numérique et des intelligences artificielles, et de leur usage par les jeunes dans un cadre éducatif ou à l’extérieur de celui-ci.

La situation actuelle de la pandémie de la COVID-19 révèle aussi de grandes lacunes au sein des systèmes d’éducation à travers le monde en matière d’équité et d’inclusion à l’ère du numérique. Selon l’UNESCO, le transfert de l’enseignement et de l’apprentissage d’un mode en présentiel à un mode à distance à l’aide du numérique, en guise de solution éducative de rechange pour compenser la fermeture des établissements scolaires, « creuse davantage les inégalités en matière d’apprentissage et affecte les enfants et les jeunes vulnérables de façon disproportionnée » (UNESCO, 2020). En outre, la fracture numérique est d’autant plus accentuée pendant la crise de la COVID-19, non seulement en raison des disparités importantes au sujet de l’accès à l’Internet pour le personnel enseignant et les élèves, voire leurs parents, mais également par la capacité d’en faire usage de manière éthique et démocratique. Cette transformation numérique génère ainsi des situations éducatives qui mettent en relief l’importance de développer des compétences reliées à la citoyenneté numérique à la fois chez le personnel enseignant et les élèves. Celles-ci peuvent se décliner autour de trois grands thèmes : le développement du jugement critique chez les jeunes, la sécurité entourant l’usage des plateformes numériques par les jeunes et, enfin, la fracture numérique constatée quant à l’accès aux ressources technologiques, à leurs usages et à la responsabilité collective qu’elle sous-tend.

1 – Le développement du jugement critique en contexte de citoyenneté numérique

Contrairement à leurs parents, les jeunes s’informent et se divertissent en ligne en accédant à des contenus multimodaux qui combinent plusieurs médias (son, texte, vidéo) comme YouTube, Facebook, Twitter ou Instagram, disponibles sur le Web. Ils ont ainsi accès à une quantité phénoménale de données. Mais sont-ils en mesure de gérer l’information de manière critique? De repérer les fausses nouvelles? De déceler la propagande de certains groupes extrémistes? Le pouvoir d’influence qu’exerce notamment la plateforme YouTube va au-delà de l’incitatif à la consommation de produits chez les jeunes : elle oriente et délimite également le choix des contenus à consulter, grâce au pouvoir des algorithmes. Dans son article, la journaliste Kelly Weill (2018) dénonce la façon dont les plateformes comme YouTube ont le pouvoir de devenir des « machines à radicalisation » (traduction libre).

Développer une citoyenneté numérique, c’est être en mesure de faire preuve de jugement critique par rapport à ce qui est lu, vu et entendu. La pensée critique n’est pas innée, elle est une compétence fondamentale inscrite en filigrane de l’acquisition de la citoyenneté numérique. Quels rôles jouent les différents acteurs, tels que les éducateurs, les parents et les CEO (terme anglo-saxon pour chief executive officer – « directeur général ») de plateformes numériques comme Facebook, dans le développement de la citoyenneté numérique chez nos jeunes utilisateurs?

2 – La sécurité dans le cyberespace

Les jeunes sont particulièrement investis dans le cyberespace (Facebook, Snapchat, Instagram, jeux vidéo, etc.), un monde dans lequel ils ont la possibilité de circuler librement et de socialiser avec leurs pairs sans la supervision omniprésente des parents ou du personnel enseignant (Shariff, 2009). Le confinement obligé par la COVID-19 a accentué leur relation avec le numérique. En effet, pendant la période d’isolation physique et sociale, une utilisation exponentielle des jeux en ligne et une connexion accrue à travers les réseaux sociaux de la part des jeunes ont été observées.

De plus, leurs besoins sociaux et affectifs, tels que se retrouver entre amis et socialiser hors du regard des parents et des autres adultes, se voient brimés par les mesures adoptées pour combattre la pandémie. Ainsi, les jeunes se tournent vers les réseaux sociaux afin de se connecter avec leurs pairs. La fermeture des établissements scolaires, le confinement à la maison et les préoccupations économiques et familiales accentuées chez les parents, ainsi que l’aménagement du travail à domicile pour certains d’entre eux, font que les jeunes sont plus que jamais laissés à eux-mêmes dans le cadre de leurs activités dans les espaces virtuels. La sensibilisation à la cybersécurité pendant la pandémie est des plus cruciale, mais malheureusement, une fois de plus, les jeunes sont laissés à eux-mêmes pour affronter les risques et les dangers des réseaux sociaux et autres environnements en ligne. Selon Jenkins et al. (2015), les médias sociaux sont des outils importants de la construction de la culture des jeunes parce qu’ils leur permettent, notamment, de socialiser et de partager.

Récemment, les effets néfastes sur la santé mentale et physique liés à l’utilisation de l’application Instagram sur les jeunes adolescentes font l’objet d’une préoccupation collective et révèlent le besoin d’établir de nouvelles régulations juridiques. Les jeunes sont déjà des utilisateurs et consommateurs avides des réseaux sociaux sans pour autant avoir les connaissances et les compétences nécessaires pour naviguer à travers ceux-ci de manière sécuritaire. La question qui se pose ici est la suivante : comment peut-on protéger les jeunes en ligne et les aider à naviguer à travers le cyberespace de manière sécuritaire afin d’éviter les dérapages portant atteinte à leur bien-être mental et physique?

3 – La fracture technologique et la responsabilité collective

Les dérives observées dans le cyberespace, qu’il s’agisse des conduites inappropriées, de partage non autorisé d’information intime, de la propagation de discours haineux, de cyberintimidation, ou encore de cyberradicalisation, constituent des enjeux sociaux figurant au programme de nombreux gouvernements, parents et éducateurs (Bailey, 2016; Shariff, 2009; 2015).

Bien qu’il s’agisse d’une responsabilité sociale partagée par tous, l’institution éducative, en raison de sa situation particulière entre l’espace privé et l’espace public, est particulièrement interpellée par le développement chez les jeunes des compétences (savoir, savoir-faire, savoir-être) propres à l’exercice d’une citoyenneté numérique. Toutefois, la multiplication des technologies numériques et l’usage qu’en font les jeunes au quotidien, à l’école et hors de l’école, brouillent les délimitations entre ce qui relève de l’espace public et de l’espace privé.

Pour le personnel enseignant, le défi d’accompagner des élèves dans le développement de leur citoyenneté numérique est de taille puisqu’ils ne sont pas nécessairement formés (Corriveau, 2016; Plante, 2016) et que les jeunes connaissent et utilisent les outils numériques d’une manière différente de leurs parents et du personnel enseignant. Ce phénomène met en lumière le décalage générationnel existant au niveau des connaissances et des usages du numérique. Dans cette situation, la question qui se pose est de savoir comment les adultes peuvent soutenir le développement des compétences associées à la citoyenneté numérique des jeunes. Quelles ressources peuvent-ils exploiter? Quelles conceptions de la citoyenneté numérique sont légitimées? Comment promouvoir un développement professionnel adéquat chez le personnel enseignant permettant d’accroître non seulement ses compétences numériques, mais aussi de promouvoir l’adoption de pratiques pédagogiques nécessaires pour une nouvelle ère?

Présentation des articles

Ce numéro thématique de la revue Éducation et francophonie regroupe neuf articles qui abordent la complexité de l’éducation à la citoyenneté. Ceux-ci intègrent des enjeux à la fois sociétaux, éducatifs et politiques discutés à la lumière des trois grands thèmes présentés précédemment : le développement du jugement critique chez les jeunes, la sécurité entourant l’usage des plateformes numériques par ceux-ci et, enfin, la fracture numérique et la responsabilité collective qu’elle sous-tend. Les sujets abordés dans chacun des articles témoignent de l’interconnectivité des différents enjeux énoncés dans les trois thèmes et de la nécessité d’éviter de les examiner en silo. La présentation que nous en faisons est faite non pas en fonction d’un thème spécifique, mais plutôt de manière à rendre compte à la fois de leur complexité et des croisements évidents qui caractérisent le vaste champ de l’éducation à la citoyenneté numérique.

Le numéro thématique commence avec le texte de LeBlanc, Léger et Frieman intitulé La citoyenneté numérique dans un monde interconnecté : recenser et modéliser pour mieux éduquer. Parce qu’il aborde le concept de citoyenneté numérique en exposant brièvement son évolution, le texte introduit bien le lecteur à la thématique du numéro. En effet, en s’appuyant sur une recension d’écrits, les auteurs suggèrent une modélisation du concept de citoyenneté numérique alliant des compétences citoyennes à des compétences numériques.

S’ensuit le texte de Pellerin et Jacquet, intitulé La citoyenneté éthique en contexte d’apprentissage en ligne à l’ère de la COVID-19, lequel présente certains des défis soulevés par le basculement de l’apprentissage en présentiel à l’apprentissage en ligne lors de la pandémie de la COVID-19. S’appuyant sur le partage d’expériences recueillies auprès d' enseignants et d’étudiantes et étudiants en formation, les auteures mettent en exergue la nécessité de développer des savoir-faire et des savoir-agir en tant que citoyenne et citoyen éthique et démocratique dans une société numérique en constante transformation. En guise de conclusion, elles suggèrent des pistes de réflexion pour aider le personnel enseignant à mieux accompagner ses élèves dans le développement d’une citoyenneté éthique et numérique en contexte d’apprentissage en ligne.

Abordant la culture civique, le texte Les cultures civiques au sein d’un organisme associatif à l’épreuve de la COVID-19, signé par André, témoigne d’une recherche ethnographique réalisée auprès de jeunes personnes immigrantes touchées par la pandémie. L’étude rapportée analyse les manières par lesquelles les pratiques et les infrastructures numériques peuvent soutenir une culture civique ou entrer en tension avec celle-ci.

De leur côté, Landry, Giasson et Brin s’intéressent à l’évaluation critique de l’information journalistique dans l’exercice d’une participation citoyenne éclairée à la vie démocratique d’une société. Leur contribution, Bilan d’une première décennie de travaux sur l’intersection de la citoyenneté politique, de la citoyenneté numérique et de la « news literacy » : une recension des écrits publiés entre 2005 et 2017, tente de rendre compte de l’articulation entre les concepts de « littératie médiatique» (news literacy) et de citoyenneté politique et numérique à partir d’un état des connaissances.

Quant à Collin, il signe l’article L’éducation à la citoyenneté numérique : pour quelle(s) finalité(s)? et aborde la citoyenneté numérique sous l’angle de l’éducation, et plus précisément sur les visées de l’éducation à la citoyenneté numérique dans le curriculum scolaire québécois. L’auteur identifie la présence de deux finalités complémentaires qu’il expose bien : les finalités émancipatrices et adaptatives. En outre, il propose des pistes d’intervention pédagogique pour soutenir le développement de ces finalités chez les élèves.

Pour faire suite au texte de Collin, la contribution de Cappellini, Autonomie et citoyenneté numérique : pour une convergence en didactique, aborde la question de la citoyenneté, notamment du point de vue de l’économie de l’attention. De fait, l’auteur y expose un schéma pour l’élaboration de séquences d’éducation à la citoyenneté numérique dans les espaces publics, en prenant appui sur le socioconstructivisme et l’apprentissage expérientiel.

La contribution de Villeneuve et Bisaillon, Cyberharcèlement envers le personnel enseignant du primaire et du secondaire : prévalence, et effets du genre des victimes et de leurs habiletés sur les réseaux sociaux, traite quant à elle du phénomène du cyberharcèlement vécu par le personnel enseignant sur les réseaux sociaux. S’il apparaît que les enseignantes sont plus susceptibles que leurs collègues masculins de subir du cyberharcèlement, la possession de meilleures habiletés technologiques par le personnel enseignant contribue, selon les auteurs, à diminuer les risques associés aux réseaux sociaux.

À l’instar de Villeneuve et Bisaillon, l’usage des réseaux sociaux en éducation retient aussi l’attention de Lightbourn et Caws dans leur article Une analyse sociocritique de l’usage de Twitter pour le développement de compétences socio-interactionnelles et numériques. L’étude rapportée traite des facteurs intervenant sur la participation et l’expérience d’exploitation de Twitter, et met en lumière les différentes postures adoptées par des apprenants utilisateurs de ce réseau social.

Le texte de Naffi, Davidson, Barma, Bernard, Brault, Berger et Gagnon-Tremblay conclut ce numéro avec une réflexion concernant le phénomène de désinformation (les deepfakes) et les dangers qu’il représente pour le fonctionnement démocratique de la société. L’article Pour une éducation aux hypertrucages malveillants et un développement de l’agentivité dans les contextes numériques met en relief l’urgence d’une éducation à la littératie médiatique pour sensibiliser les jeunes aux risques de la désinformation et réitère, comme d’autres textes de ce numéro, l’importance de développer leur capacité d’analyse critique pour qu’ils puissent s’en prémunir et les contrer. Ce texte présente aussi des solutions afin de contrer les deepfakes, incluant le développement d’une agentivité chez nos futures citoyennes et futurs citoyens, afin qu’ils puissent discerner les deepfakes et y réagir de manière proactive. Le texte se conclut avec des pistes de recherche à explorer dans le domaine de la citoyenneté numérique.

Ce numéro thématique contribue à faire avancer le champ complexe de l’éducation à la citoyenneté numérique. Les contributions, riches et convergentes, des différentes auteures et différents auteurs, mettent en évidence de nouveaux enjeux, à la fois éthiques, politiques et sociaux, engendrés par les avancées du numérique et des intelligences artificielles, ainsi que par l’usage qu’en font les jeunes dans le cadre éducatif et à l’extérieur de l’école.

Dans son ensemble, ce numéro aide également à mieux comprendre le rôle d’accélérateur joué par la pandémie de la COVID-19 dans la transformation numérique et les enjeux sensibles qu’elle a contribué à soulever, tout particulièrement en contexte éducationnel. En cette ère numérique, l’importance d’un renouvellement de la formation initiale et continue au numérique est réitérée à travers ce numéro. Qui plus est, les contributions mettent en exergue la nécessité d’accroître la recherche effectuée en langue française en contexte majoritaire et minoritaire canadien, et selon différents paradigmes épistémologiques afin de mieux saisir les enjeux du numérique au sein de nos sociétés diverses. En dernier lieu, l’un des fils conducteurs émergeant de l’ensemble des contributions à ce numéro concerne l’éducation à la citoyenneté numérique. La formation de la nouvelle génération de citoyennes et de citoyens éthiques et démocratiques est incontournable pour vivre et évoluer dans cette nouvelle ère numérique en expansion.