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Les hommes seraient en « crise », en perte de repères, parce que les luttes féministes ont permis aux femmes de prendre une place plus grande dans les sociétés contemporaines. Dans La crise de la masculinité : autopsie d’un mythe tenace, Francis Dupuis-Déri présente le fruit de 15 années de recherches passées à déconstruire le discours de la « crise de la masculinité » – car c’est d’un discours de crise qu’il est question et non d’une crise réelle, souligne d’emblée le professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et chercheur affilié à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). Dans un ouvrage nécessaire et très bien documenté, Dupuis-Déri, allié précieux et de longue date des féministes, analyse les effets pervers de la rhétorique de la crise de la masculinité qui tend à poser les hommes en victimes, à justifier les violences masculines contre les femmes et à faire reculer le processus d’émancipation des femmes au nom des « droits des hommes ». L’objectif est toujours le maintien de la suprématie masculine, le discours de la crise de la masculinité relevant en effet d’une logique suprémaciste (p. 44-45).

Une crise analysée sur le temps long

L’une des grandes forces de l’ouvrage se situe sans doute dans la mise au point historique qui occupe le premier tiers de l’ouvrage. S’il apparaît ambitieux de produire une étude exhaustive – en ce sens où les paragraphes sur l’Antiquité et le Moyen Âge ne paraissent pas nécessaires, révélant par leur traitement rapide cette exhaustivité impossible –, les cas de figure présentés par Dupuis-Déri suffisent à montrer que l’expression d’une prétendue crise de la masculinité n’est absolument pas un fait nouveau, et n’est donc pas le contrecoup des progrès féministes des dernières décennies : dès lors que les femmes refusaient de se comporter selon les normes de genre en cours à leur époque, un discours de crise émergeait. Attachés à une différenciation des sexes et à la hiérarchie (en faveur des hommes) qu’elle suppose, « [les] hommes font des crises quand des femmes refusent le rôle de sexe qui leur est assigné, quand elles transgressent les normes de sexe, quand elles résistent et contestent. Les hommes font des crises, car ils ne supportent pas d’être contredits et contestés » (p. 312). Pour l’auteur, les discours sur la crise des hommes relèvent donc d’une attitude résolument antiféministe, en ce qu’ils cherchent à discréditer les contestations soulevées par les femmes et nécessaires à la marche vers l’égalité (p. 123). Ce premier segment historique lève par conséquent le voile sur le point commun de ces crises supposées, peu importe le lieu et le siècle où celles-ci sont exprimées : à partir du moment où la domination masculine se sent menacée (p. 43), un discours de crise des hommes émerge en réaction à une impression de perte de privilèges.

Ce sentiment de perte de privilèges permet de comprendre l’essor du « mouvement des hommes » à partir des années 60, qui se caractérise par la création d’espaces masculins pour parler et réfléchir sur la condition d’homme. Dupuis-Déri constate rapidement que la non-mixité n’a pas la même valeur pour les groupes d’hommes que pour les groupes de femmes : « malgré les bonnes intentions du début des hommes proféministes, l’initiative de se regrouper entre hommes a ouvert la voie au développement de l’idéologie masculiniste […]. Des dominants qui se regroupent […] ont tendance à partager leurs inquiétudes face aux subalternes et à leurs revendications pour plus de liberté et l’égalité » (p. 131). De façon pernicieuse, les groupes d’hommes sont alors devenus des lieux où des principes chers aux féministes – comme l’égalité ou la justice – ont été récupérés par les masculinistes afin de revendiquer des millions de dollars en fonds publics pour l’ajout ou la bonification de programmes d’intervention auprès des hommes. La rhétorique d’un traitement équivalent à celui des femmes produit un effet miroir dangereux et se traduit par des campagnes agressives de lobbying auprès de l’État[1]. Au-delà de ces demandes, les groupes d’hommes deviennent plus largement des lieux où se développe un ressentiment haineux à l’égard des femmes et des féministes, sous prétexte que les hommes seraient « émasculés et humiliés » par celles-ci.

Les femmes, boucs émissaires du malheur des hommes

Le discours de la crise de la masculinité reprend en effet à son compte la vieille idée biblique de la culpabilité des femmes, dans la mesure où la dynamique de crise – résolument genrée – tend à faire des femmes et des féministes les responsables de tous les problèmes touchant les hommes, y compris des bouleversements socioéconomiques qui, comme le montre Dupuis-Déri, n’ont en réalité que très peu à voir avec elles. Ce discours dépasse en effet les groupes de pères militants – tendance « la plus influente et la plus militante » (p. 171) du mouvement des hommes, particulièrement vocale dans ses accusations à l’égard des femmes – et est également relayé par les hommes blancs en colère (angry white men). Ceux-ci, dont les frustrations sont nourries et légitimées par des politiciens comme Donald Trump, préfèrent ainsi accuser les femmes et la population immigrante des hauts taux de chômage qui règnent et des conditions d’emplois qui se dégradent plutôt que de diriger leur colère contre ceux qui ont orchestré la mondialisation économique et bénéficient de ses retombées : les patrons, les banquiers et les politiciens. Or ce sont bien ces derniers qui sont responsables « des traités de libre-échange et des délocalisations d’entreprises qui en sont la conséquence, des mises à pied massives pour augmenter instantanément la valeur des actions, des crises économiques et financières résultant de jeux spéculatifs avec des fonds amassés à même l’argent de petits contribuables » (p. 200).

Comme le remarque Dupuis-Déri, la mécompréhension des enjeux a pour effet collatéral d’évacuer l’expérience des femmes, qui deviennent tristement des « boucs émissaires », alors qu’elles sont particulièrement, voire davantage, touchées par le capitalisme néolibéral et qu’elles échouent souvent dans des emplois de piètre qualité dont certains ne permettent pas de vivre au-dessus du seuil de pauvreté.

Des faits contradictoires

Les femmes ne sont pas que les boucs émissaires des difficultés économiques actuelles. La thèse masculiniste met aussi en avant que le trop grand pouvoir des femmes et des féministes se trouve à l’origine de quatre maux masculins persistants : les difficultés scolaires des garçons, le suicide des hommes, le sacrifice des pères divorcés ou séparés et la violence conjugale contre les hommes. Dans la dernière section de son ouvrage, Dupuis-Déri déboulonne un à un ces maux et les confronte à des « faits contradictoires », ce qui permet un regard nuancé et critique sur des enjeux complexes que la thèse de la crise tend à simplifier à outrance.

Par exemple, si la thèse masculiniste fait valoir que les garçons sont dorénavant désavantagés à l’école au profit des filles, le politologue, recherches à l’appui, montre que « le racisme et la classe (richesse et pauvreté) sont des variables plus importantes que le sexe pour expliquer les difficultés scolaires » (p. 234). D’ailleurs, des garçons des classes aisées performent en général mieux que les filles dans certaines matières.

Les masculinistes soutiennent également que les femmes poussent les hommes à la mort « parce qu’elles les ont élevés sans leur permettre de jouer à la guerre, ou parce qu’elles mettent fin à la relation de couple, ou parce qu’elles ont exigé et obtenu des lois qui criminalisent la violence domestique » (p. 242). Pour Dupuis-Déri, le discours masculiniste passe volontairement sous silence que les crises économiques et la pauvreté constituent le premier facteur de risque quant au suicide.

Le versement d’une pension alimentaire et la garde des enfants par la mère sont vus par plusieurs masculinistes comme un « viol » de leurs ressources financières et de leurs droits de père. Dans la droite ligne du mouvement des hommes, les promoteurs des droits des pères utilisent stratégiquement le concept d’égalité pour promouvoir l’idée que le système juridique les désavantage en cas de divorce ou de séparation. Or Dupuis-Déri souligne que cette rhétorique dangereuse offre une « illusion » de l’égalité, alors que le but avoué est le plus souvent de pouvoir contrôler ce que fait la mère avec la pension, et ce que fait l’enfant. Le professeur rappelle à juste titre que ce sont plutôt les mères qui subissent davantage de préjudices au moment d’une rupture : elles sont parfois victimes de violence et craignent pour leur sécurité, elles continuent d’effectuer l’essentiel du travail domestique (gratuit!) et elles bénéficient généralement de revenus moins élevés que leur ex-conjoint.

De la même manière que pour les droits des pères, le mouvement des hommes se mobilise aussi sur le front de la violence conjugale. Minimisant les agressions sexuelles commises à l’égard des femmes, la propagande masculiniste affirme que les hommes sont aussi victimes (et de manière symétrique!) de violences (physiques, psychologiques et institutionnelles). À ce titre, Dupuis-Déri fait remarquer que certes les hommes sont les premières victimes de violence physique dans les sociétés contemporaines, y compris de meurtre, mais l’agresseur est presque toujours un autre homme. Selon lui, le discours de la violence alléguée de femmes envers des hommes est motivé d’abord et avant tout par des raisons politiques dont l’objet est de discréditer toute tentative de discuter dans l’espace public de la violence structurelle faite aux femmes.

L’analyse critique et rigoureuse de ces quatre « maux » des hommes permet en outre de saisir comment l’affirmation d’une masculinité traditionnelle semble à la source du discours de crise, et non une solution à une crise réelle (comme le soutiennent ceux qui défendent son existence). Par exemple, Dupuis-Déri souligne que la revalorisation de la masculinité traditionnelle, quoi qu’en disent les masculinistes, est loin d’être une bonne idée pour prévenir le suicide : la littérature scientifique montre qu’en effet les hommes s’enlèvent la vie plus souvent que les femmes non pas parce que les tentatives de suicide sont considérablement plus nombreuses chez les hommes, mais plutôt parce qu’ils ont recours à des moyens plus violents, cohérents avec une conception viriliste du « masculin ».

Dans sa conclusion, Dupuis-Déri remet en cause et réfute les « conceptions dogmatiques » du masculin (et du féminin!) encouragées par le discours de la crise de la masculinité. En faisant du mythe de la supériorité mâle le fondement de l’ordre social, politique, religieux, économique et sexuel, les hommes ont légitimé et opéré l’asservissement des femmes, mais se sont du même coup condamnés à un devoir de virilité, de compétitivité et d’agressivité. Le professeur appelle à rompre avec pareilles assignations d’attitudes et de rôles et à refonder l’identité masculine, dont les normes actuelles constituent un piège pour les deux sexes. Pour en finir avec le patriarcat dominant, il faut inventer de nouvelles masculinités – plus justes et moins violentes, ce qu’ont récemment prôné Ivan Jablonka (2019) et Liz Plank (2021) dans des essais percutants – afin de construire une société égalitaire et respectueuse. Le mouvement « Parle à tes boys » (Ferah 2021), né dans la foulée d’une hausse sans précédent des féminicides au Québec en 2021 et qui somme les hommes d’en finir avec les violences physiques et verbales, est un premier pas en ce sens qu’il faut saluer et encourager.