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Dans son essai, Adrien Rannaud étudie trois romancières des années 30, Jovette-Alice Bernier (1900-1981), Éva Senécal (1905-1988) et Michelle Le Normand (1893-1964), afin de mieux saisir leur place dans l’histoire littéraire du Québec. Il cherche à réévaluer l’importance de ces romancières en étudiant le genre romanesque à l’aune de l’écriture au féminin et de la thématique de l’amour, mais également en intégrant à son étude d’autres formes pratiquées par les autrices (correspondance, journal intime, etc.). Par cette publication, Rannaud comble une lacune importante car, à l’exception de La chair décevante de Jovette Bernier, les autrices et les ouvrages qu’il étudie ont été mis aux oubliettes de l’histoire littéraire. Soulignons que les « classiques » des années 30 (Les demi-civilisés, Trente arpents, Menaud, maître-draveur, etc.), majoritairement écrits par des hommes, sont eux-mêmes peu fréquentés. La « vie littéraire » existe pourtant dans les marges du canon et Rannaud, avec une érudition pointue, en montre la richesse. L’auteur ne prétend pas révéler de chefs-d’oeuvre inconnus, mais il va à la rencontre de textes de qualité tâtonnant vers une modernité encore à faire.

Comment parler d’oeuvres mises à l’écart et d’autrices oubliées à un public d’aujourd’hui? Voilà une question épineuse. Après tout, même le public savant auquel l’ouvrage est d’abord destiné (étudiantes et étudiants, chercheuses et chercheurs, professeures et professeurs) n’aura vraisemblablement pas lu le corpus qu’il explore. Les deux parties du titre de l’essai rendent compte d’une certaine ambivalence de Rannaud sur la façon d’y parvenir.

Femmes et roman au Québec dans les années 1930

Pour bien circonscrire une période donnée, la méthode la plus connue, et dorénavant classique, est celle de la synthèse ou du panorama pratiqué dans les volumes de la Vie littéraireau Québec, où l’étude minutieuse d’un vaste ensemble d’oeuvres, d’acteurs et d’actrices, et de pratiques permet à une équipe de remarquer des phénomènes inédits et de donner une idée de la profondeur et de la vitalité de la vie culturelle d’une époque. Rannaud connaît très bien cette méthode et s’en inspire avec succès. La promesse de la synthèse annoncée dans la seconde partie du titre ne sera cependant que partiellement tenue, car celle-ci se limite pour l’essentiel aux deux premiers chapitres de son essai qui est, comme l’auteur le précise, « [s]tructuré en entonnoir » (p. 27).

En introduction, Rannaud aborde, comme il se doit, l’état des recherches sur la période étudiée et montre les enjeux théoriques et méthodologiques multiples des questions qu’il traite (histoire littéraire, sociocritique, théories féministes, etc.), notamment la question du « genre des genres » étudiée par Christine Planté (2015).

Dans le premier chapitre (« Romancières au temps de la Crise »), Rannaud rattache les trois romancières de son corpus à la décennie pendant laquelle elles publient en esquissant un portrait des conditions générales des années 30 et en étudiant les transformations de la vie littéraire pour les femmes. Il replace de plus les trois autrices de son corpus au sein d’un groupe de sept romancières appartenant à la même génération – Eugénie Chenel (1898-1977), Lucie Clément (1901-?), Laure Berthiaume-Deneault (1910-1971) et Laetitia Filion (1897-1947) – et dont il examine les trajectoires (origine, formation, profession, etc.) et les pratiques combinées. Il montre, à la fin de son chapitre, que l’omniprésence de la thématique de l’amour dans leurs romans masque une pratique générique variée qui va du roman à thèse jusqu’au roman psychologique.

Malgré ses qualités et son intérêt, le premier chapitre prolonge une introduction déjà copieuse. Il faut donc attendre à la page 77 avant d’entrer dans le vif du sujet. L’échantillon de l’auteur me semble problématique du fait qu’il n’ajoute à son trio d’écrivaines que quatre autrices. Pourquoi ne pas avoir étudié la totalité des romancières des années 30 (dont il n’était pas bien loin)? Si l’absence de Marie Le Franc (1879-1964), romancière phare de cette période, dans ce groupe peut s’expliquer par ses origines françaises, celle d’Adrienne Maillet (1885-1963), qui cadre très bien avec les autrices qu’il étudie, se révèle plus difficile à comprendre. Le premier chapitre ne suffit du reste pas à remplir la promesse de la seconde partie du titre de l’ouvrage de Rannaud.

De l’amour et de l’audace

Toutefois, Rannaud fait beaucoup plus que ce que ses titres annoncent. Animée d’une « ambition holistique » (p. 18), l’étude attaque de front le roman d’amour (comme le titre l’indique), le roman psychologique (dont les trois autrices, pour Rannaud, seraient des précurseures) et la « polygraphie » (soit le fait de pratiquer l’écriture sous plusieurs formes), mais aussi la réception des oeuvres, les réseaux littéraires et le mentorat.

Dans le deuxième chapitre, « Jovette-Alice Bernier, écrivaine de “ l’inconvention ” », Rannaud montre ainsi les nombreuses facettes de l’oeuvre de l’autrice de La chair décevante. Il étudie d’abord sa correspondance avec Louis Dantin, critique reconnu de l’époque, alors âgé de 62 ans et habitant à Cambridge. Commençant après que Bernier lui a envoyé, de Sherbrooke, une première lettre le remerciant pour la critique favorable de son recueil de poésie intitulé Comme l’oiseau (1927), la relation épistolaire se développe comme un mentorat à distance. Dantin commente ainsi l’écriture du recueil suivant de Jovette Bernier, Tout n’est pas dit (1928), et en signe la préface. Rannaud montre que le laboratoire d’écriture de la correspondance, à mesure que s’approfondit leur relation, devient pour la jeune femme un lieu de connaissance et d’expression de soi. Elle partage alors son « inconventionnalité » et expose, de plus en plus librement, sa passion naissante pour le critique. Le sentiment de l’amour devient dès lors une thématique dominante par laquelle l’autrice exprime à la fois sa liberté et son caractère rebelle. La correspondance culmine dans l’élaboration du roman La chair décevante dont elle constitue « l’antichambre » (p. 97), voire le moteur. Rannaud étudie ensuite la dissidence dans le roman, tant dans ses thématiques (maternité hors mariage, sexualité féminine, folie) que dans ses aspects formels : fragmentation de l’intrigue et du genre romanesque par le mélange de plusieurs formes d’écriture (correspondance, récit intime, aphorismes) et tendance aux excès du mélodrame. Il accompagne enfin l’autrice dans la dernière partie de sa carrière. Les chapitres 3 et 4, que je ne résumerai pas ici faute de place, suivent les « (in)fortunes d’Éva Senécal » et le « délice et le tourment » de Michelle Le Normand.

Pris isolément, les chapitres consacrés aux romancières intéressent par l’étude fouillée et complète de leur carrière, de leurs oeuvres, de leur conception de l’écriture et de leur réception. Réunies, ces trajectoires permettent de saisir un moment crucial de l’écriture des femmes et de l’accession à la modernité dans le roman qui a échappé à l’histoire littéraire. Rannaud intègre également une réflexion sur les formes et les genres littéraires. Il présente ainsi un portrait nuancé et précis des variations romanesques pratiquées par les autrices en expliquant de surcroît ces choix (notamment du point de vue de l’écriture des femmes) et en montrant leur originalité.

Rannaud développe de plus, pour revenir à ma question initiale, une méthode originale afin de présenter des autrices et des oeuvres oubliées à un public d’aujourd’hui. Il résume à grands traits cette méthode dans son introduction : « La sociopoétique historique proposée dans ce livre puise au travail de Chantal Savoie, tout en y greffant une perspective socio-critique susceptible de rendre compte des articulations complexes entre le texte et son contexte » (p. 19). Dans sa conclusion, Rannaud cite le bel hommage que Jean Le Moyne (1961 : 92-93), rend aux écrivaines des années 30 : « La lecture de livres canadiens recueille ici et là sa récompense : des moments de trouble devant des présences enfin revêtues de leur chair. Comme des soeurs précoces, les femmes devancent leurs frères et bien plus audacieusement qu’eux révèlent l’attente qu’il y a en elles. » À travers le parcours de ces trois écrivaines et de leurs oeuvres, l’ouvrage de Rannaud réussit à animer la vie littéraire québécoise des années 30 et à lui donner chair dans ses paradoxes et sa complexité.