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En raison du développement des technologies numériques[2], les violences exercées contre les femmes ont pris de nouvelles formes qui demandent à être mieux circonscrites et comprises. Si certaines autrices (notamment Sadie Plant (1996)) pensaient à la fin des années 90 que les technologies numériques contribueraient à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes – du fait d’une distanciation corporelle entre ces usagères et usagers et d’une certaine démocratisation dans la prise de parole − et participeraient à accroître l’autonomie des femmes, spécialement en favorisant la circulation des configurations identitaires par la dissociation en ligne des corps (mâle/femelle) et des identités (homme/femme), le bilan de l’usage des technologies numériques sur la vie des femmes reste mitigé. Dans le présent article, nous souhaitons saisir, en nous basant sur une revue récente de la littérature principalement sociologique, les facteurs qui contribuent à ce bilan en demi-teinte. Plus précisément, nous observerons en quoi les technologies numériques contribuent à « renouveler », voire à renforcer, les violences et l’oppression à l’égard des femmes, mais aussi à créer des formes de résistance et de luttes contre ces violences.

Notre revue de la littérature s’appuiera ainsi sur des articles scientifiques, des rapports ministériels, des mémoires et des thèses qui remettent en question les enjeux sociaux et de genre des violences en ligne à l’égard des femmes. Nous prêterons également attention aux écrits décrivant les outils numériques de coercition à la portée d’hommes et de partenaires violents, et aux stratégies numériques d’agentivité adoptées par des femmes victimes de violence[3].

Notre corpus a été constitué à partir d’une recension des écrits référencés de janvier 2000 à avril 2020 sur les principales plateformes numériques d’indexation en sciences sociales : Scopus, Sociological Abstracts, Social Services Abstracts, Revue.org, Érudit, Eric et Google Scholar. Les mots clés – en français et en anglais – employés pour effectuer cette recherche bibliographique ont été les suivants : « Cyberviolence », « Digital Dating Abuse/Abus ». « Online Misogyny/Misogynie », « Cyberharassement/Harcèlement en ligne », « Domestic Violence/Violence conjugale ou domestique », « Intimate Partner Violence/Violence et Relation intime ou Amoureuse », « Body/Corps », « Gender/Genre », « Digital Activism/ Militantisme digital », « Vigilantism/Vigilantisme », « Social Media/Média social ou réseau social ou réseau socionumérique », « Internet », « Techno* » et « Digital Media ». Cette recension nous a permis de sélectionner 318 publications, parmi lesquelles nous en avons retenu 229 pour leur éclairage des usages et des enjeux des technologies numériques au regard des violences perpétuées à l’égard des femmes.

Notre article comprend quatre parties. La première est consacrée à la définition des notions de violence et de cyberviolence contre les femmes. La deuxième porte sur les canaux numériques les plus utilisés par des agresseurs[4] à l’encontre des femmes. Dans la troisième partie, nous examinons la manière dont les technologies numériques contribuent à perpétuer des rapports de domination entre les sexes, notamment en objectivant le corps et la sexualité des femmes. Enfin, la quatrième partie explore les actions générées dans les réseaux socionumériques pour dénoncer les violences sexistes ainsi que soutenir et accompagner des femmes victimes de cyberviolences.

Les violences et les cyberviolences à l’encontre des femmes : de quoi parle-t-on?

En dépit de recherches féministes ayant montré que les violences exercées à l’encontre des femmes, en contexte intime[5] ou non, ne peuvent se comprendre que comme une manifestation d’un problème social et politique (voir, par exemple, Holly Johnson et Myna Dawson (2011), Marilène Lieber et Marta Roca i Escoda (2015) de même que Geneviève Lessard et autres (2015)), les réponses de la justice pénale laissent souvent entendre encore que ces violences résultent de l’exacerbation de désaccords entre personnes en situation de relation conflictuelle (Simons et Morgan 2018). Les médias également préfèrent souvent, en particulier dans le cas de violence entre partenaires intimes, employer l’expression « drame familial » pour mentionner le meurtre commis par un homme à l’encontre de sa conjointe ou de son ex-conjointe ou encore de ses enfants, ou de toutes ces personnes plutôt que de parler de « féminicide », d’« infanticide » ou de « familicide »[6]. Les violences s’appréhendent ainsi comme des actes isolés et épisodiques, ancrés dans des histoires individuelles, conjugales ou familiales, ou les deux à la fois, les excluant de fait de toutes contingences sociales et structurelles (Cullen, O’Brien et Corcoran 2019). Comme toutes les analyses l’indiquent pourtant, les violences à l’égard des femmes ne peuvent faire l’économie d’une compréhension plurielle et collective du problème; elles doivent tenir compte aussi des rôles stéréotypés attribués aux femmes et aux hommes dans les sociétés. Ces violences s’inscrivent en effet toujours dans un contexte patriarcal lié à une organisation sociale soutenant la place de subordination des femmes et le rôle dominant des hommes au sein de la famille et des sphères économique et politique.

Les violences à l’égard des femmes s’inscrivent par ailleurs dans une dynamique cyclique où l’agresseur a recours à une panoplie de stratégies et de moyens pour contrôler et terroriser sa ou ses victimes (Johnson 2009; Johnson et Dawson 2011). En raison de l’avènement des technologies numériques, les violences contre les femmes ont ainsi trouvé de nouvelles formes d’implantation, notamment par les cyberviolences. Celles-ci se définissent comme des actes agressifs, intentionnels, perpétrés par un individu aux moyens de médias numériques (par exemple, le Web, les médias sociaux ou les terminaux mobiles) à l’encontre d’une victime. Les méthodes pour se livrer à ces violences en ligne sont généralement l’envoi de courriels et de messages textes inappropriés à répétition, des appels non désirés sur le téléphone personnel ou professionnel de la victime ou encore la diffusion publique de commentaires ou encore d’images à caractère pornographique ou de photographies intimes, aussi appelées « sextage » ou « sextos » (sexting) ou falsifiées laissés sans le consentement de la victime (pornodivulgation ou revenge porn) sur son « mur » Facebook, celui de ses proches (Langlois et Slane 2017) ou, comme le révèle la récente enquête du New York Times, sur des sites de pornographie en ligne comme Pornhub (Kristof 2020). Ces messages ou photographies, diffusés sur des fils d’actualité ou envoyés à des membres de la famille de la victime ou dans ses réseaux amicaux ou professionnels dans le but de lui nuire en tentant de porter préjudice à sa réputation, peuvent aussi comprendre des vidéoagressions (happy slapping) (Lindsay et autres 2016).

Après avoir précisé le concept de violences en ligne et les vecteurs associés, nous allons aborder maintenant les formes d’abus et d’agressions en ligne dont les femmes sont fréquemment victimes.

Les abus et les agressions en ligne à l’encontre des femmes : de quoi s’agit-il?

L’accessibilité à des médias mobiles socionumériques et leur immédiateté (autrement dit, la possibilité d’interagir instantanément) semblent être un des facteurs qui facilitent la perpétration d’abus et d’agressions en ligne (violence verbale, intimidation à l’encontre des victimes ou de leurs enfants, contrôle de l’entourage, des médias utilisés et des conversations, notamment) (Marganski et Melander 2018). Certaines autrices (par exemple, Kari N. Duerksen et Erica M. Woodin (2019)) affirment ainsi que le fait de ne pas être en présence physique de sa victime favorise l’adoption de comportements désinhibés, notamment en employant un langage offensant ou la formulation de menaces directes concernant l’intégrité de la personne. La dépersonnalisation des échanges sur le Web contribue aussi à créer une distance émotionnelle facilitant la perpétuation de ces cyberviolences. La distance physique que créent les réseaux sociaux entre agresseurs et victimes fait également en sorte que certains cyberagresseurs ne semblent pas toujours réaliser l’ampleur des conséquences de leurs actes (Watkins, Maldonado et Dilillo 2018). Comme le soulignent Duerksen et Woodin (2019), la virtualisation des échanges participe au manque ou à l’absence d’empathie et constitue un prédicteur des violences en ligne.

Le caractère « portable » de la technologie permet par ailleurs à un agresseur d’agir à tout moment, peu importe la distance physique qui le sépare de sa victime (Watkins, Maldonado et Dilillo 2018). Dans ce contexte, les victimes peuvent difficilement contrôler ou anticiper la portée des violences qu’elles subissent, mais aussi être rassurées sur le moment où ces violences en ligne cesseront. La permanence des messages ou des photographies non autorisées permet en effet à un agresseur de diffuser des messages à répétition ou de redistribuer en tout temps des images à un vaste public (Davis, Swan et Gambone 2012). En ce sens, une victime peut rarement se protéger de la diffusion de contenus la concernant, ce qui n’est pas sans conséquence sur sa santé physique et psychologique.

Les technologies numériques peuvent également permettre par l’installation de logiciels espions, ou de géolocalisation, un contrôle permanent des victimes, en particulier lorsque les agresseurs ont un accès relativement facile à leur ordinateur ou à leur téléphone cellulaire en raison de leur relation conjugale, amicale ou professionnelle avec leur victime (Duerksen et Woodin 2019). La géolocalisation des victimes constitue souvent une des graves entraves à la liberté des femmes sous l’emprise d’un partenaire violent, ce que dénoncent tout particulièrement les responsables de maisons d’hébergement de femmes subissant des violences conjugales (Côté 2017). Pour pallier ces menaces de géolocalisation, des formations en ligne sont ainsi proposées, notamment au Québec, aux personnes qui interviennent auprès des femmes et des jeunes à risques d’intimidation et de violences dans le but de les sensibiliser aux dangers et à l’impact de ces nouveaux outils (Relais-Femmes 2018). D’autres formes de violence sont aussi souvent signalées telles que l’usurpation d’identité, le piratage de comptes, la création d’un compte fictif pour espionner les activités en ligne des victimes, les menaces ou la diffamation dans les réseaux sociaux (Facebook, YouTube, Instagram, Snapchat, notamment) et de jeux en ligne, l’isolement numérique, en s’immisçant systématiquement dans les interactions en ligne ou dans les échanges avec l’entourage amical et familial des victimes, ou encore la prise de contact avec la ou le partenaire (potentiellement) intime dans l’optique de saboter la relation (Dragiewicz et autres 2018; Duerksen et Woodin 2019).

À travers l’usage des téléphones mobiles et des réseaux sociaux, les technologies numériques participent de cette manière à de nouvelles formes de violences et de contrôle des victimes, et font aussi que la séparation physique et le temps (durée) d’éloignement par rapport à un agresseur ne peuvent plus être considérés comme des moyens suffisants pour s’en distancier et se sentir en sécurité (Davis, Swan et Gambone 2012).

Selon une enquête menée par Amnesty International (2017), les cyberviolences généreraient ainsi fréquemment chez les victimes, même en l’absence physique de leur agresseur, du stress, de l’anxiété et des crises de panique. Plus de deux femmes sur cinq (41 %) agressées en ligne déclarent par exemple avoir ressenti au moins une fois une attaque à l’égard de leur intégrité physique, notamment par la diffusion de photographies non autorisées de leur intimité corporelle. Ces violences en ligne, qui contribuent également à produire une charge mentale supplémentaire pour les victimes, conduisent certaines femmes à la dépression, à la manifestation de symptômes du syndrome de stress post-traumatique, à la dépendance à l’alcool ou aux drogues pour soulager rapidement leurs angoisses; certaines femmes songeront même au suicide (Bates 2017). Au-delà des conséquences psychologiques, les violences en ligne concourent aussi, en forçant des femmes à quitter les espaces numériques ou à limiter les sujets qu’elles souhaitent discuter publiquement ou de la manière dont elles l’entendent, à les exclure d’espaces pouvant leur apporter des occasions socioéconomiques mais également à mettre à mal l’exercice de leur agentivité (Ging et Siapera 2018). Jane (2018) souligne, par exemple, que les cyberviolences à l’encontre des femmes, en entraînant chez les victimes une incapacité à maintenir une présence suffisante dans les médias numériques, en viennent à entacher leur réputation professionnelle et à diminuer leurs revenus (par la perte de contrats ou d’emplois, par une baisse de leur productivité, par un départ d’emploi « volontaire ») tout autant qu’à les isoler socialement. En réponse à ce contexte d’expression de violences à l’égard des femmes et des enjeux éthicosociopolitiques associés, Dubravka Šimonović, rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes, a déclaré se donner pour mission prioritaire de lutter contre les « violences de genre en ligne » (United Nations Human Rights 2016).

Les diverses modalités répertoriées dans la catégorie de la cyberviolence nous amènent maintenant à remettre en question le rôle que peuvent jouer par rapport à cette catégorie les stéréotypes de genre attribués aux femmes et aux hommes et véhiculés sur le Web.

Le Web et les (re)présentations du corps femmes : des stéréotypes de genre à la cyberviolence?

L’émergence des cyberviolences a conduit des chercheuses à s’interroger sur la manière dont les femmes sont représentées et se présentent dans les médias sociaux (Bergström 2016). Cette (re)présentation des genres sur Internet s’actualise et se consolide à travers les échanges (messages et photographies) entre les internautes (Boyd et Murnen 2017). Elle s’appuie sur une socialisation des genres présente sur le plan des savoir-faire techniques numériques, des modes de mise en scène des internautes, femmes ou hommes, mais aussi des usages et des contenus mis en ligne (Haferkamp et autres 2012).

Les représentations sexuées stéréotypées s’observent aussi en dehors de la présence d’hommes dans les échanges en ligne. Crystal Abidin et Eric C. Thompson (2012) montrent par exemple, à partir d’une étude sur les « microcélébrités » (en particulier les influenceuses) et leurs sites commerciaux, que les échanges entre les « microcélébrités vendeuses » et les consommatrices restent soumis au regard masculin, notamment dans les arguments de vente (« objets pour vous rendre sexy », « booster le désir de votre partenaire », « comment rendre votre partenaire fou de vous »…). La reproduction des attitudes et des rôles de genre se profilent également à travers la manière dont certaines femmes se présentent elles-mêmes (discours et photographies) dans les réseaux socionumériques (« conjointe de… », « mère de… » ou à partir de « photoérotiques ») en renforçant les stéréotypes de genre traditionnels et les représentations sexuées des femmes (Ruckel et Hill 2017). Cela apparaît notamment être le cas des vedettes (stars) d’Instagram, comme Kim Kardashian (205 millions de personnes abonnées), Kylie Jenner (216 millions) ou Ariana Grande (222 millions), qui mettent en scène une féminité hégémonique[7]. Ainsi, selon Camille Nurka (2014), le corps de la femme exhibé, consommé et jugé sur le Web exacerbe les rôles sexués plus souvent qu’il ne les subvertit. Elena Arbatskaya (2019) constate que les réseaux sociaux sont des espaces qui reproduisent le discours patriarcal, notamment à travers le modèle dominateur/dominée qui régit toujours les rapports entre les hommes et les femmes. Pour Michael Salter (2016), les textes ou les photographies sexuellement explicites qui circulent en ligne renforcent aussi les rapports sociaux de sexe, particulièrement en associant le corps féminin public à des fantasmes sexuels masculins ou à la prostituée, et le corps masculin public à la virilité, à la force et à la puissance. Dans une étude réalisée auprès d’étudiantes et d’étudiants à propos des actes sexistes perpétrés sur Internet, Julia Berthaud et Catherine Blaya (2015) observent par ailleurs chez ces jeunes une tendance à ignorer les actes sexistes commis par des hommes et à tenir les filles et les femmes pour responsables des abus de genre en ligne. L’un des enjeux de l’usage des technologies numériques semble ainsi pour les femmes de trouver le moyen d’y exister en dehors des attentes et des représentations patriarcales.

L’objectification sexuelle du corps des femmes sur le Web contribue aussi, selon certaines comme Adrienne Shaw (2015), à la prolifération de violences et d’agressions en ligne. Bien qu’elle soit illégale, la dissémination non consentie sur le Web de photographies intimes souvent à caractère sexuel prend d’ailleurs diverses formes (Aikenhead 2018). On y trouve par exemple, l’upskirting (qui consiste à prendre des photographies sous la jupe des filles) ou la creepshot (photographie des régions anale et génitale, des seins ou des fesses recouvertes ou non de vêtements) captée à l’insu des femmes et diffusées par des hommes (Thompson et Wood 2018). Des images de femmes inconscientes, violées, mises en scène par leur(s) agresseur(s) sont également échangées par messages textes (Heyes 2016). Comme le soulignent Chrissy Thompson et Mark A. Wood (2018), en agissant ainsi, les agresseurs dénient, ignorent et considèrent comme subordonnées l’autonomie, l’agentivité et la subjectivité des femmes, ce qui correspond à une transposition des rapports inégalitaires qui persiste hors ligne. La diffusion de ces images et l’intimidation qui en résulte peuvent aussi causer de sévères traumatismes (peur, exclusion) chez les victimes, jusqu’à les conduire à la mort. Moira Aikenhead (2018) rapporte les cas de deux adolescentes (Rehteah Parsons et Amanda Todd) qui se sont suicidées à la suite du partage non consenti d’images intimes.

Les attitudes, les comportements et les attentes différenciés sur le Web selon le genre s’observent également à travers le niveau de langage et le vocabulaire employés. Généralement, les femmes apparaissent moins agressives dans les échanges en ligne que les hommes, qui se permettent aussi plus souvent d’exprimer directement du mépris à l’encontre des femmes. Selon Sarah Sobieraj (2018), les agresseurs s’appuient sur trois stratégies qui se chevauchent : intimider, faire honte et discréditer pour limiter l’impact des femmes dans les médias numériques, notamment en réduisant leurs interventions et leur présence sur la Toile. Des entretiens menés au Royaume-Uni auprès de féministes sur le thème de la misogynie en ligne ont permis de montrer que l’intention première des agresseurs est de réduire au silence les femmes qui transgressent, selon eux, leur rôle de femmes (Lewis, Rowe et Wiper 2017). L’intervention de ces hommes a pour objet de remettre ces féministes « à leur place » et de circonscrire et de limiter leur espace par le harcèlement et les insultes. C’est à travers ces formes de misogynie et d’agression à l’égard des femmes que les rapports de pouvoir et de domination se rendent particulièrement visibles dans l’espace numérique.

Plusieurs autrices (dont Tarleton Gillespie (2010)) soulignent que les abus en ligne ciblant les femmes sont le symptôme de conditions structurelles plus fondamentales d’inégalité et de discrimination dans le secteur des technologies. L’exclusion des femmes du champ du développement des médias numériques fait qu’elles ont moins de chances de participer à la production et à la consommation de ces outils, de ces plateformes et de ces services, ce qui limite leur vision de cet univers, mais aussi leurs points de vue et la portée de leur voix. Les cultures associées aux nouvelles technologiques et les politiques algorithmiques élaborées par les diverses plateformes numériques jouent en effet un rôle clé dans la production des types d’outils en ligne avec lesquels les usagères communiquent (Shaw 2015). Les politiques des plateformes de partage, comme Instagram ou Facebook, contribuent ainsi à produire certains types de subjectivité associée à la fonctionnalité du corps, notamment celui des femmes régies par des normes patriarcales, en autorisant la diffusion de parties de leur corps sous certaines conditions (on peut y restreindre les photographies de seins allaitants ou ayant subi une mastectomie, alors que les torses nus d’hommes sont autorisés) au détriment d’autres présentations du corps des femmes (seins de femmes non allaitants et non malades notamment) (Olszanowski 2014; Instagram 2018).

Plusieurs travaux autour de l’usage des technologies numériques montrent par ailleurs l’attitude de réserve que les femmes entretiennent envers ces technologies en affichant non seulement une faible confiance dans leurs aptitudes techniques, mais aussi une restriction de leurs usages du Web (voir, par exemple, Margaret Simons et Jenny Morgan (2018)). Les technologies numériques participent ainsi, à travers des usages sexués différenciés du Web, à entretenir des inégalités de genre en s’appuyant principalement sur les représentations corporelles et sexuelles des internautes (Royal 2008).

Si les technologies numériques, en particulier les réseaux sociaux, contribuent au maintien, voire au renforcement des stéréotypes de genre et dans sa foulée à la perpétuation d’abus et de violences à l’égard des femmes, elles entraînent aussi, comme nous allons maintenant l’observer, l’émergence d’opportunités autonomisantes (agentivité).

Le renforcement du digilantisme pour contrer les (cyber)violences contre les femmes?

Internet et les réseaux sociaux sont devenus au cours des dernières années les lieux du « digilantisme », soit du « vigilantisme en ligne », contre les violences à l’égard des femmes. Selon Emma A. Jane (2017), le digilantisme se définit comme « des pratiques légales ou illégales motivées, ou en apparence motivées, par des raisons politiques qui ont pour objectif de punir ou de responsabiliser les autres à l’égard de leurs actes dans un contexte où les solutions institutionnelles sont défaillantes ou perçues comme telles » (notre traduction). Le digilantisme regroupe donc autant les pratiques de piratage informatique (hacking), de divulgation sur Internet des informations sur la vie et l’identité d’une personne dans le but de lui nuire (doxing), de conscientisation que des dénonciations publiques. Selon Daniel Trottier (2017 : 56), la visibilité produite par le digilantisme est non désirée par la cible visée, se révèle intense (le contenu peut être partagé avec une vaste audience en peu de temps) et persistante (il laisse une empreinte sur Internet). Plus précisément, le digilantisme féministe (digilantism feminism) regroupe des stratégies pour rendre visibles sur Internet et dans les réseaux sociaux les violences de genre hors ligne ou en ligne (Jane 2017). Ainsi, sur le Web et dans les réseaux socionumériques, les femmes et les féministes qui nomment, documentent ou dénoncent les comportements sexistes, misogynes et violents, ou en témoignent, font preuve de digilantisme (voir notamment Mark Wood, Evelyn Rose et Chrissy Thompson (2018)). Transposant sur ces plateformes numériques leurs préoccupations et leurs questionnements élaborés hors ligne, elles contestent la reproduction des rapports de genre, de pouvoir et l’occupation de l’espace public par certains groupes dominants. En agissant de la sorte, ces femmes affirment ou se réapproprient leur agentivité, soit leur capacité d’être des agentes actives, autonomes devant la domination masculine (Guilhaumou 2012).

Les pratiques « digilantes » utilisées par les femmes pour agir contre les (cyber)violences sont diverses. Cela peut par exemple prendre l’une ou l’autre des formes suivantes :

  • la diffusion d’une lettre ouverte en ligne pour demander la mise en place d’un tribunal spécialisé sur les violences sexuelles (comme cela a été le cas au Québec), pour dénoncer l’accès limité à l’information de ces victimes, notamment à l’université (Pronovost et Lemay 2021);

  • des publications dans les réseaux socionumériques pour dénoncer la culture du viol (Ricci et Bergeron 2019), pour sensibiliser la population à des actions ciblées (Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale), pour partager de l’information sur les ressources de soutien accessibles (exemples : ligne d’écoute et de soutien, adresses de courriel pour porter plainte ou recevoir des conseils juridiques) ou pour interpeller directement les élus et les élues sur les violences sexuelles, notamment celles qui visent les femmes autochtones (Pilote et Hübner 2019);

  • la création, à la suite de témoignages en ligne, de communautés virtuelles liées désormais sous un même mot-clic (hashtag) pour dénoncer et interpeler les pouvoirs publics et la population sur le harcèlement sexiste de rue, le manspreading (comportement observable chez certains hommes dans les transports en commun, qui s’assoient en écartant les cuisses et en occupant alors plus que la largeur d’un siège) ou encore la mansplaining (contraction entre les termes « man » et « explaining » qui consiste à subir de la part de certains hommes de la condescendance et du paternalisme).

Une autre forme de pratiques digilantes peut consister à rendre visibles dans l’espace public le décompte morbide des féminicides, mais aussi des slogans de soutien à l’égard des femmes. À Montréal, par exemple, le Collectif de collages féministes (@collages_feministes_montreal_) a entrepris de taguer sur les murs de la ville des slogans tels que « Sans oui, c’est non »; « L’amour est sans bleus »; « On te croit » ou encore « Violence conjugale : l’autre pandémie ». Ces mots, capturés par ailleurs en images par des passantes et des militantes sont ensuite partagés avec d’autres dans les réseaux socionumériques. De même, des féministes sont nombreuses à commenter et à analyser sur le Web les détails des procès médiatisés de personnalités publiques accusées de viol ou d’attentat à la pudeur, ou des deux à la fois (Jian Gomeshi, Bill Cosby, Harvey Weinstein, Gilbert Rozon, Éric Salvail, etc.), et à réagir avec joie, stupéfaction ou colère relativement aux jugements rendus. Ces dispositifs numériques permettent ainsi de fédérer des groupes virtuels de victimes et de militantes : ils leur offrent la possibilité de rompre leur isolement, de partager leurs expériences, de s’épauler, de dénoncer les violences et de revendiquer la reconnaissance de leur statut de victimes et leur droit à être considérées comme telles et à être indemnisées.

Les dénonciations des (cyber)violences passent aussi par le témoignage, comme sur le site Web de France Télévision (2015) « Violences conjugales : sortir de l’isolement », sur lequel des femmes racontent leur vécu des violences – passées ou présentes – avec notamment leur (ex)partenaire intimes, ou sur Instagram, comme cela a été le cas, notamment au Québec en juillet 2020 lors de la deuxième vague du #MeToo/MoiAussi (Girard 2020) ou à l’occasion de la dénonciation publique de violence conjugale de l’influenceuse Élizabeth Rioux (1,7 million d’abonnement) à l’encontre de son ex-conjoint (Pineda 2021).

De même, le recours au mot-clic « féminisme » (hashtag feminism), « où les victimes d’inégalités peuvent se retrouver ensemble dans un espace qui reconnaît leur douleur, leur histoire et leur isolement » (Dixon 2014 : 34; traduction libre) est devenu l’un des moyens les plus prisés par les féministes pour faire entendre leurs voix sur ces enjeux. L’émergence des mots-clics #BeenRapedNeverReported/ #AgressionNonDénoncée et #MeToo/MoiAussi, (Clark-Parsons 2019) a facilité aussi la production et la diffusion de millions de témoignages de femmes sur les violences sexuelles. Cette forme de prise de parole pour certaines ou de militantisme pour d’autres, ou des deux à la fois, a été utilisée dans les médias sociaux (Twitter, Instagram) particulièrement pour dénoncer des situations et faire réagir les pouvoirs publics aux enjeux sociaux relatifs à la violence à l’égard des femmes et au féminicide (Arbatskaya 2019). Dans le même temps, et dans la foulée aussi des comportements violents révélés du joueur de football Ray Rice à l’endroit de sa conjointe Janay Palmer[8], plusieurs femmes se sont exprimées sur leurs raisons de rester (#WhyIStayed) avec leur conjoint violent (Cravens, Whiting et Aamar 2015) ou de le quitter (#WhyILeft). Ces témoignages ont permis, outre le fait de déculpabiliser les victimes subissant depuis des années des violences conjugales, de dénoncer le traitement médiatique que subissent fréquemment des victimes lorsque leur agresseur est par ailleurs très médiatisé dans la sphère politique, culturelle ou sportive. Le blâme des victimes et des survivantes est aussi ce qui a donné naissance aux actions de mise en ligne d’autoportraits de femmes survivantes de violences (survivor selfies) pour les dénoncer en montrant sans fard leurs blessures. Ces dévoilements en ligne – à travers des mots ou des photographies, ou les deux en même temps – permettent, entre autres, aux survivantes de nommer et de blâmer leurs agresseurs (calling out), de documenter les violences subies (pièces à conviction), d’obtenir une reconnaissance de leur vécu et du soutien ou encore d’accroître la visibilité de la violence (Wood, Rose et Thompson 2018). En témoignant en ligne, les femmes qui ont vécu ou vivent des violences hors ligne ou en ligne contribuent à en démontrer la perversité.

Les actions qui visent par ailleurs à dénoncer plus précisément les violences sexuelles, comme #AgressionNonDénoncée ou #MeToo, participent de même à la redéfinition des représentations collectives de la victime, des survivantes et des agresseurs (Sobieraj 2018). La stratégie qui consiste à dénoncer un agresseur en le nommant et en invitant l’entourage à intervenir et à se mobiliser pour le « punir » a aussi été utilisée sur diverses plateformes pour dénoncer des insultes d’hommes visant la stigmatisation sexuelle des femmes (slut-shaming) (Jane 2017), ou déclarés coupables d’agressions sexuelles, notamment avec le mot-clic #balancetonporc (Krief 2017) qui s’inscrit, en particulier au Québec, dans des vagues récentes de dénonciation.

Selon plusieurs autrices (dont Chantal Aurousseau, Christine Thoër et Rym Benzaza (2017) ainsi que Emma A. Jane (2017)), les pratiques digilantes procurent aux femmes qui les utilisent un sentiment de contrôle rendu possible par le fait que les réseaux sociaux leur permettent de témoigner de leurs agressions sexuelles en choisissant avec précision les mots pour décrire leurs expériences personnelles, mais aussi le format du témoignage, le moment de sa diffusion et son audience.

Témoigner au sujet des violences en ligne, les dénoncer ou les documenter, par l’entremise des mots-clics, sont finalement des manières qui illustrent la capacité d’agir des femmes sur Internet et dans les réseaux sociaux. À travers le partage de leurs expériences et des affects, ces femmes développent entre elles des liens de solidarité, de sororité, qui contribuent à la formation de communautés intimes dans la sphère publique (Clark-Parsons 2019). Jessalynn Keller, Kaitlynn Mendes et Jessica Ringrose (2018) soulignent ainsi que les manifestations de soutien sur Twitter (commentaires, mentions « J’aime », « Retweets » et messages directs) procurent aux femmes qui témoignent le sentiment d’avoir été entendues, comprises et que leur geste est significatif ou digne d’intérêt. Si certaines sont motivées par l’idée de témoigner ou de soutenir leurs consoeurs, d’autres inscrivent aussi leur action dans une volonté de transformation sociale (Aurousseau, Thoër et Benzaza 2017).

Conclusion

L’omniprésence d’Internet et des réseaux sociaux fait en sorte que les violences à l’égard des femmes se diversifient. Elles prennent aussi des nouvelles formes, en permettant notamment un contrôle virtuel et permanent des (futures) victimes. De par la structuration de leur système et de leur contenu, les technologies numériques participent aussi aux renforcements de rapports de domination. En (re)produisant des images sexistes mais également « autorisées » sous certaines conditions du corps des femmes, les technologies numériques contribuent à renforcer les conditions structurelles d’une domination de genre. Par une mise en scène « autorisée », se référant souvent à des comportements « traditionnels » en rapport avec le patriarcat (mère, épouse, nourricière) ou de mises en scène pornographiques des fonctions et du corps des femmes, les technologies numériques peuvent contribuer à entretenir les stéréotypes de genre et à camoufler les abus perpétrés à l’encontre des femmes, avec des répercussions importantes sur leur santé mentale et leur qualité de vie. En cela, les technologies numériques participent à la reproduction des violences de genre.

Toutefois, au cours des dernières années, les technologies numériques sont devenues également des vecteurs d’agentivité en permettant la diffusion de la parole des femmes et des victimes. Dorénavant, les défis semblent non seulement de faire reconnaître encore et toujours la violence à l’égard des femmes comme une violence de genre, de société, politique, et de dénoncer le rapport structurel qui présente le corps des femmes en tant qu’objet et produit de consommation, mais aussi de combattre les cyberviolences. Pour en faciliter le repérage, et également accompagner les victimes et contrer les attaques des agresseurs, il convient, à l’instar de la campagne de sensibilisation ONU Femmes[9], d’avoir une meilleure connaissance des cyberviolences et des technologies socionumériques pour former de manière appropriée les professionnels et les professionnelles qui accompagnent les victimes (Latourès 2018). Il semble également nécessaire de sensibiliser le personnel professionnel et le personnel enseignant qui travaillent auprès des jeunes de 12 à 18 ans car la cooccurrence des violences hors ligne et en ligne s’observe également chez cette population (Marganski et Melander 2018). Les technologies numériques, notamment les réseaux socionumériques, sont en outre des espaces d’intervention à investir pour les groupes de soutien et les organismes gouvernementaux (Relais-femmes 2018). La pertinence de mettre au point des campagnes pour sensibiliser la population aux cyberviolences par la production de campagnes spécifiques, mais aussi en publiant des informations dans les réseaux socionumériques, n’est plus à prouver. La lutte contre les violences de genre, d’intérêt public, demande l’élaboration de politiques publiques et de réponses institutionnelles : il faudra de plus adapter les codes déontologiques des plateformes numériques pour reconnaître les formes de cyberviolence au même titre que toute autre violence faite aux femmes. Seule la confirmation du rôle structurel des violences et des modalités d’oppression permettra que l’élimination des violences contre les femmes passe d’un voeu pieux à l’une des étapes essentielles pour accélérer l’éradication de cet asservissement.