Corps de l’article

En 2015, le premier ministre Justin Trudeau nomme le premier conseil des ministres paritaire au Canada. Sa phrase « Because it’s 2015! », donnée en réponse à des journalistes qui lui demandaient de justifier son choix de parité, a été grandement médiatisée et reprise dans les médias un peu partout à travers le monde (La Presse canadienne 2015; Franceschet et Thomas 2015). En plus de souligner le côté historique de cette annonce, les médias ont abordé l’enjeu plus large de la place occupée par les femmes en politique (Elkouri 2015) alors que d’autres ont critiqué la logique de quotas derrière cette décision du premier ministre (CBC News 2015).

Cet article, qui porte sur la couverture médiatique des conseils des ministres, vise à répondre à la question suivante : comment l’enjeu paritaire est-il argumenté dans les médias lors de la nomination aux conseils des ministres? Plus précisément, il vise à mettre de l’avant les différentes stratégies argumentatives mobilisées dans les discours médiatiques publiés à la suite de l’annonce de la composition de conseils des ministres au Canada et dans certaines de ses provinces. Trois aspects sont étudiés : 1) l’accueil réservé à la répartition femmes/hommes au conseil des ministres; 2) les différentes positions exprimées à l’égard de la parité et des quotas; 3) les avantages invoqués pour réclamer une plus grande présence des femmes en politique.

L’analyse argumentative du discours (Amossy 2006 et 2018) s’appuie sur un corpus médiatique composé d’articles, de chroniques et de lettres d’opinion (n = 218) parus dans les dix jours suivant l’annonce de la composition de dix conseils des ministres. L’étude poursuit trois objectifs : 1) documenter les discours au sujet de la représentation politique des femmes au Canada; 2) mieux comprendre l’imbrication de l’argumentaire pour et contre les quotas dans celui, plus général, de la représentation des femmes en politique; 3) éclaircir le rôle joué par le contexte dans lequel se positionne chaque discours sur l’argumentaire déployé. L’étude permet de documenter l’argumentaire sur la place des femmes dans les conseils des ministres et en politique de façon générale, tout en permettant de comprendre les stratégies mobilisées pour convaincre la population du bien-fondé de chaque position.

Les femmes et la politique

Les femmes en politique canadienne

La présence d’une proportion égale de femmes et d’hommes au conseil des ministres est généralement désignée par le terme « parité ». Cette notion désigne l’idéal d’égalité qui se traduirait par un équilibre et une égalité dans le partage des pouvoirs entre les femmes et les hommes en plus de référer aux mesures pour assurer son atteinte (Sénac 2013). Les quotas de genre, ou « quotas sexués », renvoient quant à eux à une stratégie qui consiste à réserver un certain nombre de places aux femmes, notamment en ce qui concerne le nombre de candidatures (Tremblay 2015 : 153-155 et 193-197).

Au Canada, l’enjeu de la présence des femmes ne fait l’objet d’aucune loi ou politique (Tremblay 2015) et relève plutôt d’initiatives des partis ou de leur chef. Par ailleurs, le nombre d’élues à la Chambre des communes y dépasse à peine les 29 % (Montpetit 2020). Le Québec, lui, a connu sa première assemblée dans la zone paritaire, soit une proportion d’hommes et de femmes qui se situe entre 40 et 60 %, en 2018, soit plus de 10 ans après que Jean Charest eut nommé le premier conseil des ministres paritaire (Vastel 2007).

Bien que les femmes soient généralement minoritaires au sein des instances démocratiques, différentes études ont démontré que les Canadiennes ont plus de chances d’être nommées au conseil des ministres que leurs homologues masculins, encore plus lors d’un premier mandat (Kerby 2009; Paquin 2010; Tremblay et Andrews 2010). Les portefeuilles qui leur sont confiés sont majoritairement des dossiers socioéconomiques ou socioculturels, dont les responsabilités et mandats peuvent s’avérer importants (Tremblay et Stockemer 2013). Leur bagage est généralement semblable à celui de leurs homologues masculins, que ce soit en matière d’éducation (Tremblay et Andrews 2010) ou d’expérience professionnelle, notamment avec un parcours dans le domaine juridique (Kerby 2009).

Au Canada, les premier(ère)s ministres disposent d’une grande liberté quant à la sélection des personnes qui composent leur cabinet, et aucune loi ne dicte le nombre de femmes qui doivent être nommées au conseil des ministres (Annesley, Beckwith et Franceschet 2019 : 75-81 et 256-257). Tremblay (Tremblay et Andrews 2010) associe la nomination des femmes au conseil des ministres à des quotas fixés par le premier ministre ou la première ministre en place. S’il est vrai que la parité peut relever d’une initiative individuelle des chef(fe)s de parti, elle peut également s’inscrire dans une continuité de démarches au sein des partis politiques qui ont effectué des changements afin d’intégrer davantage de femmes au sein de leurs instances (Franceschet et Thomas 2015).

Dans tous les cas, cette décision revêt cependant une fonction symbolique et s’appuie sur un ensemble de facteurs qui contribuent à donner une allure de représentativité et de légitimité au conseil des ministres (Kerby 2009; O’Brien et autres 2015) en plus d’envoyer « un message symbolique puissant à propos de l’importance que ce groupe revêt pour le gouvernement et pour le milieu politique » (Annesley, Beckwith et Franceschet 2019 : 155; nous traduisons). La représentation des femmes au sein des instances s’avère d’autant plus importante qu’il s’agit d’un lieu important de prise de décision (Franceschet et Thomas 2015; O’Brien et autres 2015).

Ainsi, nous croyons que le discours médiatique sur la place qu’occupent les femmes au conseil des ministres serait susceptible de soulever un ensemble de discussions à propos de l’enjeu de la représentation politique des femmes, telles que la répartition des pouvoirs au sein du conseil des ministres ou les chances plus grandes qu’ont les femmes d’y accéder une fois élues. Nous pensons également que ce discours est empreint d’argumentaires et de prises de position par rapport aux quotas ou aux autres solutions pour atteindre la parité. Ainsi, l’objectif de cette étude est de dresser un portrait de l’argumentaire médiatique au sujet de la parité et de voir s’il porte davantage sur les quotas que s’imposent les chef(fe)s de partis ou sur les enjeux plus généraux de représentation politique des femmes.

La sous-représentation politique des femmes et les quotas

Joni Lovenduski (2005 : 22-25) classe en trois catégories les différents arguments en faveur d’une meilleure représentation politique des femmes : la justice de représentation inhérente à la citoyenneté des femmes, les considérations pragmatiques sur le plan électoral et l’approche différente que les femmes apporteraient à la politique.

Selon elle, ces arguments seraient distincts des arguments pour et contre les quotas de genre, puisqu’il existe différentes façons d’atteindre la parité. Une revue de la littérature[1] a permis de dresser une synthèse des principaux arguments évoqués à propos de cette mesure (voir le tableau 1).

Tableau 1

Synthèse des principaux arguments pour et contre les quotas

Synthèse des principaux arguments pour et contre les quotas

-> Voir la liste des tableaux

La parité au sein des conseils des ministres constitue certes une stratégie visant à assurer une meilleure représentation politique des femmes dans les lieux de pouvoir législatif, mais ne constitue pas forcément un quota. En effet, si certains premiers ministres, dont Justin Trudeau, ont annoncé leur intention de composer un conseil des ministres paritaire avant même de connaître le résultat de l’élection, ce n’est pas le cas de toutes les personnes à l’origine des conseils des ministres paritaires étudiés. Dans le cas de Rachel Notley, notamment, on a même souligné le fait que ses ministres avaient été nommés en raison de leur compétence et non de leur sexe (Markusoff 2015).

Le discours sur la place des femmes en politique dans les médias

L’intérêt médiatique pour la place qu’occupent les femmes en politique serait susceptible d’influencer les chef(fe)s de partis politiques pour qu’ils recrutent davantage de femmes candidates (Raney 2013 : 168-169) ou nomment davantage de femmes au cabinet (Annesley, Beckwith et Franceschet 2019 : 20). À notre connaissance, cependant, peu d’études ont dressé un portrait du discours médiatique au sujet de la parité, au-delà du constat que les médias tendent à souligner leur caractère nouveau (Stockemer et Sundström 2018) et le nombre de femmes qui sont nommées (Escobar-Lemmon et Taylor-Robinson 2009).

Pourtant, les études sur la médiatisation de la cause paritaire en France, depuis ses débuts, en 1990, jusqu’à l’adoption d’une loi, ont permis de mettre en évidence le rôle clé que peuvent jouer les médias. D’une part, ils peuvent informer sur l’évolution de débats au sujet de la parité, plus précisément en ce qui a trait aux relations entre les interventions et les revendications des milieux féministes et politiques, et sur le rôle de l’opinion citoyenne (Julliard 2012 : 17 et 266-267; 2014 : 126-127; Bereni et Lépinard 2003). D’autre part, Rainbow Murray (2012) note que « [l]es mobilisations populaires en faveur de la représentation des femmes […], si elles sont facilitées par une presse favorable, créeraient les conditions idéales pour rallier le support du public à l’égard des quotas et insufflerait une pression d’agir sur les personnes politiques » (2012 : 736; notre traduction).

En ce sens, l’étude du discours et de l’argumentaire à propos des conseils des ministres paritaires dans les médias non seulement permet de documenter les arguments utilisés par les différentes parties, mais sert également à appréhender la façon dont les différents arguments, mobilisés en contexte, peuvent contribuer à orienter le débat en vue de convaincre la population.

Le discours argumentatif

Selon Ruth Amossy (2006 : 37), l’argumentation comprend « les moyens verbaux qu’une instance de locution met en oeuvre pour agir sur ses allocutaires en tentant de les faire adhérer à une thèse, de modifier ou de renforcer les représentations et les opinions qu’elle leur prête, ou simplement de susciter leur réflexion sur un problème donné ».

Elle distingue deux types de discours, à portée argumentative distincte : les discours à dimension argumentative et les discours à visée argumentative. Selon Christian Plantin (1996), la dimension argumentative serait présente dans tous les textes « même quand il n’y a pas de projet avoué ni de stratégies immédiatement perceptibles » (Plantin 1996 : 33). La visée argumentative, présente seulement dans un certain nombre de discours, constitue quant à elle une « entreprise de persuasion soutenue par une intention consciente et offrant des stratégies programmées à cet effet » (Amossy 2006 : 33).

L’avantage de cette approche repose sur l’étude d’une plus grande variété d’éléments discursifs présents dans le discours médiatique susceptibles de contribuer à l’argumentation (Amossy 2018). Les articles – censés exprimer une position de neutralité journalistique – et les textes d’opinion, tels que des éditoriaux ou des chroniques, s’avèrent donc tous susceptibles de contenir des éléments de nature argumentative, qu’ils relèvent de tentatives claires de persuasion ou d’éléments discursifs qui pourraient orienter les conceptions et les opinions à l’égard de la parité au conseil des ministres.

Corpus et méthodologie

Notre corpus est constitué de textes parus dans des médias écrits dans les 10 jours suivant l’annonce de la composition du conseil des ministres. Parmi les dix conseils des ministres ciblés, sept sont paritaires ou dans la « zone de parité » (Charest, Québec, 2007 et 2008; Notley, Alberta, 2015; Trudeau, Canada, 2015; Horgan, Colombie-Britannique, 2017; Legault, Québec, 2018; Trudeau, Canada, 2019) et trois sont non paritaires (Marois, Québec, 2012; Couillard, Québec, 2014; Kenney, Alberta, 2019). La combinaison de conseils des ministres paritaires et non paritaires a permis de voir de quelle façon les médias traitaient de la parité au conseil des ministres dans une variété de contextes : qu’elle ait été mise de l’avant par la première ministre ou le premier ministre ou qu’elle ait été occultée par les chef(fe)s de partis.

Les documents ont été recueillis à partir des moteurs de recherche Eureka et Canadian Major Dailies[2]. Une recherche par mots-clés généraux sur les conseils des ministres[3] a permis de collecter un large éventail de textes (+ de 800) traitant de la composition du conseil des ministres et des différents enjeux qui attendaient le nouveau gouvernement. Nous avons ensuite sélectionné uniquement ceux qui abordaient explicitement la présence des femmes au sein du conseil des ministres ou la répartition femmes/hommes au sein de celui-ci. Ce choix s’explique par la volonté d’appréhender le discours sur cet enjeu à travers la diversité des formulations employées pour le désigner (parité, quotas, 13 hommes, 13 femmes, gender balanced, gender equal, etc.). Ainsi, 218 textes, essentiellement des articles et des chroniques (79,82 %), mais aussi des lettres d’opinion, ont été recueillis pour l’analyse.

Le discours médiatique a été analysé selon une méthodologie mixte. L’analyse quantitative repose sur le nombre d’unités discursives dans chaque positionnement argumentatif, en fonction de la dimension argumentative et de la visée argumentative du discours (Amossy 2006 : 33-39). L’analyse qualitative du contenu (Dérèze 2009 : 161-187) a ensuite été réalisée en vue d’approfondir la compréhension des éléments mis de l’avant pour appuyer chaque position argumentative.

Dimension argumentative

Pour l’étude de la dimension argumentative, toutes les unités discursives qui contribuaient à qualifier la proportion de femmes et d’hommes nommé(e)s ont été recueillies puisqu’elles contribuent à influencer la perception et les attitudes (Amossy 2018). Elles ont été classées selon leur positionnement : positif, négatif ou neutre. La classification repose sur un ensemble d’images collectives à partir desquelles les décisions politiques sont qualifiées positivement ou négativement. Ainsi, la mention de « première » ou d’avoir respecté une « promesse » a été considérée comme un élément à connotation positive. À l’inverse, une association qui présente des traits négatifs, tels que la rigidité ou une façade, a été codée comme une unité dont le ton était négatif. Les éléments du type « reste à voir si… » ou « le sujet est loin d’être neuf », ont pour leur part été regroupés comme des unités neutres.

Visée argumentative

L’étude de la visée argumentative, qui suppose un projet de persuasion clair reposant sur des stratégies argumentatives classiques (Amossy 2018), s’est effectuée selon l’analyse de la séquence argumentative, soit l’unité de base de l’analyse argumentative selon Marianne Doury (2016). Celle-ci comprend « (au moins) un énoncé-argument et […] (au moins) un énoncé-conclusion, le passage de l’un à l’autre s’appuyant sur une loi de passage » (2016 : 29). À titre d’exemple, les deux énoncés « l’adoption de la parité est une chose souhaitable » et « l’égalité est une valeur importante dans notre société » n’acquièrent leur fonction argumentative que s’ils sont placés en relation : « l’adoption de la parité est une chose souhaitable puisque l’égalité est une valeur importante dans notre société ».

Les séquences argumentatives ont d’abord été analysées de façon quantitative, selon la position à l’égard de la parité et des quotas qu’elles contribuaient à défendre. Les positions défendues pouvaient être de quatre types : 1) position favorable à la parité telle que concrétisée dans le contexte ou à la parité et à ses mesures de mise en application de façon générale; 2) position favorable nuancée, c’est-à-dire favorable à la parité de façon générale, mais pas entièrement satisfaite par la parité proposée dans le conseil des ministres; 3) position contre la parité et ses mesures de mise en application de façon globale, ou contre la parité mise en application dans l’un des trois cas étudiés sans proposer de mesures de remplacement ou de pistes de solution; 4) position contre la parité sous certaines formes qui propose des pistes de solution ou des mesures de remplacement. Ces catégories, mutuellement exclusives, ont été établies de manière inductive, au fil d’un processus itératif, composé d’une série d’allers-retours entre les données et les catégories d’analyse (Allard-Poesi 2003 : 245-255) avant d’être utilisées pour coder l’ensemble des séquences argumentatives recensées.

Résultats et analyse – Une couverture généralement favorable

Des disparités dans le nombre de documents recueillis d’un conseil des ministres à l’autre rendent plus difficile la comparaison quantitative entre tous les cas. Les résultats suivants font donc l’objet d’une analyse globale, à l’exception des cas Charest 2007 et Trudeau 2015, pour lesquels le nombre de documents plus élevé permet des comparaisons plus nuancées. Globalement, il est intéressant de noter que, bien que le corpus soit composé d’une bonne proportion d’articles journalistiques (38,1 %), la couverture médiatique n’est pas pour autant neutre et objective à l’égard de l’enjeu paritaire. L’étude de la dimension argumentative et celle de la visée argumentative des discours révèlent toutes deux une tendance à dépeindre favorablement l’enjeu.

La dimension argumentative : entre première innovante et rigidité

Le tableau suivant présente la répartition des unités discursives à dimension argumentative selon le positionnement adopté.

Tableau 2

Positionnement des unités discursives à dimension argumentative (%)

Positionnement des unités discursives à dimension argumentative (%)

-> Voir la liste des tableaux

Dans l’ensemble, le positionnement est majoritairement positif (80,4 %). Il est toutefois intéressant de constater que cette proportion est plus importante dans le cas du premier cabinet paritaire de Jean Charest (97,3 %), premier conseil des ministres paritaire au Canada. Cette nouveauté est mise de l’avant, en plus d’être perçue comme le signe d’une nouvelle ère pour les femmes en politique : « La parité entre hommes et femmes est un exploit, une première en Amérique du Nord, qui mettra de la pression sur les autres gouvernements du Canada, le fédéral en particulier » (Vastel 2007).

L’annonce s’avère particulièrement bien reçue par la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et le Conseil du statut de la femme, chez lesquels l’optimisme est bien présent. Les porte-paroles n’hésitent pas à exprimer leurs émotions lorsqu’elles s’expriment au sujet de la composition du conseil des ministres, comme l’illustrent les propos rapportés de la présidente de la FFQ, Michèle Asselin : « “ C’est impressionnant! ” […] “ C’est une page de notre histoire qu’il faut souligner. Maintenant, on ne peut plus reculer ”, a-t-elle ajouté, soulignant à quel point la FFQ est “ heureuse ” » (Lévesque, Le Devoir, 2007).

Le côté historique figure également au chapitre des éléments positifs utilisés dans les textes parus peu après l’annonce de la composition du premier conseil des ministres de Justin Trudeau, mais c’est sa réponse « Because it’s 2015! » qui retient l’attention. Reprise par plusieurs, elle associe la parité au sein du conseil des ministres à une évidence, un signe de modernité. Tabatha Southey, chroniqueuse au Globe and Mail, recourt même au sarcasme pour l’illustrer (2015) : « Gender parity in cabinet can strike at any time – well, any time that is not psychologically stuck in the 1950s – and, when something like this happens, the likelihood that it will happen again increases ».

Contrairement aux attentes exprimées dans les médias, les conseils des ministres québécois subséquents n’ont pas tous été paritaires. Cela n’a pas empêché les gens de critiquer l’absence de parité au sein du conseil des ministres de Philippe Couillard, à qui on a reproché d’être à l’origine du « retour en force du “ boys club ” au Conseil des ministres » (Elkouri, La Presse, 2014). Au-delà de la faible présence des femmes, la concentration des portefeuilles importants entre les mains des hommes a suscité de vives réactions : « Surtout, les “ vraies affaires ”, qui justifiaient selon lui l’élection d’un gouvernement libéral, ont été réservées aux hommes. Ce cabinet est clairement une affaire de gars » (David, Le Devoir, 2014). Les unités discursives au ton négatif à l’égard de la parité et des quotas (14,7 % des unités) s’articulent quant à elles autour de deux axes principaux : le faux symbole d’égalité inhérent à la parité et la rigidité, qui sous-tendent tous deux les quotas que s’imposent les premiers ministres. On n’hésitera pas à parler de mesure « cosmétique » (Trudeau, Le Journal de Montréal, 2018) et de « culte de la diversité » (Bock-Côté, Le Journal de Montréal, 2015), ou à féliciter Pauline Marois, qui « n’a, par ailleurs, pas succombé à l’obsession de la parité hommes/femmes » (Samson, Le Journal de Montréal, 2012). Elles sont plus présentes dans le cas du premier cabinet de Justin Trudeau (17,6 %), que l’on associe à une « carte postale » (Bock-Côté, Le Journal de Montréal, 2015) qui mise uniquement sur l’apparence d’égalité. Certains vont même jusqu’à accuser l’équipe libérale fédérale de chercher à fausser la perception de la population : « Mr. Trudeau and his team are masters of symbol manipulation » (Wente, The Globe and Mail, 2015). Ainsi, bien que la couverture médiatique soit majoritairement élogieuse à l’égard des premiers ministres qui choisissent de nommer des conseils des ministres paritaires, elle traduit également un certain nombre de critiques plus sévères à l’endroit de la parité en l’associant à de fausses apparences.

Visée argumentative – Transformations des discours et des stratégies

L’étude des stratégies de persuasion déployées à travers les arguments révèle une tendance plus nuancée, quoique toujours plutôt favorable à une plus grande présence des femmes au conseil des ministres (voir le tableau 3).

Tableau 3

Positions exprimées dans les arguments (%)

Positions exprimées dans les arguments (%)

-> Voir la liste des tableaux

Dans l’ensemble, les arguments invoqués sont généralement favorables à la parité (46,5 %). Tout comme c’est le cas dans les énoncés à dimension argumentative, les arguments sont particulièrement favorables lors de l’annonce du cabinet Jean Charest en 2007, où 72,2 % des arguments expriment une position favorable.

Une réaction d’abord positive et optimiste

Plusieurs arguments sont mobilisés pour justifier le bien-fondé d’une représentation égalitaire au sein du conseil des ministres, notamment par la mise de l’avant des valeurs d’égalité inhérentes à la parité et, dans le cas du cabinet Charest, par l’insistance sur la compétence des femmes nommées :

Si la valeur d’égalité devient ainsi incontournable, selon [Christiane Pelchat], ce sont les postes névralgiques qui sont confiés aux femmes qui démontrent l’ampleur du geste. Retour d’une vice-première ministre avec Nathalie Normandeau; Monique Jérôme-Forget aux Finances et au Trésor; Michelle Courchesne à l’Éducation et à la Famille; Line Beauchamp à l’Environnement, en sont quelques exemples.

Beauchemin, La Presse, 2007

Les arguments favorables démontrent d’emblée une préoccupation à l’égard de la répartition des pouvoirs entre les femmes et les hommes puisque les femmes ont été traditionnellement campées dans des rôles ministériels qui leur attribuaient moins de pouvoir (Trimble, Arscott et Tremblay 2013 : 301-304).

Les justifications en faveur d’une plus grande présence des femmes en politique n’échappent pas non plus à une certaine forme d’essentialisation de la contribution politique des femmes, comme l’illustrent les propos de la chroniqueuse Lise Payette dans Le Journal de Montréal, qui a recourt à son expérience en politique pour justifier ses propos (2007) :

Il [Jean Charest] ne le dira pas, mais il sait bien que les femmes travaillent plus et mieux que les hommes en politique. Moi je peux le dire parce que j’ai été à même de voir des hommes bâcler des dossiers très souvent en s’enflant l’ego dans les mêmes proportions. Les femmes sont plus exigeantes avec elles-mêmes.

La difficulté d’argumenter sur les avantages d’une plus grande présence des femmes sans entrer dans les comparaisons entre leurs méthodes de travail et celles des hommes n’est pas propre au Québec. L’étude du discours revendiquant la parité en France a révélé les difficultés d’exiger une plus grande présence des femmes en politique sans camper le rôle des femmes politiques (et des hommes politiques, par le fait même) dans une perspective essentialiste et hétérocentrée (Scott 2005).

La préoccupation selon laquelle l’égalité du nombre ou des « places » doit également s’accompagner d’une égalité de « pouvoir » et, ainsi, s’appuyer sur un partage des responsabilités (Sénac 2013) perdure dans les autres conseils des ministres. Toutefois, la personnalisation qui prévaut en soulignant les postes importants confiés aux femmes et leurs compétences pour relever de telles fonctions laissera place à des arguments plus généraux dans lesquels on réfute l’idée selon laquelle compétence et quotas ne vont pas de pair.

Des changements de stratégies argumentatives

Un changement important s’observe dans la couverture médiatique des cabinets subséquents. Alors que la proportion de contre-arguments augmente, les stratégies argumentatives déployées par les personnes qui adoptent une position favorable ou favorable nuancée se modifient également, ce qui donne lieu à un argumentaire plus rationnel. Arguments d’autorité, cadrage sur les obstacles systémiques vécus par les femmes qui souhaitent se lancer en politique ou sur les solutions qui permettraient d’assurer une meilleure représentation politique des femmes dans toutes les sphères politiques, et pas seulement au conseil des ministres, figurent parmi les stratégies argumentatives déployées.

L’extrait suivant illustre une position favorable nuancée dans laquelle on cherche à présenter positivement la mesure durable de parité que l’on souhaite voir instaurer :

En quoi consiste donc la parité? Il s’agit de s’assurer au sein d’une instance décisionnelle que les hommes et les femmes [sont] représentés correctement. […] Pour y arriver, il faut d’abord reconnaître que nous avons un problème de discrimination systémique en politique et prendre les grands moyens pour s’y attaquer.

Elkouri 2015

Ce genre de stratégie est cohérent avec les constats des recherches de Drude Dahlerup et de Lenita Freidenvall (2005), qui ont démontré que la mise en place de quotas ne suffit pas à augmenter le nombre de femmes au sein des parlements. Elles soulignent également l’importance d’accompagner les législations entourant les quotas de sanctions et de règles en cas de non-respect, pour que les quotas ne soient pas qu’un « geste purement symbolique » (2005 : 37; nous traduisons).

L’organisation du « discours contre »

Les arguments défavorables à la parité, moins présents dans les discours portant sur le premier cabinet Charest (11,1 %), vont plus que tripler lors de la couverture des cabinets subséquents (42,8 % pour la moyenne des neuf autres cabinets). La composition d’un conseil des ministres non paritaire par la première femme première ministre du Québec a d’ailleurs servi de prétexte pour aborder l’idée selon laquelle les femmes nommées dans un conseil où prévalent des quotas ne le seraient que par mesure de favoritisme :

Au moins, on sait que celles qui se retrouveront autour de la table ministérielle, loin d’être des femmes-potiches ou des femmes-alibis, ont été choisies pour leur compétence et leurs états de service. Il fallait une femme pour refuser de sacrifier le mérite au concept vide de la parité, un concept qui ne sert qu’à jeter de la poudre aux yeux des gogos.

Gagnon, La Presse, 2012

Le contre-argument de la compétence est fréquemment utilisé. D’une part, la résistance à l’égard des quotas est justifiée en raison de l’importance occupée par la politique dans la vie de la population canadienne : « When a thing really matters to us, like, say, a hockey team, we tend to resist the imposition of quotas, insisting on merit as the sole criterion » (Coyne, Calgary Herald, 2015). D’autre part, l’argument d’égalité évoqué par les personnes favorables à la parité est mobilisé en faveur des hommes :

[…] Par définition, quand on décide à l’avance, et de manière arbitraire qu’il faut telle proportion d’hommes et telle proportion de femmes au cabinet, on décide consciemment de laisser de côté plusieurs candidats compétents parce qu’ils ont le mauvais sexe. C’est une forme de sexisme inversé.

Bock-Côté, Le Journal de Montréal, 2015

Ce type d’arguments contre les quotas est particulièrement mobilisé dans le cas du cabinet de Justin Trudeau (2015), à qui on reproche d’avoir été lui-même à l’origine de la vague de critiques au sujet de la compétence : « It’s just a shame that Trudeau diminished it by predetermining the outcome rather than portraying it as the natural result of the talented people available to him in his abundant caucus » (Sutcliffe, The National Post, 2015).

L’expression de positions défavorables s’articule ainsi principalement autour de la notion de quotas. Dans quelques cas, cependant, de telles séquences argumentatives soulèvent des questions à l’égard des critères à partir desquels les personnes élues peuvent réaliser un meilleur travail de représentation politique.

L’adoption de positions nuancées

De tels propos sont également évoqués par des individus qui défendent une position défavorable nuancée, mais qui font preuve d’une certaine sensibilité à l’égard du vécu différencié des femmes politiques en raison des obstacles systémiques. La citation suivante, parue après l’annonce du cabinet de Philippe Couillard, illustre bien ce phénomène : « Vrai, on ne nomme pas des femmes juste parce qu’elles sont… des femmes. Mais entre des incompétents hommes et des inconnues femmes, on a eu encore une fois la preuve hier que ce sont les premiers qui l’emportent le plus souvent » (Marissal La Presse, 2014).

L’expression de cette position ne signifie pas forcément que les personnes qui les proposent sont contre une présence accrue des femmes en politique. Dans l’extrait suivant, l’auteur met en question les effets d’un plus grand nombre de femmes dans la sphère politique sur l’atteinte de plus d’égalité pour l’ensemble des femmes :

[…] If it were axiomatic that gender informs policy, then former premier Christy Clark would likely have brought in universal child care and enhanced spending on education. She opposed both. What will likely prove more important for women than Horgan’s gender-balanced cabinet is his promise that every ministry’s spending will be put through a gender lens.

Bramham, The Vancouver Sun, 2017

Ces propos font écho au concept de représentation substantive (Pitkin 1967), qui se mesure à partir des réalisations des personnes élues à l’égard de certains groupes – par la mise de l’avant de politiques ou une considération pour leur réalité dans la prise de décisions – plutôt que sur leur genre ou leur sexe.

En résumé, l’étude des séquences argumentatives révèle elle aussi une couverture médiatique généralement positive de la parité au sein des conseils des ministres, mais le débat se transforme au cours de la période étudiée.

Discussion et conclusion

L’analyse de la couverture médiatique des conseils des ministres permet de mieux comprendre les stratégies argumentatives mobilisées à propos de la parité en territoire canadien depuis un peu plus d’une dizaine d’années. Des questionnements plus larges sont soulevés dans les discours sur la composition des conseils des ministres, le contexte dans lequel l’annonce a été faite par les chef(fe)s d’état influençant en partie les arguments évoqués, qui se transforment au fil du temps.

Les conseils des ministres et la représentation politique

Les discours médiatiques publiés après l’annonce de la composition des conseils des ministres sont le théâtre d’expressions de positions au sujet du choix des personnes nommées au cabinet, de la proportion d’hommes et de femmes qui composent le conseil des ministres ainsi que d’enjeux plus larges tels que les quotas de genre en politique, la sous-représentation politique et les caractéristiques d’une bonne représentation politique. D’un côté, le nombre de femmes nommées au sein du conseil des ministres est utilisé comme prétexte pour présenter des mesures plus durables. D’autre côté, on remet en question les structures de représentation et les impacts des caractéristiques individuelles des personnes élues sur les décisions qui sont prises.

Les résultats révèlent donc un enchevêtrement des arguments fréquemment invoqués en faveur d’une meilleure représentation politique des femmes (Lovenduski 2005 : 22-25 et 94-98), de même que des différentes positions à l’égard des quotas (entre autres, Bacchi 2006 : 33-37; Tremblay 2015 : 215-216). Ils traduisent également un dilemme entre les différentes formes de représentation politique et les critères d’une représentation politique adéquate, tel que le soulevait Hannah F. Pitkin (1967). Alors que certaines études ont avancé qu’il valait mieux élire des hommes féministes que des femmes qui ne le sont pas (Tremblay 2005 : 200-202), la position généralement défendue en faveur de la parité va plutôt dans le sens d’une représentation descriptive comme une façon d’augmenter les chances de représenter les intérêts d’un plus grand nombre de femmes.

Une affaire de contexte politique et médiatique

Tous les médias ne traitent pas forcément des femmes ministres de la même façon. Plusieurs des citations associées à des arguments contre la parité et les quotas proviennent de chroniques parues dans des journaux dont le positionnement idéologique en ce qui concerne les enjeux sociaux est situé plus à droite, tels que le Journal de Montréal et le National Post (Thibault et autres 2020). À l’inverse, cependant, la couverture favorable ne se retrouve pas que dans les journaux associés à un échiquier politique plus à gauche. Des journaux qualifiés de généralement neutres sur le plan des enjeux sociaux, tels que le Globe and Mail et La Presse, sont à l’origine d’un argumentaire généralement favorable. Ce constat, perceptible en raison du traitement majoritairement positif dont bénéficie l’enjeu paritaire dans l’ensemble du corpus, incite donc à croire que la plupart des médias analysés dans le cadre de cette étude déploient un argumentaire favorable au partage du pouvoir exécutif en politique entre les femmes et les hommes.

La couverture médiatique semble également influencée par le contexte de nomination de chaque conseil des ministres. Grande première au Canada, la nomination du cabinet de Jean Charest en 2007 apparaît comme une victoire résultant de plusieurs années de mobilisations féministes pour que les femmes puissent investir les lieux de pouvoir – et non spécifiquement d’une victoire de la parité – et laisse ainsi présager de nouveaux gains pour les femmes dans un avenir rapproché. Les remises en question des femmes nommées qui ont suivi l’annonce du premier cabinet Trudeau ne sont pas propres au Canada. Toutefois, la personnalisation de Justin Trudeau, à la fois par les médias et par son équipe par le biais des médias sociaux – phénomène ayant débuté bien avant son élection (Lalancette et Raynauld 2017) – et l’annonce en grande pompe peuvent avoir contribué à alimenter les critiques à l’égard d’une annonce superficielle. Finalement, l’étude des conseils des ministres non paritaires, en particulier celui de Philippe Couillard, a permis d’illustrer la cohabitation d’une opposition à l’égard des quotas et d’une certaine compréhension des enjeux systémiques qui freinent l’entrée des femmes dans la sphère politique.

Cependant, un certain nombre d’éléments contextuels, qui relèvent du processus décisionnel des premières ministres et des premiers ministres, échappent à l’étude de la couverture médiatique. À titre d’exemple, la composition d’un conseil des ministres paritaire par Justin Trudeau en 2015 constituait-elle une façon de se démarquer de son prédécesseur? La parité a-t-elle été utilisée comme stratégie par Jean Charest pour tenter d’insuffler un vent de changement après l’élection de son gouvernement minoritaire? La nomination de femmes au sein de postes clés (finances) et de la première femme noire pourrait suggérer de tels éléments. Le programme néolibéral de Philippe Couillard a-t-il pu influencer la décision de réserver les postes clés à des hommes? La réalisation d’entretiens auprès de conseillères et conseillers politiques pourrait éclairer les choix de personnes appelées à siéger comme ministres.

La transformation des stratégies argumentatives

La constitution d’un corpus sur une période de plus de 10 ans a permis d’étudier l’évolution de l’argumentaire déployé, à la fois dans les stratégies argumentatives mobilisées par les personnes en faveur de la parité et dans l’organisation du « discours contre ».

Au vu de ces changements, il apparaît pertinent de dresser un parallèle avec les constats réalisés par Virginie Julliard dans son étude sur la parité en France (2012 : 21-23). La parité a été proposée comme une solution à un problème public, soit celui de la sous-représentation des femmes en politique. Selon la définition proposée par Louis Quéré (2001), un problème public est un problème social qui « est thématisé, c’est-à-dire qu’il est publiquement configuré d’un certain point de vue, que cette thématisation fait l’objet d’un débat dans des arènes publiques et qu’une action publique entreprend de résoudre ce problème » (2001 : 10).

L’annonce du cabinet paritaire de Jean Charest, qui survient à un moment où l’enjeu de la représentation politique des femmes est moins présent dans l’espace public, aurait contribué à poser les premières thématisations du problème autour des valeurs d’égalité. L’expression plus importante de positions défavorables qui s’en est suivie s’inscrirait quant à elle dans une période de « controverses », où le « discours-contre » est plus présent. Parallèlement, on assiste à l’émergence d’une thématisation défavorable aux quotas, mais qui reconnaît des obstacles spécifiques aux femmes. L’action publique se manifesterait plutôt par les revendications et les mobilisations plus nombreuses de groupes de femmes pour une meilleure représentation politique des femmes.

Certes, les variations importantes du nombre de documents d’un cas à l’autre rendent plus difficiles les comparaisons quantitatives entre chaque cas. De plus, l’étude centrée uniquement sur les conseils des ministres paritaires ne tient pas compte de l’ensemble des débats qui ont cours dans les médias depuis quelques années au sujet de la représentation des femmes au sein de la sphère politique. Une étude plus approfondie et une comparaison des thématisations et arguments pourraient permettre de vérifier si le débat social actuel correspond au modèle de l’histoire d’un problème public.

À cet égard, il serait intéressant d’étudier d’autres moments où la parité a été médiatisée, notamment par le biais de l’initiative « Vigie parité » du journal Le Devoir, qui dressait régulièrement le bilan du nombre de candidates nommées par les différents partis politiques lors des dernières élections provinciales québécoises et fédérales. L’étude des discours autour du recul de la parité à la suite de remaniements ministériels pourrait également s’avérer pertinente. C’est notamment le cas du cabinet de François Legault, qui a remplacé MarieChantal Chassé par un homme au poste de ministre de l’Environnement après que celle-ci eut été sévèrement critiquée à la suite de ses premières apparitions médiatiques en raison de son manque d’aisance à s’adresser aux journalistes.