Corps de l’article

Introduction

Les personnes vivant des situations de handicap sont de plus en plus présentes dans l’espace public et l’art contribue à cette visibilité. En France, cette évolution participe au processus inclusif impulsé par la Loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (Légifrance, 2015). Elle signe un changement de paradigme dans la prise en charge du handicap : on passe de l’intégration à l’inclusion. Dans le milieu théâtral, les actions ont précédé les directives politiques. Les années 1980 ont vu émerger des troupes de comédiens en situation de handicap, majoritairement dans des structures médico-sociales, qui se produisent devant un nombre parfois important de spectateurs. Selon Blanc (2005), « on peut aussi se demander si cette surexposition ne constitue pas, métaphoriquement bien sûr, une continuation de l’exposition des enfants nés difformes dans l’Antiquité » (p. 72). En d’autres termes, on peut questionner l’effet inclusif de cette nouvelle visibilité. La présence au plateau de personnes en situation de handicap suffit-elle à modifier le regard porté sur les déficiences ? Voir jouer des personnes présentant une déficience intellectuelle (DI) suffit-il à éveiller un regard inclusif ? Nous postulons que le théâtre éveille ce regard, défini ici comme le fait que la situation de handicap ne fasse plus écran à la perception de la création artistique. Nous proposons une analyse pluridisciplinaire exploitant différents outils méthodologiques : une recherche documentaire, des analyses dramaturgiques et l’exposition de certains résultats d’une recherche collaborative (Bourassa et Boudjaoui, 2012) menée avec une association de théâtre, l’Association des rencontres internationales artistiques (ARIA). Une première partie définit le regard inclusif alors que les obstacles de l’éveil de ce regard sont analysés dans la deuxième. Une troisième en examine les richesses.

Le théâtre, possible vecteur d’inclusion ?

Cet article propose une réflexion à partir des regards croisés de deux chercheuses, l’une en arts du spectacle et l’autre en sciences de l’éducation. La première s’intéresse aux représentations scéniques de la DI, la seconde étudie le concept d’inclusion, notamment dans le contexte théâtral.

Le regard inclusif est avant tout un regard social qui s’inscrit dans une histoire, un contexte socio-historique, politique et culturel (Céleste, 2005), ici ceux des personnes présentant une DI.

Une recherche plurielle

Le croisement de regards des chercheuses autorise la multiréférentialité (Ardoino, 2000) ce qui en enrichit l’analyse. L’expertise de Marie permet l’analyse dramaturgique du Grand théâtre d’Oklahama (Astier, 2019) et des propositions artistiques des stages. La recherche collaborative menée au cours de ceux-ci s’inscrit dans le cadre théorique de la socio-clinique institutionnelle (de Saint Martin, 2019). Ce cadre impose une proximité du chercheur avec les acteurs de terrain, une analyse collective, menée par ces acteurs, des situations vécues.

La multiréférentialité permet l’utilisation de plusieurs outils méthodologiques. Les chercheuses ont mené une recherche documentaire, recensant les structures proposant des activités théâtrales et des spectacles avec des personnes présentant une DI. Elles ont également analysé le travail d’une compagnie professionnelle de comédiens présentant des troubles cognitifs ou psychiques, l’Atelier Catalyse, et plus spécifiquement son spectacle Le Grand théâtre d’Oklahama, et sa réception par des journalistes spécialistes de théâtre. Elles ont enfin mené une recherche collaborative avec l’ARIA. Au cours de stages que l’ARIA a organisés réunissant des personnes présentant une DI et des personnes n’en présentant pas, les chercheuses ont réalisé une observation participante et mené des entretiens collectifs et individuels avec tous les acteurs de ces stages.

Définition du regard inclusif

Une société inclusive a pour but de ne plus reléguer les personnes en situation de handicap aux portes de la société, mais de les reconnaître comme des personnes pouvant participer au même titre que n’importe quel citoyen à la société. Les chercheuses reprennent ici la distinction de Zask (2011) entre prendre part et faire partie. Une société inclusive ne reconnaît pas uniquement à un individu le droit d’en faire partie, elle doit lui permettre d’y prendre part. La participation est définie selon trois phases : prendre part (sociabilité), apporter une part (contribution), et bénéficier d’une part (reconnaissance). La responsabilité de la société est donc de donner les moyens à chacun d’y être véritablement actif, d’y contribuer et de voir cette contribution reconnue. Selon Zask (2018) « tout déséquilibre important entraîne de l’injustice sous une forme ou une autre, de la colère ou du ressentiment, de la souffrance ou de la spoliation » (paragr. 2).

Si la participation des personnes en situation de handicap constitue une priorité affirmée par les politiques publiques, elle peine à être mise en oeuvre. Duranton et Gonthier-Maurin (2017) constatent une grande inégalité d’accès à la pratique culturelle, malgré de multiples actions menées sur le terrain. Il ne suffit pas d’un lieu inclusif pour réaliser l’inclusion. Les chercheuses postulent la nécessité de développer un regard inclusif, en particulier envers les personnes qui présentent une incapacité ou une déficience les isolant fortement de la vie sociale.

Selon de Saint Martin (2019), « parmi tous les handicaps, le handicap mental est celui qui fâche, qui suscite le plus de rejets et le plus de fantasmes, parce qu’il est historiquement considéré comme le signe, la punition et l’expiation d’une faute » (p. 50). Nous considérons que la DI est aussi un fait social et que le regard porté sur ces personnes agit sur leur façon d’être en société.

C’est pourquoi il est proposé de nommer « regard inclusif » l’évolution de la perception sur les personnes présentant une DI, conduisant à un changement des représentations sociales. Un regard inclusif accepte et reconnaît l’altérité a priori. Plutôt que s’attarder sur la différence, il considère la diversité comme une richesse et reçoit ce qui lui est donné comme l’offre d’un sujet et non d’un individu présentant une déficience. Le handicap cesse alors de faire écran dans la relation entre les personnes. Il ne disparaît pas, mais ne devient plus un problème dans la reconnaissance de la subjectivité d’autrui, cesse d’être la focale de la perception de cet autre.

Le théâtre pour changer les représentations sociales ?

Les représentations sociales sont « le résultat d'une interaction entre les données de l'expérience et les cadres sociaux de leur appréhension, de leur mémorisation » (Jodelet, 1989, p. 39). Elles procèdent donc de l’individuel (l’expérience) et du collectif (les cadres sociaux) et constituent un élément essentiel de la communication entre individus. Or, « l’individu subit la contrainte des représentations dominantes dans la société, et c’est dans leur cadre qu’il pense ou exprime ses sentiments » (Moscovici, 2003, p. 84). Ces représentations ne sont cependant pas figées et se caractérisent par une dynamique qui s’exerce dans les interactions (Moscovici, 2003). Aujourd’hui, les personnes en situation de handicap ne subissent plus le rejet systématique de tous. Cependant, cette dynamique valorise fréquemment un autre regard, celui de la complaisance qui, pour paraître moins violente, ne semble pas plus juste que le rejet. Ces deux types de regard sont réifiants en ce qu’ils dénient, de façon différente, l’autre comme sujet.

Le théâtre, du grec théâtron (le lieu d’où voir), n’existe qu’à partir du moment où il y a une frontière entre regardants et regardés. À l’ARIA, tous les stages donnent lieu à une restitution publique. Ce choix n’est pas anecdotique : il signifie que sans public, il n’y a pas de théâtre. Le regard du public peut alors être facteur d’inclusion. Les chercheuses se demandent à quelles conditions, car il ne suffit pas de donner à voir pour changer le regard. Selon Dupont (2017), « le terme de théatron est de la famille du verbe théaomai. La racine théa- signifie non pas ‘voir’, mais ‘être en présence de, assister à’, sans distinguer la vue et l’ouïe » (paragr. 2). Le théâtre implique la mise en présence de plusieurs personnes : celle du public et des comédiens au moment de la représentation ; mais aussi celle des différents membres de l’équipe artistique (comédiens, metteurs en scène, régisseurs, scénographe, etc.) sans oublier celle des spectateurs. Le théâtre peut-il changer le regard sur les personnes présentant une DI, les montrant non pas comme des personnes vivant des situations de handicap, mais comme de véritables acteurs, au sens fort de sujets endossant la responsabilité d’une proposition artistique ? Espace-temps privilégié d’une exploration du « faire ensemble », la pratique théâtrale ne peut-elle pas permettre de mieux penser le « vivre ensemble » ?

Les obstacles au regard inclusif

La participation des personnes présentant une DI à des pièces de théâtre s’ancre dans un théâtre militant dont on peut se demander s’il n’est pas plus social qu’artistique. La dernière création de l’Atelier Catalyse, Le Grand théâtre d’Oklahama et sa réception par la critique théâtrale semblent révélateurs de la ténacité des représentations sociales, mais aussi de la possibilité d’éveiller un regard inclusif.

Des comédiens ou des comédiens présentant des déficiences ?

La présence en scène de comédiens présentant une déficience s’ancre dans un théâtre militant, posant la question de la dialectique de l’esthétique et du social.

Du théâtre militant

Les activités théâtrales et les propositions artistiques incluant des personnes présentant des déficiences sont souvent utilisées comme un moyen pour défendre une catégorie de personnes stigmatisées. Ainsi, la pièce 6 % Working People, interprétée en 2013 par les cinq travailleurs de l’Établissement et service d’aide par le travail (ÉSAT)[1] de la troupe de l’Insolite Fabriq, traite des aléas du quotidien et du monde du travail, vus et vécus par des personnes présentant une DI. Le spectacle Pas d’omelette sans casser des oeufs de la Compagnie du Savoir noir (2016), dans lequel jouent 15 personnes présentant des incapacités et déficiences, traite de la discrimination à l’embauche et de la vie affective de ces personnes. Dans les deux cas, les représentations sont suivies d’une rencontre avec le public. La DrÔle compagnie, troupe mixte (composée de personnes présentant ou ne présentant pas d’incapacités et déficiences), produit des spectacles et des événements nécessairement en lien avec les thèmes du handicap et de la différence.

Ces trois compagnies font du théâtre militant, défini par Plana (2014) comme une action avant d’être un discours. En effet, selon l’auteure, « il cherche avant tout à un effet politique concret à assez court terme […] travaille à égalité avec les autres activités militantes (de la distribution de tracts à la manifestation populaire) - c’est-à-dire soumises à un objectif politique précis » (Plana, 2014, p. 38). Ces compagnies participent à rendre visibles et acceptables les situations de handicap.

Cependant, leur objectif politique étant de dénoncer les limites de la prise en charge du handicap et d’affirmer la nécessité d’inclure les personnes en situation de handicap dans la société, les comédiens sont pour ainsi dire condamnés à jouer leurs propres rôles. Boniface (2020) affirme que « les comédiens, tous plus déterminés les uns que les autres, crient à qui veut bien l’entendre que le handicap, eh bien on l’accepte, on s’y adapte et on joue même avec » (paragr. 3). Ces compagnies militent pour une société plus inclusive, mais ne permettent pas au public de poser un regard inclusif sur les comédiens au plateau, puisque les spectacles les enferment dans un rôle de « handicapé » où ils ne peuvent jouer que ce qu’ils sont. Les comédiens prennent part et contribuent à la visibilité du handicap. La démarche se veut égalitaire et équitable assurant l’accès à un cadre de vie ordinaire, mais leur reconnaissance participe-telle vraiment d’un mouvement inclusif ?

Une proposition artistique ou sociale

Pour qu’un regard inclusif puisse être posé sur elles, les personnes présentant une DI devraient pouvoir jouer tout type de rôles. Selon Bonnefon (2015) :

La qualité de l’oeuvre présentée doit alors aider un public non averti à dépasser le fait de venir voir des “Handicapés” pour venir assister à une oeuvre dont les critères d’appréciations seront les mêmes que pour toute autre présentation.

p. 254

En 1983, à Lyon, Claude Chalaguier crée le groupe Signes qui « rassemble des acteurs en situation de handicap, et d’autres dont on ne le dit pas » (Chalaguier, 2010, p. 3). Il considère que « la marge nourrit la norme et la transforme » (Chalaguier, 2010, p. 3). La marge, que représentent encore déficiences, incapacités et situations de handicap, vient nourrir et transformer la norme théâtrale : dans tous les spectacles qu’il crée avec le Groupe signes[2], Chalaguier accorde une place prépondérante aux corps et aux objets plutôt qu’au texte. Très visuelles, ses propositions artistiques s’inscrivent dans le courant du théâtre « post-dramatique » (Lehmann, 2002) qui remet en cause le texto-centrisme du théâtre plus traditionnel, dit dramatique. Le fait de travailler avec des comédiens présentant une DI – pour qui le texte peut être moins évident que pour d’autres – invite à sortir des conventions théâtrales et à renouveler les formes de la représentation.

Alors que les spectacles ouvertement militants ont tendance à faire de leurs acteurs des personnes en situation de handicap capables de surmonter leur condition sociale, des propositions plus expérimentales les montrent comme des artistes participant au renouveau de leur art. Nous sommes d’ailleurs en accord avec Deghima (2017) qui mentionne que c’est davantage « ce type de spectacle [qui] contribue à changer l’image des personnes en situation de handicap et faire évoluer les représentations parfois négatives sur ce type de public » (p. 114). Pourtant, la réception de ces spectacles est souvent ambiguë, perpétuant une tension entre l’artistique et le social.

L’Atelier Catalyse et Le Grand théâtre d’Oklahama

Une compagnie professionnelle de comédiens en situation de handicap a présenté un spectacle, Le Grand théâtre d’Oklahama, lors de l’édition 2018 du Festival d’Avignon. La réception de ce spectacle soulève des questions.

L’Atelier Catalyse

Lors de sa création en 1984, l’Atelier Catalyse était un atelier de théâtre amateur, animé par Madeleine Louarn, éducatrice spécialisée dans une structure médico-sociale. En septembre 1994, elle fonde sa Compagnie, le Théâtre de l’Entresort, structure qui lui permet d’employer les anciens membres de son atelier et de diffuser leurs spectacles au sein du réseau culturel et artistique professionnel. Madeleine Louarn n’écrit pas de texte dans lequel les comédiens de l’Atelier Catalyse jouent des rôles de personnes en situation de handicap. Elle ne part pas de leurs situations personnelles pour créer un spectacle. Elle préfère monter des oeuvres du répertoire, car le « premier levier qui met en branle l’imaginaire théâtral est le texte » (Louarn, 2014, p. 17). Les choix artistiques priment sur les enjeux plus ouvertement militants. Avec les comédiens de l’Atelier Catalyse, elle monte des pièces d’auteurs divers, d’Aristophane à Kafka en passant par Shakespeare, Lewis Carroll ou Beckett. Elle rapporte d’ailleurs choisir un texte quand elle pense que « lorsqu’il sera dit, porté par eux, on entendra quelque chose qu’on n’entendrait pas autrement » (Louarn, 2014, p. 17). Elle fait confiance à la fiction pour prendre implicitement en charge un discours sur le handicap et fait confiance au handicap pour renouveler la lecture de certaines oeuvres ou modifier le regard porté sur certains grands personnages. Dans Ludwig un roi sur la lune de Vossier (2016) – premier spectacle à être programmé au Festival d’Avignon, en 2016 – Louis II de Bavière, ce roi réputé fou, apparaît comme un homme qui n’arrive pas à jouer le personnage de roi qu’on veut lui imposer et qui préfère se réfugier dans son « monde intérieur » au détriment de la réalité sociale (Astier, 2017).

Le Grand théâtre d’Oklahama

L’Atelier Catalyse a de nouveau été programmé au Festival d’Avignon en 2018, avec Le Grand théâtre d’Oklahama. Madeleine Louarn s’entoure d’une importante équipe artistique et propose une adaptation du dernier chapitre du roman Le Disparu de Kafka, que l’écrivain et journaliste Max Brod appelle Le Grand théâtre d’Oklahama. L’histoire se déroule dans les années 1930 aux États-Unis et est centrée sur le personnage du pauvre et récemment émigré Karl Rosmann. À travers l’oeuvre de Kafka (2012) et en mobilisant d’importants moyens esthétiques (double direction d’acteurs, accompagnement chorégraphique des comédiens, création musicale et sonore, imposante scénographie et subtil travail de lumières), Madeleine Louarn propose une réflexion sur les processus d’intégration des minorités. Son théâtre échappe ainsi au pur militantisme au profit d’une véritable recherche esthétique, qui a pourtant parfois tendance à être minorée par les critiques.

La réception du spectacle

Le 22 juillet 2018, Garcin a recueilli les commentaires du spectacle de différents analystes lors de l’émission radiophonique de critique théâtrale « Le Masque & la plume ». Les propos émis tendent à témoigner de la difficulté des journalistes à se détacher du handicap des comédiens au plateau pour proposer une véritable analyse esthétique du spectacle, autrement dit à adopter un regard inclusif. Un critique (Jacques) demande ainsi à ne pas parler de ce spectacle : « Je ne peux pas faire, moi, mon métier de critique face à ce spectacle. Parce que j’ai été très ému, mais pas pour des raisons artistiques. Pour moi ça échappe au théâtre, c’est autre chose » (Garcin, 2018). Pour lui, le handicap a complètement fait écran à la perception artistique.

Une autre critique (Fabienne) a du mal à trouver les mots justes pour parler des comédiens de l’Atelier Catalyse (Garcin, 2018). Après avoir évoqué des « comédiens différents » puis « une troupe très singulière », elle finit par employer l’expression maladroite et paradoxale d’« handicapés en tout genre ». En employant l’adjectif sous sa forme substantivée, elle essentialise le handicap des comédiens, auquel elle les réduit. En ajoutant « en tout genre », elle cherche à rendre compte de la diversité des singularités coexistant en scène (autisme, DI, troubles psychiques, etc.).

Puisqu’elles lui sautent aux yeux, c’est d’abord à travers ces situations de handicap que Fabienne, analyse, relate l’histoire du spectacle :

Un jeune juif qui émigre aux États-Unis et qui est complètement paumé dans cette société qui ne veut pas de lui, où il a du mal à s’insérer, comme évidemment tous ces handicapés qui ont du mal à exister dans notre société, encore une fois, qu’on a du mal à voir, à qui on a du mal de partager notre quotidien.

Garcin, 2018

Le discours qui se veut, en creux, dénonciateur (notre société n’est pas inclusive), contribue néanmoins à véhiculer des représentations sociales négatives : les incapacités et déficiences condamneraient forcément la personne à une vie d’exclu. Ce n’est que dans un deuxième temps que la journaliste en vient à parler plus concrètement du spectacle et à en faire une critique positive. Elle ne se focalise plus sur le handicap des comédiens et mentionne le travail de l’ensemble des collaborateurs et collaboratrices artistiques. Néanmoins, elle insiste beaucoup sur le rôle des metteurs en scène qui apparaissent presque comme des héros ayant réussi l’impossible, du fait de la présence de « handicapés ». Quoi qu’il en soit, elle finit par reconnaître que « l’exigence théâtrale est forte » et c’est par ses qualités esthétiques que le spectacle parvient à éveiller le regard inclusif de la spectatrice.

Méthode - Éveiller un regard inclusif

Ces différentes expériences artistiques ont convaincu les chercheuses de la pertinence du théâtre pour éveiller un regard inclusif. Une recherche lors de stages de création théâtrale réunissant personnes en situation de handicap et personnes n’en vivant pas a donc été menée.

Ce projet fut construit avec l’ARIA, par l’organisation de stages explicitement inclusifs plaçant au coeur de la démarche la recherche, à la fois artistique et scientifique. Les chercheuses incarnaient cette double recherche : l’une était artiste-intervenante, l’autre menait une observation participante et conduisait les entretiens de groupe et individuels.

L’ancrage de la proposition

Lorsqu’il s’agit de faire du théâtre avec des personnes en situation de handicap, la majorité des activités proposées sont organisées par des personnes ne présentant ni déficiences ni incapacités à destination de publics spécifiques, pour lesquelles l’offre est adaptée à leurs particularités. Ces activités se revendiquent inclusives, car elles permettent l’accès à la création artistique à un public d’habitude « empêché ». Cette visée est prioritaire et souvent le théâtre constitue davantage un outil rééducatif ou thérapeutique qu’un art. Rares sont les propositions d’un projet artistique pour lui-même. On soulignera ici le travail du Théâtre de la Bertoche et de son école « Les chemins de traverse », au Mans, créés et dirigés par Pascal Laillet et Sylvain Rétif dont l’objectif « est de créer un lien fort avec le public, un lien qui permet à chacun de se sentir concerné, de changer son regard sur l’autre… et de rester éveillé ! » (Grzybowski, 2017, paragr. 6). L’inclusion est le moteur du théâtre, il s’agit de faire ensemble, en considérant la diversité humaine.

Depuis 2017, une recherche collaborative intitulée « La pratique théâtrale, vectrice du processus inclusif ? » est menée. Cette démarche associe chercheurs, artistes et stagiaires au cours de stages de formation théâtrale et recherche sur le processus inclusif au sein de l’ARIA. Les stages, d’une durée de 6 à 10 jours, réunissent autant des personnes présentant une déficience que des personnes n’en présentant pas. Comme ils sont inscrits au catalogue de formation de l’ARIA, diffusés sur leur site Internet et relayés par différents réseaux (centres dramatiques, écoles de théâtre, ÉSAT, structures médico-sociales, adhérents de l’ARIA…), le recrutement a été effectué via ces plateformes. Les stagiaires ainsi recrutés suivent une formation théâtrale et, conjointement, réfléchissent collectivement à la situation inclusive qu'ils vivent.

L’organisation des stages

Ces stages font venir des personnes qui ne se seraient pas spontanément inscrites à des ateliers de théâtre mixte. La renommée de l’ARIA et celle du formateur attirent des participants sans incapacités ni déficiences. Toutefois, il a été plus difficile de recruter les personnes présentant une DI, notamment parce que les directeurs d’ÉSAT contactés ne voulaient pas transmettre l’information à leurs travailleurs. Les établissements médico-sociaux ont également refusé de laisser participer leurs « usagers » à ces stages pour différentes raisons : coût, date, durée... Ces refus mettent en exergue le premier obstacle à l’éveil du regard inclusif : celui de la participation des personnes présentant une DI, souvent placées sous la dépendance de professionnels qui décident pour elles. L’inclusion ne se décrète pas, mais se construit.

Quelle qu’en soit la durée, les stages se déroulent de la même façon. Le travail théâtral, mené par deux artistes, Marie et Léo, se fait de 9 à 12 h et de 14 à 18 h et donne lieu à une restitution publique le dernier jour. Les stagiaires participent à trois entretiens de groupe portant sur : a) leur motivation à faire ce stage; b) les effets de l’inclusion dans le processus de création artistique; et c) leur compréhension de l’inclusion. Les chercheuses alimentent ces entretiens par la restitution de leurs observations. Lors de l’entretien individuel, il était demandé au stagiaire : a) de se présenter ; b) d’évoquer son rapport au théâtre et au handicap; et c) de parler de l’effet du stage sur l’évolution de ses perceptions. En fin de stage, un bilan collectif a été réalisé pour permettre de revenir sur ces questions.

Le premier stage du 16 au 27 août 2017 a réuni 12 stagiaires (huit femmes et quatre hommes) de 15 à 59 ans. Deux personnes étaient reconnues en situation de handicap par la Maison départementale du handicap (MDPH)[3]. Néanmoins, au cours du stage, quatre autres se sont identifiées dans ce champ, deux en raison d’un problème physique, deux pour des troubles psychiques. Le deuxième stage, du 29 octobre au 3 novembre 2018, a réuni sept stagiaires (cinq femmes et deux hommes) de 23 à 69 ans. Deux d’entre elles, dont une personne présentant une DI, avaient déjà fait le premier stage. Deux étaient reconnues en situation de handicap par la MDPH. Là encore, au cours du stage, une troisième s’est définie comme telle, sans préciser de quel ordre était sa déficience. La diversité des participants, du point de vue des âges, des expériences théâtrales, professionnelles, a enrichi la proposition inclusive.

Résultats

Le regard inclusif est analysé de plusieurs points de vue : 1) celui que portent les uns sur les autres des acteurs travaillant ensemble; 2) celui porté par les intervenants et les stagiaires sur Martin, présentant une DI; et 3) celui des spectateurs assistant à la restitution de la création artistique proposée. 

Au coeur du stage

En 2017, les stagiaires ont travaillé sur Attendez que la canicule passe de Mateï Visniec (1956) et le prologue de Dans la solitude des champs de coton de Bernard Marie Koltès (1985). En 2018, Ubu Roi d’Alfred Jarry (2002) a constitué la source d’inspiration pour la création d’un court spectacle, essentiellement corporel.

Afin de faire de l’inclusion un moteur de création théâtrale, la formation se centre sur un travail choral. Selon Bonnefon (2015), « les ateliers de pratiques théâtrales ne peuvent être des lieux sous culturels, mais à l’inverse des espaces où s’élabore un véritable travail artistique » (p. 254). Les intervenants se sont ainsi servis de l’inclusion pour proposer aux participants d’explorer un code de jeu précis.

La proposition artistique ne pouvait aboutir que si chacun acceptait de faire confiance à l’ensemble du groupe, de ne rien totalement maîtriser, de « lâcher prise ». Au plateau, ce n’étaient pas forcément les personnes en situation de handicap qui étaient le plus en difficulté. En 2017, les participants exerçant le métier de professeur ont mis du temps à adopter cette pédagogie faisant la part belle à l’accident et à l’imprévu. En 2018, ce n’est pas aux deux personnes présentant une DI que les formateurs ont consacré le plus de temps, mais à une comédienne habituée à un théâtre de texte et de rôle. Ne maîtrisant pas les codes du jeu choral, elle se sentait en fragilité et avait sans cesse besoin d’être rassurée sur ses propositions.

L’interdépendance entre les membres du choeur a favorisé l’émergence d’un regard inclusif. Au fur et à mesure qu’ils se rendaient compte de leurs propres difficultés scéniques, les stagiaires ont progressivement cessé de voir les personnes en situation de handicap comme des personnes fragiles à prendre sous leur aile pour les aider à progresser, et les ont considérées comme des partenaires de jeu avec qui tisser une vraie complicité, chargée de tous les aléas qu’implique le travail choral.

En fait, je m’attendais vraiment que le handicap soit vraiment au coeur du stage et je n’ai… Voilà, vraiment, je m’attendais à ce qu’on soit au service de Célia par exemple, ou de Denise. Et ça n’a pas été du tout ça.

Paul, bilan du stage, 26 août 2017

C’est se « faire ensemble » qui a permis un changement de regard, la reconnaissance de la personne comme un sujet, un acteur avant d’être caractérisée par le handicap.

L’exemple de Martin

Martin, jeune homme de 22 ans, présentant une DI, semble représentatif de l’éveil du regard inclusif. Il fait le stage de 2018. Puisque le projet artistique n’est pas de monter Ubu roi, mais de travailler à partir de l’imaginaire de ce texte, les intervenants posent aux participants la question « Pour vous, ‘Ubu’ c’est quoi ? ». Martin est embarrassé et n’ose pas dire qu’il ne connaît pas la pièce. Mais il n’est pas le seul et la décision est prise de relire, tous ensemble, le premier acte pour s’imprégner de la spécificité de l’écriture de Jarry. Céline, une stagiaire, remarque que Martin ne lit pas et lui propose de l’aider. L’adaptation aux difficultés individuelles se fait en situation, sans insistance, d’autant plus que le regard inclusif de certains stagiaires est déjà aiguisé par leur participation au stage précédent.

Après ce travail à la table, Marie et Léo demandent à chacun des stagiaires, réunis au centre du plateau, d’aller raconter aux spectateurs quelque chose à propos d’Ubu. Tous se prêtent joyeusement au jeu, sauf Martin. Il ne bouge pas et se contente de regarder les autres. Plutôt que de le pousser à faire comme tout le monde, Marie et Léo décident de développer sa proposition artistique : c’est lui qui devra mettre fin à cette effervescence, quand il sentira qu’elle s’est suffisamment amplifiée. Après quelques répétitions, il perçoit parfaitement le moment de pousser le fameux « merdre » inventé par Jarry. Au début, le volume de sa voix est si faible qu’elle passe inaperçue. Les intervenants lui demandent alors de répéter son mot, jusqu’à ce que chacun des comédiens l’entende, interrompe son discours et revienne vers lui. Au fur et à mesure des répétitions, son « merdre » se transforme en un véritable cri autoritaire.

Au moment de choisir un costume, il opte pour un manteau ample et sombre qui dessine une silhouette étrange, voire inquiétante. Martin devient progressivement le Père Ubu, un Père Ubu peu bavard, mais gueulard, qui met fin à une sorte de prologue loufoque et rappelle ses soldats à l’ordre en sonnant la déclaration de guerre, véritable point de départ de l’action. Ce qui aurait pu être considéré comme des difficultés langagières est devenu source de création artistique. Au plateau, campé droit, le dos rejeté en arrière, Martin propose une interprétation inédite du personnage. C’est par le jeu qu’il répond à la question : « Pour vous, ‘Ubu’ c’est quoi ? ».

La force de sa proposition facilite la construction d’autres personnages. Après le prologue, Martin est rejoint par Christelle, qui se déplace à ses côtés calant son pas sur le sien. Il amplifie ses légères difficultés motrices pour créer une démarche dandinante. Les deux comédiens marchent bras dessus, bras dessous, sans qu’il soit possible de savoir qui de la personne sans déficience ou de la personne en présentant une soutient l’autre. La question n’est pas là. Par la complémentarité de leur physique (Christelle a une cinquantaine d’années, est blonde et un peu ronde, Martin est un jeune homme brun et plutôt maigre) et la démarche saccadée qu’ils adoptent, les deux comédiens font de Père et Mère Ubu un duo comique qui emporte l’adhésion des spectateurs.

La réception du public

Depuis sa création, l’ARIA affirme une volonté inclusive en ouvrant les stages de théâtre à tous. Le public, majoritairement local, est donc habitué à voir des personnes en situation de handicap sur scène. Cependant, cette familiarité n’éveille pas véritablement un regard inclusif. Souvent, les spectateurs louent le comédien pour sa performance en regard de sa déficience et non pour son jeu en lui-même. « Il fait ce qu’il peut », dit de Martin un spectateur lors d’une représentation estivale. On retrouve ici la complaisance du regard que nous relevions. Cette réception peut être impulsée par le directeur d’acteurs : il est tentant de valoriser « la prouesse », par exemple en multipliant les déplacements d’une personne aveugle sur un terrain accidenté. À l’inverse, il est parfois plus facile d’assigner la personne en situation de handicap à un rôle de figurant. Le mouvement inclusif est alors partiellement accompli.

Le travail choral proposé durant le stage donne à chacun une place égale tout en respectant les individualités, mais surtout sans transiger sur l’exigence de l’art théâtral. De ce fait, le handicap ne disparaît pas, mais n’est pas le moteur de la proposition artistique, autorisant un autre regard sur la personne présentant une DI. La réception est indissociable du processus de création. Lors de la restitution publique, différents témoignages rendent compte de l’éveil d’un regard inclusif. Les commentaires portent sur la proposition artistique et non sur la performance des acteurs en situation de handicap. À l’issue de la restitution publique de 2017, une spectatrice s’est exclamée : « Ça donne envie de lire du Koltès ! ». En 2018, le processus de création inclusif a permis aux spectateurs de considérer Martin comme un acteur. Sa faiblesse est devenue une force pour le spectacle. Les spectateurs voient Ubu, pas un comédien présentant une DI : « Il était trop bien Ubu ! » affirme un adolescent. Cette observation rejoint celles des stagiaires lors du 3e entretien collectif, 2e stage.

Florent : C’était une proposition de plateau et le couple s’est créé comme ça et pas pour renforcer ce qui aurait pu être une faiblesse de Martin.

Simon : C’est quand Martin et Christelle ont fait leur sortie héroïque qu’on a tous encore en mémoire que s’est imposée l’idée que c’était Père Ubu et Mère Ubu. Donc, là, on rejoint bien ce que tu disais tout à l’heure, c’est-à-dire que Martin est aussi acteur de sa liberté.

Céline : Il y a des singularités qui sont sorties à des moments, qui ont donné ça.

En prenant part et en contribuant comme les autres à la création artistique, en servant le théâtre, les personnes présentant une DI obtiennent ici la reconnaissance des autres, fondée sur la proposition artistique et non sur la caractéristique des acteurs. L’interprétation d’Ubu par Martin impulse le jeu des autres, crée de nouvelles propositions qui contribuent à un renouvellement du jeu, de l’interprétation des personnages et des formes théâtrales.

Conclusion

Mener des projets théâtraux avec des personnes en situation de handicap peut contribuer à modifier les représentations sociales attachées à la DI. Cet éveil du regard inclusif est cependant soumis à conditions. Si la pratique théâtrale est considérée comme un moyen au service des personnes présentant une DI, ce regard ne peut advenir puisque les difficultés rencontrées seront toujours analysées à l’aune du handicap. Si, à l’inverse, le théâtre n’est plus un médium, mais devient un art au service duquel se mettent les personnes présentant une DI, le regard porté sur elles peut se trouver modifié puisqu’elles seront alors vues comme des acteurs à part entière. En menant une véritable recherche artistique, elles contribuent également à un renouvellement des formes théâtrales. Entre théâtre et handicap, le mouvement va dans les deux sens.

C’est la raison pour laquelle l’ARIA et le théâtre de l’Entresort se sont engagés dans un travail avec des personnes en situation de handicap. Contrairement à la plupart des ateliers au cours desquels des participants se retrouvent quelques heures par semaine ou par mois pour travailler, lors des stages organisés par l’ARIA et pendant les temps de création puis de représentations des spectacles de l’Atelier Catalyse, les comédiens travaillent et vivent ensemble. Ces propositions sont portées par des personnes fortement engagées. Du fait de ce militantisme et de ces temps de partage, l’ARIA et L’Entresort peuvent être perçus comme des institutions spécifiques. Mais ils ouvrent la porte des possibles en permettant aux acteurs et aux spectateurs d’éveiller leur regard inclusif. Ils contiennent en eux la richesse de l’inclusion.

L’incarnation d’un personnage, l’élaboration d’un travail véritablement collectif, la considération de chaque corps, attitude, présence au plateau comme une proposition artistique ouvrent le regard inclusif des acteurs qui peuvent faire oeuvre ensemble. Les spectateurs peuvent alors assister à une création artistique éveillant leur propre regard inclusif.