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Plusieurs études en psychologie, en démographie et en sciences de la santé ont documenté des tendances préoccupantes au cours des dernières décennies, parmi lesquelles figurent une montée dramatique de l’isolement social et une diminution généralisée du nombre de relations amicales ou de proximité à l’extérieur des cercles familiaux. Des chercheurs et des chercheuses vont jusqu’à parler d’une « épidémie de solitude » pour désigner ces différents phénomènes, en soulignant leurs conséquences néfastes pour la santé mentale et physique des personnes concernées. La sociologue Eva Illouz aborde, dans The End of Love, la fragilisation des liens sociaux à partir des relations intimes. En se basant sur quatre-vingt-douze entrevues menées dans cinq pays, Illouz soutient que notre époque est marquée par la normalisation des « relations négatives », c’est-à-dire des relations qui « adoptent des caractéristiques économiques et technologiques, qui n’évoluent pas vers une forme sociale stable, mais sont plutôt valorisées pour leur nature éphémère et transitoire, et qui sont pratiquées malgré les pertes et la souffrance qu’elles provoquent » (p. 25[1]).

Illouz se penche dans le deuxième chapitre sur le développement d’une nouvelle grammaire sociale et sexuelle depuis la fin des années 1960, qui serait centrée autour de la liberté négative – soit celle de faire ce que nous voulons tant que nous ne portons pas atteinte aux droits d’autrui – et qui s’appuierait, dans le cas des relations intimes, sur le marché de la consommation, les nouvelles technologies et la thérapie (p. 55). Le troisième chapitre est dédié aux effets de cette liberté négative sur les interactions entre les hommes et les femmes, et en particulier l’émergence d’une « incertitude profonde, encouragée à la fois par la grande quantité d’interactions qui sont permises par la technologie, une culture consumériste qui définit les interactions comme hédonistes et de courte durée, ainsi que les asymétries de genre qui sont encore très prégnantes dans l’organisation compétitive du capitalisme » (p. 62). Dans le quatrième chapitre, Illouz examine le capitalisme scopique, qui « crée une valeur économique formidable à travers la spectacularisation des corps et de la sexualité, ainsi que leur transformation en images qui circulent sur différents marchés » (p. 108). Elle note que ce capitalisme scopique encourage une fragmentation du désir dans des domaines séparés (la sexualité, les émotions et le mode de vie consumériste), ainsi qu’un rapport à soi basé sur la performance visuelle et la compétition sur un marché sexualisé qui détermine nos valeurs sociale et intime, autant de facteurs qui « compliquent la capacité des femmes à développer une estime de soi stable » (p. 140). Le cinquième chapitre porte sur l’instabilité émotionnelle et les « désirs confus », qui se manifestent entre autres dans des ruptures sans justification et qui sont favorisés par une tension entre deux logiques, soit la crainte de s’engager dans une relation – puisqu’un tel engagement nous rend émotionnellement vulnérables – et une volonté d’établir une relation avec une autre personne, ce qui suppose de partager nos émotions avec elle. L’instabilité émotionnelle qui caractérise plusieurs relations intimes « résulte de la difficulté à organiser ces deux logiques au sein de ce qu’Ann Swidler appelle une stratégie d’action cohérente » (p. 164).

Les cinq premiers chapitres de l’ouvrage se concentrent sur les facteurs qui entravent la formation de liens durables, tandis que le sixième est dédié au divorce, qui représente « un processus beaucoup plus conscient et réflexif de désengagement amoureux dans les relations établies » (p. 182). Parmi les contraintes sociales qui encouragent l’augmentation importante des divorces depuis cinquante ans, Illouz mentionne la constitution de la sexualité comme un champ d’action autonome, l’évaluation constante des partenaires, les conflits psychologiques entre l’autonomie et la dépendance, ainsi que les manières dont les individus conjuguent avec des menaces perçues à leur estime de soi (p. 191).

La sociologue conclut son ouvrage en insistant sur les rapports qui unissent les difficultés psychologiques et relationnelles éprouvées actuellement par de nombreuses personnes, les inégalités de genre et l’évolution récente des économies capitalistes avancées. Comme elle l’indique dans ce passage frappant : « L’évaporation des relations et l’effondrement des attachements stables sont des réponses psychologiques distinctes à une même matrice de forces culturelles, économiques et sociales. Le capitalisme scopique a profondément influé sur les bases de l’estime de soi, la production de nouvelles sources d’incertitude et la création de nouvelles formes de hiérarchie sociale, en déstabilisant les processus traditionnels de reconnaissance, comment les gens se sentent dignes d’intérêt aux yeux des autres et particulièrement comment les femmes se sentent dignes d’intérêt aux yeux des hommes qui continuent à contrôler et à organiser leur vie sociale. » (p. 222-223)

Illouz offre avec The End of Love une interprétation fine des relations intimes contemporaines, ainsi que des liens entre ces relations et des transformations économiques et sociales de grande ampleur. L’analyse proposée dans cet ouvrage nous semble toutefois comporter certaines limites, particulièrement en ce qui concerne le croisement entre les émotions, les thérapies et la reproduction des inégalités de genre. Nous pouvons souligner, par exemple, que le renforcement des capacités d’interprétation et de communication émotionnelle des hommes, par l’entremise de nouvelles formes de socialisation genrée et d’une déstigmatisation des thérapies, pourrait contribuer à réduire la répartition asymétrique du travail d’entretien des relations interpersonnelles, qui est assumé majoritairement par les femmes dans nos sociétés. La critique très sévère des thérapies proposée par Eva Illouz va à l’encontre d’un tel objectif. En outre, la thèse défendue par la sociologue, selon laquelle les thérapies invitent les personnes qui consultent – et en particulier les femmes – à percevoir leurs émotions comme des faits qui doivent être examinés de fond en comble, ce qui les mènerait inévitablement à un repli sur soi (p. 216), est démentie par l’existence de nombreuses approches thérapeutiques qui misent plutôt sur le développement d’une flexibilité psychologique par rapport à nos pensées et à nos émotions, afin précisément de nous en détacher et de faciliter nos interactions avec les autres. Nous pouvons finalement souligner que la déliaison constitue parfois la meilleure avenue pour permettre aux personnes concernées de mener une vie épanouie ou même de survivre, notamment dans le cas des femmes exposées à la violence conjugale. The End of Love se penche sur un problème d’une grande actualité, à la croisée de l’intime et de réalités sociales plus larges telles que le capitalisme et le patriarcat. Cet ouvrage gagnerait cependant à être prolongé par des recherches qui, à partir d’une grille d’analyse féministe, examineraient la diversité des stratégies employées de nos jours pour entretenir des relations interpersonnelles saines et mutuellement bénéfiques, et qui reconnaîtraient l’importance du développement émotionnel et des approches thérapeutiques parmi ces stratégies.