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Dean Spade, militant trans et professeur de droit à la Seattle University School of Law, offre avec cet ouvrage une réflexion importante sur l’entraide, l’engagement communautaire et les luttes pour la justice sociale, qui permettent à la fois de répondre à différents besoins dans nos collectivités et de renforcer les possibilités de résistance populaire face aux crises en cours et à venir.

Les projets d’entraide comportent trois éléments centraux. Ils soutiennent des personnes et des communautés maintenues à l’écart, tout en critiquant les conditions structurelles qui limitent l’accès de ces mêmes personnes et communautés à un ensemble de ressources et à une pleine participation sociale (p. 9). Ces projets favorisent aussi la création de liens et de mécanismes de solidarité (p. 12) et ils s’attaquent à des problèmes sociaux à travers l’action collective menée par la base, plutôt que d’attendre de l’aide des élites économiques et politiques (p. 16). Spade insiste particulièrement sur la distinction entre l’entraide et la charité, la première constituant une stratégie d’organisation communautaire autonome tandis que la seconde contribue au contrôle des populations les plus affectées par le durcissement des inégalités sociales (p. 24). Contrairement aux modèles basés sur la charité et la philanthropie, les groupes d’entraide mènent couramment des mobilisations centrées sur les besoins et les expériences des communautés marginalisées (p. 33), tout en contribuant à une amélioration de leurs conditions d’existence ici et maintenant (p. 42).

Spade identifie quatre écueils que les groupes d’entraide doivent apprendre à éviter. Le premier écueil est l’établissement d’une distinction entre les personnes qui méritent de l’aide et celles qui n’y ont pas droit (p. 46), le deuxième est l’adoption d’une attitude paternaliste à l’endroit des personnes que le groupe cherche à soutenir (p. 49), le troisième est la cooptation du groupe par les institutions dominantes (p. 52) et le quatrième est l’intégration du groupe à une perspective néolibérale, qui vise à remplacer les mesures de protection sociale par des initiatives de charité, qui sont contrôlées par les bailleurs de fonds et le milieu philanthropique (p. 54).

Spade propose alors des stratégies pour développer des cultures de groupe axées sur la transparence, l’inclusion et le soin réciproque. Il nous invite d’abord à prêter attention aux manières dont nous prenons des décisions dans nos groupes. Privilégier la prise de décision par consensus, plutôt que par le vote majoritaire, facilite par exemple l’apprentissage collectif d’une autre façon de délibérer et de faire avancer nos idées ensemble (p. 77). Il nous encourage ensuite à nous déprendre des formes de leadership basées sur le prestige individuel, le culte de la performance et la compétition, en prônant un leadership collaboratif centré sur les besoins du groupe (p. 100-101). L’humilité et la compassion pour soi-même et pour les autres réduisent pour leur part le risque d’épuisement et permettent de lutter contre la « culture du jetable » (disposability culture), qui peut nous mener à évacuer rapidement des personnes de nos groupes et de nos vies lorsqu’elles ne correspondent pas exactement à nos attentes ou lorsque nous avons des conflits avec elles (p. 126). Les groupes d’entraide doivent aussi apprendre à « travailler joyeusement », ce qui implique entre autres de tirer des leçons de nos erreurs sans chercher à blâmer ou à punir des membres du groupe, l’entretien d’une attitude ludique, d’une ouverture aux solutions créatives et d’un sens de l’humour (p. 128-129), ainsi qu’un rejet de la mentalité perfectionniste et des comportements toxiques qui l’accompagnent, en favorisant plutôt un réalisme compatissant (p. 136).

Après une analyse des mobilisations qui ont entouré le meurtre de George Floyd par les forces policières de Minneapolis en mai 2020, Spade conclut l’ouvrage en soulignant l’importance des projets d’entraide pour « renforcer notre capacité à surpasser en nombre la police et l’armée, à protéger nos communautés et à construire des systèmes qui permettent de nous assurer que chacun et chacune d’entre nous ait accès à de la nourriture, à un logement, à des services de santé, à la dignité, à des liens sociaux, à un sentiment d’appartenance et à différentes formes de créativité dans notre vie » (p. 148, notre traduction). Nous pouvons reconnaître dans Mutual Aid au moins trois définitions de l’entraide, qui ont chacune un rôle à jouer dans nos organisations et nos mouvements. L’entraide peut d’abord désigner une manière d’interagir avec les autres, une éthique basée sur la coopération et le soin réciproque. Elle peut également renvoyer à un principe de distribution des ressources sociales inspirée par l’adage « de chacun et chacune selon ses capacités, à chacun et chacune selon ses besoins ». L’entraide peut aussi être envisagée comme une stratégie pour renforcer nos communautés afin de faciliter différentes mobilisations, tout en répondant à des besoins immédiats. Ces trois définitions de l’entraide nous aident à réfléchir à l’engagement social en dehors des logiques établies par les marchés, les États et le secteur philanthropique. L’ouvrage de Spade nous invite, plus largement, à développer de nouvelles manières de distribuer les ressources sociales, de nous lier les uns et les unes aux autres et de mener des projets collectifs, en reconnaissant l’importance des expériences vécues et des connaissances détenues par chacun et chacune d’entre nous, et en particulier par les personnes les plus marginalisées. La multiplication des projets d’entraide constitue sans doute l’une des voies les plus prometteuses pour renforcer les mobilisations populaires et affronter les nombreux défis qui se présenteront à nous dans les prochaines années.