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Introduction

Le jeu pathologique a des impacts importants sur le joueur de même que sur l’ensemble des membres de son entourage (ME) (Dickson-Swift et al., 2005 ; Ferland et al., 2016 ; Kourgiantakis et al., 2013). Il est actuellement estimé que jusqu’à 17 personnes vivant dans l’entourage d’un joueur peuvent être affectées par les habitudes de jeu de hasard et d’argent (JHA) de ce dernier (Ferland et al., 2016 ; Lesieur, 1984 ; Productivity Commission, 1999). Ce sont toutefois les conjoints et les enfants des joueurs qui sont les plus affectés par les habitudes de jeu de celui-ci (Dickson-Swift et al., 2005 ; Ferland et al., 2016 ; Kourgiantakis et al., 2013). Leur grande proximité avec les joueurs les mettent particulièrement à risque de subir de multiples conséquences importantes dans plusieurs sphères de leur vie entraînant conséquemment des effets délétères sur la santé des familles (Dickson-Swift et al., 2005 ; Ferland et al., 2021 ; Holdsworth et al., 2013 ; Kalischuck et al., 2006 ; Kourgiantakis et al., 2013 ; Riley et al., 2018).

Les problèmes financiers associés à la participation aux JHA sont souvent à l’origine de l’ensemble de ces conséquences (Abbott, 2001 ; Gaudia, 1987 ; Lorenz et Shuttlesworth, 1983), car ils créent un grand stress sur la relation conjugale et sur la santé psychologique et physique du conjoint (Ferland et al., 2016 ; Hodgins et al., 2007 ; Petry et al., 2005). La détérioration de la relation avec le joueur, un sentiment d’échec conjugal, le sentiment d’être abandonné par le joueur, la perte de confiance envers ce dernier de même que les menaces de divorce sont également souvent mentionnées par les conjoints comme étant des conséquences du problème de JHA (Dickson-Swift et al., 2005 ; Ferland et al., 2016 ; Hing et al., 2013 ; Lorenz et Shuttlesworth, 1983 ; Lorenz et Yaffee, 1986). De plus, plusieurs conjoints vivent un grand sentiment d’isolement (Crisp et al., 2001 ; Ferland et al., 2016 ; Gaudia, 1987 ; Hing et al., 2013 ; Lorenz et Shuttlesworth, 1983 ; Mathews et Volberg, 2013) soit en raison des problèmes financiers qui les obligent à réduire leurs activités soit parce qu’ils ont honte du problème de JHA (Ferland et al., 2016). L’ensemble des conséquences vécues par le conjoint amène également son lot de difficultés sur la santé physique (problème de sommeil, maux de tête, etc.) (Crisp et al, 2001 ; Ferland et al., 2016) et sur la santé mentale (ex. : stress, dépression, colère, etc.) (Ferland et al., 2016 ; Lorenz et Shuttlesworth, 1983 ; Lorenz et Yaffee, 1988). Selon l’équipe de Dowling (2014), la détresse émotionnelle, la détérioration significative de la relation avec le joueur de même que les conséquences sur la vie sociale et sur les finances sont les conséquences qui affectent le plus les conjoints des joueurs pathologiques.

Malgré la diversité et l’ampleur des conséquences auxquelles ils ont à faire face, les conjoints des joueurs pathologiques demeurent peu enclins à demander de l’aide professionnelle pour améliorer leur bien-être personnel. Un rapport publié en 2007 par la Fédération québécoise des centres de réadaptation en alcoolisme et toxicomanie (cité dans Association des centres de réadaptation en dépendance du Québec, 2011) indique que les ME représentent 9,0 % de l’ensemble des personnes qui consultent annuellement dans les centres de réadaptation en dépendance de la province de Québec. Plus récemment et plus spécifiquement pour les jeux de hasard et d’argent (JHA), le rapport annuel 2018-2019 de l’organisme Jeu : Aide et Référence (ligne téléphonique d’aide spécialisée en JHA disponible 24/7 sans frais à la grandeur du Québec) indique que 8,0 % des appels reçus à la ligne téléphonique proviennent de ME. Malheureusement, dans les deux cas, les données disponibles ne permettent pas de préciser qui sont les ME qui font appel aux services ni quels sont les motifs de leur demande d’aide. Malgré ceci, ces données laissent croire que les ME consultent peu dans les services d’aide.

Alors que quelques études s’intéressent à identifier les éléments pouvant expliquer pourquoi les joueurs pathologiques sont peu nombreux à consulter (Bellringer et al., 2008 ; Boughton et Brewster, 2002 ; Bulcke, 2007 ; Clarke, 2007 ; Clarke et al., 2007 ; Gainsbury et al., 2014 ; Hing et al., 2011 ; Kaufman et al., 2017 ; Pulford et al., 2009 ; Suurvali et al., 2009), à notre connaissance aucune ne s’intéresse à documenter spécifiquement les réticences ou les barrières à la demande d’aide professionnelle des conjoints de joueurs.

C’est ce qu’entend faire ce projet en documentant les éléments qui amènent les conjoints de joueurs pathologiques à ne pas demander d’aide professionnelle pour eux-mêmes lorsqu’ils en ont besoin. Mieux connaître ces barrières permettra d’en réduire le nombre et l’importance et ainsi influencer positivement le bien-être des conjoints de joueurs en faisant en sorte qu’ils soient plus enclins à demander de l’aide.

Chez les joueurs pathologiques, les barrières au traitement les plus souvent répertoriées sont principalement en lien avec le service d’aide lui-même et avec l’organisation de vie du joueur. Pensons ici à l’accessibilité des services (Gainsbury et al., 2014), à la difficulté de se rendre au lieu d’intervention (Gainsbury et al., 2014 ; Hodgins et el-Guebaly, 2000), au manque de temps (Boughton et Brewster, 2002 ; Gainsbury et al., 2014), aux difficultés de conciliation travail/famille (Boughton et Brewster, 2002 ; Gainsbury et al., 2014) et à la méconnaissance des services offerts (Bulcke, 2007 ; Hodgins et el-Guebaly, 2000). D’autres barrières plus en lien avec le problème de jeu sont également identifiées soit : la honte et la peur de la stigmatisation (Boughton et Brewster, 2002 ; Bulcke, 2007 ; Clarke, 2007 ; Gainsbury et al., 2014 ; Hodgins et el-Guebaly, 2000), le déni ou la minimisation du problème (Bulke, 2007 ; Hodgins et el-Guebaly, 2000) de même que la croyance et le désir de pouvoir s’en sortir sans aide (Boughton et Brewster, 2002 ; Bulcke, 2007 ; Clarke et al., 2007 ; Hodgins et el-Guebaly, 2000 ; Suurvali et al., 2012).

D’autres études menées auprès de conjoints de personnes ayant un problème de dépendance aux substances peuvent elles aussi donner des pistes de réflexion sur les barrières rencontrées par les conjoints de personnes dépendantes en général. Ces études indiquent entre autres que ceux-ci ne consultent pas un professionnel pour eux-mêmes, car ils ne connaissent pas les services d’aide disponibles (Peled et Sacks, 2008), ils sont gênés d’avoir besoin d’aide, préfèrent se concentrer sur la personne qui a le problème et ne se sentent pas à leur place dans un groupe d’intervention (Wilson et al., 2017).

Comme mentionné précédemment, aucune étude n’a spécifiquement documenté les barrières rencontrées par les conjoints de joueurs pathologiques. Toutefois, bien que non spécifique à cette problématique, cette étude menée par l’équipe de Ferland (2016) auprès de 50 membres de l’entourage des joueurs, dont 25 conjoints, laisse croire que ces derniers ne connaissent pas les services auxquels ils pourraient recourir, qu’ils n’ont pas le réflexe de consulter et qu’ils croient que leurs problèmes seront réglés si le joueur cesse de jouer.

Bien qu’il soit possible que les barrières à la demande d’aide répertoriées auprès des conjoints de personnes dépendantes et des joueurs pathologiques puissent s’appliquer aux conjoints de ces derniers, il demeure important de s’en assurer afin d’intervenir sur les bons éléments et de favoriser leur demande d’aide professionnelle lorsqu’ils en ont besoin. Le motif de la demande d’aide professionnelle des conjoints de joueurs pourrait amener des barrières différentes, puisque ceux-ci subissent les conséquences d’un problème sur lequel ils ont peu, voire pas, de pouvoir direct d’agir. Cette étude exploratoire, menée à l’aide d’un devis qualitatif, a pour but d’identifier les barrières auxquelles font face les conjoints de joueurs pathologiques lorsque vient le moment de demander de l’aide pour eux-mêmes auprès de professionnels.

Méthode

Participants

Afin de pouvoir être sollicités pour participer au projet, les conjoints devaient être âgés de 18 ans et plus et être en couple depuis au moins 12 mois avec un joueur pathologique en traitement dans un des deux centres publics de réadaptation en dépendance (CPRD) ciblés (un en milieu urbain et un en milieu semi-urbain). Le besoin ou l’absence de besoin d’aide des conjoints n’a pas été utilisé comme critère de sélection. Un échantillon de convenance composé de 12 conjoints de joueurs pathologiques en traitement répondant aux critères de participation a accepté d’être contacté pour participer au projet. Deux d’entre eux n’ont pu être rejoints par l’équipe de recherche, car leurs numéros de téléphone n’étaient plus en service et un troisième a été exclu parce qu’il n’était plus en couple avec le joueur pathologique au moment du rendez-vous.

Ainsi deux hommes et sept femmes ont été rencontrés entre le 4 décembre 2017 et le 2 octobre 2018 afin d’identifier les barrières à la demande d’aide professionnelle auxquelles ils faisaient face. Au moment de la rencontre, ils étaient âgés de 28 à 60 ans et avaient en moyenne 43,8 ans (ÉT = 25,3 ans). Deux d’entre eux étaient mariés avec le joueur pathologique alors que les sept autres étaient conjoints de fait ; tous demeuraient avec le joueur au moment de l’entrevue. La durée de leur relation avec le joueur variait de deux à 33 ans (M = 13,7 ans ; ÉT = 25,8 ans). Il est à noter qu’aucun des conjoints rencontrés ne recevait de l’aide professionnelle au moment de participer au projet. De plus, bien qu’un groupe d’une quinzaine de participants était envisagé au départ, des difficultés de recrutement ont amené l’arrêt de celui-ci.

Matériel

Questionnaire sociodémographique : Celui-ci permettait de dresser un bref portrait des participants. Il ciblait entre autres : l’âge, le sexe, la durée de la relation avec le joueur et l’état civil du participant.

Canevas d’entrevue : Il a été créé par l’équipe de recherche (composée de trois chercheurs) afin de répondre aux objectifs du présent projet et se basait sur les résultats parcellaires obtenus par Ferland et ses collaborateurs (2016) dans un projet ciblant les impacts des habitudes de JHA vécus par les ME de joueurs. Le canevas d’entrevue utilisait un format d’entrevue semi-structurée qui permettait d’aborder des thèmes spécifiques tout en laissant la possibilité au participant d’aborder des thèmes de son choix. Il était composé de questions ouvertes et abordait les thèmes suivants : l’identification et la perception du besoin d’aide, les attitudes envers l’aide, les expériences antérieures d’utilisation des services d’aide, les conséquences vécues en raison du problème de jeu et la connaissance des services d’aide pour les conjoints de joueurs pathologiques. Deux versions du canevas ont été utilisées soit une version pour les conjoints ayant déjà reçu de l’aide et une autre pour ceux n’en ayant jamais reçu.

Procédure

Le recrutement des participants a été fait par les intervenants en jeu pathologique de deux CPRD. Lors de leurs rencontres d’intervention auprès des joueurs vivant en couple, les intervenants présentaient brièvement le projet et vérifiaient si le joueur était intéressé à ce que son conjoint puisse y participer. Le cas échéant, l’intervenant remettait au joueur un formulaire d’autorisation à être contacté qu’il devait faire remplir par son conjoint et rapporter lors de sa prochaine rencontre. L’intervenant avait également comme tâche d’acheminer ce formulaire à l’équipe de recherche qui se chargeait par la suite de téléphoner au conjoint pour lui expliquer en détail le projet, vérifier son intérêt à participer et fixer un rendez-vous pour procéder à l’entrevue individuelle en face à face. Celle-ci avait lieu dans les locaux des CPRD ou encore à l’université selon ce qui convenait le mieux au participant.

Les entrevues ont été menées par trois étudiants au baccalauréat en psychologie préalablement formés pour mener ce type d’entrevue. Elles étaient d’une durée d’environ une heure et débutaient par la lecture et la signature du formulaire de consentement. L’entrevue semi-structurée avait ensuite lieu. Une fois celle-ci terminée, le participant recevait une liste de ressources d’aide pour les conjoints de joueurs pathologiques de même qu’une compensation financière de 50 $ (chèque-cadeau). Toutes les entrevues ont été enregistrées sous format audionumérique, retranscrites sous forme de verbatim puis importées dans le logiciel N’Vivo afin d’être analysées. La transcription des entrevues a été faite par les étudiants au fur et à mesure que les entrevues avaient lieu.

Approbation éthique

Le projet a été soumis et approuvé selon le processus multicentrique mis en place par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MP-23-2018-491).

Analyses

La méthode de thématisation en continu a été utilisée pour l’analyse qualitative. Celle-ci permet d’obtenir une liste complète des thèmes présents (Mayer et al., 2000 ; Paillé et Mucchielli, 2003). Elle a été faite en collaboration par les chercheurs et les étudiants en respectant les six étapes mises de l’avant par Braun et Clarke (2006) pour faire une analyse thématique soit : 1) familiarisation avec les données par l’intermédiaire de la lecture et de la relecture des entrevues ; 2) premier encodage des caractéristiques intéressantes ; 3) attribution de noms de thèmes aux regroupements de codes ; 4) raffinement des thèmes via une relecture des extraits sélectionnés pour chaque thème et mise en relation de ceux-ci avec l’ensemble des données ; 5) raffinement des thèmes pour en réduire le nombre tout en conservant la signification et 6) production du rapport d’analyse. Les étudiants ont participé à toutes les étapes de l’analyse sauf la dernière. Quant à lui, le chercheur principal était présent à toutes les étapes d’analyse. Il s’est adjoint un second chercheur pour l’étape de raffinement des thèmes et un troisième pour la production du rapport d’analyse.

Il est à noter que les étudiants impliqués dans le projet ont reçu une formation de base à l’utilisation du logiciel N’Vivo de même qu’à l’analyse thématique avant de débuter le processus d’analyse en compagnie du chercheur principal. L’ensemble du processus d’analyse a débuté après avoir complété quatre rencontres avec des participants. De plus, l’ensemble des étapes de l’analyse thématique a été fait par consensus entre trois codeurs, dont un chercheur.

Résultats

L’analyse thématique a permis de dégager quatre grandes catégories de barrières rencontrées par les conjoints de joueurs pathologiques soit : les barrières reliées à la demande d’aide elle-même, les barrières reliées au contexte de la demande d’aide, les barrières reliées aux facteurs environnementaux et sociaux et les barrières propres aux attitudes, pensées et caractéristiques personnelles du conjoint. Il est à noter que des noms fictifs sont utilisés pour identifier les extraits.

Barrières reliées à la demande d’aide elle-même

Ce type de barrière concerne la démarche à accomplir pour faire une demande d’aide. Afin de faire celle-ci, les personnes concernées doivent reconnaître leur besoin d’aide. Bien que les conjoints rencontrés n’indiquent pas tous avoir besoin d’aide, ils mentionnent tout de même certains motifs pour expliquer pourquoi ils n’ont pas fait une telle démarche. Ainsi, certains conjoints indiquent clairement ne pas avoir demandé d’aide pour eux-mêmes parce que ce n’est pas eux qui ont le problème. D’autres mentionnent être craintifs, car ils n’ont jamais demandé de l’aide ou encore indiquent qu’ils ne sont pas capables de faire confiance.

Puis je vais être bien honnête, j’ai même pas pensé aller en chercher [de l’aide]. Parce que j’ai dit : “Moi j’en ai pas de problème, c’est lui qui l’a le problème”.

Marie

De plus, connaître les noms des organismes offrant des services aux ME n’est pas garant d’une amorce de démarche. En effet, plusieurs indiquent avoir de la difficulté à trouver une description du type d’aide donné et affirment que la marche à suivre pour avoir accès aux services demeure difficile à comprendre.

Il manque peut-être quelque chose de plus simple là. De t’sais, problème de jeu : ’oui, t’as ça, ça, ça’. C’est niaiseux, mais on dirait que t’es là puis tu cherches c’est quoi qu’ils donnent comme aide, tu sais pas trop.

Line

Barrières reliées au contexte de la demande d’aide

Le contexte de la demande d’aide est également porteur de barrières pour les conjoints de joueurs pathologiques. L’aspect monétaire entourant l’aide peut être un frein important au moment de consulter pour eux-mêmes. À cet effet, certains conjoints mentionnent qu’ils n’ont pas les moyens financiers de consulter dans des ressources privées alors que d’autres disent ne pas pouvoir se permettre de perdre une journée ou une demi-journée de travail pour consulter.

Eh c’est sûr que quand on a à débourser de l’argent, on est moins porté à l’faire, parce qu’on a tellement un problème d’argent. Fait que si t’as à manquer une journée pour aller chercher d’l’aide ou bien t’occuper de ça, tu le feras pas.

Marcel

La présence de jeunes enfants semble également représenter une barrière pour certains conjoints qui ont peu de ressources pour leur venir en aide. Dans ces circonstances il est possible que le conjoint se concentre sur le bien-être de sa famille et attende que le joueur fasse une demande pour lui-même. C’est l’attitude qu’a adopté Sylvie envers le problème de jeu de son conjoint.

Pis là bin être deux à avoir plein de rendez-vous… Avec des jeunes enfants c’t’un casse-tête là. Fait que j’ai comme privilégié que lui s’prenne en main, qui prenne ses rendez-vous. Pis moi bin j’m’occupe des enfants pendant c’temps-là.

Sylvie

Les expériences antérieures de demande d’aide (professionnelle ou non) teintent également le jugement des conjoints au moment d’amorcer une nouvelle démarche. En effet, des expériences positives au cours desquelles le conjoint a retiré un bénéfice de l’intervention favorisent l’amorce d’une nouvelle démarche alors que des expériences qui laissent un goût amer envers l’intervention contribuent à freiner les nouvelles demandes d’aide. Mireille explique ici comment une absence de réponse de la part du service d’aide qu’elle a contacté a freiné sa volonté de recevoir de l’aide.

Moi, je me concentre vraiment sur mon travail, sauf que t’appelles une fois pis là, ça rappelle pas, pis là ben [Nom du conjoint], il dit : ’’Bien, rappelle ! T’sais si tu veux vraiment de l’aide.’’ Oui, sauf que là t’sais, oui, rappelle, rappelle, pis là, encore rien. Ça fait qu’un moment donné, je suis pus à l’aise … T’sais la fille qui laisse toujours des messages sur le répondeur… Je suis super ouverte et tout ça, mais t’sais ça fait un peu désespérée.

Mireille

Barrières reliées aux facteurs environnementaux et sociaux

Alors que les conjoints ont peu parlé de ce type de barrière, celui-ci semble tout de même avoir une influence importante sur leur désir de faire une demande d’aide. En effet, la rapidité d’accès à la ressource d’aide, l’horaire des rencontres et la distance à parcourir pour se rendre à la ressource d’aide sont tous trois des éléments qui viennent freiner la démarche des conjoints de joueurs.

L’aide est pas souvent accessible rapidement ni facilement. Parce qu’on voit ça comme une montagne. Si c’est trop compliqué, trop long, fastidieux, on va plutôt l’oublier pis mettre ça d’côté à place d’agir tout de suite.

Marcel

Il est de plus à noter que la connaissance du problème de JHA de la part de l’entourage de même que l’ouverture du joueur à parler de son problème avec son conjoint favorisent l’absence de demande d’aide puisque le conjoint a alors accès au soutien de ses proches. Ici, Josée raconte comment l’ouverture de son conjoint-joueur à parler de son problème de JHA et à travailler sur celui-ci l’a amené à ne pas demander d’aide pour elle-même.

T’sais mon chum depuis qu’y’a confessé ça, y’a été aussi en plan solution. T’sais y’a tout avoué. Y’était très d’accord à ce que j’en parle à mes parents. J’suis très près de mes parents. Fait que y’était super d’accord à ce que je leur dise tout, tout, tout. Y m’a jamais mis d’barrières. Pis y’a toujours travaillé sur lui depuis c’temps-là. Y’était très compréhensif, très accompagnant à travers ma détresse.

Josée

Barrières propres aux attitudes, pensées et caractéristiques personnelles du conjoint

Certaines attitudes, pensées et caractéristiques personnelles des conjoints les placent dans une situation où il leur est très difficile de faire une demande d’aide. Souvent en lien avec leur attitude envers le problème de JHA lui-même, envers le besoin de demander de l’aide ou envers le joueur, ces barrières peuvent être difficiles à contourner. Ainsi, des conjoints mentionnent ne pas demander de l’aide afin de respecter le joueur ou encore pour ne pas intervenir dans le problème du joueur. Ceci est principalement présent lorsque le jeu est vu comme salutaire par le joueur.

De peur de perdre ma femme. Parce qu’elle me l’a dit à plusieurs reprises : « Enlève-moi pas c’qui m’fait du bien. T’sais acharne toi pas là-dessus ou… » T’sais le message était clair. Donc j’insistais pas. J’pensais pas aller chercher d’l’aide parce que si j’allais chercher d’l’aide, c’était la contrarier, la persécuter. Parce que j’aurais insisté là-dessus. Fait que c’est pour ça qu’j’ai pas été en chercher de l’aide.

Marcel

La manière dont les conjoints se représentent une rencontre d’intervention vient également freiner leur demande d’aide. En effet, plusieurs font allusion au fait que parler ne réglera pas le problème de JHA alors que d’autres ont peur de ne pas être capables de parler du problème, car ils sont trop pris par les émotions.

Comment tu peux prendre ton argent que t’as travaillé si fort, pour la gaspiller. T’sais je comprends rien là-dedans. Puis t’sais je me dis je pense pas que ça me donne quelque chose d’aller parler de ça, je veux dire… Non, je pense que… Non.

Marie

La peur de paraître vulnérable incite également certains conjoints à renoncer à demander de l’aide pour eux-mêmes.

Demander de l’aide, c’est être vulnérable. C’est être en position de victime. Puis j’ai pas l’droit. Je veux pas être une victime parce que les victimes m’énervent dans la vie. Fait que t’sais, je veux surtout pas être ça.

Nicole

Enfin, certains conjoints font preuve d’une forme de pensée magique qui les amène à croire que l’aide se présentera d’elle-même lorsque le temps sera venu.

C’est niaiseux, mais je pense qu’autant dans le jeu que n’importe où, un moment donné, il y a quelque chose qui arrive qui fait que tu t’en vas là puis t’as l’opportunité de parler à quelqu’un.

Marie

Discussion

Le but du présent projet était d’identifier les barrières auxquelles font face les conjoints de joueurs pathologiques quand ils désirent demander de l’aide pour eux-mêmes auprès de professionnels, car il y a peu, voire aucune, littérature qui s’intéresse actuellement à cette problématique. Les rencontres menées auprès de neuf conjoints de joueurs pathologiques en traitement indiquent que ceux-ci rencontrent effectivement plusieurs barrières lorsqu’ils décident de demander de l’aide. Ces barrières peuvent être regroupées en quatre grandes catégories soit les barrières reliées à la demande d’aide elle-même, les barrières reliées au contexte de la demande d’aide, les barrières reliées aux facteurs environnementaux et sociaux et les barrières propres aux attitudes, pensées et caractéristiques personnelles du conjoint.

Les différentes catégories de barrières mentionnées par les conjoints de joueurs en traitement ne sont pas spécifiques aux conjoints de joueurs et peuvent être partagées par plusieurs clientèles tant en dépendance qu’en santé mentale. Toutefois une analyse plus fine des barrières incluses dans ces différentes catégories permet de mettre en lumière les barrières propres aux conjoints de personnes dépendantes (joueurs et substances) et celles plus spécifiques aux JHA.

Ainsi, la méconnaissance des services d’aide est une barrière présente tant pour les conjoints de joueurs pathologiques rencontrés pour cette étude que pour les joueurs pathologiques (Bulcke, 2007 ; Hodgins et el-Guebaly, 2000) et les conjoints de personnes dépendantes (Peled et Sacks, 2008 ; Wilson et al., 2017). Toutefois chez les conjoints de joueurs, il semble que la barrière de la méconnaissance des services va bien au-delà de celle-ci et s’exprime également par une difficulté concernant la manière de faire la demande. Ainsi, même lorsque les conjoints de joueurs connaissent le service d’aide, certains freinent leur demande, car ils ne savent pas comment procéder pour faire celle-ci. Chez les personnes présentant un problème de consommation, c’est plutôt la lourdeur et la complexité du processus d’accueil et d’évaluation qui nuit à l’accès au traitement (Ford et al., 2007). Pour l’équipe de Ford (2007) la lourdeur du processus concerne les différentes étapes d’évaluation à franchir avant d’être dans l’intervention à proprement parlé. Ainsi, même si les conjoints de joueurs semblent davantage parler du « comment faire » une demande d’aide, il n’en demeure pas moins que la proposition de l’équipe de Ford (2007), d’avoir toujours quelqu’un de disponible pour répondre aux questions des personnes qui téléphonent pourrait permettre de démystifier la marche à suivre.

Toujours dans cette catégorie de barrière, le désir de se concentrer sur la personne qui a le problème plutôt que sur soi-même se retrouve tant auprès de notre échantillon de conjoints de joueurs qu’auprès de conjoints de personnes dépendantes aux substances (Wilson et al., 2017). Alors qu’il n’est pas possible de déterminer hors de tout doute que ce résultat est davantage imputable au sexe des conjoints (l’échantillon étant composé principalement de femmes) qu’à la problématique elle-même, il est tout de même important de garder en tête cette barrière afin de sensibiliser les différents services d’aide professionnelle et non-professionnelle à cette réalité s’ils désirent mettre en valeur leurs services.

Par ailleurs, l’aspect financier est sans nul doute la barrière reliée au contexte de la demande d’aide qui touche le plus directement les conjoints de joueurs, et ce, bien qu’il soit également possible de la retrouver chez d’autres clientèles. En effet, les problèmes financiers engendrés par la participation aux JHA placent souvent le conjoint dans une situation financière précaire qui l’amène à devoir économiser pour voir aux dépenses quotidiennes du foyer (Ferland et al., 2016). Dans ces circonstances il n’est sans doute pas étonnant que certains conjoints renoncent à recevoir de l’aide pour eux-mêmes et que cette aide puisse être perçue comme une dépense évitable par le couple ou la famille. Ainsi même si les services publics d’intervention en dépendance sont gratuits au Québec, les coûts indirects associés à la présence aux rencontres d’intervention (transport, stationnement, absence du travail, gardiennage) peuvent eux aussi être considérés comme trop dispendieux par les conjoints de joueurs. Offrir des horaires de rencontres adaptés aux horaires des jeunes familles, la possibilité d’offrir un service de garderie sur le lieu d’intervention, la possibilité de faire des rencontres téléphoniques ou via le web sont des éléments qui pourraient contribuer à faciliter la fréquentation des services d’aide pour les conjoints de joueurs.

Toujours dans les barrières reliées au contexte de la demande d’aide, les expériences antérieures d’intervention ou de demande d’aide (professionnelle ou non) ont un impact sur les futures demandes d’aide des conjoints de joueurs. Ceci est également observé dans le domaine de l’intervention en santé mentale et en dépendance où la perception des expériences passées peut grandement influencer la présence de démarches futures. Ainsi, une expérience jugée négative pourra amener certaines personnes à refuser de faire une nouvelle demande d’aide alors qu’une expérience jugée positive pourra favoriser une demande d’aide (Aalhus et al., 2017 ; Rapp et al., 2006 ; Rickwood et al., 2005).

Toutefois, même si les attentes qu’entretient une personne envers l’intervention peuvent teinter sa perception du service reçu, pour les conjoints de joueurs c’est le contact téléphonique avant même le début de l’intervention qui semble influencer leurs décisions futures. Ceci semble aller dans le même sens que les résultats de l’équipe de Ford (2007) qui indiquaient que la qualité de l’accueil favorise l’accès à l’intervention des personnes dépendantes aux substances. Cet accueil peut se faire tant par téléphone qu’en personne à l’arrivée d’une personne dans un service d’aide. Ainsi, encore une fois, la proposition de l’équipe de Ford (2007), d’avoir toujours quelqu’un de disponible pour répondre aux questions des personnes qui téléphonent plutôt qu’un répondeur pourrait rendre l’expérience de demande d’aide plus positive.

La catégorie des barrières liées aux attitudes, pensées et caractéristiques personnelles des conjoints est celle qui semble le plus se démarquer. La volonté de respecter les choix du joueur, de ne pas intervenir dans le problème de ce dernier et la présence d’une pensée magique de la part des conjoints de joueurs expliquent l’absence d’une demande d’aide professionnelle de leur part. Alors que les études consultées ne font pas mention d’une telle forme de pensée magique chez les conjoints de personnes dépendantes ni chez les joueurs pathologiques eux-mêmes, certaines des personnes rencontrées pour ce projet expriment clairement attendre qu’une forme d’aide se présente à elles plutôt que de solliciter celle-ci. Cette pensée magique couplée à une perception que le problème de JHA est le seul problème dont on doit s’occuper (barrière reliée à la demande d’aide) peut placer les conjoints de joueurs dans une situation d’inertie face à une demande d’aide professionnelle qui pourrait sans doute leur être utile. Il est toutefois difficile de confirmer ce fait ou de comparer cette hypothèse avec un phénomène semblable qui pourrait être vécu par des conjoints aux prises avec d’autres problématiques, car la littérature sur le sujet est quasi inexistante.

Dans ce projet, la présence d’un réseau social ou d’un conjoint joueur supportant est considérée comme étant une barrière à la demande d’aide professionnelle. Il est important de noter que nous avons tenu compte uniquement de l’aide professionnelle et que c’est seulement pour cette raison que la présence d’un réseau soutenant est perçue comme une barrière ici. Malgré ceci, il nous apparaît évident que la présence d’un réseau supportant serait suffisant pour permettre à plusieurs personnes de passer à travers les différents obstacles de leur vie. De plus, bien que non investigué ici, il est possible de croire qu’un tel réseau pourrait favoriser la demande d’aide professionnelle si celle-ci devenait éventuellement nécessaire pour le conjoint.

Forces et limites

La principale force de cette étude est d’avoir utilisé des entrevues semi-structurées pour colliger les informations auprès des conjoints de joueurs pathologiques. L’utilisation de telles entrevues a permis de mieux comprendre le vécu de ces derniers et de mettre en contexte les barrières qu’ils rencontrent quand ils ressentent le besoin de demander de l’aide professionnelle pour eux-mêmes. L’utilisation d’un tel protocole explique sans doute pourquoi des barrières rarement mentionnées dans d’autres études sur le même sujet ont été soulevées par les conjoints de joueurs pathologiques rencontrés. Bien que celles-ci puissent être observées chez plusieurs clientèles, à notre connaissance, la présente étude est la première à détailler ces barrières spécifiques. Une autre force de cette étude est d’avoir réparti l’ensemble des barrières en quatre grandes catégories plutôt que de conserver la répartition intrinsèque/extrinsèque ou interne/externe souvent observée (Bellringer et al., 2008 ; Clarke, 2007 ; Clarke et al., 2007 ; Gainsbury et al. 2013 ; Kaufman et al., 2017 ; Rasmussen et al., 2018). Cette répartition en plusieurs catégories amène une compréhension plus large des barrières et permet de mieux identifier les éléments sur lesquels il est possible d’agir pour en diminuer l’impact. Une autre force de ce projet concerne la présence d’hommes et de femmes parmi les conjoints rencontrés. En effet, ceci a permis de donner la parole à des hommes en relation avec des joueuses pathologiques ce qui arrive rarement dans les études portant sur les JHA. Toutefois, le petit nombre d’hommes rencontré demeure une limite puisqu’il ne permet pas de distinguer les barrières selon le sexe du conjoint. Il est également à noter que la petite taille de l’échantillon et l’absence de saturation empirique limitent la portée des résultats de ce projet. Il pourrait donc être opportun de répéter cette étude avec un plus grand échantillon tout en assurant la saturation empirique afin d’avoir un plus large éventail d’expériences de conjoints de joueurs pathologiques. Une autre limite de ce projet reliée au petit nombre de participant est de ne pas avoir été en mesure de distinguer les barrières selon que les conjoints aient mentionnés avoir ou non besoin d’aide professionnelle. Finalement, les critères de sélection retenus représentent également une limite bien qu’ils aient permis d’avoir un échantillon homogène. En effet comme le besoin d’aide n’a pas été pris en compte dans le recrutement, il est possible que certains des conjoints rencontrés n’éprouvent pas le besoin de consulter un professionnel pour eux-mêmes. Conséquemment, les barrières que ces conjoints ont pu mentionner pourraient être plus reliées à leur absence de besoin d’aide qu’à des entraves dans leur démarche de demande d’aide. Toutefois, comme encore peu d’études se sont attardées aux barrières rencontrées par les conjoints de joueurs pathologiques, la présente étude est un point de départ des plus pertinents pour favoriser l’entrée en service des conjoints de joueurs et parallèlement améliorer leur mieux-être.

Conclusion

Ce projet a permis d’identifier quatre types de barrières rencontrées par les conjoints de joueurs pathologiques soit les barrières reliées à la demande d’aide elle-même, les barrières reliées au contexte de la demande d’aide, les barrières reliées aux facteurs environnementaux et sociaux et les barrières propres aux attitudes, pensées et caractéristiques personnelles du conjoint. Bien que ces grandes catégories de barrières puissent être rencontrées par d’autres populations que les conjoints de joueurs, certaines des barrières incluses dans ces grandes catégories sont plus spécifiques à cette population. Ainsi, les coûts directs et indirects associés aux services d’aide peuvent avoir un impact sur la présence ou non d’une demande d’aide de leur part. Il en est de même de la volonté de respecter les choix du joueur de ne pas intervenir dans son problème et la présence d’une pensée magique qui amène certains conjoints à attendre que l’aide se présente d’elle-même.

Une fois identifiées les barrières auxquelles font face les conjoints de joueurs pathologiques au moment de demander de l’aide professionnelle pour eux-mêmes, il est important de s’interroger sur la manière de contrer ou de réduire l’impact de celles-ci. Certaines barrières ne peuvent être contrées que par les dispensateurs de soins (ex. : réduction des coûts indirects, expériences d’aide positive, etc.) alors que d’autres requièrent un changement dans les attitudes des conjoints (ex. : c’est le joueur qui a le problème, demander de l’aide est associé à de la faiblesse, etc.). Ces changements d’attitudes peuvent être facilités par des campagnes médiatiques à plus large échelle, par le discours des intervenants travaillant auprès des joueurs qui peuvent souligner l’importance pour les conjoints de consulter ou encore par une inclusion des conjoints dans le processus d’intervention des joueurs.

Tous les mécanismes pouvant être mis en place pour faciliter les demandes d’aide professionnelle des conjoints de joueurs pathologiques peuvent également contribuer à réduire les barrières pour l’ensemble des personnes fréquentant les services d’aide aux personnes dépendantes. Il demeure toutefois nécessaire de poursuivre le travail auprès des conjoints de joueurs de même qu’auprès de l’ensemble de leurs ME afin de s’assurer que ces derniers aient accès à des services professionnels qui les aideront à améliorer leur qualité de vie.