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Introduction

Cet article porte sur les liens qu’établissent des personnes qui font usage de drogues par injection (PUDI) entre la santé (autant physique que mentale) et la consommation de drogues ou substances psychoactives (SPA). Au fil des siècles, l’évolution de chaque société a été marquée par certaines SPA, qu’elles aient été plus ou moins acceptées socialement et intégrées à des rituels et à des rites de passage religieux ou animistes ou qu’elles aient été réprimées puisque considérées dangereuses, pathologiques ou déviantes (Valleur et Matysiak, 2006). S’accentue toutefois à partir 20e siècle l’interdiction de l’usage de SPA, si bien que dans plusieurs pays, dont le Canada, cette pratique demeure réprimée et stigmatisée, en particulier si l’usage se fait par injection (Beauchesne, 2006 ; Quirion, 2016). Conséquemment, des dynamiques complexes de défavorisation, de désaffiliation et d’exclusion sociales sont communes chez les PUDI et contribuent aux conséquences associées à l’usage de drogues sur la santé (Brogly et al., 2003 ; Latkins et al., 2012 ; MacNeil et Pauly 2011 ; Muncan et al., 2020 ; Olsen et al., 2012 ; Roy et al., 2007).

L’usage de drogues par injection

Montréal concentre environ 70,0 % des PUDI du Québec (Leclerc et al., 2013). La cocaïne y est la SPA la plus injectée, suivie de près par les médicaments opioïdes et l’héroïne (Leclerc et al., 2018). À Montréal comme ailleurs, les PUDI consomment souvent de multiples substances par injection et autrement dont par inhalation ou oralement (ex. : alcool, cannabis, crack, amphétamines) (Leclerc et al., 2018).

Les raisons du recours à l’injection sont multiples. L’injection de drogues, le plus souvent intraveineuse, procure un effet immédiat et intense en raison de son absorption rapide par l’organisme. Une quête hédonique de plaisirs plus intenses (Quintin, 2012 ; Tremblay et Olivet, 2011), d’ivresse ou de sensations fortes (Fernandez, 2014 ; Peretti-Watel, 2011) y est associée. Certains individus peuvent vouloir gérer le stress et les épreuves de la vie quotidienne (Caiata Zufferey, 2002 ; Reynaud, 2006) ou atténuer des souffrances psychiques et psychologiques (Darke, 2013 ; Hall et Queener, 2007), dont celles liées à des traumatismes ancrés dans l’enfance et l’adolescence (Darke et Torok, 2014 ; MacNeil et Pauly, 2011 ; Peirce et al., 2011).

Toutefois, même si l’usage s’inscrit dans une recherche de mieux-être, lorsqu’aux prises avec la dépendance aux opioïdes, les PUDI peuvent ressentir de très pénibles symptômes de sevrage physiques ou psychologiques qualifiés de façon récurrente comme de véritables « descentes aux enfers » (Hughes, 2007 ; Peretti-Watel, 2011). Quant aux stimulants, leur usage se caractérise par des épisodes compulsifs pouvant excéder 30 injections par jour, une dépendance davantage d’ordre psychologique ou neurobiologique et un état de manque décrit comme un grand sentiment de vide ou de détresse (Schneeberger, 2000).

Problèmes de santé et psychosociaux affectant les PUDI

Il y a lieu de se préoccuper de la santé globale, autant physique et mentale, des personnes qui consomment des SPA et tout particulièrement de celles qui font usage de drogues par injection. Ces dernières sont confrontées à de multiples menaces à leur santé et à leur vie. Elles sont 14,7 fois plus à risque de décéder que la population générale (Mathers et al., 2013) avec la surdose comme première cause de mortalité (Gouvernement du Canada, 2021 ; Nambiar et al., 2015).

Les lésions des tissus mous et du système vasculaire (abcès, plaies, ulcères, phlébites) ainsi que leurs complications potentiellement fatales (septicémies, endocardites, péricardites) sont fréquentes (Hope et al., 2010 ; Roose et al., 2009 ; Topp et al., 2008). De plus, au Québec 13,7 % des PUDI vivent avec le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et 63,1 % ont déjà contracté le virus de l’hépatite C (VHC) (Leclerc et al., 2018). Ces infections sont liées à une transmission par le sang, le plus souvent par le biais de l’injection. Les PUDI affichent aussi des taux élevés de détresse psychologique ou de troubles mentaux antérieurs à la consommation ou exacerbés ou déclenchés par cette dernière (Côté et al., 2019 ; Kidorf et al., 2010 ; Mackesy-Amiti et al., 2015). Enfin, tristement, le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les PUDI (Gjersing et Bretteville-Jensen, 2014 ; Nambiar et al., 2015).

Liens perçus entre la santé et l’usage de drogues

Plusieurs études suggèrent que les PUDI se soucient de leur santé (Brogly et al., 2003 ; Caiata Zufferey, 2002 ; Drumm et al., 2005 ; Duterte et al., 2001 ; Meylakhs et al., 2015 ; Mizuno et al., 2003 ; Olsen et al., 2012 ; Poliquin, 2018 ; Wozniak et al., 2007) et déploient divers moyens pour la préserver (Drumm et al., 2005 ; Duterte et al., 2001 ; Olsen et al., 2012). Toutefois, ces études n’ont pas porté spécifiquement sur les liens que les PUDI établissent entre leur santé et leur consommation de SPA tout particulièrement celles en situation de grande précarité sociale.

L’objectif principal de cette étude est d’explorer la perspective de PUDI vivant dans des conditions de précarité sociale et en consommation active de drogues quant à leur santé et aux liens entre leur santé et leur consommation de SPA. Notamment, comment considèrent-elles que leur consommation affecte leur santé ? Mieux comprendre ces liens peut contribuer à concevoir des interventions préventives et en réduction des méfaits qui tiendraient davantage compte de leurs perceptions et de leurs visées pour améliorer leur situation. Comme le soulignent Bibeau et Perreault (1995) qui ont mené une étude auprès de PUDI en contexte de grande marginalité sociale à Montréal, aucune explication théorique ni aucune analyse des problèmes ne vaut l’interprétation qu’en font les principales personnes intéressées.

Méthodologie

Devis

Les analyses présentées découlent d’une étude qualitative plus large sur la signification de la santé et du prendre soin de soi pour des PUDI qui a été guidée par une perspective interactionniste symbolique (Poliquin, 2018). Cette approche consiste essentiellement à « rendre compte » et à « tenir compte » de la perspective des individus dans l’appréhension des réalités sociales (Poupart, 2011) et de leurs significations qui sont modulées par plusieurs éléments, dont les parcours et les évènements de vie, les valeurs et les croyances. Pour ces raisons, les concepts (ex. : santé, consommation, etc.) sont initialement définis de façon très large sans appui sur des définitions ou cadres théoriques préalables (Blumer, 1969).

Échantillonnage et recrutement

Les critères d’inclusion pour cette étude étaient : avoir consommé des drogues par injection au cours du dernier mois, être âgé de plus de 18 ans ; être capable de fournir un consentement libre et éclairé. Le recrutement a été majoritairement effectué par l’auteur principale (HP) dans le cadre d’activités d’observation participante (ex : lorsqu’elle était présente sur les lieux de façon très informelle lors d’activités de distribution de matériel d’injection, ou d’activités de réinsertion sociale comme des ateliers, des cuisines collectives, etc.) dans trois des organismes communautaires de Montréal offrant des services de réduction des méfaits à des personnes consommatrices de drogues. Les intervenants de ces organismes ont également favorisé le recrutement en recommandant des participants potentiels à l’auteure principale. L’emploi de la méthode boule de neige a permis de recruter des personnes ne fréquentant pas ou peu les organismes communautaires ciblés. Elle a consisté à demander aux participants de parler de l’étude à leur entourage et à fournir les coordonnées de l’auteure aux personnes intéressées. Ceci a permis de recruter 6 des 30 participants.

Collecte de données et considérations éthiques

Au total, 30 participants ont pris part à l’étude, soit à une entrevue individuelle, à un groupe focalisé ou les deux. Toutes les entrevues individuelles d’une durée moyenne de deux heures (n = 26 entrevues avec 15 hommes et 11 femmes) ont été menées par l’auteure principale dans divers lieux, dont au sein des organismes communautaires, des lieux publics, tels qu’un café ou un lieu tranquille comme un parc ou encore le domicile des participants. Elles permettaient aux personnes de s’exprimer plus librement sur leur vécu singulier. Le canevas d’entrevue comportait des questions ouvertes sur des thèmes reliés à la signification de la santé, à la description de la santé et aux interrelations perçues entre la santé et la consommation de substances psychoactives. De plus, deux groupes focalisés (un groupe de huit femmes et un groupe de 11 hommes) d’une durée de deux heures chacun ont été réalisés (par HP) afin de recueillir des données complémentaires favorisées par les dynamiques de groupe (Krueger et Casey, 2000). Douze participants ont à la fois participé aux entrevues individuelles et à un groupe focalisé.

Toutes les entrevues ont été enregistrées et transcrites. La collecte des données s’est échelonnée de juin 2014 à juin 2015. Une somme de 40 $ a été versée à chaque participant pour sa participation à une entrevue individuelle ou à un groupe focalisé. La recherche a reçu l’approbation du comité d’éthique du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (Projet #2015-755, 14-025). Les noms ont été remplacés par des pseudonymes et toutes les données d’identification ont été retirées.

Analyse des données

L’analyse thématique des données a été réalisée selon la méthode de Miles et al. (2014) et à partir du sens donné par les participants conformément à la perspective épistémologique interactionniste mobilisée. Le verbatim et les notes d’observation ont été regroupés par thèmes et catégories de thèmes, à l’aide du logiciel N’Vivo 9, selon une grille mixte construite à partir des questions d’entrevue et des thèmes émergents. L’écriture et la réécriture de mémos (notes d’analyse à partir du verbatim), et les discussions entre les membres de l’équipe de recherche ont contribué à approfondir l’analyse.

Description des participants

Les 30 participants à l’étude sont âgés de 20 à 59 ans (âge médian : 44 ans). Ils consomment des drogues par injection depuis 4 à 30 ans, principalement de l’héroïne, des médicaments opioïdes (tels que la morphine ou l’hydromorphone) ainsi que de la cocaïne. Vingt-quatre participants sont principalement des consommateurs d’opioïdes tandis que quatre s’injectent de la cocaïne comme drogue de choix. Néanmoins, 22 participants affirment avoir consommé de la cocaïne au cours des six derniers mois. Aussi, la plupart sont des polyconsommateurs d’autres SPA telles que du cannabis ou des amphétamines, et boivent de l’alcool. Plusieurs déclarent un faible revenu, sont désaffiliés socialement et sont dans des conditions de vie très précaires avec neuf (sept hommes et deux femmes) vivant ou ayant vécu dans la rue au cours de six mois précédents. La grande majorité dit avoir été incarcérée et tous ont eu des démêlés avec la justice.

Les résultats sont présentés selon les principaux thèmes émergents liés aux perceptions de la santé et aux interrelations entre la santé et la consommation de SPA.

Résultats

Perceptions de leur état de santé

Certains participants considèrent leur état de santé comme étant « pas pire », malgré les diagnostics médicaux et la consommation de SPA, alors que d’autres la perçoivent comme étant « affectée » notamment par les maladies, la souffrance, et l’usage de drogues et d’alcool.

Une santé « pas pire » malgré les diagnostics médicaux et la consommation

Pour répondre à la question « J’aimerais savoir comment ça va ta santé en ce moment ? », plusieurs répondent en se comparant aux autres personnes (consommatrices de drogues par injection ou non). Bon nombre de participants se disent « normaux » puisque leur santé n’est ni très bonne ni très mauvaise, mais plutôt « pas pire » ou « moyenne ». Ceci tout particulièrement parce qu’ils se trouvent « fonctionnels », soit capables d’être autonomes, de travailler ou de se débrouiller pour subvenir à leurs besoins. C’est le cas de Linda (cinquantaine) qui s’injecte de l’héroïne quotidiennement et de la cocaïne occasionnellement : « Moi, ça va bien, pour une bonne femme de [X] ans. Oui, je me sens pas mal en santé. Je suis active. Je consomme pas mal tous les jours ».

Typiquement, les participants se disent d’emblée en santé et puis nuancent en énumérant une série de problèmes de santé (ex : VIH, VHC, douleurs musculosquelettiques, etc.) ou relativisent selon leurs capacités à être actifs, leurs contextes de vie, dont l’itinérance, leurs maladies, leur âge ou leur consommation actuelle ou passée. « J’ai des antidouleurs, pour les os. Mais là, je suis rendu à 5X ans, là, je ne suis plus à 20 ans ! » lance Dominic (cinquantaine) qui affirme que sa santé est bonne. Clairement pour plusieurs, le fait de se sentir en santé peut coexister avec des maladies, maux et symptômes :

À part mes six hépatites, mon VIH, ça va ben ! Je suis correct, là. [...] je suis quand même… pas si pire. On n’en meurt plus maintenant, c’est une maladie comme une autre. C’est juste qu’il faut que je fasse plus attention, ça c’est un fait, sinon ma santé elle se dégrade vite. [...] À part mes problèmes genre VIH, pis hépatites, j’ai pas… je suis normal, là, par exemple. Je dors bien, je mange bien.

Philippe, quarantaine

Une santé affectée par les maladies chroniques, la souffrance et la consommation

En contrepartie, certains participants ne se perçoivent pas du tout en santé et évoquent différents problèmes de santé, dont des douleurs chroniques ou d’autres symptômes. Caroline explique que sa santé fragile ne lui permet plus de soutenir le rythme de vie associé à une consommation plus intensive :

T’sais, je le sais pas combien de temps qu’il me reste. Je vis comme sur du temps emprunté. La docteure, quand j’ai appris que j’avais une cirrhose, elle me donnait comme six mois à vivre si je consommais encore, pis deux ans si j’arrêtais. Là, ça fait comme ma sixième année, six ans.

Caroline, quarantaine

Des troubles mentaux ou des problèmes de santé physique empêchent certaines PUDI rencontrées de pouvoir se réaliser pleinement, dont se chercher du travail ou un logement et pouvoir mieux profiter de la vie. Plusieurs se disent affectées psychologiquement par des traumas vécus dans leur enfance et décrivent un cumul de problèmes de santé. Ainsi, Pierre-Luc, ayant vécu dans de multiples familles d’accueil et sans domicile fixe depuis sa sortie du centre jeunesse, dit se sentir très seul. Souffrant aussi de douleurs chroniques, sans nuance, il affirme :

J’ai pas la santé. J’ai quatre vertèbres d’écrasées, trois disques d’écrasés dans le dos, j’ai un talon cassé en deux, pis j’ai un ligament d’étiré. J’ai levé des sacs de mortier, pis ça a déchiré dans mon dos. [...] Depuis ce temps-là, je suis sur la morphine. À tous les jours.

Pierre-Luc, cinquantaine

Les liens entre la santé et la consommation

Les participants font plusieurs liens entre la santé et la consommation de SPA, ces derniers étant classés selon les principaux thèmes émergents que sont la consommation pour se maintenir en santé ou la consommation liée au désespoir et s’inscrivant dans une grande négligence de soi. Toutefois, la substance consommée et surtout le mode de vie associé à la consommation sont déterminants. Enfin, le contrôle de la consommation est un thème important relié à la santé tout comme le désir ambivalent d’abstinence puisque la consommation aux yeux de plusieurs participants comporte également plusieurs avantages.

Consommation pour se maintenir en santé

La consommation est vue par plusieurs comme une façon de conserver leur santé et est souvent liée à leur capacité de fonctionner et à un certain équilibre de vie, voire de survie, même si elle se fait parfois au détriment de l’attention au corps. En outre, pour ceux qui sont dépendants aux opioïdes, obtenir leur dose quotidienne apparaît essentiel pour se sentir bien et en santé, être autonome, et remplir diverses activités et rôles sociaux, comme quêter ou « squeeger » pour payer leur consommation ou se rendre dans les organismes communautaires pour chercher de la nourriture et du matériel d’injection. La dépendance que certains participants nomment « habit » et qui les lie aux opioïdes est largement exprimée en des termes de souffrance et d’épreuves. Pour Denis ou Nicolas, tous deux vivant dans la rue, sans leur dose quotidienne d’opioïdes, ils sont « malades » et ne peuvent que très difficilement « fonctionner », notamment quêter pour payer leur consommation.

Je pense que ma consommation fait partie de… intégrante de prendre soin de soi parce que si j’ai pas de morphine, je suis malade.

Denis, quarantaine

Parce que veut veut pas, quand je me lève le matin j’ai pas l’impression d’être en santé pantoute là. Mais quand je m’envoie mon premier hit, là, ôte-toi de là, je suis flambant neuf comme si je venais de sortir du ventre de ma mère, t’sais là. […] Je suis prêt à courir le marathon, pis ça là [il pointe son cou], je ne le sens plus. Je sens pu rien. Ça fonctionne ben là.

Nicolas, trentaine

En effet, comme Nicolas, quelques PUDI interviewées se plaignent de douleurs surtout musculosquelettiques ou liées à des maladies chroniques. Quelques-uns ont d’ailleurs débuté les opioïdes avec une prescription médicale, dont pour Gabrielle avec de l’hydromorphone (Dilaudid®) alors qu’elle avait 16 ans. Une fois devenue dépendante et faute d’avoir un médecin pour lui en represcrire, elle s’est mise à s’en procurer sur le marché illégal et puis à se l’injecter. Elle décrit les effets du manque comme une expérience fort éprouvante émotionnellement, psychologiquement et physiquement. Son quotidien est centré sur la gestion de son sevrage ainsi que de ses émotions pénibles qui ressurgissent immanquablement sans injection de Dilaudid® aux quatre heures.

Quand ça fait longtemps, là, quand ça fait longtemps que tu es en sevrage, là, quand tu as dépassé les deux premiers jours, c’est rough, là ! Tu n’es pas capable de dormir, tu n’es pas capable de manger, tu n’es pas capable de rien faire, tu es à bout, là, tu n’es plus capable. Puis là, tout ça te remonte parce que tout ce que tu as gelé commence à sortir tranquillement. Fait que c’est heavy, là !

Gabrielle, vingtaine

Également, en plus de rechercher du plaisir (« tripper »), bon nombre de participants mentionnent que consommer aide à soulager leur détresse psychologique, à se « calmer les nerfs », à se détendre et à gérer leurs émotions, dont leur colère ou leur sentiment de solitude. Aussi, l’usage de drogues, que ce soit par injection ou autrement, est présenté comme un mécanisme de « coping », dont par Francis, qui consomme pour oublier ses problèmes :

J’en fume pas beaucoup [du cannabis], puis j’en fume… à une bonne dose, là, c’est bon pour mon… c’est bon pour mon VIH. […] Ça… ça me relaxe, ça détend les muscles, ça détend ma tête, ça détend tout. C’est une forme de relaxation.

Francis, vingtaine

Pour certains participants, par ses effets stimulants ou anesthésiants, la cocaïne permet d’accroître le sentiment de performance et d’estime de soi, et d’engourdir leur souffrance, toutes des dimensions qu’ils relient au sentiment d’être en santé. D’ailleurs, le terme d’« automédication » est employé par quelques participants pour décrire la raison qui les pousse à consommer. Loïc vivant en situation d’itinérance, cherche ardemment à surmonter les épreuves de la vie en consommant, quitte à ne plus rien ressentir :

C’est comme si j’étais une manière de zombie, là. […] Oui, la coke, pis le crack, ça me fait ça genre. Après, t’sais, quand même que je te dirais, il y a un char qui me rentrerait dedans, là, ça me ferait : bah ! OK. […] ça t’aide à passer à travers toutes les épreuves de la rue, pis tout ça.

Loïc, vingtaine

Consommation et désespoir

Plusieurs participants nomment avoir, et parfois pour de longues périodes, consommé alors qu’ils étaient en état de détresse, de désespoir profond ou de perte d’intérêt pour la vie et donc pour leur santé. D’autres ont parlé d’états dépressifs souvent accompagnés d’idéations suicidaires. La consommation peut également être décrite en des termes d’autodestruction ou de « suicide à petit feu », ou de périodes nihilistes (« je me foutais de tout ! ») qui peuvent mener, par exemple, à l’utilisation de n’importe quelle seringue pour s’injecter :

Moi, je sais qu’il y a eu de moments où je me câlissais de toute. Je me câlissais de mourir, je me câlissais de toute. J’avais pas de seringues oestie, j’allais fouiller dans les poubelles oestie où je savais que j’en avais piqué une. Quand même qu’elle était toute croche, je la dépliais. Et j’ai pogné l’hépatite A, l’hépatite C. Il vient un moment donné que un moment donné quelqu’un, ça dépend qu’est-ce qu’il vit […] Si le gars est suicidaire un peu, un moment donné il s’en câlisse ! Il se crisse pas mal de tout !

Jérémie, cinquantaine

Les interrelations entre les états psychiques et la consommation sont très complexes. Aussi la perception d’être en mauvaise santé peut accentuer un sentiment de désespoir, comme le suggère le témoignage de Loïc. :

C’est parce que je pense que je ne tofferai pas longtemps. Rendu là, pourquoi je ne me gèlerais pas ? Parce que la seule affaire qui m’empêchait vraiment un petit peu de me geler, c’est que je me dis : si je me gèle trop, je vas mourir de bonne heure en crisse, t’sais ! Ça fait que… Là, j’ai… C’est pas une peur, là, mais c’est genre… t’sais, genre, si j’ai un flo, admettons, à un moment donné, que je me case, pis que j’ai un flo, ben ostie, je vas crever dans sa face, là. Je le sais pas, là.

Loïc, vingtaine

La consommation et la santé, une question de substance

À la question qui se voulait neutre, « Dans quelle mesure ta consommation influence-t-elle ta santé ? », bon nombre de participants répondent que leur corps est affecté par un cumul de facteurs qu’ils associent à leur consommation de SPA, dont le VHC ou une cirrhose, qui peuvent aussi être liés à leur consommation d’alcool. Tous les participants sont conscients qu’ils s’exposent à de graves conséquences en s’injectant des drogues, tels que des surdoses potentiellement mortelles, des infections, dont des abcès et péricardites ou encore des psychoses toxiques et des troubles cognitifs. Aussi, les participants se sont exprimés sur le stress, l’anxiété, l’irritabilité, la colère vécus, et qu’ils relient à des hauts et des bas de la consommation qui finissent par affecter leur santé.

Les participants discutent des effets des SPA perçus sur leur santé en fonction des substances. Parmi les SPA rapportées comme particulièrement nocives se trouvent l’alcool, le tabac ainsi que les stimulants, dont la cocaïne, le speed et le crystal meth. D’ailleurs, le tabac puisqu’il est susceptible de causer un cancer, est considéré par quelques-uns comme l’habitude la plus nocive pour leur santé, dont pour Patrick (quarantaine) qui affirme spontanément : « C’est la cigarette qui va me tuer, pas l’héroïne ». Les opioïdes sont vus par plusieurs PUDI comme favorisant leur mieux-être, ceci malgré la crainte de surdose d’opioïdes verbalisée par plusieurs, surtout en raison des produits qui peuvent être « coupés » avec du fentanyl. Des participants considèrent que l’héroïne ou la morphine sont des substances bénéfiques et « naturelles » pour le corps, qui soulignent-ils, produit naturellement ses propres endorphines. Même si des participants nomment des effets indésirables que peuvent avoir les opioïdes (ex. : perte d’appétit, fatigue, somnolence, sevrage, etc.), pour la plupart, les stimulants sont perçus généralement comme plus nocifs, entre autres pour Judith et Linda :

Non, non, ça affecte pas [l’héroïne]. Je suis capable de fonctionner comme… t’sais, quand je travaille, je suis capable de fonctionner pareil. J’ai consommé la veille, je suis capable de me lever comme rien [...] c’est quand je faisais de la coke. Oh oui, je mangeais juste… je mangeais une fois par jour, pis c’était un hot-dog, un petit sac de chips, pis des chocolats, that’s it. Je mangeais très mal. Ben oui, je pesais 90 livres.

Judith, quarantaine

L’héroïne, tu peux faire semblant de faire partie de la société. Moi, j’ai travaillé des années, je suis allée à l’école, tout le long sur l’héro. Mais c’est vrai, une fois que j’ai commencé à mettre la coke dedans, c’est là que tu perds ta job. [...]. Mais si tu continues seulement sur l’héro, si tu t’organises comme il faut, t’as ton hit pour le matin, tu peux rentrer à l’heure. À l’heure de dîner, tu peux aller chercher ton autre point ou quart de gramme, ou ce que t’as besoin. Puis. Tu t’organises. Tu fais de l’argent…

Linda, cinquantaine

Plusieurs participants ont abordé les effets délétères perçus de la cocaïne « poudre » ou du crack, entre autres, la perte d›appétit et de poids, de problèmes de peau (démangeaisons, psoriasis, etc.) ainsi que les idées, comportements obsessifs ou paranoïaques, les hallucinations ou les psychoses associés à la prise de stimulants. Selon Julie (quarantaine), les consommateurs de stimulants affichent de plus en plus de signes de troubles mentaux (comme parler seul) qu’elle associe à la mauvaise qualité et à l’adultération des drogues sur le marché. D’ailleurs, plusieurs participants ont cessé ou tentent de diminuer la cocaïne pour préserver leur santé mentale, dont Sylvain qui s’en tient essentiellement aux opioïdes :

Y en a qui ont pogné toutes sortes de maladies à cause de ça [la cocaïne]. Il y en a qui viennent fous, paranoïer au boutte, là… Je me suis dit : non, je veux pas que ça m’arrive non plus.

Sylvain, quarantaine

Le terme « zombie » est d’ailleurs utilisé pour décrire une personne qui consomme beaucoup stimulants tels que la cocaïne, le crack ou la méthamphétamine.

C’est sûr que quand tu croises quelqu’un qui a l’air d’un zombie, tu t’imagines que la personne, ça fait des jours qu’elle n’a pas mangé là, je veux dire, les joues creuses, bon, les yeux absents. C’est souvent des gens… Bien, souvent, c’est plus les stimulants, je dirais, qui causent ça. Je veux dire, les problèmes de santé sont plus marqués physiquement pour l’apparence qu’avec les opioïdes, par exemple.

Gabrielle, vingtaine

Aussi, en plus d’accroître les risques d’être victimisées et de subir des violences de toutes sortes, les effets de la cocaïne (ex. : distorsion cognitive, paranoïa, hallucinations, etc.), augmentent selon les personnes consultées la probabilité d’être repérées et interceptées par les policiers surtout pour des personnes, qui, comme Nicolas, sont sans domicile fixe et qui sont sujettes à la surveillance policière, ce qui peut avoir de graves conséquences sur leur santé :

Ben, sur la poudre [cocaïne], c’est dangereux parce que tu n’entends pas. Tu peux pas… Puis là, si tu vois un flic, tu vois une arme, tu peux dérailler carrément, pis lui sauter dessus. S’il t’agresse, pis il te pointe le gun, il te dit : « Tabarnac ! » Toi, tu sais pas si c’est un policier ou si c’est quelqu’un, là, un de tes chums qui décide de te sortir en morceaux, pis dire : « Eille, je vais jouer avec toi, là. » Tu le sais pas, t’entends les chutes Niagara, pis tu vois rien, pis t’entends les choses, pis tu vois des choses que… comme une autre dimension. En tout cas.

Nicolas, trentaine

Ainsi, selon leur volonté de réduire les méfaits associés à leur consommation et d’avoir une meilleure emprise de leur quotidien, certains affirment s’être éloignés de la cocaïne, dont Sébastien. Ce dernier juge que la cocaïne est plus nuisible à sa santé, le met davantage à risque de surdose et affirme que « l’héroïne m’a sauvé de la cocaïne ». Sébastien décrivant des états dépressifs et suicidaires vécus les lendemains d’épisodes de consommation compulsive de cocaïne :

J’étais pas tout le temps parti sur la go pour aller en chercher d’autre [...] Ben, je dormais pas. C’est… c’est très mauvais, ostie, le coeur qui te débat, tu dors pas pendant… Pis en plus de ça, t’as le cash, t’sais, à un moment donné, après ça, tu te rends compte que tu viens de dépenser 400 $, ostie, ça fait deux jours que tu dors pas, t’es complètement épuisé, là, t’sais ? T’es déjà épuisé de pas avoir dormi, pis toute. Là, t’es down d’avoir tout dépensé. Tu te sens comme une merde. Tu te dis : t’es un junkie, t’as les bras tout défaits. Parce que tu t’es pas injecté rien qu’une fois, là, tu t’es injecté plein de fois. Tu dis : fuck off, ostie, regarde, je finis ça, là, je vais me pendre. Pfft ! J’ai déjà pensé à ça.

Sébastien, quarantaine

Toutefois, la consommation d’héroïne s’est avérée chez Sébastien tout aussi souffrante. Il relate également avoir déjà pensé se suicider alors qu’il vivait un sevrage d’héroïne. Enfin, d’autres trouvent que la cocaïne ne les affecte pas autant que les opioïdes qui créent une réelle dépendance physique :

Comme la coke : si tu n’en as pas, bien tu n’en as pas, tu capotes un peu, mais ça, l’héro, c’est physique, t’sais… Si ta tête dit : « Ah, aujourd’hui, je n’en fais pas », mais ton corps lui, il va dire qu’il en a besoin, t’sais, c’est vraiment… Ce n’est pas psychologique, c’est physique.

Simon, trentaine

Le mode de vie nuisible à la santé davantage que la substance elle-même

Au-delà de la consommation de SPA ou du fait de s’injecter ces substances, selon la plupart des participants, ce serait davantage le mode de vie associé à cet usage qui finit par miner leur moral, leur bien-être global et leurs capacités de pouvoir remplir divers rôles sociaux, tous des éléments qui définissent ce qu’est la santé pour eux. Ce mode de vie peut se résumer à la poursuite de la drogue dans des contextes et des dynamiques de grande précarité et de stigmatisation sociale qui fait en sorte que le soi et le soin de soi sont négligés. C’est le cas pour Loïc, dépendant aux opioïdes. La criminalisation des drogues et la répression policière associée affectent leur capacité à être bien et en santé.

Quand tu cours après de la dope, les flics courent après toi, t’sais… C’est comme un gros cercle vicieux que j’étais tanné. Obligé de faire du squeegee, courir après la dope, tu cours après la dope, les flics courent après toi, il faut que tu retournes faire du squeegee. Si tu retournes faire du squeegee, les flics sont sur le coin. Ou t’es malade, t’as pas le choix de squeeger pareil, mais là, les flics sont là, tu peux pas.

Loïc, vingtaine

Tous ont mentionné que la précarité sociale (instabilité résidentielle, itinérance, chômage, désaffiliation sociale, etc.) et la pauvreté qui vient de pair avec leur consommation affectent leur santé et bien-être général. De plus, lors d’épisodes de consommation très intensive, l’énergie est déployée pour « courir après la drogue et courir après l’argent », entre autres pour les femmes s’adonnant au travail du sexe « à faire un client, un hit, un client un hit ». De surcroît, plusieurs participants vont négliger de manger, de se soigner, de se divertir, d’entretenir des relations sociales, ce qui à la longue, selon eux, affecte leur santé globale.

Ton… ton mode de vie aussi va faire que… Si t’as un mode de vie qui est… qui est… que te mène un bord pis sur l’autre, qui… C’est parce que t’as pas vraiment de break quand t’es… t’es sur la rue, hein…

Mike, cinquantaine

Le contrôle de la consommation pour se maintenir en santé

Un thème émergent lié aux interrelations entre la santé et leur consommation est celui du contrôle de la consommation de SPA, tout particulièrement de drogues injectées ainsi que d’alcool. D’emblée, alors qu’aucune question d’entrevue ne porte sur le contrôle de la consommation, la plupart des participants mentionnent que leur santé relève aussi de leur capacité à maintenir la quantité et l’intensité des substances consommées dans une certaine limite. La plupart des participants disent ne pas souhaiter l’abstinence totale, mais essentiellement vouloir regagner une emprise sur leur vie en diminuant leur consommation de sorte qu’elle ne prenne pas toute la place. Valérie compare sa consommation d’héroïne, qu’elle considère sous contrôle, à la consommation sociale d’alcool.

Mais c’est sûr que si je pars sur un petit buzz le jour du chèque, le lendemain, je vais être moins en forme pour aller travailler. Mais ça, je pense, c’est comme n’importe qui qui va prendre un verre avec ses amis, là. T’sais, mais sinon, je pense, je fais quand même attention. Je ne passe plus des jours sans dormir. Je ne passe plus… Je suis capable de me mettre des limites.

Valérie, trentaine

Certes, quelques participants disent aussi spontanément n’avoir aucune intention d’arrêter ou de diminuer de consommer, dont Patrick (quarantaine) qui exprime le souhait de déménager dans un pays où l’héroïne est moins chère afin d’y finir ses jours. Toutefois, sans qu’il s’agisse d’une question d’entrevue, en lien avec leur santé, un bon nombre affirment adopter diverses stratégies pour réduire leur consommation ou pour s’éloigner d’une ou de plusieurs SPA. À cet égard, dans une perspective d’autogestion de leur consommation qui inclut des considérations pour leur santé globale, plusieurs participants affirment avoir cessé la cocaïne et s’être tournés vers les opioïdes. Souvent, la détérioration de l’état de santé agit comme un catalyseur pour reprendre contrôle sur leur consommation de SPA, parfois le temps d’une pause. Yvon (cinquantaine) a ainsi cessé l’injection de cocaïne et d’héroïne lorsque son état de santé s’est aggravé : « Mon système était faible parce que je me shootais trop. T’sais, j’ai arrêté de me shooter pendant trois semaines, pis paf, je pétais le feu, là ! »

Entre le désir d’abstinence et l’ambivalence

Un thème central des analyses est celui de « s’en sortir », soit de rompre avec le cycle vicieux de quête du produit et de s’éloigner des conditions associées (ex : le crime, le travail du sexe, l’itinérance et l’isolement social) qui selon les participants affectent leur santé et bien-être d’où le désir exprimé d’avoir accès à des thérapies en dépendance ou désintoxication en temps opportun. La plupart des participants déploient diverses stratégies pour contrôler leur consommation : évaluer les pour et les contre de consommer, se tenir occupés, faire du sport, éviter les autres consommateurs, s’éloigner de la ville ou de lieux qui les incitent à consommer. Éviter de trop consommer est essentiel pour certains, comme l’explique Mike.

J’y pense deux fois avant d’aller me geler, astheure. Je suis en train de calculer les efforts que ça va me prendre avant d’aller me geler. Je calcule dans quel état je va être après que je me sois gelé. Je calcule qu’est-ce que ça va me donner de me geler.

Mike, cinquantaine

Toujours en discutant des interrelations perçues entre leur consommation et leur santé, spontanément, un bon nombre de participants expriment souhaiter cesser complètement de consommer des SPA, la plupart non sans ambivalence. Denis en dépit d’un récent diagnostic de VIH, de sa situation d’itinérance et du fait qu’il « ne rajeunit pas », n’est pas certain de vouloir arrêter, lui qui consomme activement depuis qu’il a 18 ans.

C’est sûr qu’éventuellement, l’idéal, ça serait d’arrêter, mais… bof ! Est-ce que… j’ai le goût d’arrêter ou pas ? Ou est-ce que j’ai le goût de continuer ou de pas continuer ? Je le sais pas. Je vais te dire ben franchement… [silence] j’ai… [silence] Disons que je… je rajeunis pas.

Denis, quarantaine

Les perceptions et désirs sont très variables quant à la poursuite ou non de la consommation. Pour d’autres participants, leur consommation s’inscrit nécessairement dans une spirale d’évènements et de conditions nuisibles à leur bien-être général. L’arrêt leur apparaît comme une solution incontournable. Par exemple, Yvon, qui vit avec le VIH, souhaite surtout cesser l’alcool, la pire drogue selon lui, et éventuellement l’abstinence puisqu’il constate que son état de santé se détériore. Quelques participants se disent surtout « tannés » et « écoeurés » de leur vie centrée sur la consommation tout comme des sevrages, qui sont vécus comme des épreuves plutôt pénibles. Leur objectif est d’atteindre un meilleur équilibre entre leur consommation et d’autres sphères de leur vie. Notamment, ils souhaitent disposer de plus de temps et d’argent pour le travail, les relations interpersonnelles, le retour aux études ou pour des loisirs comme aller au restaurant ou au cinéma, toutes des dimensions de la vie qui sont pour les participants à l’étude, reliées à la santé et qui sont affectées par la consommation surtout lorsqu’elle régit une bonne part de leur quotidien. Judith aimerait cesser l’alcool et l’héroïne afin de pouvoir davantage profiter de la vie :

Manger mieux… Je sais pas, peut-être me payer la traite, des fois. Aller voir un film, crime, ça fait longtemps que j’ai pas été au cinéma. My God ! Manger au restaurant. T’sais, je veux dire, prendre cet argent-là, pis… Ben, tu comprends-tu ?

Judith, quarantaine

Toutefois, plusieurs personnes interviewées se disent incapables, par elles-mêmes, de diminuer ou de cesser de consommer. C’est le cas de Loïc qui vient d’obtenir un logement supervisé qui l’a grandement aidé à mieux structurer sa vie, notamment mieux manger et dormir, mais qui n’arrive pas à cesser de consommer.

J’aimerais ça arrêter, c’est le temps, là, j’ai mon appart, pis ça va… t’sais, ça pourrait aller ben. Pis je ne suis plus capable ! Je suis comme… C’est pour ça que la détox, ça va être vraiment bénéfique.

Loïc, vingtaine

Aussi, même si pour certains participants, l’idéal semble être d’arrêter de consommer, la plupart veulent surtout pouvoir « gérer » (terme qu’ils emploient) leur sevrage et contrôler leur consommation pour plusieurs raisons, dont celle d’être plus en santé autant physique que mentale. Toutefois, ces derniers veulent aussi continuer de consommer des SPA qui leur apportent du plaisir en plus de constituer un moyen de se tenir dans le monde entre autres par les effets psychoactifs souvent apaisants qu’elles procurent.

Discussion

Cette étude qualitative auprès de 30 personnes participantes avait pour but de décrire les liens qu’elles établissent entre la consommation de drogues et la santé. Le cadre épistémologique de l’interactionnisme symbolique avait pour but de « dégager les significations vécues par les acteurs et de mettre en évidence les logiques qui sous-tendent leurs actions » (Le Breton, 2008, p. 3). La présente discussion porte sur quatre principaux thèmes, soit la perception de leur état de santé, les effets perçus des substances sur la santé, les effets du mode de vie sur la santé, ainsi que la motivation à contrôler leur consommation en vue d’améliorer leur santé globale.

Perception de leur état de santé

Cette étude qualitative a exploré la perception qu’ont les participants de leur santé. De façon générale, ces derniers s’estiment en relative bonne santé, et ceci « malgré » leur consommation, leur âge ou leurs maladies. Selon l’étude plus large, la santé est importante pour des PUDI alors qu’elle est essentiellement vue comme une ressource permettant de fonctionner, d’être autonome et de se réaliser tout en constituant une valeur à la fois sociale et intrinsèque à la vie (Poliquin, 2018 ; sous presse). Ces résultats font écho à la définition de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS ; 1946) selon laquelle la santé est : « un état complet de bien-être physique, mental et social, et non seulement une absence de maladie ou d’infirmité » (p. 1). Toutefois, une certaine désirabilité sociale associée à la santé et à la performance sociale pourrait inciter les participants à se dire d’emblée en santé (Bolam et al., 2003 ; Pierret, 1984 ; Pollock, 1993). Dans une logique méritocratique, la santé peut constituer une preuve de réussite sociale et la maladie un échec, voire une défaillance morale (Pollock, 1993).

Effets perçus des substances sur la santé

Indéniablement, selon les participants à l’étude, la consommation de SPA peut engendrer de la détresse psychologique et plusieurs formes de négligence liées au corps et aux besoins fondamentaux. En effet, une bonne part des participants disent que leur santé a été affectée par les années de consommation, entre autres leur santé mentale. Plusieurs participants ont abordé le suicide et les idées suicidaires d’où l’importance de s’attarder à la santé mentale et au bien-être global des PUDI dans l’offre de services. Par ailleurs, les analyses démontrent aussi que l’usage de drogues dont l’héroïne ou la cocaïne est autant un facteur de marginalisation sociale qu’un moyen d’adaptation à cette marginalisation (Draus et al., 2010). En effet, plusieurs PUDI composent avec de la souffrance, de la douleur, des difficultés existentielles et des sentiments de solitude, d’exclusion ou de désespoir au point où consommer représente parfois une forme d’automédication. Les mêmes participants, dans le cadre de l’étude plus large, témoignent que leur enfance et leur adolescence difficiles ont contribué grandement à leur initiation et à leur enlisement dans la consommation de SPA (Poliquin, 2018). En outre, selon l’étude de Pettersen et al. (2018), des personnes dépendantes à l’héroïne ayant vécu des traumatismes de l’enfance ou qui souffrent de maladie mentale ne perçoivent pas nécessairement la drogue comme leur problème principal, mais plutôt, comme une solution à leurs vrais problèmes.

Toutefois, certaines SPA sont davantage associées à la marginalisation sociale et criminalisation, et perçues comme plus dommageables à la santé notamment l’alcool ou les stimulants, ce qui a aussi été démontré par d’autres (Paul et al., 2020 ; Shearer et al., 2020). La présente étude met en lumière que les opioïdes ne sont pas nécessairement perçus comme particulièrement nocifs pour la santé, ceci malgré l’épidémie de surdoses actuelle et les interventions de santé publique pourtant essentielles (accès au médicament antagoniste la naloxone, campagne contre les surdoses, etc.). Ce résultat est à interpréter avec prudence puisque l’étude s’est déroulée en 2014 à 2015, au début de la crise des surdoses qui sévit actuellement en Amérique du Nord. Aussi, la consommation d’opioïdes est davantage associée à l’impression de « pouvoir fonctionner » que celle de stimulants (cocaïne, crack, crystal meth). Pour cette raison, des participants à l’étude se sont éloignés des stimulants pour adopter plutôt l’usage d’opioïdes. Ce changement de substance pour une autre peut être vu comme une stratégie de réduction des méfaits et a été rapporté par d’autres (Bozinoff et al., 2017).

Cette étude aborde différents rapports qu’établissent des PUDI entre les substances consommées et leur santé. En outre, cette étude suggère que l’usage de SPA par injection peut constituer un moyen pour se tenir dans le monde, faire face à l’adversité et se montrer « fonctionnel » et autonome. D’abord, la consommation d’opioïdes constitue chez les personnes devenues dépendantes un moyen de se maintenir en santé puisqu’elle permet d’éviter le sevrage très éprouvant (Frank, 2017 ; Friedman et al., 2007, 2004 ; Meylakhs et al., 2015). D’ailleurs, ne plus subir de sevrage est l’une des principales incitations à rechercher un traitement par agoniste des opioïdes (TAO), ce qui permet d’être en santé ou « fonctionnel » autant physiquement, psychologiquement que socialement (Harris et al., 2012 ; Poliquin et al., 2018 ; Rhodes et al., 2011).

Un mode de vie nuisible à la santé

Les participants sont nombreux à considérer que leur mode de vie (vivre dans la rue, devoir quêter, négliger de manger, de dormir, courir sans cesse après l’argent et leurs produits de consommation) est plus dommageable à leur santé que les substances elles-mêmes, surtout en contexte de répression policière. L’étude de Crabtree et ses collaborateurs (2015) auprès de PUDI à Vancouver a aussi mis en lumière le fait que les conditions ou le mode de vie associés à la consommation intensive finissent tôt ou tard et à des degrés variables par affecter l’intégrité physique, psychologique et psychique des PUDI. En effet, tout ce qui doit être mobilisé pour obtenir leurs drogues tend à occuper l’essentiel du quotidien des participants, ce qui aggrave leur marginalisation sociale. En l’occurrence, de nouvelles interventions prometteuses en réduction des méfaits pourraient améliorer la qualité de vie des PUDI, dont l’accès à des SPA plus sécuritaires (safe supply), les services de « drug checking » pour vérifier à l’aide de bandelettes si les substances ont été adultérées et diminuer les risques de surdoses (Karamouzian et al., 2018), les services d’hébergement qui acceptent et supervisent la consommation d’alcool (managed alcohol programs) (Pauly et al., 2018). Également, la prescription d’opioïdes injectables accessible dans plusieurs pays européens permet aux PUDI qui ont échoué à des traitements plus conventionnels (méthadone par exemple) d’éviter le sevrage et d’agencer leur vie autour d’autres projets que la recherche de drogues (Fischer et al., 2002 ; Frank, 2017 ; Gelpi-Acosta, 2015). L’instauration de zones de tolérance de la consommation afin de minimiser les interventions policières et le stress associé sont aussi des interventions qui s’inscrivent dans une approche de réduction des méfaits.

Motivations à chercher de l’aide et à réduire leur consommation

Les participants ont spontanément parlé d’abstinence, de diminution et de contrôle de la consommation lorsqu’on leur a demandé quels liens ils établissent entre leur santé et leur consommation ou comment leur consommation affecte leur santé. Le désir exprimé par les participants à l’étude de préserver leur autonomie et leur santé mentale est un levier d’intervention à explorer. Une étude montréalaise démontre d’ailleurs que 31,0 % des PUDI participantes affichent une détresse psychologique (Côté et al., 2019). D’autres auteurs soulignent l’importance de services en santé mentale de première ligne et selon une approche de réduction des méfaits pour des personnes très marginalisées, dont itinérantes (Côté et al., 2019 ; Magwood et al., 2020).

Enfin, il importe de souligner que plusieurs participants se retrouvent à la confluence d’inégalités de santé dont le faible revenu, la faible scolarisation, les chances limitées à l’emploi, les traumatismes liés à l’enfance ou encore les troubles mentaux. La présente étude démontre que la consommation peut être une solution apportée à des difficultés existentielles sous-jacentes et que cesser de consommer n’est pas souhaité à court terme pour plusieurs PUDI interviewées d’autant plus si elles se sentent fonctionnelles et si elles éprouvent de la satisfaction dans la vie.

La présente étude témoigne de l’importance de prendre en compte la perspective des premières personnes concernées avant de songer à des interventions auprès d’elles. Il importe de tenir compte entre autres des raisons qui motivent leur consommation de SPA et des rapports qu’elles entretiennent avec ces différentes substances. Davantage de recherches qualitatives sur la polyconsommation et les effets recherchés selon les substances permettraient de mieux prendre en compte le point de vue des personnes qui consomment et de penser avec et pour elles à des moyens de réduire les méfaits et d’améliorer leur qualité de vie surtout lorsque cette consommation engendre la défavorisation sociale et des souffrances.

Limites

L’une des forces de cette étude est de présenter des analyses contextualisées et nuancées entourant la consommation de SPA. Elle comporte toutefois plusieurs limites. D’abord, la présente étude ne peut prétendre rendre compte de toutes les perspectives des PUDI sur les liens entre la consommation et la santé. Elle ne tient pas compte des différences liées au genre, à la diversité sexuelle ou aux origines ethnoculturelles. Aussi, même avec un échantillonnage visant une diversité des points de vue (Saldana, 2015), la plupart des personnes participantes sont très marginalisées socialement. Une bonne part d’entre elles souffraient de troubles mentaux alors que neuf participants vivent en situation d’itinérance. Enfin, la plupart sont aux prises avec d’importantes difficultés économiques. Ce constat amène à une grande prudence pour ce qui est de la transférabilité des résultats à d’autres PUDI.

Une autre limite importante est que la plupart des participants, soit 80,0 %, sont principalement des consommateurs d’opioïdes. Seulement quatre s’injectent de la cocaïne comme drogue de choix, même si 22 ont consommé de la cocaïne au cours des six derniers mois. Cette difficulté peut être liée au fait que l’injection d’opioïdes à Montréal était en hausse marquée durant la période de collecte de données de mai 2014 à juin 2015 (Leclerc et al., 2013). Aussi, des participants mentionnent qu’il était plus difficile de trouver de la cocaïne en poudre dans certains quartiers de Montréal, ce qui peut avoir mené à un biais de sélection. Aussi, la crise des surdoses impliquant notamment le fentanyl, n’était qu’à ses débuts au Québec en 2014-2015 laissant peu de recul aux participants pour s’exprimer sur les risques accrus et potentiellement mortels de ces produits, ainsi que sur les liens qu’ils établissent entre cette consommation et leur santé.

Conclusion

Cette étude présente la consommation de drogues non seulement comme un problème, mais également comme une solution ou une stratégie proactive favorisant le mieux-être et la santé. Cette étude éclaire également sur l’importance de connaître les motivations et les conditions de vie, physiques, mentales ou sociales qui poussent les personnes à consommer afin de penser avec et pour elles à des solutions alternatives surtout lorsque cette consommation affecte leur santé et leur bien-être. Ainsi, contrôler sa consommation de drogues est un objectif central relié à la santé pour plusieurs personnes participantes. Entre autres, concevoir que des PUDI entretiennent le désir de diminuer leur consommation de SPA sans pour autant viser l’abstinence peut contribuer à aiguiller les programmes de réduction des méfaits et les services de santé et sociaux qui leur sont destinés. Cette étude souligne aussi l’importance de prendre en compte la consommation au-delà de ses dimensions problématiques et néfastes et de la mettre dans le contexte plus large des déterminants de la santé. Ces derniers peuvent constituer des problèmes parfois plus grands que leur consommation, entre autres, les politiques délétères en matière de drogues ainsi que les conditions sociales comme le fait d’être sans emploi, sans logement adéquat et désaffilié socialement.