Corps de l’article

Le leadership est un processus social, collaboratif et relationnel (Meindl, 1995). Son émergence dépend d’une construction sociale (Grint, 2005), des interactions entre différents acteurs dans un contexte précis et non exclusivement des qualités ou des pratiques des leaders formels (Kihl et al., 2010). À ce sujet, les travaux sur le leadership partagé (LP désormais) – défini comme « la propriété d’une équipe dans laquelle le leadership est distribué entre ses membres et non la propriété d’un seul leader désigné » (Carson et al., 2007, p. 1217) – proposent une approche différente des recherches centrées sur les caractéristiques, les comportements et les styles des seuls leaders formels (Bligh et Schyns, 2007).

L’idée de LP nuance l’hypothèse d’un leadership seulement vertical exercé par le leader formel[1]. Selon cette idée, une personne seule ne peut pas détenir l’ensemble des connaissances et des compétences nécessaires pour faire face à la complexité et à l’incertitude rencontrées au sein d’une équipe (Pearce et Manz, 2005). Le LP tient moins compte du statut d’un individu que des compétences et des connaissances de plusieurs. Il s’agit d’un processus dynamique et interactif où plusieurs coéquipiers peuvent jouer des rôles différents liés au leadership pour atteindre les objectifs de leur équipe (Pearce et Conger, 2003). Pour agir, les coéquipiers n’attendent pas des ordres seulement descendants du leader formel : les influences sont multiples, multidirectionnelles et dynamiques (Pearce, 2004). La littérature insiste alors sur les antécédents et les résultats du LP sans, pour autant, réellement interroger son processus de mise en oeuvre et de maintien.

Concernant les antécédents au LP[2], Carson et al. (2007), en particulier, conseillent d’étudier conjointement LP et leadership vertical. En effet, ils estiment que le LP ne remet pas en cause l’influence du leader formel et ce, même au sein de structures organisationnelles de plus en plus horizontales où les collaborateurs voient augmenter leur autonomie. Si Carson et al. (ibid.) estiment que les leaders formels jouent un rôle dans l’émergence et la pérennité du LP, Kramer (2006) montre, à partir du cas d’une troupe de théâtre, comment ses membres partagent le leadership pour pallier l’incompétence de leur leader formel. Plus récemment, Grille et al. (2015) soulignent que la construction du LP dépend de la perception du leader formel par les membres de l’équipe. Ces travaux suggèrent donc l’influence des relations entre le leader formel et les membres de son équipe pour mettre en oeuvre un LP sans, toutefois, prendre en compte l’évolution de ces relations.

Concernant les résultats du LP, quelques recherches montrent un lien négatif avec la performance. Berkowitz (1953) estime que la présence d’un seul leader engendre plus de satisfaction et de productivité de la part des suiveurs. De même, Bowers et Seashore (1966) soulignent les effets négatifs du LP sur la performance. Par contraste, et à partir d’une méta-analyse regroupant 43 études, D’Innocenzo et al. (2016) résument l’influence positive du LP sur la performance, en particulier lorsqu’il est comparé avec un leadership centralisé. Parmi ces 43 études, Pearce et Sims (2002) et Ensley et al. (2006) présentent le LP comme un meilleur prédicteur de la performance que le leadership vertical. Carson et al. (2007) soulignent le lien positif du LP sur la performance de l’équipe tandis que Brulhart et al. (2019) montrent que le leadership vertical et le LP améliorent conjointement l’impact positif de la compétence collective sur la performance d’équipe.

Ces résultats hétérogènes encouragent des recherches supplémentaires. Surtout, la littérature ne propose que très rarement des travaux portant sur le processus de construction et de maintien du LP. Par exemple, si Small et Rentsch (2010) ont mesuré et constaté l’accroissement du LP à six semaines d’intervalle au sein de 60 équipes, leur recherche ne porte pas sur la compréhension du processus ou, dit autrement, sur ce qui se passe durant cet intervalle de temps. Ainsi, l’accroissement du LP constaté par Small et Rentsch (ibid.) ne signifie pas la linéarité de cette progression. Il est alors important de prendre aussi en considération les réactions à la mise en oeuvre d’un LP, notamment le flou et les conflits de rôles qui pourraient émerger (Ulhøi et Müller, 2014). Le processus de construction et de maintien du LP devrait donc être étudié en tenant compte des réactions négatives, des conflits et des doutes qui pourraient émerger, notamment en raison des relations entre le leader formel et les membres de l’équipe qui peuvent évoluer. Il reste donc beaucoup à découvrir et ce, notamment en raison d’un manque de travaux mobilisant une méthodologie qualitative et processuelle (Clarke, 2012).

Concernant les terrains de recherche, les équipes virtuelles, les équipes de consultants ou de développeurs produits et les équipes d’étudiants composent le coeur de plusieurs travaux (Wu et Cormican, 2016). Les équipes sportives, composées d’un leader formel (l’entraineur, le manager ou le sélectionneur selon les cas) et de plusieurs membres (les athlètes), représentent aussi un cadre prometteur pour étudier le LP (Manz et al., 2013). En effet, si le leader formel peut influencer, entre autres, le contenu des entrainements, la tactique choisie pour un match ou le choix des joueurs composant l’équipe, des leaders informels parmi les athlètes peuvent aussi influencer leurs coéquipiers notamment en cours de match. En outre, si dans les sports collectifs, la personnification et la mise en avant de « figures héroïques » peuvent être fortes (Pearce et Manz, 2005), des performances individuelles remarquables sont toujours influencées par les leaders formels et informels de l’équipe. Ainsi, les équipes sportives représentent un contexte intéressant pour comprendre le processus de partage du leadership. À notre connaissance, seuls Fransen et al. (2014), Fransen et al. (2015) ou Morgan et al. (2013) ont étudié les équipes de sport sous l’angle du LP. Néanmoins, leurs travaux n’offrent pas d’éléments de compréhension du processus de construction et de maintien du LP. Cette compréhension, nécessaire, a d’ailleurs un intérêt au-delà des équipes sportives : le sport est désormais reconnu comme un domaine pertinent pour les problématiques managériales (Day et al., 2012; Wolfe et al., 2005).

Notre objectif est donc de comprendre l’émergence et le maintien d’un LP au sein d’une équipe sportive. Adoptant une méthodologie qualitative, nous étudions ce processus à travers le cas de la sélection française de handball pendant le mandat de Claude Onesta comme sélectionneur (2001-2017). Cette période, marquée par un processus de changement et des conflits liés à l’arrivée d’un nouveau leader formel souhaitant instituer un LP, permettra de combler certaines des lacunes de la littérature. Nous envisageons le processus de construction et de maintien du LP à partir des activités nécessaires au changement définies par Cummins et Worley (2009), les relations interpersonnelles entre le leader formel et les athlètes (Jowett, 2003) et l’évolution du partage des rôles liés au leadership sportif (Fransen et al., 2014). Nous apportons trois contributions principales. La première contribution précise l’influence progressive des relations interpersonnelles entre le leader formel et les membres de l’équipe et montre l’intérêt d’une grille de lecture issue des travaux sur le leadership sportif pour compléter la littérature plus générale sur le LP. La deuxième contribution est de mettre en évidence le rôle du leader formel dans la construction et le maintien du LP. Enfin, la troisième contribution montre la nécessaire compréhension du processus à travers son caractère itératif et influencé par des parties prenantes autres que le leader formel et les leaders informels de l’équipe.

La première partie de l’article offre une revue de la littérature sur le leadership au sein des équipes sportives et un cadre conceptuel sur la construction et le maintien du LP. La deuxième et la troisième partie présentent respectivement notre méthodologie de recherche qualitative et les résultats. La dernière partie discute les résultats avant de conclure l’article.

Cadre conceptuel

Le leadership sportif

Cette section s’intéresse au leadership émanant de leaders sportifs formels (par exemple, un président de club, un entraineur ou un capitaine d’équipe) puis informels (par exemple, des joueurs dont l’engagement influence le comportement de leurs coéquipiers). En effet, la spécificité du cas étudié (une sélection sportive) nous a amené à mobiliser la littérature sur le leadership sportif. Le sport étant un domaine qui permet souvent de présenter des acteurs comme des leaders (sur ou en-dehors de l’aire de jeu), Kihl et al. (2010) estiment que les travaux sur le leadership sportif devraient servir plus souvent de base pour d’autres disciplines. En effet, cette littérature propose des grilles de lecture originales et, nous le verrons dans la discussion, pertinentes pour compléter la littérature sur le LP.

Influence des leaders formels

Les recherches sur l’influence des leaders formels dans le sport portent principalement sur le sport professionnel et universitaire en Amérique du Nord en mobilisant des approches quantitatives, notamment des échelles de mesure du leadership (Welty Peachey et al., 2015). Cela a permis d’étudier les caractéristiques et les comportements de leaders formels tels que des présidents d’organisations sportives, des managers et des entraineurs (Chelladurai, 1980; Elgar, 2016). Différemment, Kellett (1999) a interviewé plusieurs entraineurs australiens sur le lien entre management et leadership. Si sa recherche est focalisée sur les leaders formels, les entraineurs rencontrés expliquent qu’ils ne se considèrent pas comme des leaders, mais qu’ils doivent aider leurs athlètes à développer leur leadership. Malgré son orientation initiale sur les leaders formels, l’auteur évoque donc le leadership des athlètes.

Toutefois, le leadership des athlètes a d’abord été étudié à partir des leaders formels. Le capitaine d’une équipe, qui occupe une position formelle, peut être perçu comme une source importante de leadership (Loughead et Hardy, 2005). Si ses principales responsabilités peuvent être différentes selon le sport et le contexte, le capitaine doit généralement s’assurer de la satisfaction des besoins et aspirations de ses coéquipiers, du respect des exigences de son organisation et de l’atteinte des objectifs fixés. Des leaders informels peuvent alors émerger au fil des interactions entre les coéquipiers.

La nécessaire prise en compte du leadership informel

L’influence des leaders informels est désormais étudiée dans les équipes de sport (Cotterill et Fransen, 2016). Elle est, par exemple, au coeur des travaux de Loughead et Hardy (2005), Fransen et al. (2014) et Fransen et al. (2015). À partir d’une étude quantitative menée sur dix sports différents, Loughead et Hardy (2005) soulignent l’influence du capitaine d’équipe et de plusieurs coéquipiers. En interrogeant plus de 4000 athlètes dans neuf sports différents, Fransen et al. (2014) montrent que le leadership des leaders informels peut être mieux perçu que celui du capitaine. Fransen et al. (2015) précisent d’ailleurs que le capitaine est perçu comme la source la plus influente dans seulement la moitié des équipes étudiées. Dans l’autre moitié, des leaders informels sont présentés comme les leaders réels.

Selon Cotterill et Fransen (2016), les travaux portent principalement sur l’influence positive des athlètes sur la cohésion de l’équipe, l’identification à l’équipe, la satisfaction des athlètes ou la confiance et la motivation au sein de l’équipe. De même, les leaders informels peuvent soutenir ou entraver les décisions des leaders formels en influençant les perceptions de leurs coéquipiers et en facilitant (ou en contraignant) le développement d’une vision partagée (ibid.).

Fransen et al. (2014) distinguent deux rôles liés au leadership à assurer en compétition (le leader en matière d’activités et en matière de motivation) et deux autres rôles à jouer en-dehors des compétitions (le leader en matière de relations sociales et de représentation)[3]. Premièrement, le leader en matière d’activités aide l’équipe à se concentrer sur ses objectifs et prend des décisions tactiques. Il peut proposer des ajustements et conseiller ses coéquipiers. En handball, l’objet de notre cas d’étude, les équipes comptent sept joueurs sur le terrain pouvant occuper cinq positions (cf. Encadré 1). Au niveau tactique, les décisions concernent la composition initiale de l’équipe et les remplacements en cours de matchs. La gestion des remplacements est alors importante puisque ces derniers peuvent être fréquents et illimités. Les leaders peuvent prendre aussi des décisions sur la manière de défendre leur but (en individuel, en zone ou mixte)[4]. L’entrainement constitue également une activité importante puisqu’il permet de préparer les matchs grâce au « renforcement de la technique individuelle, le travail d’attaque, de défense, le renforcement musculaire, le travail physique, etc. » (Barbusse, 2006, p. 118).

Deuxièmement, le leader en matière de motivation pousse et challenge ses coéquipiers pour atteindre les objectifs fixés. En effet, les décisions tactiques ne sont pas suffisantes pour remporter un match. Les leaders doivent veiller à l’engagement de leurs coéquipiers, influencés par l’évolution du match, l’atmosphère ou, entre autres, la pression liée aux résultats.

Troisièmement, le leader en matière de relations sociales est soucieux de l’atmosphère régnant au sein de l’équipe. Il doit avoir une capacité d’écoute et obtenir la confiance de ses coéquipiers ce qui lui permet, par exemple, de régler les conflits. En outre, les sélections nationales (de handball notamment) fonctionnent par rassemblement. Pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, tous les membres vivent ensemble. D’où l’importance de créer et de maintenir du lien au sein du groupe.

Quatrièmement, le leader en matière de représentation est un pont entre l’équipe et plusieurs parties prenantes externes. Ces leaders représentent le groupe et communiquent notamment avec la presse, les sponsors, les supporters ou les instances dirigeantes du sport concerné.

Selon Fransen et al. (2014), l’identification à l’équipe, la confiance en son sein et son classement s’améliorent lorsque les quatre rôles sont assurés, notamment par l’individu considéré comme le meilleur athlète par ses pairs. Fransen et al. (2015) confirment ces résultats et les complètent en tenant compte, non plus seulement du seul sportif présenté comme le meilleur par ses coéquipiers, mais de l’ensemble des athlètes. Cela présuppose alors que, dans une équipe sportive, chacun pourrait assurer l’un ou les différents rôles associés au leadership selon son expérience, ses caractéristiques individuelles, ses compétences ou ses envies. En d’autres termes, le leadership peut être partagé.

Le processus de construction et le maintien d’un leadership partagé

Notre objectif est de comprendre l’émergence et le maintien d’un LP au sein d’une équipe sportive. Précisément, nous envisageons la construction et le maintien du LP à travers les relations dynamiques au sein de l’équipe qui favorisent ou freinent le processus. Pour cela, nous nous appuyons sur le modèle des 3 C utilisés dans les travaux en psychologie du sport et les activités nécessaires au changement résumées par Cummins et Worley (2009). La figure 1 présente ce cadre conceptuel.

Le modèle des 3 C, notamment utilisé par Sophia Jowett, seule ou avec ses co-auteurs (Jowett et Cockerill, 2003; Jowett, 2003; Jowett et Chaundy, 2004), permet l’étude des relations interpersonnelles entre entraineurs et sportifs selon trois concepts : la proximité (Closeness), la co-orientation (Co-orientation) et la complémentarité (Complementarity). Selon Jowett et Cockerill (2003), la proximité décrit la manière dont les sportifs et leurs entraineurs définissent la dimension affective de leurs relations. La nature et le niveau de proximité résident dans la confiance, la sympathie ou le respect interpersonnels. On parle ensuite de co-orientation lorsque les membres en relation sont parvenus à établir un cadre commun de référence, par exemple en matière d’objectifs, de croyances, de valeurs et d’attentes. D’où l’importance de la communication entre les sportifs et leurs entraineurs. Enfin, la complémentarité renvoie à la dimension comportementale des relations ou, en d’autres termes, au type d’interactions entre les entraineurs et les athlètes. Elle concerne aussi les ressources spécifiques à apporter pour la construction et le maintien des relations.

En matière de résultats, le manque de proximité (symbolisé par un manque de confiance), un manque de co-orientation (illustré par un désaccord en matière d’objectifs) et un défaut de complémentarité (révélé par des luttes de pouvoir) altèrent les relations et leur efficacité (Jowett et Meek, 2000). Jowett (2003) souligne aussi que les relations peuvent être simultanément de nature positive et négative.

Rapproché avec les activités nécessaires au changement, le modèle des 3 C permet d’étudier les relations au sein d’une équipe de sport collectif et plus particulièrement leur dynamique pour la construction et le maintien d’un LP. En d’autres termes, le contenu et l’évolution de la proximité, de la co-orientation et de la complémentarité pourront permettre l’émergence d’un LP. Ces réflexions nous amènent alors à mobiliser le travail de Cummins et Worley (2009), pour comprendre la dynamique d’émergence et de maintien du LP. Les auteurs décrivent cinq activités : Motiver le changement, Définir une vision, Former un soutien politique, Gérer la transition et Maintenir la dynamique. En suivant Carson et al. (2007), nous proposons que le processus de construction et de maintien du LP peut être initié par un leader formel.

Lorsque l’équipe concernée n’est pas coutumière du partage des rôles liés au leadership, le leader formel devra motiver le changement. Ses objectifs seront de créer une aptitude au changement et de surmonter les possibles résistances. En d’autres termes, le leader formel devra convaincre les suiveurs (au moins certains) qu’ils peuvent devenir de véritables acteurs. Le changement pourra être favorisé par la définition d’une vision représentant un futur souhaitable ou, dit autrement, un objectif ambitieux et valorisé. Morgan et al. (2013) montrent alors qu’une vision partagée favorise la capacité de résilience des équipes sportives. Le leader formel devra donc convaincre que le partage des rôles associés au leadership peut favoriser l’atteinte de l’objectif malgré de possibles échecs. En effet, une équipe sportive pourra rencontrer plusieurs désillusions avant d’atteindre son objectif. Si ce dernier est partagé par tous les membres de l’équipe, il pourra permettre de dépasser des moments négatifs. La formation d’une coalition politique (l’appui d’acteurs influents et convaincus de l’apport du LP) pourra également faciliter le processus. En effet, des acteurs influents pourront convaincre leurs coéquipiers. Toutefois, si ces acteurs influents ne sont pas eux-mêmes convaincus de la nécessité de changer, le leader formel devra déterminer comment obtenir leur soutien. La gestion de la transition consistera en la mise en oeuvre d’activités favorisant le partage des rôles associés au LP. Pour rappel, ces rôles sont au nombre de quatre dans une équipe sportive (les leaders en matière d’activités, de motivation, de relations sociales et de représentation). Le leader formel devra identifier quels membres de l’équipe sont les plus compétents pour chaque domaine, mais aussi ceux dont l’influence est acceptée par leurs coéquipiers. Enfin, l’apport de nouvelles ressources (par exemple, de nouveaux joueurs), le développement de nouvelles compétences (par exemple, la capacité de recruter des joueurs appropriés) et le renforcement des comportements en faveur du LP (par exemple, grâce à la capacité à intégrer ces joueurs appropriés) permettront de maintenir la dynamique.

À partir du cadre conceptuel et du terrain de recherche, nous cherchons à répondre aux questions suivantes : Dans une équipe sportive, comment le processus de répartition des rôles liés au leadership est-il influencé par les relations interpersonnelles et le leader formel ? Comment les activités liées au changement et les rôles associés au leadership sportif permettent-ils de construire et de maintenir un LP ?

Méthodologie

Cette partie est consacrée à la présentation de notre méthodologie et à la description du cas étudié : l’équipe de France de handball. Malgré une analogie importante entre le handball et les organisations modernes (Picq, 2005), ce sport reste peu étudié dans la littérature francophone en management mis à part, à notre connaissance, les travaux d’Amado (2012), Barbusse (2006) et Belmondo et al. (2015).

Dispositif méthodologique

Nous avons adopté une approche qualitative à partir d’une étude de cas, et ce pour les raisons suivantes. Premièrement, une approche qualitative est pertinente avec notre objectif d’étudier un processus de changement où plusieurs acteurs et interrelations entrent en jeu (Langley, 1997). Les études qualitatives sur le LP réalisées à partir d’équipes « réelles » restent des exceptions même si l’on peut souligner le travail d’Allard-Poesi et Giordano (2015) sur des expéditions extrêmes ou l’article de Kramer (2006) sur une troupe de théâtre communautaire. La mobilisation d’une approche qualitative permet aussi de compléter les quelques recherches sur le LP dans les équipes sportives, où dominent les travaux réalisés à partir de méthodologies quantitatives (Welty Peachey et al., 2015). Deuxièmement, nous estimons que la mobilisation d’un cas unique est justifiée par la nature exploratoire de notre problématique de recherche et la prise en compte de plusieurs niveaux d’analyse (Yin, 2003). Le choix du cas a été guidé selon notre objet de recherche, l’équipe étudiée devant alors être une équipe sportive ayant modifié son leadership pour un LP. Une phase exploratoire consistant en une comparaison des interviews de Daniel Constantini (DC) et de Claude Onesta (CO)[6] a alors permis de valider notre choix. Par exemple, le premier sélectionneur (DC) se décrit lui-même comme « hyper directif. C’est comme ça, point final » et ajoute « Quand tu es entraineur, tes joueurs doivent te détester ». Différemment, le second (CO) évoque le fait de « donner de l’autonomie à chaque membre de son staff et aux joueurs » ou de ne plus vouloir « entrainer au sens trainer, je veux vous [les joueurs] accompagner ».

Figure 1

Cadre conceptuel

Cadre conceptuel
Source : Cummins et Worley (2009), Fransen et al. (2014) et Jowett (2003)

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Concernant la collecte des données, une étude de cas peut être construite à partir de sources de données de différentes natures (Yin, 2003). Nous avons utilisé des données secondaires récoltées dans des ouvrages, des articles de la presse généraliste et sportive (identifiés sur les bases de données Factiva et Europresse), des articles académiques et des reportages télévisés portant sur la sélection française (Tableau 2). Le recours exclusif aux données secondaires constituant une des limites de notre travail, nous les avons systématiquement évaluées à partir des six questions proposées par Stewart (1984) et résumées dans l’encadré 2. Selon l’auteur, la facilité de réponse aux six questions est un gage de la qualité des données mobilisées.

Suivant les recommandations de Langley (1997), nous avons, dans un premier temps, construit une chronologie des principaux évènements au cours du mandat de CO. Dans un deuxième temps, nous avons utilisé le logiciel d’analyse des données Nvivo pour réaliser un codage a posteriori des données (Allard-Poesi, 2003). Réalisé en parallèle, l’examen de la littérature nous a permis ensuite de réorganiser et de condenser nos données à partir du modèle des 3 C (Jowett, 2003), des activités nécessaires au changement (Cummins et Worley, 2009) et des rôles liés au leadership sportif (Fransen et al., 2014) (cf. Tableaux 3, 4 et 5). Notre analyse est donc mixte (Grenier et Josserand, 2007) puisqu’elle comprend une analyse de contenu (le contenu des relations interpersonnelles et des rôles liés au leadership sportif) et une analyse de processus (la dynamique de changement). L’analyse des données, à partir des activités nécessaires au changement de Cummins et Worley (2009), a permis de mettre en évidence trois épisodes à l’origine de la construction et du maintien du LP résumés dans la figure 2. En particulier, les verbatim concernant l’activité Motiver le changement ont permis de les distinguer.

Tableau 1

Personnes citées dans l’article

Personnes citées dans l’article

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Tableau 2

Sources des données secondaires

Sources des données secondaires

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Présentation du cas étudié

L’équipe de France de handball est la sélection la plus titrée dans les sports collectifs au niveau mondial (tableau 3). Les premiers titres et médailles ont été remportés sous la direction de DC qui a notamment permis de professionnaliser et de légitimer le handball français sur la scène internationale avec, entre autres, une médaille de bronze aux Jeux Olympiques de Barcelone en 1992 et deux titres mondiaux en 1995 et en 2001. Le palmarès de l’équipe s’est ensuite considérablement étoffé au cours du mandat de CO entre 2001 et 2017, la période qui nous intéresse. Ces nombreux succès ont été acquis malgré plusieurs échecs et des périodes de doute, notamment sur le style de leadership souhaité par le nouveau sélectionneur.

Ces différents succès interpellent, car la professionnalisation des équipes de handball a créé une concurrence vive où les aspects technique, tactique et physique ne sont plus suffisants pour dominer les adversaires. CO rappelle que « Le bagage technique et stratégique est acquis par les cinq ou six meilleures équipes du monde, qui sont à peu près équivalentes » (Amado, 2012, p. 198). Chaque sélection détient notamment des ressources comparables pour étudier le jeu de ses adversaires grâce aux moyens vidéos. En matière de ressources humaines, « Les staffs ont été élargis et renforcés. Désormais, il y a une dizaine de personnes pour entourer les joueurs et les placer dans les meilleures conditions » (AA). Parmi ces personnes, on trouve des « préparateurs (physiques) [et] un corps médical de plus en plus étoffé (médecins, kinésithérapeutes, ostéopathes, diététiciens, etc.) » (Barbusse, 2006, p. 111)[7]. Enfin, concernant les joueurs français, CO rappelle que la majorité des joueurs qu’il a dirigés en équipe de France fait « partie de la première cuvée de joueurs issus des sections sport-études où, dès l’adolescence, ils ont été formatés pour le handball professionnel »[8]. La France a, en effet, créé « un système de formation unique au monde » (PC) avec des pôles espoirs de formation (15-18 ans) financé par l’État permettant de détecter les jeunes talents dès « l’âge de 15 ans » (DD) et de former les entraineurs. À cette professionnalisation s’ajoutent « le mariage entre le sport professionnel et la fédération au milieu des années 2000, l’apparition des ligues professionnelles [et] la création des centres de formation des clubs professionnels » (PB). En 2017, 64 % des handballeurs de première division française (le plus haut niveau professionnel) étaient issus de la formation française[9].

Figure 2

Évolution du leadership partagé au sein de l’équipe de France

Évolution du leadership partagé au sein de l’équipe de France

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Tableau 3

Palmarès de l’équipe de France sous l’ère Onesta

Palmarès de l’équipe de France sous l’ère Onesta

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Résultats

En étudiant l’évolution des relations interpersonnelles et des rôles liés au leadership sportif au sein de l’équipe de France, nous poursuivons deux objectifs : comprendre des épisodes ayant permis la construction du LP et comment ce dernier a pu être maintenu.

Épisodes illustrant la dynamique de changement

Cette partie présente trois épisodes liés à la construction du LP au sein de l’équipe de France résumés dans la figure 2 : le premier (l’origine du LP) est directement lié à la nomination de CO comme sélectionneur en 2001, le deuxième (l’émergence) a lieu au cours des championnats d’Europe en 2006, et le troisième (le maintien) se rapporte à l’élimination prématurée de l’équipe au cours des championnats d’Europe en 2012. Les tableaux 4 et 5 offrent plusieurs verbatim pour illustrer la section.

Origine du leadership partagé

Le premier élément lié à la construction d’un LP réside dans la nomination de CO comme sélectionneur national en 2001. Il prend alors la suite de DC, qui a occupé ce poste pendant 16 années et qui vient de remporter le championnat du Monde organisé en France. À son arrivée, CO déclare aux joueurs que le jeu de l’équipe est trop prévisible et ses résultats trop irréguliers. Pour motiver le changement et définir sa vision, CO leur annonce donc qu’ils sont « peut-être champions du monde, mais, pour [lui], [ils ne sont] pas la meilleure équipe du monde » (CO). Les joueurs, dont certains viennent donc de remporter le championnat du monde, ne comprennent pas. En particulier, les Barjots[10], qui ont longtemps travaillé avec DC, rappellent que CO n’a ni l’expérience de son prédécesseur, ni son palmarès :

« Il a fait comprendre qu’avec lui les choses allaient changer et qu’il allait falloir bosser parce que notre jeu était, soi-disant, trop lisible. J’étais abasourdi. Cette mise en scène était complètement décalée. Pour enfoncer le clou, il avait même noté sur un paperboard les trois mots « Champions du Monde » qu’il avait volontairement barrés d’une croix majuscule. Je me suis dit qu’il nous manquait de respect et je ne pouvais pas comprendre que l’adjoint de l’équipe de France Espoirs, l’ex-entraineur de Toulouse avec qui, il n’avait gagné qu’une coupe de France, puisse s’offrir une telle tirade et afficher de telles certitudes »

BM

Si CO a été nommé par et dispose dès lors du soutien d’AA (alors président de la FFHB) et de PB (Directeur Technique National), sa capacité à faire accepter le changement souffre du manque d’un tel soutien de la part des joueurs en raison de la comparaison, de l’attachement voire de l’admiration envers DC :

« Daniel [Constantini] avait ses fulgurances, mais ses paris avaient souvent été gagnants et c’est quand même lui qui avait bâti la maison France. Et puis je suis tout de même un affectif et son départ a été la fin de quelque chose. Alors, oui, la relation avec Onesta n’aurait jamais pu être la même »

BM

Lorsque CO met en oeuvre des décisions pour gérer la transition vers le nouveau mode de fonctionnement original qu’il souhaite installer, certaines sont incomprises voire créent du conflit[11]. Par exemple, CO veut responsabiliser rapidement SN (son adjoint) avec lequel il se considère « sur un pied d’égalité » et « met en place un staff élargi » pour « rompre avec le carcan d’une organisation verticale et immuable » (CO). Toutefois, les joueurs font de « Sylvain [Nouet] leur bouc émissaire, le prenant pour cible de leurs moindres griefs. Et l’atmosphère s’alourdit de jour en jour » (CO). JF résume les difficultés pour surmonter les résistances au changement :

« Lorsqu’il est arrivé en 2001 en équipe de France, en succédant à Daniel Constantini, c’était compliqué pour prendre sa suite. Cela lui a pris du temps pour tout mettre en place et il a fallu qu’il fasse sa place, car nous avions déjà un palmarès très étoffé. On avait évolué dans des grands championnats européens et il fallait bien prouver qu’il avait les moyens de nous prendre en charge. Il y a eu le questionnement de joueurs qui pouvait être très désagréable quant à ses capacités à nous coacher »

JF

Émergence du leadership partagé

Au cours de l’année 2005, CO est dans une position délicate. Comme le montre la figure 2, les données illustrent d’abord plusieurs désaccords qui freinent la transition comme le conflit entre JR et CO ou l’incompréhension concernant la « perception du handball » de CO qui, selon BeG a fait que l’équipe « s’est pris les pieds dans le tapis à Athènes […] on a la très nette impression qu’il n’a pas su exploiter le potentiel du groupe. À l’époque, c’est vrai, je lui en veux ». En outre, les résultats sportifs, décevants depuis son arrivée (une médaille de Bronze au Championnat du Monde de 2003, une sixième place aux championnats d’Europe de 2002 et de 2004 et une élimination en 8ème de finale des Jeux Olympiques de 2004) amènent PB à déclarer, au cours du championnat du monde de 2005, que « si on ne passe pas au deuxième tour, l’objectif n’aura pas été rempli. Il faudra en tirer les conséquences et prendre les décisions ». Finalement, l’obtention d’une médaille de bronze et le soutien affiché par le président de la FFHB lui permettent de conserver son poste : « À l’époque, beaucoup d’élus souhaitaient que l’on s’en sépare. Moi, j’ai tenu bon. Comme pour Daniel Constantini avant lui, je voulais lui donner du temps pour s’affirmer » (AA).

Une véritable transition a lieu en 2006 avec la responsabilisation acceptée par les joueurs. Cette étape est d’abord facilitée par la fin de l’ère des Barjots. Pour la première fois depuis sa prise de fonction, CO ne convoque aucun joueur de cette génération. Cette mise en retrait permet à d’autres joueurs, qui « pour certains commençaient à être expérimentés, qui avaient une vraie compétence et un vrai talent et dont l’expérience accumulée paraissait quelque chose de fort et d’utile à notre projet » (CO), de devenir plus influents :

« Le poids de l’histoire disparait avec les retraites des derniers Barjots. Ils prenaient tout l’éclairage et, à l’intérieur, leur rôle dans l’équipe n’était pas le même. Sauf que les autres joueurs fermaient leur gueule. Ils étaient un peu frustrés, brimés »

SN

« On ne balaie pas le passé et on ne doit pas l’oublier. Malheureusement, il peut être riche, mais également encombrant »

CO

Un conflit provoqué par CO au cours du championnat d’Europe permet aussi de véritablement motiver le changement et d’accroitre l’engagement des joueurs. Ainsi, à la suite d’une défaite face à l’Espagne où l’équipe française prend « une leçon dans tous les secteurs du jeu », le sélectionneur décide d’« envoyer valser l’ordre établi ». Pour faire accepter sa vision, CO use du conflit pour « réveiller les consciences » : « Il y a eu ce moment de rupture pour moi. Tu te dis que c’est maintenant qu’il va falloir aller au bout des choses et véritablement mettre en oeuvre ce qui te nourrit et t’habite » (CO). Dès lors, « en Suisse, l’équipe s’est révélée. Elle a pris ses responsabilités, s’est emparée du projet » (OG).

Pour gérer la transition et maintenir la dynamique, il est créé, en 2007, un « Comité des Sages » composé de six joueurs[12] dont « les avis sont écoutés, entendus […] cette forme de responsabilisation fait entrer l’équipe de France dans une autre dynamique » (LM). Ces joueurs ont notamment permis au sélectionneur de profiter d’un soutien politique et de leurs compétences (techniques et tactiques) :

« En 2007 on a créé […] un comité des sages […] régi par les cadres de l’équipe : les frères Gille, Jérôme Fernandez, Nikola Karabatic, Didier Dinart et Thierry Omeyer. C’était un autre moyen de trouver le temps pour échanger. On s’est vus régulièrement, on a abordé toutes les questions, toujours »

CO

Maintien du leadership partagé

Entre la première victoire olympique de 2008 et fin 2011, les changements initiés sont confortés par le palmarès étoffé de l’équipe qui remporte deux titres de champions du Monde (en 2009 et 2011) et un titre de champions d’Europe (en 2010). Si notre analyse ne permet pas d’affirmer que le changement pour un LP a permis ces résultats positifs, ces derniers ont néanmoins généré un contexte valorisant les décisions de CO et le nouveau mode de fonctionnement de la sélection. Les mauvais résultats, rares, sont alors utilisés pour relancer la dynamique. Par exemple, au cours des championnats d’Europe en Serbie de 2012, la sélection connait son pire classement (11ème) dans une compétition officielle depuis 20 ans. Après une deuxième défaite (concédée face à la Hongrie), CO réunit les joueurs pour leur fixer un nouvel objectif. L’idée n’est plus de maintenir une dynamique enrayée, mais bien de re-motiver le changement, de rappeler la vision et de s’assurer qu’il dispose de soutien au sein de l’équipe comme le montre cet extrait du documentaire « Mauvaise étoile » :

« Qu’est-ce qui va se passer le jour où les probabilités ne vont pas être vérifiées et que donc mathématiquement on sera en-dehors de la course aux demi-finales ? C’est-à-dire qu’il va y avoir à nouveau une rupture et à nouveau un échec. Je crois que l’erreur, ce serait ça. Ce serait de continuer à dire que l’objectif, c’est l’Euro. Le risque, c’est qu’il y en ait qui commencent à se mettre en protection. Parce que tout le monde ne pourra pas se mettre en protection. Et s’il y en a qui commencent à le faire, ils vont le faire contre les autres. Et le faire contre les autres, d’une certaine façon c’est trahir. C’est un vrai danger et c’est pour ça que moi, à partir d’aujourd’hui, je suis dans la préparation des Jeux. Et que les gens que je vais sentir trahir, je vais sûrement ne pas penser que c’est la trahison du jour, mais que c’est une trahison du projet. Et le type qui va vraiment mettre le projet en difficulté, moi je suis prêt à couper la corde et à me passer de lui »

CO

À la différence de 2006 où le conflit était qualifié de « moment de rupture » (CO), le nouveau mode de fonctionnement permet de provoquer volontairement des conflits sans briser la confiance : « ils [les joueurs] savent que je ne suis pas quelqu’un de sulfureux, de colérique. Ils sentent que, quand le ton monte, c’est que la situation s’y prête et qu’il est nécessaire de faire quelque chose ». Il peut donc y avoir « de temps en temps, des affrontements et des télescopages » (CO). En outre, pour comprendre ce fiasco, CO rassemble son staff tout comme les joueurs qui, de manière autonome, décident aussi de se réunir. L’échec de 2012 permet alors de relancer la dynamique.

Maintien de la dynamique par le partage des rôles

L’analyse des trois épisodes (Origine, Émergence, Maintien) a illustré la construction du LP. La présente partie montre comment le partage des quatre rôles liés au leadership sportif (activités, motivation, relations sociales et représentation) entre le sélectionneur, son staff et les joueurs permet de maintenir la dynamique. Le tableau 6 propose des verbatim supplémentaires pour illustrer la section.

Premièrement, en matière d’activités, CO décrit « un staff d’experts », « un staff préoccupé de la préparation technique, de l’entrainement, de la condition physique, du travail vidéo » avec donc « une répartition des rôles très claires. En règle générale, Sylvain Nouet est intervenant sur la partie offensive, le jeu d’attaque et moi concentré sur le jeu de défense. Moi, j’essaie surtout de rester sur les grands principes, les grands équilibres alors que mes adjoints sont plus précis sur les gestes dans l’instant ». Le staff, quasi constant depuis 2001[13], joue d’ailleurs un rôle important dans les remises en question tactiques puisqu’il peut les justifier en collectant et en partageant des données objectives acceptées et utilisées par CO et les joueurs :

« On a comparé notre jeu avec les six meilleurs du Mondial, à partir d’un logiciel. C’est une étude qui reposait sur 4 500 lignes informatiques, chaque ligne contenant dix-sept informations. Un certain nombre de choses déterminait notre échec : le manque de précision, de relations entre les lignes, on enclenchait des mouvements juste pour enclencher des mouvements… En décembre 2007, l’étude était prête et on l’a présentée aux joueurs »

SN

Au sein de la sélection, « la parole circule le plus librement possible » (CO). Les joueurs peuvent aussi formuler des propositions sur la tactique de jeu à adopter ou sur le programme des entrainements. D’ailleurs, « À certains moments, les joueurs se sont réunis sans le staff, puis ils nous ont fait part de leurs conclusions. Et j’ai le sentiment, oui, que tous sont aujourd’hui en phase avec le projet » (CO). Cette responsabilisation est possible, car « l’équipe est devenue la priorité de chacun. On a dépassé la quête personnelle et on a compris que la performance de l’équipe est la meilleure manière d’améliorer la notoriété de chacun » (CO). En d’autres termes, la dynamique peut être notamment qualifié d’intéressée.

Tableau 4

Les relations interpersonnelles au sein de la sélection française

Les relations interpersonnelles au sein de la sélection française

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Tableau 5

Épisodes du changement

Épisodes du changement

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Deuxièmement, en matière de motivation, les joueurs les plus expérimentés influencent leurs coéquipiers par leur comportement, leur exemplarité, la confiance qu’ils affichent ou les conseils prodigués pendant les matchs et les entrainements : « Cette envie-là est incroyablement palpable quand tu vis dans ce groupe. Forcément, cela t’ouvre les yeux sur le comportement que tu dois avoir. Le plus important, c’est que les cadres t’ont fait comprendre que l’équipe peut avancer avec toi. Là, je peux te dire que tu as envie de sortir les ailes » (BG). JF précise : « Ce match, c’est à nous, les “anciens”, d’aller le gagner. Dans cette équipe, tu sais comment sont répartis les rôles ». Pendant les compétitions, NK souligne aussi que « Le body language est important. Dans [d]es matches couperets, tu te dois, en tant qu’ancien, de dégager de la sérénité. Les regards doivent parler ». Si le sélectionneur doit parfois « revenir, malgré [lui] à la figure du chef et du discours rédempteur » (CO), ce qui souligne l’influence parfois positive des conflits, il existe un contrôle permanent par et entre les joueurs pour vérifier l’implication de chacun : « quand on me connait il y a un critère à respecter : se battre et si tu ne mets pas la tête par terre, je te déteste. […] Dans cette équipe de France, j’ai plus un pouvoir de policier. Celui que l’on craint parce qu’il peut brandir la matraque » (DD). La connaissance du groupe permet alors de savoir qui doit être « rassur[é] ou brusqu[é] » (JF). PB confirme l’importance de certains joueurs pour la motivation : « Ce management ultra-délégateur a été utilisé parce que Claude avait de très forts relais en attaque et en défense sur le terrain ».

Troisièmement, en matière de relations sociales, CO joue un rôle important puisque c’est lui qui par « petites touches, fai[t] évoluer l’équipe. On a souvent entendu que le groupe était fermé, mais il y a toujours eu des arrivées et des mouvements » (GG). S’ils ne sélectionnent pas eux-mêmes les nouveaux joueurs, les cadres peuvent néanmoins confirmer ou infirmer les choix de CO selon la capacité d’adaptation des nouveaux joueurs au mode de fonctionnement de la sélection :

« Aussi brillants soient-ils, les jeunes joueurs qui ne veulent pas respecter les règles du jeu et la façon dont cette équipe est habituée à vivre seront immédiatement sanctionnés. Et si moi je ne les évacue pas, les autres vont s’en charger. S’ils le prennent en grippe et qu’ils veulent s’en occuper, je peux vous assurer que cela ne sera pas drôle pour lui »

CO

PB décrit alors les joueurs les plus expérimentés comme des « diffuseurs de la pensée collective ». Ces joueurs « forment une sorte d’élite de gentlemen extraordinaires, qui ne supportent pas ni ne tolèrent d’être moins bons » et assurent le « volet éducation. Les jeunes qui arrivent sont éduqués par les moins jeunes et adhèrent à la charte portée par les anciens ». (PB). Leur rôle est d’expliquer « aux nouveaux le mode de fonctionnement du groupe et [de transmettre] des valeurs » (GG), notamment les « objectifs [qu’ils] se fixe[nt]. Il y a, surtout, un culte de la performance » (BeG). Ainsi, « dans cette sélection, il y a une faim de titres qui vient du discours des anciens et qui se perpétue » (JA). PB précise néanmoins que la sélection « n’est pas une bande d’amis intimes […] ça reste une famille, avec des tensions, des difficultés » où existe un système de « compagnonnage » (CO) résumé par TO quand il décrit sa relation avec les autres gardiens : « j’ai essayé de beaucoup parler avec eux, comme un grand frère, mais sans être trop derrière eux. J’étais à leur écoute, pour n’importe quel conseil, sans vouloir m’imposer ».

Quatrièmement, nos données reflètent moins l’importance du rôle de de représentation. Toutefois, lorsqu’il a souhaité que son adjoint soit son « alter ego », CO a compris que « vis-à-vis de l’extérieur » et notamment au moment des conférences de presse, les journalistes « ont besoin d’un interlocuteur unique pour incarner l’histoire du groupe ». Les joueurs jouent aussi ce rôle à travers leurs interviews et leur participation active au sein de plusieurs documentaires sur la sélection française. En outre, CO a joué un rôle de représentation de l’équipe quand il s’agissait de négocier des moyens apportés par la Fédération, par exemple pour améliorer le « statut en matière médiatique et financière » des joueurs. Son objectif était alors de faire en sorte que les joueurs intègrent que « la sélection est l’un des enjeux de leur carrière ».

Discussion et conclusion

Notre objectif était d’analyser la construction et le maintien d’un LP au sein d’une équipe sportive. Nous avons proposé un cadre conceptuel (cf. Figure 1) articulé autour de cinq activités du changement (Cummins et Worley, 2009), des rôles liés au leadership sportif (Fransen et al., 2014) et des relations interpersonnelles dans le domaine sportif (Jowett, 2003). Le cadre conceptuel permettant de comprendre la dynamique de construction et de maintien du LP pour le cas étudié, nous débuterons par une discussion à partir des travaux sur le leadership sportif. Puis, nous montrerons comment nos résultats permettent de compléter la littérature plus générale sur le LP.

Tableau 6

Le partage des rôles liés au leadership sportif

Le partage des rôles liés au leadership sportif

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Leadership sportif

Premièrement, le cas confirme l’intérêt des concepts de proximité, de co-orientation et de complémentarité pour comprendre l’évolution des relations interpersonnelles dans le domaine sportif (cf. Tableau 4). Toutefois, à la différence de Jowett et ses co-auteurs qui se penchent seulement sur les relations entre un entraineur et un athlète, le cas montre l’influence des 3 C dans une équipe sportive. De plus, la mobilisation d’un modèle du changement permet une compréhension plus fine quant à l’évolution des relations interpersonnelles, un point sur lequel nous reviendrons plus précisément dans la section concernant le LP.

Deuxièmement, notre travail qualitatif enrichit la littérature sur le leadership sportif où les approches quantitatives sont les plus mobilisées (Welty Peachey et al., 2015; Kihl et al., 2010). Par exemple, si les travaux de Fransen et de ses co-auteurs permettent de comprendre le contenu des rôles liés au leadership et par qui ils sont joués, nous décrivons un processus de construction et de maintien d’un LP à partir des cinq activités proposées par Cummins et Worley (2009). Le cas souligne alors le caractère itératif du processus puisque, même lorsque le changement est accepté et mis en oeuvre, il est parfois nécessaire de re-motiver la dynamique, notamment en usant des conflits (cf. Figure 2). Les équipes sportives au LP semblent développer une aptitude à la résilience comme l’ont proposé Morgan et al. (2013). Le cas souligne que le partage des rôles permet de maintenir le LP par l’apport de nouvelles ressources (par exemple, des nouveaux joueurs), le développement de nouvelles compétences (par exemple, la capacité partagée entre le sélectionneur et les joueurs les plus expérimentés de recruter des joueurs appropriés) et le renforcement des comportements en faveur du LP (par exemple, la capacité à intégrer ces joueurs appropriés).

Troisièmement, notre recherche précise que les relations interpersonnelles entre le leader formel et les athlètes, déterminantes dans la construction et le maintien du LP, sont aussi soutenues par d’autres relations. En particulier, une culture de la patience, autour et au sein de la sélection, semble participer à la construction du LP. Le soutien et la confiance de la part d’un staff technique stable (qui forme une « garde rapprochée » autour du leader formel) et d’acteurs clés soucieux de laisser du temps au leader formel - en l’occurrence le président de la Fédération (dont le soutien en 2005 est décisif : cf. Figure 2) et le Directeur Technique National - semblent fondamentaux. Toutefois, il est important de rester prudent ici. Notre travail ne permet pas de déterminer si cette culture de la patience est un souhait réel de la part de ces acteurs ou le résultat des habiletés politiques de CO. À ce sujet, le récent limogeage de son successeur après seulement trois ans de mandat et malgré deux médailles de bronze et un titre de champion du monde interroge et constituerait un nouveau terrain d’étude intéressant pour compléter nos résultats. De même, et cela représente une autre limite de notre travail, nous n’avons pas pris en compte ici l’influence des journalistes sportifs et des fans. Dans des sports plus populaires et médiatisés que le handball (nous pensons, entre autres, au football), la culture de la patience semble remplacée par une culture de l’immédiateté. Il serait important d’identifier des équipes dans ces sports pour interroger le sens de nos conclusions dans des contextes sportifs différents.

Leadership partagé

Cette section est consacrée aux apports de notre recherche pour la littérature plus générale sur le LP. Cet article confirme d’abord que l’on peut trouver et mobiliser parmi les travaux sur le leadership sportif des grilles de lecture originales pour obtenir des résultats pertinents pour la littérature plus générale sur le LP. L’utilisation du modèle des 3 C pour comprendre l’influence des relations interpersonnelles et de leur évolution dans la construction et le maintien du LP constitue ici un premier apport.

Nos résultats, qui complètent une littérature où Clarke (2012) souhaitait plus de travaux processuels, illustrent notamment le flou et les conflits (cf. Figure 2) que peut susciter la mise en oeuvre du LP (Ulhøi et Müller, 2014). Le caractère itératif du processus, souligné dans la section précédente, permet de compléter le constat de Small et Rentsch (2010) d’un accroissement du LP au cours du temps et de mieux comprendre ce qui se passe au cours du processus. Nos résultats montrent que, même lorsque le changement a été accepté par les membres de l’équipe et mis en oeuvre, il est parfois nécessaire de le re-motiver. Nous montrons comment la proximité, la co-orientation et la complémentarité forment un contexte opportun (ou non) pour motiver le changement, définir une vision, former un soutien politique, gérer la transition vers un LP et maintenir la dynamique. Le cas montre qu’à l’arrivée du nouveau leader formel, le défaut de confiance de la part de membres influents (manque de proximité), leur incompréhension de ses idées (manque de co-rientation) et leur opposition (manque de complémentarité) empêchent la motivation initiale du changement et l’acceptation de la vision. Comme le montre la figure 2, la transition vers un LP n’est réellement permise que par la mise à l’écart progressive des opposants (dans le cas, les joueurs qui prolongent le fonctionnement directif de l’ancien leader formel). Leur mise à l’écart favorise la responsabilisation de membres de l’équipe en accord avec les idées du nouveau leader formel. Parallèlement à leur expérience croissante, ces membres, arrivés plus récemment dans l’équipe, passent progressivement du statut de suiveurs (auquel ils étaient habitués) au statut d’acteurs.

Enfin, cette recherche complète les travaux sur l’influence du leader formel (Carson et al., 2007). À la différence de Kramer (2006) qui étudie la mise en oeuvre d’un LP en réaction à un leader formel perçu comme défaillant, le cas confirme qu’un leader formel peut être à l’origine du processus. Nous soulignons l’utilisation des conflits (cf. Figure 2), parfois volontaire, pour (re)motiver le changement et l’adjonction autour de la vision. En montrant sa capacité à assumer un rôle d’autorité, le leader formel convainc de la sincérité du changement souhaité et gagne en légitimité. La perception des membres de l’équipe envers le leader formel évolue et favorise le LP (Grille et al., 2015). Les résultats soulignent donc que le partage des rôles liés au leadership n’est pas synonyme de déresponsabilisation pour le leader formel qui devrait, au contraire, faire preuve d’une vigilance active.

Conclusion

Nous proposons, pour conclure, des contributions managériales et de nouvelles voies de recherche. En matière de contributions managériales, notre recherche insiste sur la progressivité de la construction du LP. Les premiers pas de CO montrent qu’un nouveau leader formel doit tenir compte des attentes en matière de leadership des membres de l’équipe et de l’influence forcément présente du prédécesseur et de son mode de fonctionnement, notamment lorsque ce prédécesseur a connu le succès et tissé des liens forts avec des membres influents de l’équipe. La suite du processus montre l’alignement progressif des attentes en matière de leadership des membres de l’équipe avec celles du leader formel notamment grâce à la mobilisation des bons leviers pour motiver le changement et obtenir le soutien de membres influents. Sur ce point, le cas sous-entend l’importance des habiletés politiques. Dans un contexte de changement et où les résultats positifs tardent, la capacité d’avoir et de conserver le soutien de parties prenantes influentes est nécessaire. On note aussi que la recherche de l’intérêt collectif peut représenter une opportunité pour les intérêts individuels. La performance collective des acteurs de la sélection française a été intéressante pour leurs carrières respectives (par exemple, les joueurs ont eu la possibilité de signer des meilleurs contrats, CO est souvent invité par des entreprises pour partager son expérience, etc.). Ce point mériterait des développements supplémentaires dans de nouvelles recherches.

En raison de la proximité des caractéristiques des sélections sportives et des équipes-projet (tableau 7), cette recherche pourrait servir d’exemple dans un cours sur la mise en oeuvre d’un LP dans une équipe-projet, une logique qui guide de plus en plus les modes de travail des organisations (Delassus et Silva, 2016). Elle semble aussi mobilisable pour des enseignements de management, de leadership ou de gestion des ressources humaines. En effet, l’importance de maitriser le « capital humain » de son équipe est déterminant pour tout manager qui devrait être capable de « décrypter » et mobiliser les compétences des membres de son équipe. L’idée de LP sous-entend la nécessaire prise de conscience par les leaders formels d’une distinction entre leur statut et leurs compétences et connaissances (Pearce et Manz, 2005). Comme dans la sélection nationale, où des joueurs sont influents et ont des compétences distinctes de celles du sélectionneur, les managers devraient connaitre leur propre influence et compétences et les comparer avec celles des coéquipiers. Il y a une réflexion importante à mener pour identifier les acteurs pertinents dans la mise en oeuvre du LP. CO collabore surtout avec les cadres de la sélection, car il ne peut pas (et ne veut pas) confier le même niveau de responsabilisation à un joueur moins expérimenté et qui intègrerait tout juste l’équipe. Le cas suggère alors l’influence des mentors (Haggard et al., 2011). Les relations interpersonnelles entre joueurs expérimentés et moins expérimentés permettent de créer de la proximité, de la complémentarité et de la co-orientation propices à la construction et au maintien du LP. La mobilisation commune des concepts de mentorat et de LP qui, à notre connaissance, n’est pas présente dans la littérature pourrait constituer une voie de recherche fertile.

Pour finir, le cas interroge sur les relations entre le LP et les résultats positifs. Si les résultats de la sélection française progressent quand le leadership est partagé, il nous semble néanmoins prématuré d’affirmer que notre recherche conforte la relation positive entre le LP et la performance soulignée, entre autres, par Pearce et Sims (2002) et Ensley et al. (2006). Si un manager pourrait être encouragé à mettre en oeuvre un LP pour améliorer la performance de son équipe, il faut poursuivre les travaux de recherche pour réellement conclure sur la nature causale, ou non, de cette relation.

Tableau 7

Comparaison d’une sélection sportive et d’une équipe-projet

Comparaison d’une sélection sportive et d’une équipe-projet
Source : construit à partir de Midler (1996) et Garel (2012)

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