Corps de l’article

Le champ du Management International (MI) est dépourvu de tout paradigme fondamental et ne poursuit pas une seule question de recherche centrale et dominante, ce qui fait de lui un domaine d’études particulièrement riche et complexe (Doz, 2011). Il est ainsi possible d’identifier six grandes problématiques de recherche en MI : (1) les activités, stratégies, structures et processus décisionnels des firmes multinationales; (2) leurs interactions avec d’autres acteurs, organisations, institutions et marchés; (3) les activités transfrontalières telles que le commerce, la finance, les investissements; (4) l’impact de l’environnement international (culture, politique, économie) sur les activités, stratégies, structures et processus de décision des entreprises; (5) les études comparatives portant sur des organisations, processus et comportements organisationnels dans différents pays et environnements et enfin, (6) les dimensions internationales de certaines formes organisationnelles et activités telles que les alliances stratégiques, les fusions et acquisitions, l’entrepreneuriat, la compétition basée sur les savoirs et la gouvernance des entreprises (Eden, 2008; Eden et al., 2010). Ce domaine d’études, du fait de sa nature interdisciplinaire et basé sur des phénomènes complexes, le rend particulièrement propice à des méthodologies non quantitatives voire plus expérimentales telles que la recherche-action (Birkinshaw et al., 2010). Cependant, le champ du MI demeure prédominé par des études quantitatives qui suivent un raisonnement fondé sur des lois scientifiques (Andersen et Skaates, 2004; Yang et al., 2006; Welch et Piekkari, 2017).

Introduite comme une stratégie de recherche permettant à la fois de combler les déficiences de la Science positiviste dans la génération de connaissances et de résoudre des problèmes concrets rencontrés par les acteurs de l’entreprise (Susman et Evered, 1978), la recherche-action est mobilisée par les chercheurs pour étudier des phénomènes contemporains et multidisciplinaires (Cassell et Symon, 2004; Reason et Bradbury, 2012). Malgré cela, cette stratégie de recherche particulière n’est que très peu mobilisée par les chercheurs en Sciences de gestion (Félix et al. 2009); et dans le champ du MI, le constat est sans équivoque : elle est rarement observée voire inexistante (Birkinshaw et al. 2010; Lundgren et Jansson, 2016). Les stratégies de recherche-action représentent pourtant un champ des possibles particulièrement riche dans notre compréhension des principaux enjeux de gestion dans le champ du MI, notamment dans leur capacité à faire collaborer des chercheurs et des praticiens dans la résolution d’un problème de gestion issu du terrain. Un appel est même lancé en faveur du développement de méthodologies collaboratives entre les chercheurs et les acteurs de l’entreprise, qui offriraient selon certains chercheurs, un vrai potentiel aux chercheurs en MI dans la compréhension de phénomènes sociaux de plus en plus complexes (McKay et Marshall, 2001; Doz, 2011; Davison et al., 2012; Zhang et al., 2015; Whittle et al., 2016). Parmi un large panel de méthodologies issu de la recherche-action, la recherche-action coopérative (RAC) en particulier, répond entièrement à cet enjeu car elle intègre les acteurs de l’entreprise dans l’ensemble du projet de recherche jusqu’à les considérer comme des co-chercheurs.

C’est pourquoi, cet article a pour vocation de présenter l’application d’une recherche-action de type coopérative (Reason, 1994; Heron, 1996; Levin et Greenwood, 2001; Reason et Bradbury, 2012) dans la résolution d’un problème complexe de gestion relevant du champ MI : activités, stratégies, structures et processus décisionnels des firmes multinationales. Après avoir défini le problème de gestion en MI à la base du projet de recherche, nous décrivons les fondements d’une démarche de recherche-action de type coopérative, le protocole de recherche retenu dans le cadre de cette application au sein de Renault Trucks, filiale du groupe Volvo, ainsi que les données collectées et leurs analyses. Enfin, nous entamons une discussion autour des contributions de la recherche-action coopérative en termes de connaissances créées et des compétences du chercheur nécessaires à sa mise en oeuvre.

Un problème complexe en MI à la base du projet de recherche

Dans le contexte mondial actuel, les firmes multinationales (FMNs) cherchent à optimiser leurs chaînes d’approvisionnement, de production et de distribution, ce qui les conduit à recourir plus systématiquement à des sous-traitants étrangers ou à externaliser tout ou partie de leurs structures de production pour bénéficier d’avantages concurrentiels (Mudambi et Venzin, 2010; McDermott et al., 2013; Linares-Navarro et al., 2014). La fragmentation des processus de production et la parcellisation internationale des tâches et des activités qui les composent ont conduit à l’émergence de systèmes de production sans frontières. Pour illustrer ce phénomène, Buckley et Ghauri (2004) ont proposé le modèle de « global factory » (usine mondiale) pour décrire les nouvelles configurations des systèmes de production des FMNs. Ces stratégies modifient les frontières de ces organisations, qui ne se limitent plus au seul critère légal de propriétés des actifs (Yang et al., 2010) et posent, d’un point de vue opérationnel, un certain nombre de questions quant à leur gouvernance (Santos et Eisenhardt, 2005; Dumez et Jeunemaître, 2010) et leur management (Meyer et Lu, 2004). L’analyse des frontières organisationnelles s’opère ainsi à deux niveaux : un niveau intra-organisationnel (parmi les entités appartenant au même groupe) et un niveau inter-organisationnel (parmi les entités n’appartenant pas au même groupe). Ces deux niveaux d’analyse induisent la gestion simultanée de relations hiérarchiques, contractuelles et partenariales. Un numéro spécial publié dans la revue Journal of Management Studies en 2010 a révélé la nécessité de repenser la nature des organisations pour prendre en compte ces nouvelles stratégies de restructuration organisationnelles (externalisation) et géographiques (relocalisation) mises en place simultanément ces dernières années (Contractor et al., 2010). C’est ainsi que les structures des FMNs deviennent de plus en plus difficiles à comprendre car elles intègrent des activités internalisées et externalisées qui doivent être pilotées et coordonnées (Buckley, 2009). En outre, l’intégration et la coordination des activités dispersées sont considérées comme des facteurs clés de succès au sein de l’usine mondiale (Buckley, 2011).

Renault Trucks (RT), filiale du groupe Volvo, une FMN leader dans la fabrication et la commercialisation de poids lourds, était confrontée à ces défis organisationnels développés dans la littérature. Le problème de gestion à l’initiative du projet de recherche a été évoqué par le directeur du département International Manufacturing (IM) de RT qui avait du mal à trouver des solutions, avec ses équipes, pour piloter les multiples relations avec ses partenaires internationaux (intégrant des filiales, joint-ventures et assembleurs externes au groupe Volvo) dans la fabrication et la commercialisation de véhicules industriels hors Europe. L’objectif formulé par le directeur du département IM se résumait ainsi : « améliorer la coordination des relations siège-partenaires internationaux au sein du système de production de Renault Trucks, pour l’activité CKD[1], sur les marchés internationaux hors Europe ».

La notion d’intégration des activités au sein des FMNs a souvent été traitée sous l’angle des relations sièges-filiales introduisant la notion d’autonomie accordée aux filiales (Bartlett et Ghoshal, 1989). La littérature distingue l’autonomie stratégique (Chiao et Ying, 2013; Li et al., 2013), qui traduit le degré de liberté ou d’indépendance de la filiale lui permettant de prendre des décisions en son nom propre sur ses orientations stratégiques, et l’autonomie opérationnelle (Maritan et al., 2004), qui traduit son degré de liberté de prises de décision liées à la planification, à la production, et aux services supports (ressources humaines, droit du travail, système d’informations). Une sorte de dichotomie existe entre le besoin du siège d’intégrer l’ensemble des activités de la FMN et le besoin des filiales de préserver une part d’autonomie pour s’adapter à leur environnement local (Birkinshaw et al. 2005). Cette intégration des activités peut se faire, selon certains chercheurs, par la mise en place de mécanismes de coordination formels ou informels (Martinez et Jarillo, 1989; Jaussaud et al., 2012; Beddi, 2013). Néanmoins, la littérature abordant les mécanismes de coordination au sein des FMNs est caractérisée par le manque d’un consensus conceptuel et la présence de typologies fragmentées (Brenner et Ambos, 2013). De plus, même si les chercheurs sont capables de montrer quels sont les mécanismes de coordination utilisés au sein des FMNs, peu de travaux permettent de répondre aux questions du comment et du pourquoi les managers appliquent ou choisissent tels ou tels mécanismes de coordination.

En outre, une revue de littérature sur l’intégration et la coordination des activités de l’usine-mondiale ne permet pas d’aider opérationnellement les managers dans la mise en place d’un système de management approprié afin de piloter ces relations. Selon certains chercheurs, il convient de trouver de nouvelles solutions pour aider les managers de ces organisations complexes à trouver des réponses innovantes par l’adoption de nouvelles approches axées sur les problèmes des managers (Santos et Eisenhardt, 2005) en privilégiant notamment des démarches de recherche qui ne se limitent pas seulement à l’analyse, mais s’étendent jusqu’à la prise de décision des acteurs de l’entreprise (Lemaire et al., 2012).

Une collaboration s’est alors engagée avec les acteurs de RT pour résoudre le problème de gestion auquel ils faisaient face. Problème de gestion que nous pouvons qualifier de complexe étant donné que ni les acteurs terrain, ni les travaux académiques ne permettaient de le solutionner. Dans une volonté de co-créer de nouvelles connaissances académiques et actionnables (directement opérables par les praticiens), nous nous sommes tournés vers une démarche de recherche-action de type coopérative. Il s’agit donc d’un projet de recherche commun et partagé entre le chercheur, qui souhaite créer de nouvelles connaissances dans la compréhension et le fonctionnement interne des FMNs, et les acteurs de l’entreprise pour solutionner un problème de gestion auquel ils étaient confrontés. Cette collaboration s’est traduite par une recherche-action coopérative (RAC) qui s’est déroulée sur une période de 3 ans entre septembre 2011 et septembre 2014. Elle repose sur une forte interaction avec le terrain, formalisée par une convention de recherche avec RT, à raison de deux à trois jours par semaine en immersion dans l’entreprise, soit un total de 90 jours de présence terrain à temps plein (environ 630 heures d’immersion).

L’application d’une recherche-action coopérative au sein d’une FMN

Dans un premier temps, nous présentons les fondements d’une démarche de recherche-action de type coopérative, puis nous développons le protocole de recherche mis en place. Enfin, nous décrivons notre collecte et analyse de données.

La démarche de recherche-action de type coopérative

Il existe aujourd’hui une grande variété d’approches et de pratiques qui se revendiquent être des recherches-action au sens général du terme (Bradbury, 2015). Cette diversité peut trouver son origine dans des manières radicalement différentes de concevoir la recherche et l’action (Koenig, 1997). Elle peut être illustrée en termes de variation d’objectifs des recherches, de leur conception des Sciences sociales, du rôle des chercheurs et de leurs relations avec les acteurs de l’entreprise (Cassell et Johnson, 2006). Une caractéristique qui semble néanmoins commune et générale dans les multiples approches de la recherche-action serait d’affirmer que ce type de démarche a pour vocation d’intégrer les acteurs de l’organisation dans un processus de recherche en collaboration avec le chercheur qui vise, au travers d’actions, à répondre à une problématique qui les concerne tous (Eden et Huxham, 1996) afin d’élaborer des connaissances à la fois théoriques et pratiques (Nielsen, 2016).

Au sein des différentes pratiques de recherches-action, la recherche-action coopérative (RAC), va plus loin dans la participation des acteurs de l’entreprise. Les acteurs de l’organisation ne sont pas uniquement des sujets d’étude mais ils prennent part au processus de recherche dans sa globalité et ce dès la formulation du problème, à la mise en place d’actions et leurs évaluations (Whyte et al., 1991). Au sens des recherches-action coopératives telles que : « Human Inquiry » (Reason, 1994); « Co-operative Inquiry » (Heron, 1996) et « Pragmatist Action-Research » (Levin et Greenwood, 2001), il existe une relation de co-chercheur avec les acteurs de l’entreprise, ce qui signifie qu’ils sont engagés en tant que personne à part entière dans le projet de recherche dont l’exploration est directement basée sur la compréhension de leurs actions et expériences. Les acteurs de l’entreprise sont intégrés dans la co-construction du problème avec une réflexivité personnelle sur leur propre organisation (Reason et Bradbury, 2012) et des espaces de réflexion collective entre acteurs et chercheurs dans lesquels une description et analyse des situations permettent d’élaborer des actions (Greenwood et Levin, 2007). Il s’agit donc d’une co-construction de la réalité entre les acteurs de l’organisation et le chercheur qui se traduit par une volonté partagée d’élaborer des connaissances en vue de trouver des solutions au problème rencontré (Allard-Poesi et Perret, 2004; Greenwood et Levin, 2007). Il existe dès lors un enrichissement mutuel entre les connaissances scientifiques du chercheur et celles des acteurs de l’entreprise : « les connaissances et expériences des participants locaux doivent venir compléter les compétences méthodologiques et théoriques du chercheur, le maintien et la reconnaissance de leurs différents points de vue et apports étant susceptibles d’engendrer de nouvelles significations et apprentissages » (Allard-Poesi et Perret, 2004 : 29). C’est un processus d’apprentissage organisationnel continu qui induit une participation commune et partagée (Greenwood et al., 1993).

La relation de co-chercheur et cet enrichissement mutuel entre acteurs de l’entreprise et chercheurs tout au long du projet de recherche induisent la non-possibilité d’établir à l’avance un protocole de recherche unique. Comme le précise Heron (1996 : 50), il ne peut y avoir une seule et unique méthode pour conduire une RAC car il s’agit bien souvent d’un processus émergent : « vous ne pouvez pas planifier trop à l’avance le meilleur moyen de traverser un territoire inexploré ». Cependant, elle doit néanmoins respecter un cycle de recherche de type réflexion-action-réflexion qui permet de clarifier et d’approfondir l’objet de l’étude. Ce cycle de recherche prend ses racines dans les travaux de Dewey (1993) et sa conception pragmatiste de la connaissance scientifique qui résulte selon lui de cycles continus d’actions et de réflexions (Greenwood et Levin, 2007). Par analogie avec la physique, il est repris que toutes les expérimentations comportent de l’action; ces actions sont dirigées par des idées cohérentes avec les nécessités du problème examiné et construisent des situations empiriques nouvelles. La pratique est vue comme un ensemble complexe d’éléments (actions, connaissances, artefacts, agents, etc.) qui interagissent, constituant le lien dans lequel la connaissance est produite, circule, est utilisée et transformée (Frega, 2006).

Le protocole de recherche mis en oeuvre

Le protocole de recherche mis en place dans le cadre de cette RAC se décline en deux principales phases, chacune composée de deux étapes. Nous présentons ici les principaux choix méthodologiques retenus de façon à avoir une vue d’ensemble du protocole. Nous reviendrons plus spécifiquement sur la collecte et l’analyse des données dans la partie suivante de l’article.

La première phase a consisté à analyser de façon approfondie, avec les acteurs de l’entreprise, le problème auquel ils étaient confrontés afin de co-construire ensemble, une représentation plus fine de celui-ci. Pour répondre à l’objectif de la RAC d’intégrer les acteurs terrain dès la formulation du problème et leur permettre d’entamer une réflexivité sur leur propre pratique et expérience du problème, nous avons opté pour l’analyse dysfonctionnelle développée par Savall et Zardet (1987). Cette méthode a pour objet d’identifier les dysfonctionnements d’une organisation et de révéler les raisons intrinsèques de leur existence. Un dysfonctionnement correspond à une anomalie ou une difficulté de fonctionnement d’un micro-espace[2] qui empêche l’entreprise de réaliser pleinement ses objectifs et d’exploiter ses ressources matérielles et humaines de manière efficiente (Savall et Zardet, 2010). Par la mise en place d’entretiens semi-directifs avec les acteurs de l’entreprise, nous leurs avons permis de se positionner individuellement sur les dysfonctionnements liés au problème de gestion qu’ils rencontraient. Cet espace de communication amène ainsi les acteurs à s’interroger sur leur propre expérience individuelle du problème à l’aide du chercheur (réflexivité individuelle). Nous avons aussi souhaité que les acteurs puissent interpréter par eux-mêmes, et de façon collective, les dysfonctionnements recensés lors des entretiens semi-directifs. Au travers de groupes de discussion interactifs (Balogun et al., 2003), nous avons proposé aux acteurs de confronter leur expérience du problème par une analyse de contenu des dysfonctionnements recensés (réflexivité collective). Cette analyse a consisté à ce que chaque groupe de discussion interactif interprète les dysfonctionnements en causes de dysfonctionnement puis en thèmes de dysfonctionnement. Enfin, nous avons souhaité entamer un échange collectif avec l’ensemble des groupes autour de leurs interprétations réciproques afin d’élaborer collectivement une représentation plus fine du problème rencontré. Il s’agit du phénomène d’effet-miroir (Savall et Zardet, 2004), qui permet de représenter les points de vue et enjeux différents, voire contradictoires, des acteurs de l’organisation par une analyse de contenu des entretiens, qui repose sur l’expression des dits acteurs. La méthode de l’effet-miroir est reconnue par certains chercheurs comme étant une méthode amenant à une prise de conscience collective du phénomène étudié (Ortsman, 1992) en permettant une co-construction progressive et une représentation partagée du problème à l’initiative du projet de recherche (Chanal et al., 1997; Allard-Poesi et Perret, 2004). L’application du dispositif effet-miroir est particulièrement pertinente dans la volonté de considérer les acteurs de l’entreprise comme des co-chercheurs au sein des démarches de recherche-action coopérative (Reason, 1994; Heron, 1996; Levin et Greenwood, 2001).

La deuxième phase du protocole quant à elle, visait à co-élaborer avec les acteurs de l’entreprise, des actions dans l’objectif de solutionner le problème complexe à l’initiative du projet de recherche. Dans cette optique, le chercheur, à l’aide de son expertise académique, doit pouvoir être en mesure d’apporter les concepts et/ou théories sur l’objet étudié. Le chercheur est ainsi à la recherche de schèmes de raisonnement opérants (Claveau et Tannery, 2002) pour concevoir l’action à propos du phénomène donné; ces schèmes étant réputés fabricables par la co-construction du problème entre le chercheur et les acteurs de l’organisation. Après identification des schèmes de raisonnements opérants, nous avons endossé un rôle de chercheur-ingénieur (Chanal et al., 1997; Martinet, 1997) pour améliorer l’appropriation par les praticiens des connaissances et proposer une démarche afin de construire un processus de changement stratégique (Claveau et al., 1998). Ce changement stratégique s’est traduit par la co-création avec les acteurs, d’un outil d’aide à la prise de décision leur permettant de mettre en oeuvre et tester de nouvelles procédures pour solutionner le problème à la base du projet de recherche. Cette étape fut cruciale dans la création des savoirs actionnables indispensables aux RACs (Greenwood et Levin, 2007). Un savoir en management n’est actionnable que s’il est en rapport avec des problématiques que rencontrent les managers, si ces managers peuvent également le relier à leur expérience (savoir recevable) et enfin, si les managers peuvent s’approprier ce savoir (Avenier, 2009).

La collecte et l’analyse des données de la RAC

Nous présentons ici la collecte et l’analyse des données issues de la RAC en reprenant les deux phases du protocole et leurs deux étapes respectives décrites précédemment et synthétisées ici à l’aide du Tableau 1.

Phase 1 : analyse dysfonctionnelle du problème de gestion

Cette phase étant cruciale dans la compréhension collective (chercheur et acteurs de l’entreprise) du problème complexe, elle a nécessité plusieurs mois. Nous avons ainsi récolté des données sur une période de neuf mois consécutifs commençant le 10 mai 2011 par un entretien avec le directeur du département IM jusqu’à la fin du mois de janvier 2012. Durant cette phase, l’objectif a été d’analyser le problème de gestion et d’en modéliser une représentation collective avec les acteurs de l’organisation. Cette phase se décompose en deux étapes. D’une part l’étape de réflexivité individuelle (1.1) qui permet aux acteurs de l’entreprise d’entamer une réflexion individuelle sur leur propre expérience du problème puis d’autre part, l’étape de réflexivité collective (1.2) qui favorise une réflexion collective des acteurs sur leurs expériences du problème étudié à l’aide du phénomène d’effet-miroir.

Tableau 1

Les principales phases de notre RAC

Les principales phases de notre RAC

-> Voir la liste des tableaux

Etape 1.1 : réflexivité individuelle

Cette étape s’est traduite par la réalisation d’une série d’entretiens semi-directifs avec les principaux acteurs du département IM en lien direct ou indirect avec les différents partenaires internationaux de RT. 29 entretiens semi-directifs ont ainsi été conduits avec ces acteurs de l’entreprise, à savoir : les directeurs des départements ‘internationalmanufacturing’ et ‘international marketing’, les responsables des grandes fonctions de l’activité (qualité, méthodes, logistiques, plateformes internationales, outillages, contrôle de gestion, emballages, ressources humaines) ainsi que des techniciens en relation avec les partenaires internationaux. Sur les 29 entretiens réalisés, 27 sont des entretiens individuels et deux sont des entretiens de groupe (comprenant chacun d’eux quatre interviewés). Au total, 35 personnes ont été interviewées, ce qui équivaut à 1 810 minutes d’entretiens. Nous avons cherché à recueillir les principales difficultés rencontrées par ces acteurs dans la coordination des relations entre RT et les partenaires internationaux au sein de leur système de production. Notre guide d’entretien s’est établi autour de deux questions : (1) quels sont les dysfonctionnements que vous rencontrez dans le pilotage des relations avec les différents partenaires internationaux ? et (2) quelles sont vos suggestions/solutions à ces difficultés ? Le choix opéré de recenser les dysfonctionnements du département IM dans la coordination des relations avec les partenaires internationaux n’est pas anodin puisque cela permet d’analyser de façon fine la représentation et l’expérience des acteurs de l’entreprise dans leur propre gestion du problème complexe. À la suite de ces entretiens, nous avons relevé manuellement dans nos prises de notes exhaustives des entretiens, les dysfonctionnements déclarés par nos interviewés (94 dysfonctionnements identifiés). Finalement, seuls 68 dysfonctionnements ont été comptabilisés étant donné que certains d’entre eux étaient énoncés à plusieurs reprises dans différents entretiens. Ces dysfonctionnements[3] reflètent les difficultés que les acteurs rencontrent dans le pilotage quotidien des relations avec les partenaires internationaux au sein de leur système de production à l’international, donc sur le problème de gestion étudié.

Etape 1.2 : Réflexivité collective

Afin d’élaborer une représentation collective et intelligible du problème complexe, nous avons organisé une journée de travail (appelée ‘workshop’) avec les principaux acteurs du système de production international de RT, que nous avions interviewé pour la majorité d’entre eux, afin de présenter et d’analyser les dysfonctionnements issus des entretiens (25 participants au total). Nous avons constitué des groupes de discussion interactifs (Balogun et al., 2003) pour que les acteurs de l’entreprise interagissent ensemble sur les dysfonctionnements recensés. Pour la constitution des groupes de discussion interactifs, nous avons fait en sorte de répartir les participants en groupes homogènes tant en nombre de participants que par leur ancienneté et département respectifs. Ainsi, nous avons formé quatre groupes auxquels nous avons affecté une couleur afin de les différencier plus facilement. Nous avions ainsi le groupe Jaune, le groupe Vert, le groupe Rouge et le groupe Bleu. Nous avons également fait en sorte de répartir les participants en réalisant une mixité dans les fonctions représentées au sein de chaque groupe. En accord avec le directeur IM, nous avons réuni des personnes qui n’avaient pas forcément l’habitude de communiquer entre elles. Nous avons également participé à ce dispositif en nous intégrant dans un groupe de discussion interactif, que nous avons formé avec le directeur du département IM et un manager fonctionnel du département. Nous avons attribué la couleur Violette à ce groupe de discussion interactif.

Les 68 dysfonctionnements récoltés (numérotés de D1 à D68) ont servi de base de travail aux différents groupes de discussion interactifs. C’est à partir de cette liste de dysfonctionnements que les participants au workshop ont été amenés à trouver les causes racines de ces dysfonctionnements ainsi que les grands thèmes s’y rapportant. Aucune définition de ce qu’est une cause-racine n’a été portée aux acteurs de l’entreprise; il leur a été simplement demandé d’interpréter selon eux, les causes des dysfonctionnements (le « pourquoi » du dysfonctionnement) issus des entretiens. Chaque groupe s’est prêté à cet exercice d’interpréter les dysfonctionnements en causes racines, puis en thèmes de dysfonctionnements. Un thème de dysfonctionnement est une catégorisation des causes racines des dysfonctionnements sous un terme plus général. Chaque groupe devait indiquer, sur un paperboard, les causes racines interprétées ainsi que les thèmes généraux des dysfonctionnements. Aucune méthode d’analyse particulière n’a été imposée aux acteurs de l’entreprise afin d’éviter de les contraindre dans une structuration de la pensée spécifique. Nous avons ainsi laissé place à une certaine liberté de pensée favorisant l’obtention d’une représentation du problème complexe fidèle à la réalité/expérience des acteurs. Nous avons cependant demandé aux acteurs de l’entreprise de trouver entre 10 et 15 causes racines et 3 ou 4 thèmes de dysfonctionnements maximums, dans un souci de facilitation du traitement des informations ainsi collectées. A l’aide du Tableau 2, nous présentons un exemple de classification des dysfonctionnements en causes racines de dysfonctionnements issu du groupe interactif de couleur Bleue.

Tableau 2

Exemple d’interprétation de dysfonctionnements en causes racines par le groupe interactif Bleu

Exemple d’interprétation de dysfonctionnements en causes racines par le groupe interactif Bleu

-> Voir la liste des tableaux

Chaque groupe de discussion interactif devait donc identifier des thèmes de dysfonctionnements en fonction des causes racines qu’ils avaient interprétées à partir des dysfonctionnements. A titre d’illustration, nous présentons les causes racines identifiées par le groupe Bleu ainsi que les thèmes généraux découlant de leur analyse (cf. Figure 1).

Au final, à partir des 68 dysfonctionnements, il a été proposé par l’ensemble des groupes de discussion interactifs, 55 causes racines des dysfonctionnements et 18 thèmes de dysfonctionnement (cf. Tableau 3).

Tableau 3

Nombre de causes racines et de thèmes par groupe de discussion interactif

Nombre de causes racines et de thèmes par groupe de discussion interactif

-> Voir la liste des tableaux

Cette analyse de contenus effectuée par chacun des groupes de discussion interactifs, nous avons organisé une séance collective avec tous les participants afin d’échanger sur l’interprétation de chaque groupe. Cette séance correspond au phénomène d’effet-miroir en vue de confronter les points de vue de chacun. Pour ce faire, nous avons demandé qu’une personne de chaque groupe présente les résultats de son groupe de discussion interactif devant les autres groupes, puis de débattre des différentes interprétations de chacun. La mise en commun des paperboards (support sur lequel les différents groupes ont analysé les dysfonctionnements en causes racines puis en thèmes de dysfonctionnement) a permis à certains participants de préciser leurs interprétations et d’intervenir sur les interprétations des autres groupes. Cette étape s’est clôturée par l’élaboration d’une vision commune et partagée de ce que devait être leur organisation afin de résoudre le problème complexe auquel ils étaient tous confrontés : « une activité CKD orientée client, rentable, reposant sur un système de pilotage clairement défini avec des processus formalisés, dont l’organisation structurée sera pleinement intégrée au sein de la nouvelle organisation du groupe Volvo ».

Figure 1

Affectation des causes racines à des thèmes de dysfonctionnement, issu du travail réalisé par le groupe Bleu

Affectation des causes racines à des thèmes de dysfonctionnement, issu du travail réalisé par le groupe Bleu

-> Voir la liste des figures

Phase 2 : Elaboration et mise en place des actions

Afin d’élaborer et mettre en oeuvre des actions de changement en vue de solutionner le problème complexe, nous avons procédé en deux étapes. La première est constituée d’une méta-analyse de l’ensemble des données collectées à l’issue de la phase 1 du protocole de recherche avec un retour à la littérature. La deuxième étape est caractérisée par l’opérationnalisation de solutions visant à résoudre le problème complexe.

Etape 2.1 : la recherche de schèmes de raisonnement opérant

L’élaboration de la vision commune et partagée (acteur/chercheur) du problème effectuée, il restait à co-créer des actions visant à solutionner le problème. A la recherche de schèmes de raisonnement opérant, nous avons ressenti le besoin de réaliser une méta-analyse de l’ensemble des données jusqu’alors collectées. A ce stade de la RAC, nous avions récolté une grande variété de données : entretiens semi-directifs, documents internes issus des acteurs de l’entreprise (paperboards, documents liés à l’interprétation des dysfonctionnements de chaque groupe de discussion). En parallèle et tout au long de la démarche de recherche, nous avons également tenu un journal de bord visant à intégrer nos réflexions, nos observations, et des annotations issues d’entretiens informels avec les différents acteurs de RT. En effet, il est souvent difficile de clarifier et préciser l’ensemble des interactions entre un chercheur et son terrain d’investigation, particulièrement dans les recherches où le chercheur est en immersion sur une longue période. C’est pourquoi nous avons tenu un journal de bord permettant de retracer ces différents échanges et les prises de notes correspondantes. Ces échanges informels avec les acteurs de l’entreprise, (lors des déjeuners ou pause-café par exemple) sont indispensables pour une réelle intégration du chercheur dans la communauté des acteurs de l’entreprise. Nous pouvons relier ces échanges informels aux entretiens créatifs développés par Baumard et al. (2007) qui sont utilisés de façon heuristique à des fins d’accumulation de la connaissance sur l’objet étudié. Les entretiens créatifs nous ont permis d’alimenter notre réflexion sur notre projet de recherche et de formaliser nos différentes pistes d’interprétation facilitant ainsi notre recherche de schèmes de raisonnement opérant. Ils nous ont aidé à appréhender le fonctionnement interne de l’entreprise et à trouver des réponses sur les processus utilisés et les choix opérés dans le pilotage des relations au sein du système de production de RT. Notre journal de bord intègre ainsi plusieurs données (nos réflexions, des observations et des retranscriptions a posteriori d’entretiens créatifs). Nous avons systématiquement indiqué dans notre journal de bord, la date de la donnée récoltée et sa nature (observations lors de réunions de travail des équipes, réflexions personnelles, échanges informels).

A ce stade de notre recherche, nous avons effectué une relecture de nos données en croisant les différentes sources jusqu’alors obtenues (entretiens, journal de bord du chercheur, workshop et données secondaires internes). Ce travail de relecture globale de nos données nous a orienté sur une notion qui revenait de façon récurrente à la fois dans nos données primaires et secondaires : c’est la notion d’autonomie des partenaires. Malgré une distinction dans la littérature entre autonomie stratégique (Birkinshaw et al., 2005; Chiao et Ying, 2013; Li et al., 2013) et autonomie opérationnelle (Maritan et al., 2004) au sein des relations intra- et inter-organisationnelles, peu de travaux s’attachent à mesurer de façon empirique et détaillée le concept d’autonomie (Young et Tavares, 2004). C’est pourquoi, nous avons voulu opérationnaliser ce concept dans l’objectif de résoudre le problème complexe et créer de nouvelles connaissances sur le concept d’autonomie, encore peu développé au sein de la littérature. Nous avons considéré l’opérationnalisation du concept d’autonomie comme un schème de raisonnement opérant qu’il nous fallait concrétiser avec les acteurs de l’entreprise.

Etape 2.2 : le rôle du chercheur-ingénieur

Nous avons entrepris la réalisation d’entretiens directifs afin d’inciter les acteurs de RT à se positionner sur le concept d’autonomie compte tenu de leur fonction. Nous leur avons demandé de définir des critères pouvant les aider à évaluer le niveau d’autonomie de chacun des partenaires de RT (filiales ou assembleurs externes). 14 entretiens directifs ont été réalisés (12 entretiens individuels et deux entretiens de groupe) qui représentent un total de 17 personnes interviewées (450 minutes d’entretiens). Le premier objectif pour nos interlocuteurs était de déterminer des critères assez généraux leur permettant d’apprécier le niveau d’autonomie pour leur fonction/métier au sein de l’usine mondiale de RT sur l’ensemble des partenaires (filiales ou assembleurs externes). De nos entretiens directifs, nous avons recueilli 28 critères permettant d’apprécier le niveau d’autonomie des partenaires (cf. Tableau 4).

Tableau 4

Les 28 critères généraux permettant d’apprécier l’autonomie d’un assembleur[4]

Les 28 critères généraux permettant d’apprécier l’autonomie d’un assembleur4

A : Autonome SA : Semi-Autonome NA : Non-Autonome

-> Voir la liste des tableaux

Une fois ces critères généraux définis, nous avons demandé à nos interviewés de décrire des situations dans lesquelles il serait possible d’évaluer de façon factuelle, le niveau d’autonomie du partenaire entre autonome, semi-autonome et non-autonome. Par exemple, en prenant le dernier critère « culture de travail dans l’automobile » sur l’aspect « gestion de projet » : si le partenaire ne suit pas les dispositifs mis en place par Renault Trucks et n’identifie pas de ressources en interne à affecter au projet, alors ce partenaire, sur ce critère spécifique, sera considéré comme non-autonome; si le partenaire ne propose pas d’initiatives mais applique les règles de gestion de projet fixées par Renault Trucks, alors ce partenaire sera considéré comme semi-autonome sur ce critère; enfin, si le partenaire propose à Renault Trucks une structure de pilotage de projet lors d’un projet de lancement, il sera considéré comme autonome. Une fois ces critères d’évaluation du niveau d’autonomie des partenaires identifiés, nous avons organisé cinq entretiens (sous forme de réunions de travail) dans la volonté de tester l’outil avec les responsables de projets des différentes zones géographiques représentant l’ensemble des partenaires de RT. Ces réunions de travail consistaient à présenter l’outil dans sa globalité aux chefs de projet de RT puis d’entamer une phase de discussion sur les critères d’évaluation du niveau d’autonomie. Dans un second temps, nous avons testé l’outil avec les chefs de projets sur trois partenaires à savoir : l’Afrique du Sud (filiale de RT), l’Uruguay (partenaire privé) et le Maroc (partenaire privé). Une fois ces phases de test de l’outil terminées (cf. Tableau 5), nous avons modifié, complété, retiré et rajouté certains critères en accord avec les acteurs impliqués dans la phase test, toujours dans l’optique d’une co-création collective de solutions opérationnelles au problème de gestion.

Enfin, nous sommes retournés auprès des responsables de chaque fonction du système de production en leur demandant cette fois-ci d’évaluer l’ensemble des partenaires selon les critères en lien avec leur fonction. Chaque responsable des fonctions intégrées au système de production de RT, avait une image transversale de sa fonction sur l’ensemble des partenaires de RT. Cette évaluation a ainsi porté sur six partenaires (Afrique du Sud, Irak, Malaisie, Maroc, Turquie et Uruguay) et s’est traduite par 11 entretiens individuels directifs (360 minutes d’entretiens). Nous avons ensuite regroupé l’ensemble des évaluations des partenaires sous un même fichier Excel. Ceci nous a permis d’obtenir une vue globale des évaluations pour les six partenaires étudiés. Ainsi, la construction de l’outil se résume en trois étapes : (1) définition des critères d’évaluation du niveau d’autonomie des partenaires (14 entretiens directifs; 17 personnes interviewées); (2) du test de l’outil sur trois partenaires (5 entretiens avec 3 chefs de projets et le directeur de l’assembleur du Maroc); et (3), d’une évaluation globale sur 6 partenaires (11 entretiens individuels directifs).

Tableau 5

Les réunions de travail pour évaluation globale de l’outil

Les réunions de travail pour évaluation globale de l’outil

-> Voir la liste des tableaux

Cet outil a permis aux acteurs de l’entreprise de comparer les différents partenaires de RT selon leur niveau d’autonomie. Ce qu’il semblait important à ce stade du projet de recherche était de se servir de cet outil d’évaluation afin d’élaborer des mécanismes de coordination spécifiques pour mieux piloter les différents partenaires internationaux. Toujours dans l’optique de solutionner le problème de gestion des partenaires internationaux de RT, nous avons organisé un deuxième workshop (d’une durée de 7 heures), avec les principaux acteurs du système de production international de RT (23 participants). Lors de ce 2ème workshop, nous avons listé les mécanismes de coordination utilisés par les acteurs de l’entreprise avec les différents partenaires internationaux suivant le nom du dispositif, sa fréquence, les participants et le contenu. L’identification des mécanismes de coordination de l’ensemble des partenaires a permis d’entamer une discussion interactive avec les acteurs de l’entreprise. La discussion s’est orientée sur l’idée de partager l’expérience de chacun sur les mécanismes de coordination déjà utilisés avec les partenaires afin d’harmoniser les modes de coordination. Nous avons ensuite organisé deux groupes de discussion interactifs (10 personnes/groupe) durant ce 2ème workshop, qui ont eu pour objectif d’imaginer des mécanismes de coordination suivant le niveau d’autonomie du partenaire. Nous avons choisi deux études de cas de partenaire, celui du Maroc et de l’Irak. Ce travail a permis de dégager des tendances quant aux choix des mécanismes de coordination à mettre en place pour piloter la relation avec le partenaire compte tenu de l’évaluation de son niveau d’autonomie. Il a été observé que le niveau d’autonomie du partenaire affectait la nature des mécanismes de coordination (formel/informel). Plus un partenaire est qualifié d’autonome sur les 28 critères établis par les acteurs de RT, plus l’existence de mécanismes de coordination informels apparaissaient (contacts informels, relations latérales entre managers, etc.). Inversement, nous avons observé la mise en place de mécanismes formels en cas de non-autonomie du partenaire tels que : la présence d’un front office, des revues de performance, la formalisation de plans d’actions et reporting qualité. Nous synthétisons ici, l’ensemble des données recueillies et leur analyse à l’aide du Tableau 6.

La résolution du problème et les connaissances co-créées

Le chercheur est amené à devoir satisfaire à la fois la communauté scientifique dans l’élaboration de nouvelles connaissances à visée théorique mais également les acteurs de l’entreprise par une élaboration de savoirs recevables/actionnables (Avenier et Schmitt, 2007; Avenier, 2009; Lundgren et Jansson, 2016; Nielsen, 2016). Les savoirs co-créés tout au long du processus sont nombreux à la fois pour la communauté scientifique que pour les acteurs de l’organisation. Sur l’ensemble de cette démarche de recherche, trois actions particulières ont été mises en oeuvre dans la résolution du problème de gestion : (1) modélisation du problème complexe co-construite entre le chercheur et les acteurs de l’entreprise (étapes de réflexivités individuelle et collective); (2) la co-construction d’un outil d’évaluation du niveau d’autonomie des partenaires (recherche de schèmes de raisonnement opérant) et, (3) le workshop N° 2 avec pour objectif de déterminer les mécanismes de coordination à mettre en place pour piloter les relations partenariales (chercheur-ingénieur). Ces actions ont contribué à créer de nouvelles connaissances que nous avons pu interpréter par un rebouclage théorique. Nous avons ainsi pu, au cours de cette RAC, améliorer notre compréhension de l’usine mondiale (Buckley et Ghauri, 2004; Buckley et Strange, 2015) tant sur l’aspect organisationnel que sur son fonctionnement. Nous avons ainsi démontré que la coordination des relations intra- et inter-organisationnelles de l’usine mondiale représentait un vrai défi pour les acteurs de ce type d’organisation, confirmant certains travaux (Buckley, 2011). Nous avons également pu mesurer empiriquement le niveau d’autonomie opérationnelle des partenaires composant le réseau de production d’une FMN et répondre ainsi à l’appel lancé par certains chercheurs (Young et Tavares, 2004). Il a été possible d’apporter des éléments de réponses aux acteurs de l’usine mondiale quant à la tâche cruciale de coordination des relations qui les incombaient. Une FMN peut ainsi améliorer la coordination des relations intra- et inter-organisationnelles de son usine mondiale en choisissant des mécanismes de coordination en fonction du niveau d’autonomie opérationnelle de ses partenaires peu importe la nature de la relation, intra- ou inter-organisationnelle.

Tableau 6

Synthèse des données collectées et de leurs analyses

Synthèse des données collectées et de leurs analyses

-> Voir la liste des tableaux

Au-delà du fait d’avoir améliorer notre compréhension du concept d’usine mondiale issu de la littérature, il nous a été également possible de réaliser un rebouclage théorique de ces résultats avec la théorie de l’entreprise-réseau (Fréry, 1997; Baudry, 2004) aussi appelée forme hybride (Williamson, 1991). Une entreprise-réseau « regroupe contractuellement un ensemble de firmes juridiquement indépendantes reliées verticalement au sein duquel une firme-pivot coordonne de manière récurrente des opérations d’approvisionnement, de production et de distribution » (Baudry, 2004 : 250). Afin de livrer un produit fini, l’impératif de coordonner les activités des firmes membres du réseau relevant de la sphère de la production devient alors crucial. Partant du postulat de certains chercheurs sur l’entreprise-réseau et sa quasi-internalisation des relations inter-firmes (Baudry et Dubrion, 2009), nous avons considéré l’usine mondiale comme une forme particulière d’entreprise-réseau. En effet, l’efficacité de l’entreprise-réseau réside dans la capacité de la firme-pivot (acteur coordinateur), dans notre cas RT, à mettre en place des dispositifs d’incitation et de coordination qui doivent optimiser l’ensemble du réseau (intégrant des relations intra- et inter-organisationnelles) dont elle a la responsabilité économique (Paché et Paraponaris, 2006). L’entreprise-réseau serait assimilée à une organisation intégrée dans le sens où elle introduit une forme de « hiérarchie explicite avec ce que cela suppose de supervision directe, de subordination, d’inégalité entre les partenaires et de centralisation des décisions stratégiques » (Fréry, 1997 : 39). Il serait alors à rechercher des modes d’intégration qui se substituent à la propriété des actifs afin de permettre une meilleure coordination des activités de production entre des firmes juridiquement indépendantes (Baudry, 2004).

Le cadre théorique de l’entreprise-réseau nous permet de mieux cerner les enjeux liés à l’agencement et au fonctionnement interne de l’usine mondiale et de compléter ainsi des travaux encore peu nombreux sur le fonctionnement interne de l’entreprise-réseau (Roveillo et al., 2012). A partir de cette considération théorique, nous avons ainsi élaboré un jeu de propositions à visée théorique et opérationnelles qui s’attachent explicitement à développer des savoirs susceptibles d’être mobilisés par des managers pour les aider à penser et agir intentionnellement (Avenier, 2009). Ces propositions ont été formulées après notre intervention au sein de RT, complétées par 5 entretiens post-intervention (entre mai 2013 et juillet 2014) : 4 entretiens avec le directeur IM et un entretien avec un chef de projet au département CKD Global Strategy (département créé après la RAC à un niveau plus global que RT). Ces entretiens ont permis de s’assurer de la fiabilité des solutions au problème complexe et de s’assurer de leur actionnabilité et durabilité. Nous avons ainsi appris que l’outil d’évaluation du critère d’autonomie était toujours utilisé et était devenu un critère de sélection dans le choix d’un nouveau partenaire international pour RT. Par ailleurs, une présentation de l’outil a été faite par les acteurs de l’entreprise à d’autres filiales du groupe Volvo pour une implémentation planifiée à d’autres zones géographiques. Nous précisons à l’aide du Tableau 7, les contributions à visée théorique et les savoirs actionnables en fonction des différentes phases de la RAC (cf. Tableau 7).

Les compétences mobilisées dans la conduite d’une RAC

Après avoir identifié les principales contributions de cette application, il nous semble intéressant d’évoquer les compétences nécessaires au chercheur qui souhaite mobiliser une RAC dans le cadre de ses travaux de recherche. En effet, ces protocoles de recherche ne sont pas anodins et nécessitent au préalable quelques précautions d’application.

Comme le soulignent Reason et Bradbury (2012), il est difficile de trouver dans la littérature sur les recherches-action des éléments concernant la formation et le développement des compétences des chercheurs qui réalisent ce type de recherche. Pourtant, les recherches-action réquisitionnent des compétences spécifiques dans l’interaction avec leur terrain. Selon Eden et Huxham (1996), les recherches-action représentent deux principaux défis : (1) le manque de contrôle et l’incertitude de ce type de protocole de recherche en interaction avec les acteurs peuvent créer de l’anxiété auprès de chercheurs manquant de confiance et d’expériences terrain et (2), la compréhension de méthodes issues de l’activité de conseil en entreprise. Ce deuxième point suggère, toujours selon les mêmes auteurs, de savoir conceptualiser les problèmes organisationnels rencontrés par les acteurs du terrain, d’avoir la capacité d’identifier les jeux politiques des acteurs, les demandes concomitantes de changement, une connaissance aguerrie de la nature d’une activité orientée client et le maintien d’une relation consultant-chercheur.

Il existe une sorte de dualité entre le fait que le chercheur doit s’appuyer sur la proximité du terrain pour connaitre au mieux son objet de recherche tout en créant une distance avec celui-ci afin de maintenir une vision critique et de favoriser un contexte lié au changement (Coghlan et Shani, 2012). Dans une recherche-action, le chercheur se retrouve parfois à devoir composer avec les frontières hiérarchiques et fonctionnelles mais également avec des liens plus informels parfois amicaux avec des acteurs de l’entreprise tout en ayant le désir d’influencer et de changer l’organisation. Ces protocoles de recherche incorporent une grande variété de relations intra- et inter- personnelles qui interagissent continuellement de façon dynamique avec le processus de recherche lui-même (Inoue, 2015). Le chercheur est souvent considéré comme « l’étranger » au sein de l’organisation et c’est lui qui a la responsabilité de gagner la confiance des acteurs de l’entreprise (Grant et al., 2012).

Tableau 7

Synthèse des savoirs créés au sein de cette application d’une RAC

Synthèse des savoirs créés au sein de cette application d’une RAC

-> Voir la liste des tableaux

Le fait de consacrer du temps à réfléchir à sa propre posture vis-à-vis des acteurs de l’entreprise, en recherchant activement les moyens de réduire les obstacles à leur participation au projet de recherche, en précisant avec clarté et honnêteté la démarche de recherche, les chercheurs qui mettent en place des recherches-action pourront s’assurer de la bonne conduite de celle-ci (Grant et al., 2012). A titre de réflexivité sur notre propre expérience de recherche-action coopérative présentée dans cet article, nous avons obtenu une excellente participation des acteurs de l’entreprise, avec une réelle volonté de trouver des solutions aux problèmes auxquels ils étaient confrontés. Les groupes de discussion interactifs (Balogun et al., 2003) basés sur les dysfonctionnements rencontrés par les acteurs de l’entreprise ont été un outil d’aide dans ce processus de changement. La littérature est abondante sur la conduite du changement au sein des organisations et montre un certain nombre de difficultés liées aux projets de changement organisationnel avec un phénomène récurrent de résistance au changement. Nous pensons que la recherche-action coopérative paraît être une méthodologie adaptée pour des situations où les chercheurs étudient des changements organisationnels. Elle permet de co-construire des solutions aux problèmes rencontrés tout en favorisant l’écoute des acteurs et leur implication dans la conduite du changement. Enfin, ces groupes de discussion interactifs nous ont permis de confronter plusieurs représentations du problème complexe et d’offrir aux acteurs de l’entreprise une possibilité d’entamer une réflexivité personnelle et collective sur leur propre organisation, afin de modéliser une vision enrichie du phénomène étudié. En effet, au sein des RACs, le chercheur et les acteurs de l’entreprise sont associés dans un projet de connaissance mutuelle où la communication est un moyen de créer de nouvelles compréhensions d’un phénomène (Greenwood et Levin, 2007). A l’aide du Tableau 8, nous synthétisons les principaux défis dans la conduite d’une recherche-action coopérative, les stratégies à adopter pour les relever et les compétences nécessaires au chercheur dans la mise en place de ce type de protocole.

Tableau 8

Les défis, stratégies et compétences des chercheurs mobilisant des démarches de recherche de type recherche-action coopérative

Les défis, stratégies et compétences des chercheurs mobilisant des démarches de recherche de type recherche-action coopérative

-> Voir la liste des tableaux

Conclusion

La recherche-action coopérative (RAC) est une démarche de recherche très peu utilisée dans le champ du MI bien qu’elle révèle un grand nombre d’intérêts, déjà soulignés par certains chercheurs, dans notre compréhension plus fine de phénomènes complexes en MI (Birkinshaw et al., 2010; Doz, 2011; Whittle et al., 2016). Au travers de cet article, nous avons présenté l’application d’une RAC à partir d’un problème de gestion qui s’inscrit dans le champ du MI, plus particulièrement sur la stratégie, la structure et le processus décisionnel de l’activité de production d’une firme multinationale. Nous avons souligné l’originalité de cette démarche notamment dans le fait de considérer les acteurs de l’entreprise comme des co-chercheurs et de les intégrer dès la formulation du problème, à l’élaboration et la mise en place de solutions au problème étudié. Pour se faire, nous avons mis en place des espaces de communication permettant aux acteurs d’entamer des phases de réflexivités individuelle et collective à partir de leur propre pratique et expérience du problème auquel ils étaient confrontés. Par ailleurs, nous avons également évoqué l’étape de recherche de schème de raisonnement opérant dans l’élaboration d’actions au sein de la FMN et le rôle de chercheur-ingénieur dans la co-élaboration d’un outil d’aide à la prise de décision. Enfin, cette application nous permet de mettre en évidence un certain nombre de contributions tant conceptuelles que recevables pour les acteurs de l’entreprise. Cette démarche nous semble particulièrement pertinente lorsque les acteurs d’une organisation sont confrontés à un problème de gestion où la littérature existante ne semble pas apporter encore de connaissances précises et actionnables.

Bien que Birkinshaw et al. (2010) évoquent dans leur article que plus de 90 % des articles publiés dans la revue JIBS sont basés sur des méthodologies quantitatives, le plus souvent à partir de sources de données secondaires, ils appellent à trouver davantage d’articles offrant des méthodologies de recherche plus créatives et soulignent l’intérêt des approches expérimentales dans la recherche en MI. Au vu de notre propre expérience dans la conduite d’une RAC, nous rejoignons Lundgren et Jansson (2016) sur le fait que cette démarche de recherche permet trois contributions significatives au champ du MI : (1) une aide à la construction de théories en fournissant un accès à de riches données empiriques et réduit le risque d’être piégé dans une seule vision théorique grâce à une interaction étroite avec des praticiens (acteurs de l’entreprise) qui n’ont pas la même lecture théorique de leur environnement que les chercheurs; (2) elle fournit également une opportunité pour le développement théorique et, dans une certaine mesure, l’évaluation et la validation des théories avec les praticiens grâce à l’exploration et l’éclairage de concepts théoriques pendant tout le processus de collaboration et (3), elle permet d’illustrer l’application des théories par des exemples concrets à partir de l’expérience des praticiens, qui facilitent une communication des résultats de recherche à la fois aux chercheurs mais également aux praticiens. Nous espérons avoir pu démontrer au travers de cet article, l’intérêt que révèle une démarche de type RAC dans l’élaboration de nouvelles connaissances scientifiques dans la recherche en management international et la résolution de problématiques complexes. Il existe certainement une multitude d’autres problématiques de recherche en MI qui ne demandent qu’à être étudiées par l’intermédiaire d’une démarche de type recherche-action coopérative.