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La collection « Oxford Studies in Music Theory » publie depuis quelques années de nouvelles contributions interdisciplinaires visant l’intégration des sciences cognitives et de l’incarnation (embodiment) à la recherche en musique. Si plusieurs problématiques au coeur de ces ouvrages font écho aux cinq volumes de la collection « Oxford Studies in Musical Performance as Creative Practice[1] » ou encore au Routledge Companion to Embodied Music Interaction (Lesaffre, Maes et Leman 2017), cette collection s’inscrit dans une tradition plus « anglo-américaine » de la music theory[2]. À la suite des publications Foundations of Musical Grammar de Lawrence M. Zbikowski (2017) et Music at Hand par Jonathan De Souza (2017), ce premier ouvrage de Mariusz Kozak porte sur la mise en action (enacting) du temps musical par le corps à l’écoute des musiques savantes des xxe et xxie siècles.

S’appuyant principalement sur la phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty et sur la psychologie écologique de James J. Gibson, l’auteur propose un « argument philosophique et critique » en faveur d’une réorientation de la music theory vers l’étude de la construction des structures musicales par une personne physiquement engagée dans une activité musicale donnée (p. 4). Il reconsidère des présupposés philosophiques et esthétiques essentiellement maintenus depuis le xviiie siècle et fonde sa pensée critique sur les avancées théoriques issues des sciences cognitives, de l’anthropologie, de la philosophie continentale et de la psychologie. Le livre est construit en six chapitres dans lesquels l’auteur réunit ces disciplines. Il y reprend différents concepts qui convergent de façon convaincante, bien que l’alliage de plusieurs notions pour illustrer une même idée entraîne à l’occasion une certaine opacité.

Par ailleurs, si sa démarche est résolument interdisciplinaire, Kozak insiste sur la portée esthétique de sa contribution. Il considère que les théories esthétiques sont trop systématiquement rejetées des méthodologies et concepts hérités de la New Musicology par crainte de (re)tomber dans un discours aux tendances idéologiques :

Questions of value, autonomy, beauty, or disinterested and affectively divested experience – all of which are hallmarks of aesthetics discourse – sound naïve, archaic to scholars who cut their intellectual teeth on the likes of Julia Kristeva, Jacques Derrida, and Michel Foucault (or, in musicology specifically, Joseph Kerman, Susan McClary, and Lawrence Kramer).

p. 78

Ce point de vue n’est pas sans rappeler celui de Kofi Agawu lorsqu’il critiquait au début des années 2000 les nouvelles positions initiées par Joseph Kerman[3]. Aussi Kozak rejoint-il Agawu en condamnant les approches de musicologues qui opposeraient ce qui est considéré comme un formalisme idéologique à une critique sociale, culturelle et historique.

À cet égard, l’auteur ne nie pas les tendances idéologiques de certaines analyses alliant la phénoménologie à la music theory (notamment lorsqu’il critique l’approche schenkérienne de Jessica Wiskus[4]). De fait, il se dissocie de ces pratiques en resituant l’expérience musicale en continuité avec l’expérience humaine en général. Kozak met donc de l’avant l’aspect subjectif de l’appréciation musicale par l’étude de ce phénomène et dévoile ainsi des pistes d’analyse plus inclusives des oeuvres issues de différentes traditions (incluant les traditions extraoccidentales).

Pour ce faire, il reprend les arguments de John Dewey ([1934]1980) et propose d’observer l’art (la musique) en tant qu’extension et augmentation de la vie de tous les jours, illustrant l’existence d’un continuum d’expériences entre notre conception des objets musicaux et celle de notre environnement. Il constate également que c’est par la relation dynamique entre un individu et un objet perçu que ce dernier devient significatif. Autrement dit, un signal acoustique n’a rien d’esthétique s’il n’est pas mis en relation avec l’auditoire. C’est en ce sens qu’il propose l’étude des significations musicales telles qu’elles se construisent physiquement au cours d’une expérience esthétique.

L’auteur s’intéresse donc à un niveau de significations pragmatique, non référentiel, prédiscursif, et préréflectif correspondant aux interactions entre un corps incarné et situé par rapport à un signal acoustique (p. 41). Selon lui, cette corrélation ne serait pas dissociable de l’espace-temps puisque les signaux nécessitent une temporalité établie par le cadre de l’oeuvre musicale pour se déployer. Partant, la dimension temporelle de la musique est un aspect primordial dans la pensée de Kozak.

Le premier chapitre (« Meaning », p. 16-54) porte sur les distinctions entre le « temps objectif » (objective time) et le « temps vécu » (lived time) qui se trouvent aux fondements de la conception théorique de l’auteur. Le « temps objectif » correspond à celui conçu en fonction d’une succession d’événements que nous appréhendons de façon distincte du monde des objets physiques. Cette idée héritée du siècle des Lumières et dénoncée par Henri Bergson (1896) aurait mené à un rejet de la subjectivité au profit de recherches aux ambitions positivistes déterminées par la quête d’une méthodologie plus « scientifique ». Pour Kozak, la music theory ne s’est jamais réellement détachée de cette notion du « temps objectif » consolidée au xviiie siècle. Aussi la conception occidentale du temps serait-elle demeurée distincte de l’expérience perceptuelle : « time remained independant of physical motion, constituted by its own succession of autonomous instants » (p. 32).

Selon l’auteur, une telle notion du temps musical ne rendrait pas compte de l’expérience réelle d’une oeuvre et de la perception des objets musicaux. En outre, la conscience du temps vécu (lived time) – issue de la phénoménologie de Husserl et reprise par Merleau-Ponty – serait indispensable à l’expérience musicale, puisque c’est par la relation dynamique entre les signaux acoustiques et l’auditoire qui les perçoit que les significations émergent dans le temps musical. Kozak affirme qu’au moment d’écouter une oeuvre inscrite dans une temporalité précise, nous structurons nous-mêmes l’oeuvre en fonction de la rétention et de la « protention[5] » des informations saisies en cours d’écoute. Cette conception des structures diffère de celle élaborée par Carl Dahlhaus[6] en ce qu’elle permet de considérer les formes musicales en fonction de la subjectivité d’un individu et selon ses propres pratiques culturelles et affectives.

Au deuxième chapitre (« Affordances », p. 55-103), l’auteur soutient que chaque signal acoustique se présente à l’auditoire comme une affordance, une potentialité à devenir significative en fonction de l’expérience passée. Ce concept est repris de la psychologie de Gibson afin de préciser les qualités esthétiques du processus musical par le lien étroit qu’il entretient avec les pratiques culturelles en général :

One important premise to ground the discussion of aesthetics in the context of affordances is that aesthetic experience creates meaning within a field of possibilities delimited by cultural practices. As much as one can agree with Gibson that there is a continuity between cultural and natural environments (1977, 13), both human perceptual abilities and the affordances to which they allow us to respond are entangled with culture, and are continually transformed through historical and social change.

p. 80

L’exemple de 433′′ de John Cage illustre d’ailleurs comment la musique établit un « périmètre temporel » à l’intérieur duquel les comportements de l’auditoire sont reconnus comme étant esthétiques dans un contexte culturel donné : « This is why a work like […] 433′′ can function as music: not because there is anything inherently identifiable as musical in the acoustical signal alone, but because of the conventions that surround the ritual of performance in Western classical music culture » (p. 84).

Ainsi inscrites dans un contexte déterminé, les affordances ne deviendraient significatives que par leur relation dynamique avec un individu selon ses propres expériences sociales et culturelles de la musique. Un signal acoustique en provenance d’un objet musical pourrait donc être porteur de significations pour une personne sans nécessairement l’être pour une autre. Enfin, Kozak ajoute que les affordances déclenchent un processus par lequel l’auditoire construit les structures musicales à l’intérieur du temps musical.

Au troisième chapitre (« Body » p. 104-147), l’auteur rend compte de ce processus plus en profondeur en expliquant la mise en action (enacting) des connaissances kinesthésiques qui correspondent à des mouvements physiques du corps. Kozak en présente deux : la synchronisation par rapport à une pulsation et la coordination en fonction des différents événements musicaux répartis de façon plus ou moins régulière. Il se réfère à un projet de recherche réalisé en collaboration avec des collègues de l’Université d’Oslo afin d’observer les mouvements d’un auditoire en cours d’écoute. Cette étude a permis à l’équipe de comparer l’intensité des mouvements d’un groupe d’individus dans le temps d’une même oeuvre en utilisant des capteurs de mouvements[7].

Selon l’auteur, ces connaissances kinesthésiques sont davantage que de simples réactions puisqu’elles permettent d’intervenir dans le déroulement d’une oeuvre (et de la vie en général) : « Kinesthetic knowledge introduces change into the world, and it is this change that asserts the body’s agency: it creates meaningful dynamical forms and constitutes this world in terms of objects, tools, other beings, events, and so forth » (p. 134). Grâce à cette capacité d’intervention, le corps peut structurer le temps musical dans lequel se situent les différents signaux acoustiques reçus. Les connaissances kinesthésiques forgent également les interactions corporelles en cours d’écoute en fonction des connaissances antérieures de la musique et de ses propriétés.

Au quatrième chapitre (« Flesh », p. 148-186), cette dimension entraînant l’auditoire dans un processus de cocréation est discutée autour de l’idée de la « chair » reprise à Merleau-Ponty et traduite dans l’ouvrage par le mot flesh. Dans cette section, l’auteur établit une analogie entre ce concept philosophique et les affordances de Gibson. De fait, si ces dernières correspondent au dynamisme des interactions humaines avec l’environnement, la chair serait plutôt une conception plus globale du « système » perceptuel qui rend l’individu à la fois acteur et objet de son environnement (p. 152). Elle est étroitement liée au concept d’écart (en français dans le texte), qui serait le point de contact précis par lequel il est possible pour un être humain de se différencier du monde qui l’entoure. Ce rapport entre une personne et son environnement s’explique par une tendance propre à l’ensemble des formes de vie à affecter et à être affecté par les affordances dans leur milieu.

Au chapitre cinq (« Affectivity », p. 187-228), Kozak a recours aux propos de Francesco J. Varela et Natalie Depraz (2005) pour expliquer comment l’affectivité suscite l’attrait (philia) ou le rejet (phobia) de certains objets. Il s’appuie également sur les travaux de Mark Hansen (2004) pour montrer que les affects permettent d’appréhender et d’interagir avec des objets auxquels nous n’avons jamais été exposés par le passé. Aussi l’auteur soutient-il que l’affect est toujours incarné par un corps situé qui structure l’oeuvre en créant des événements musicaux qui s’avèrent marquants et significatifs dans sa propre temporalité (p. 274).

Au sixième et dernier chapitre (« Verticality », p. 229-275), le concept d’éternel retour de Nietzsche relie l’affectivité au principe de verticalité qui conclut la réflexion de Kozak vers d’éventuelles pistes analytiques. En outre, par le retour d’un même processus déclenché au contact des affordances et déployé de façon constante dans le temps musical, il serait possible de prendre conscience de notre propre agentivité en cours d’écoute. Plus précisément, l’auditoire développerait une attention particulière à la verticalité du temps musical. Celle-ci correspondrait selon l’auteur aux mouvements de rétention et de « protention » des événements musicaux qui s’écoulent dans le temps d’une oeuvre tels que décrits dans les chapitres antérieurs.

Pour illustrer cette conception, l’exemple de Vertical Time Study I (1992) du compositeur japonais Toshio Hosokawa n’a pas été choisi au hasard. L’analyse de Kozak montre que l’étude d’Hosokawa inspire l’expérimentation consciente de ce mouvement vertical du temps notamment par une présence soutenue de silences et par le retour d’un même geste musical commun à l’ensemble des instruments. L’auteur explique qu’en reconnaissant ce mouvement comme le retour d’un même processus, il est possible de concevoir sa transformation d’une rétention à une autre à travers le temps de la pièce (p. 273). Vertical Time Study I, à l’instar de l’ensemble de l’argumentaire développé dans l’ouvrage, appellerait donc à l’étude du temps tel qu’il s’incarne par l’auditoire physiquement engagé dans une activité musicale.

En plus de cette analyse de l’oeuvre d’Hosokawa (qui est la plus élaborée de l’ensemble du livre), un lecteur ou une lectrice en quête de perspectives analytiques fondées sur la pensée critique de Kozak trouvera quelques exemples issus d’oeuvres du répertoire occidental des xxe et xxie siècles. Des oeuvres de Louis Andriessen, Andrew Norman, Helmut Lachenmann et Anna Clyne sont ainsi discutées au cours des différents chapitres. Cette ouverture aux répertoires plus récents des musiques savantes occidentales fait d’ailleurs toute l’originalité du livre de Kozak. En effet, les notions d’incarnation (embodiment) et de cognition étant de plus en plus intégrées à la recherche en musique, l’auteur montre que des formes musicales expérimentales se trouvent particulièrement adaptées à une telle construction des structures sonores par l’auditoire. Enfin, en étudiant les significations musicales de ces oeuvres à un niveau prédiscursif et variable en fonction du contexte social et culturel, Kozak révèle des perspectives qui peuvent s’avérer bénéfiques à la recherche en musique axée sur plus d’une seule tradition.