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Si les chansons de Gainsbourg sont fermement installées au panthéon de la chanson française, voire même de la culture pop mondiale comme tendent à le prouver les nombreux samples et remix dont elles sont l’objet (Madonna, Beck, Sonic Youth, Placebo), on ne saurait en dire autant de la filmographie de l’aci (auteur-compositeur-interprète) dont les quatre longs-métrages, peu goûtés par les professionnels à leur sortie[1], n’ont jamais atteint des statuts de films populaires ou de films cultes : Je t’aime moi non plus (1976), Équateur (1983), Charlotte for Ever (1986), Stan the Flasher (1990)[2]. Il reste pourtant certain que la carrière de Gainsbourg est très tôt liée au cinéma, en tant que réalisateur mais aussi en tant qu’acteur[3] et compositeur de musique de film. Si le présent volume interroge plus spécifiquement ce dernier aspect, on constatera que ces trois facettes restent toujours plus ou moins liées, à commencer par son premier succès public, la chanson éponyme du film L’Eau à la bouche (Jacques Doniol-Dalcroze, 1960), chantée pendant le générique de début. Gainsbourg l’acteur chante parfois ses propres chansons – « Bye-bye Mister Spy » dans L’Inconnu de Shandigor (Jean-Louis Roy, 1967), « La Noyée » dans Romance of a Horsethief (Abraham Polonski, 1971) – ou compose la musique des films dans lesquels il joue[4]Slogan (Pierre Grimblat, 1969), Cannabis (Pierre Koralnik, 1970), Je vous aime (Claude Berri, 1980) –, comme l’exprime cette boutade qu’il relaie : « Certains critiques ont dit “Pour avoir sur l’écran Jane Birkin, il faut se taper le trio Jane, Serge Gainsbourg et sa musique” » (Serge Gainsbourg à Gérard Jourd’hui, Pop Music-Superhebdo, 6 mai 1971, cité dans Merlet 2019, p. 248). Inversement, c’est parfois le compositeur qui précède l’acteur. Georges Lautner raconte ainsi pourquoi il a fait jouer le personnage d’un musicien à Gainsbourg dans Le Pacha (1968) : « Je me suis dit : “Gainsbourg compose la musique du film”. Et justement, si c’était lui qui enregistrait ? Il serait plus que simple compositeur, on le verrait à l’écran… » (Gainsbourg 2015, p. 11). Gainsbourg le réalisateur écrit aussi la musique de ses propres films, tandis que ses musiques de film peuvent devenir des thèmes de chansons dans des logiques de réemploi foisonnantes. Le cas de « Je t’aime moi non plus » est emblématique à cet égard. Conçu comme un morceau instrumental pour le film Les Coeurs verts (Édouard Luntz, 1966), le titre, une fois doté de paroles, devient le tube « Je t’aime moi non plus », d’abord enregistré avec Brigitte Bardot, puis avec Jane Birkin. En retour, cette chanson inspire un film, réalisé par Gainsbourg lui-même, dans lequel la chanson est entendue sous sa forme instrumentale.

Du premier Gainsbourg de Gilles Verlant (1993) régulièrement réédité aux récents Gainsbook (Merlet 2019), Histoire de Melody Nelson (Gonin 2021) ou Tout Gainsbourg (Dicale 2021), le personnage n’en finit plus d’affoler les plumes de toutes sortes depuis sa mort en 1991. Un colloque international, organisé en Sorbonne du 9 au 11 avril 2019 par Olivier Julien et Olivier Bourderionnet[5], montre que Gainsbourg s’est constitué en un objet digne des recherches universitaires. Une exploration approfondie de sa musique de film est donc devenue une nécessité, d’autant que la collection « Écoutez le cinéma » a réussi le tour de force de rassembler en un coffret une intégrale des musiques de Gainsbourg pour le cinéma (Gainsbourg 2015). Pour l’occasion, le directeur artistique de la collection, Stéphane Lerouge, a rassemblé des témoignages de trois réalisateurs s’exprimant sur leur relation avec Gainsbourg : Georges Lautner, Pierre Granier-Deferre et Bertrand Blier. Ce coffret met en valeur la permanence de la composition de musiques pour le cinéma durant toute la carrière de l’artiste tandis qu’il fait éclater une vérité trop longtemps cachée : si Gainsbourg signait seul les musiques aux côtés d’un arrangeur chargé de la « direction musicale », il s’agissait en réalité d’une véritable coopération, certains arrangeurs allant jusqu’à composer des cues entiers. C’est d’ailleurs ce problème de reconnaissance qui a décidé Alain Goraguer à mettre fin à sa collaboration avec Gainsbourg à l’occasion de la musique de Strip-Tease (Jacques Poitrenaud, 1963)[6].

Ce que l’on ne saurait mettre en doute en revanche, c’est l’implication de Gainsbourg dans les chansons de film, une constante par-delà la diversité des arrangeurs qui se sont succédé dans l’oeuvre gainsbourienne. Afin d’en saisir l’importance, nous proposons de distinguer trois cas : la composition d’une bande originale sans aucune chanson, la composition d’une unique chanson pour un film, la composition d’une bande originale contenant une ou plusieurs chansons (figure 1). Les deux dernières catégories totalisent trente-et-une bandes originales contre vingt-deux pour la première. Encore faudrait-il rentrer dans les détails des musiques de cette première colonne, car l’on y trouve finalement nombre de « chansons sans paroles » (durée de trois minutes environ, structure en couplet/refrain, ligne mélodique marquée, texture de mélodie accompagnée) comme le « Cha cha cha du loup » (Les Loups dans la bergerie, Hervé Bromberger, 1960) ou le « Tapage nocturne » de Bijou (Tapage nocturne, Catherine Breillat, 1979). Nous avons précédemment évoqué le cas de « Je t’aime moi non plus » qui apparaît dans Les Coeurs verts et revient dans Je t’aime moi non plus ; dans ce dernier film, le cue instrumental « Ballade de Johnny Jane » sera pourvu par la suite de paroles (s’inspirant du film) par Gainsbourg et deviendra un single chanté par Jane Birkin. C’était également le cas, quelques années auparavant, de « Judith » dans L’Eau à la bouche (Jaques Doniol-Valcroze, 1960) : avant de sortir « Judith » qu’il chante sur le super 45 tours Romantique 60, le titre fut d’abord un slow instrumental entendu à trois reprises via un tourne-disque dans le film (ainsi qu’une quatrième fois en mode extradiégétique). Quant à la musique du documentaire Mode in France (1985) de William Klein – qui le photographiera bien plus tard sur la pochette de l’album Love on the Beat (1984), il s’agit de versions instrumentales des chansons « Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve » (« Dorothée » dans le documentaire), « Dépression au-dessus du jardin » (« Accéléré » dans le documentaire) et « Exercice en forme de Z » (« En souvenir de Fred A. » dans le documentaire). Le travail de composition musicale pour le cinéma faiblit dans les années 1980, de même que la présence de la chanson : il n’y en a plus qu’une, composée pour le film Charlotte for Ever, également présente sur l’album homonyme que Gainsbourg écrit pour sa fille[7].

Figure 1

Figure 1 (suite)

Figure 1 (suite)

Présence des chansons dans les musiques de film de Serge Gainsbourg. Lorsque le film n’est pas un long-métrage, un sigle spécifie de quel type de film il s’agit : cm (court métrage), doc (documentaire) ou tf (téléfilm). Le titre des chansons est indiqué entre guillemets. 

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Les textes de ce recueil posent la question de l’unité de l’oeuvre musicofilmique de Gainsbourg, tout en se demandant quels types de liens unissent cette oeuvre aux albums qui paraissent au même moment. Si l’attachement de Gainsbourg à la forme chanson joue incontestablement un rôle dans cette unité, peut-on également essayer de caractériser une attitude de l’artiste qui serait singulière dans son rapport à la narration cinématographique, lui qui a confié s’être toujours refusé au pléonasme musical ? Dans quelle mesure son expérience de la musique de film a-t-elle pu influencer sa pratique de réalisateur ? Les articles rassemblés permettent d’avancer des réponses à ces questions, du Pacha (Georges Lautner, 1968) à Stan the Flasher (Serge Gainsbourg, 1990)[8]. Florian Guilloux interroge la façon dont Gainsbourg, dans son propre rôle, marque le premier de ces films de son empreinte tout en se fondant complètement dans le projet lautnerien. L’aura d’un Gainsbourg période Bardot n’empêche pas le réalisateur de s’approprier sa musique qui, co-composée avec Michel Colombier, s’inscrit dans la continuité stylistique des bandes originales des films de Lautner depuis Les Tontons flingueurs (1963). L’une des clés de la compréhension de la musique de Gainsbourg semble bien résider dans un positionnement narratif en décalage avec le récit. Jérôme Rossi approfondit cette question de décalage au prisme de la proposition gainsbourienne psychédélique dans le contexte rural de La Horse (Pierre Granier-Deferre, 1970) en étudiant les disjonctions entre récit, plastique de l’image et musique. Prolongeant les questions d’identité soulevées par Florian Guilloux, Emmanuelle Bobée observe qu’on trouve dans Je vous aime (Claude Berri, 1980) des échos avec la vie d’alors de l’artiste, donnant à l’intrigue une portée biographique inattendue. Film de commande, Équateur constitue une proposition singulière dans le paysage cinématographique français. Philippe Gonin montre comment Gainsbourg s’attache à peindre une Afrique oppressante en s’appuyant – ce qui est paradoxal pour un compositeur aussi prodigue en musiques de film – non pas sur la musique, réduite à une présence minimale, mais sur des voix et des bruits dans le cadre d’une bande-son elle-même pensée comme une musique. L’avant-dernière musique de film de Gainsbourg, juste avant celle de Stan the Flasher, consiste en une poignée de thèmes – dont certains sont repris d’oeuvres antérieures – rapidement assemblés pour Tenue de soirée (Bertrand Blier, 1986). Gérard Dastugue met une nouvelle fois en évidence la mise en abyme de la création de Gainsbourg avec le sujet du film – alors qu’il n’en est, là non plus, pas le réalisateur –, l’homosexualité des voyous : deux ans auparavant, Gainsbourg avait sorti son album Love on the Beat où il s’affichait en femme sur la pochette. Un an plus tard, sur l’album You’re Under Arrest (1987), il reprendra à son compte « Mon légionnaire », induisant une lecture homosexuelle de cette chanson créée en 1936 par Marguerite Dubas.

À l’issue de ces cinq études – qui sont, bien sûr, loin d’épuiser leur sujet –, un constat s’impose : ce n’est pas dans un style propre ou une collaboration suivie avec un réalisateur en particulier que réside la cohérence du corpus gainsbourien de musique de film. En ce sens, son travail de compositeur pour le cinéma n’a pas l’unité de celui d’un Francis Lai, d’un Georges Delerue… ou d’un John Barry[9]. Chez Gainsbourg, la musique de film est à l’image de son parcours d’aci si singulier à l’invention protéiforme et à la carrière en perpétuel renouvellement. La persona de Gainsbourg domine les films auxquels il participe, soit par ce qu’il est lui-même à l’écran ou inspire le scénario du film, soit parce que l’on entend sa voix (dans le cas des chansons de film), soit enfin par la prégnance mnémonique de ses mélodies (dotées de paroles avant ou après la sortie du film) ; elle tend vers l’« hyperprésence » lorsqu’il s’agit de ses propres films – qu’il a tous mis en musique dans une logique proche du Gesamtkunstwerk wagnérien. D’un point de vue cinémusicologique, l’étude de la filmographie musicale de Gainsbourg amène à se poser des questions d’auctorialité – à travers, principalement, les collaborations successives avec Alain Goraguer, Michel Colombier, Jean-Claude Vannier et Jean-Pierre Sabar –, de sémantique musicale – le compositeur privilégie le « contrepoint » avec le récit –, de correspondances plastiques entre musique et images ou de rapports aux bruits et aux voix. À propos d’Équateur, film où il y a très peu de musique, Gainsbourg a pu déclarer : « En fait, la musique, c’est le film » (Merlet 2019, p. 381), une conception qui montre bien l’hypersensibilité de l’artiste et livre sans doute l’une des clés de sa poétique audiovisuelle.