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Depuis le tournant du siècle présent, l’immigration en provenance des pays francophones en est venue à s’imposer comme une planche de salut face aux défis démographiques des communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) du Canada. Tandis que l’État québécois dispose, théoriquement du moins, des moyens d’assurer l’intégration des nouveaux arrivants, c’est loin d’être le cas des collectivités de langue française des autres provinces, y compris celles du Nouveau-Brunswick où, pourtant, l’élément acadien représente près d’un tiers de la population et jouit d’une égalité de droit et d’une certaine autonomie en tant que groupe linguistique. Tout en s’intéressant aux faiblesses des dispositifs d’accueil en Acadie du Nouveau-Brunswick, l’ouvrage de la sociologue Leyla Sall examine également les dynamiques qui freinent l’intégration sociale et économique, notamment en ce qui concerne les personnes racisées.

Même s’il s’agit d’un dossier contemporain, les enjeux de l’immigration s’inscrivent bien sûr dans une historicité que Sall s’efforce de cerner dès l’introduction. Elle souligne notamment que l’identité acadienne découle de l’expérience du Grand Dérangement et que, par conséquent, ce traumatisme collectif et sa dimension généalogique continuent de jouer en faveur d’une conception ethnique de l’appartenance à la collectivité francophone. En ce sens, le discours du multiculturalisme, qui valorise l’immigration, entre en tension avec le « nous acadien ». Le premier chapitre vise à situer l’Acadie des Maritimes dans le continuum des sociétés d’accueil, et ce en considérant des classifications macroéconomiques, spatiales et institutionnelles. Il en ressort que la « volonté symbolique et rationnelle d’ouverture à l’immigration » (p. 31) ne parvient pas à compenser les lacunes. Ces insuffisances, dont l’incapacité de créer un marché du travail en français, suscitent des frustrations et nuisent à la rétention et à l’intégration des immigrés francophones. Le deuxième chapitre, qui explore « des politiques publiques génératrices de fictions consensuelles », démontre justement le faible rendement des programmes en matière d’immigration. Sall fait observer qu’en 2016-2017 à peine 11 % des nouveaux arrivants maîtrisaient le français et que le taux de rétention se situait autour de 52 %. Dans le troisième chapitre, « Les mondes d’immigrants francophones », elle propose une catégorisation des trois profils dominants parmi les immigrés qui résistent à l’attractivité des métropoles canadiennes pour tenter leur chance dans les villes moyennes et les régions rurales du Nouveau-Brunswick. Il s’agit des étudiants internationaux; d’un courant d’immigrants français et belges; et d’un certain nombre de personnes d’origine congolaise dont le parcours migratoire a débuté par l’exil pour des raisons de sécurité.

L’étude de Sall s’appuie sur un corpus d’entretiens recueillis principalement auprès d’immigrées et immigrés de ces trois catégories. Les analyses servent à dégager les divers facteurs d’attraction du milieu néo-brunswickois ainsi que les réussites et déceptions que vivent ces personnes. Le quatrième chapitre examine l’insertion professionnelle à travers des niches d’emploi : soit structurelles, comme les centres d’appel et les domaines liés aux soins, soit conjoncturelles, comme les banques, ainsi que les pratiques d’entrepreneuriat. Le cinquième chapitre poursuit sur cette lancée en cernant les stratégies, individuelles et collectives, pour surmonter ou contourner les obstacles à l’obtention d’emplois de qualité. Parmi ces obstacles, il y a bien sûr la barrière du racisme, qui fait l’objet du sixième chapitre. Le caractère probant des témoignages fait regretter, du point de vue scientifique, que les analyses de Sall tiennent peu compte des travaux récents sur ces questions, notamment ceux d’Amal Madibbo sur l’Ontario et l’Ouest canadien et de Maryse Potvin sur le contexte québécois. Dans le dernier chapitre, la problématique de l’intégration sociale est traitée sous l’angle de la cohésion. Point intéressant, les personnes du « monde franco-belge » font état, elles aussi, de l’existence de mécanismes d’exclusion à leur endroit. Si le racisme à l’égard des personnes d’origine africaine alimente les pratiques discriminatoires, celles-ci ne s’y limitent pas.

Les conclusions avancées par Sall viennent renforcer l’hypothèse de Joseph Yvon Thériault pour qui l’Acadie contemporaine constituerait une entité « nationalitaire », tiraillée entre l’appartenance ethnique, d’une part, et des aspirations collectives autrement ambitieuses et inclusives, d’autre part. Comme nous l’avons signalé, cette étude aurait gagné à entrer davantage en dialogue avec certaines recherches pertinentes, parmi lesquelles se trouvent les travaux sur les centres d’appel à Moncton issus du projet Prise de parole II : la francophonie canadienne et la nouvelle économie mondialisée, entrepris entre 2001 et 2004 sous la direction de Monica Heller, Normand Labrie et plusieurs autres collaboratrices et collaborateurs. Toujours est-il que cet ouvrage jette un regard urgent, lucide et indispensable sur le devenir de l’Acadie et l’évolution de la francophonie canadienne.