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Spécialiste de l’histoire des mouvements politiques d’extrême droite au Québec, Hughes Théorêt a consacré sa thèse de doctorat, qui est devenu son premier livre, aux chemises bleues d’Adrien Arcand. Il s’intéresse aujourd’hui au communisme. Donc d’un côté le fascisme et de l’autre, le communisme : ce sont deux faces du « grand malheur du siècle », qui, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Alain Besançon, ont ébranlé dangereusement les fondations de l’Europe. Le Québec comme le Canada ont participé à la Seconde Guerre mondiale, mais de loin : ils n’ont pas été directement confrontés à ces deux « dangers », fort différents l’un de l’autre. Nous avons surtout eu peur du communisme, qui est apparu comme une « menace », un « péril », une « plaie saignante ».

Théorêt s’intéresse moins au mouvement communiste lui-même qu’à la peur qu’il a suscitée au Québec et au Canada. C’est, à ses yeux, un mouvement si important qu’il constitue même la « clé qui permet de comprendre le Québec pendant trois décennies » (p. 14). Aussi, regrettant le très peu d’ouvrages consacrés à la question de l’anticommunisme, l’auteur entend réparer cette lacune.

De l’anticommunisme il est habituellement question, quoique souvent rapidement, dans tout ouvrage d’histoire générale du Québec sur les décennies 1930, 1940, 1950. Comme le note Théorêt, il en est largement question dans mon Communisme et anticommunisme au Québec, qui porte plus spécifiquement sur l’histoire du Parti communiste au Québec, son idéologie, son organisation, ses membres, ses actions.

Théorêt fournit une étude assez exhaustive de l’histoire de l’anticommunisme au Québec grâce au dépouillement de plusieurs journaux et revues et aussi d’archives diverses, celles par exemple du Musée de la police du Service de police de la Ville de Montréal et du Séminaire de Trois-Rivières, fonds Maurice Duplessis.

Je me limiterai à trois commentaires. Le premier concerne la période analysée, assez longue, presque trop : de l’année de la Révolution Russe en 1917 à celle de la mort du premier ministre Maurice Duplessis en 1959. La fondation du Parti communiste du Canada date de 1924 et son déclin coïncide largement avec l’Affaire Gouzenko marquée par l’arrestation et la condamnation de Fred Rose au milieu et à la fin des années 1940. Or s’agissant de l’anticommunisme au Québec, on voit bien que ses « belles » années sont celles des décennies 1920, 1930 et 1940. D’ailleurs, les données que collecte Théôrêt pour les revues et journaux (les tracts de l’École sociale populaire, Jeunesse, L’Action nationale, Le Devoir, la Presse, La Patrie) couvrent précisément ces décennies, tout se passant comme si la peur du communisme était fonction de son dynamisme au Québec et au Canada. Un dynamisme, certes, fort relatif mais qui, comme l’indique le titre de l’ouvrage, faisait peur.

Toute la question est de savoir quelle fonction a pu remplir cette peur au Québec dans les années 1920-1940. D’un côté Théorêt montre combien actifs et inventifs furent les militants communistes, mais de l’autre il défend la thèse selon laquelle pendant la première moitié du 20e siècle au Québec, la « peur rouge » n’aura été finalement qu’un « épouvantail » (p. 207). Il n’y aurait donc pas de raison d’en faire tout un plat!

Mon deuxième commentaire touche la distinction entre « anticommunisme religieux » et « anticommunisme de plume », qui est floue : s’agit-il de distinguer les auteurs ou le contenu des interventions? Les interventions d’un laïc tel Esdras Minville tout comme les déclarations des évêques et des textes de la revue mensuelle de l’École sociale populaire sont présentées dans deux chapitres distincts. Une analyse sociologique plus fine du champ des médias aurait permis de mieux différencier le positionnement idéologique des diverses revues (par exemple L’Oeuvre des tracts vs L’Action nationale, etc.) et journaux (Le Devoir vs La Presse ou La Patrie, etc.); et de mieux cerner leurs éventuels déplacements idéologiques dans le temps (années 1920-1930 vs années 1940-1950). L’École sociale populaire (et ses tracts) des années 1910-1920 n’est pas la même que celle des années 1930-1940. Le programme de restauration sociale avec ses diverses versions (dont celle à laquelle collabore le R.P. Georges-Henri Lévesque, o.p.) réunit des signataires fort différents et défend une ligne relativement « progressiste » – les Dominicains étaient globalement plus progressistes que les Jésuites (tel le R.P. Papin Archambualt, s.j.).

Troisième commentaire : on ne peut écrire une histoire de l’anticommunisme sans dire quelques mots du communisme lui-même. Il le faut bien si menace il y a. Dans le chapitre « L’anticommunisme de plume », Théorêt décrit un certain nombre d’évènements et d’actions auxquels sont liés des militants ou sympathisants communistes, par exemple le bataillon Mackenzie-Papineau pendant la Guerre d’Espagne et les engagements du médecin Norman Bethume; les grèves et manifestations, etc. L’auteur parle aussi du journal Clarté, mais avec peu de citations; il ne fait aucunement référence à celui qui est alors l’intellectuel du parti, Stanley B. Ryerson, pourtant bien connu. Par contre, grâce à un travail minutieux dans des archives peu exploitées, telles celles mentionnées plus haut, il fournit plusieurs informations nouvelles, par exemple sur la contestation de la loi du Cadenas. L’ouvrage est bien illustré et comprend de nombreuses et (souvent trop) longues citations.

Quant à l’événement dramatique de l’après-guerre, à savoir l’affaire Gouzenko et l’arrestation et la condamnation de Fred Rose, il est fort bien documenté dans le chapitre « Fred Rose, député fédéral et espion communiste ». Théorêt présente cependant Rose comme un député fédéral communiste (p. 232) : certes il est militant communiste mais il a été élu en 1942 puis réélu deux ans plus tard sous l’étiquette Ouvrier Progressiste. Et s’il a été bel et bien accusé et condamné pour espionnage, il a toujours refusé de se considérer comme un traître à la solde d’un pays ennemi. Cette condamnation a été et demeure l’objet d’un débat historico-juridico-politique, comme le montrent les travaux de Micheline Leclair sur « Raymond Boyer et l'affaire Gouzenko » (Bulletin d'histoire politique, vol. 8, no 1, 1999). Il semble bien que les informations transmises à Moscou étaient de faible importance. Beaucoup plus déterminante fut la conjoncture politique internationale : l’« affaire Gouzenko » apparaît aux yeux de plusieurs historiens comme le début de la Guerre froide car elle alimente alors le climat qui favorise aux États-Unis la chasse aux communistes, lancée par le sénateur Joseph McCarthy, dans la première moitié des années 1950. Fred Rose aurait été, comme le suggère Théorêt, victime de la Guerre froide.

Pour expliquer le déclin du Parti communiste dans les années d’après-guerre, Théorêt retient principalement les changements qui bousculent alors le Québec et le Canada : émergence du nationalisme québécois, déclin de l’Église catholique, grandes réformes de la Révolution tranquille. Il n’a certainement pas tort, mais force est de reconnaître que la condamnation de Fred Rose fut, pour le PCC, pour lui-même et sa famille, un véritable drame : la fin d’un mouvement social et celle d’une carrière politique qui s’annonçait pourtant prometteuse.

Cette condamnation a eu plus d’impact en quelques mois que tous les discours anticommunistes en 20 ans. Théorêt n’a donc pas tort de conclure que pendant la première moitié du 20e siècle au Québec, la peur rouge n’aura été finalement qu’un « épouvantail » (p. 207). Il est cependant trop indulgent lorsqu’il présente, sans donner d’informations précises, le PCC avec sa section québécoise comme un mouvement « toujours actif » en 2020 : défense des intérêts de la classe ouvrière, action auprès des jeunes, des groupes de femmes et des organismes de solidarité internationale.