Corps de l’article

Qu’il me soit d’abord permis de remercier Recherches sociographiques de son accueil. C’est un privilège pour un auteur de voir son travail susciter une discussion dont on a vu qu’elle s’accompagne d’une critique parfois sévère de certaines des idées que j’ai proposées.

Je veux également remercier mes collègues Jean-Philippe Carlos, Richard Handler et François Rocher de leur lecture attentive et critique de mon livre. Le lecteur le constatera bientôt, je ne suis pas toujours d’accord avec les critiques qui me sont adressées, même si de nombreux désaccords sont imputables à certaines ambiguïtés dont mon essai n’est certainement pas exempt.

Je vais essayer de répondre au meilleur de ma connaissance à ce que mes collègues ont pu identifier comme erreur, lacune ou mésinterprétation. Cela dit, je m’en tiendrai à l’essentiel. Il me semble en effet que l’on peut ramener la discussion à trois aspects névralgiques de la thèse que je soutiens.

Deux de mes critiques abordent la question de la « Grande noirceur », dont j’aurais reconduit l’idéal-type alors même que la sociographie et l’historiographie des dernières décennies ont mis en pièces l’idée d’un genre de « préhistoire » politique des années 1960. J’apporterai quelques précisions à ce sujet, lesquelles auraient dû figurer dans l’ouvrage lui-même.

La définition du « sujet politique » sur laquelle je m’appuie suscite elle aussi certaines réticences. Là encore, des précisions s’imposent. Elles rejoindront forcément les considérations supplémentaires que j’apporterai à la question de la Grande noirceur et du traditionalisme d’avant la Révolution tranquille. C’est en effet l’importante question de l’apolitisme des idéologies canadiennes-françaises et de la politisation de l’identité québécoise au cours des années 1960 que j’aborderai.

Je reviendrai enfin sur la question de la « québécitude » qui constitue l’arrière-plan en même temps que le motif principal de mon essai. Toute mon entreprise repose, en effet, sur l’apriori d’une réalité socio-historique québécoise sui generis. C’est ce découpage qui m’autorise à analyser la société québécoise en la mettant en bocal, à l’isoler « artificiellement » des réalités socio-historiques qui l’entourent. L’isolat que constitue pour moi l’objet Québec suscite deux critiques. D’une part, j’ignorerais les effets politiques de l’intégration du Québec à l’ensemble canadien et, d’autre part, je négligerais la diversité interne de la société québécoise, ce qui aurait pour effet de limiter mon analyse au monde canadien-français. Je paye ici le prix d’une certaine négligence. J’ai présumé de la légitimité mais surtout de la pertinence sociologique d’un tel découpage. Il est un peu tard mais j’essaierai de m’en expliquer ici.

Qu’est-ce qu’un sujet politique?

Jean-Philippe Carlos accueille plutôt favorablement certaines des idées avancées dans mon livre, ce dont je me réjouis. Il choisit de limiter sa critique à certains aspects de ma thèse que j’aurais selon lui peut-être négligés. Il me reproche ainsi de revenir sur la thèse aujourd’hui contestée de la « Grande noirceur » ou, si on veut, d’un indéracinable traditionalisme aveugle au politique avant les années 1960. Je reprendrais en cela et à ma manière la thèse d’André J. Bélanger (1974) portant sur l’apolitisme des idéologies canadiennes-françaises d’avant 1960, reconduisant de la sorte la représentation aujourd’hui largement contestée de la « Grande noirceur », critique que François Rocher m’adresse également. Je comprends les motifs de ce reproche. Ils tiennent sans doute à l’ambiguïté de mes propos concernant le Québec d’alors. J’ai dépeint le monde canadien-français d’avant 1960 à l’image d’une culture regroupant ses membres dispersés partout en Amérique sous la bannière d’une culture partagée dont le catholicisme, la langue française et un certain messianisme ont constitué les motifs centraux. Cela implique-t-il l’apolitisme des idéologies et l’enlisement dans un conservatisme frileux et réfractaire à la modernité nord-américaine? Cette thèse, on le sait, a dominé la sociologie québécoise jusqu’aux années 1980. Les travaux que nous avons menés Gilles Bourque, Jules Duchastel et moi-même (1994) autour du discours politique duplessiste ont contribué avec bien d’autres à nuancer sinon à contredire ces idées reçues et à remettre en cause l’idée même d’une Grande noirceur.

Je ne reviens pas sur les nombreux travaux qui ont pris à contrepied l’idée d’un avènement tardif de la modernité au Québec. Il importe toutefois de dissiper certains malentendus. Le monde canadien-français, bien qu’il se soit d’abord représenté à l’image d’une communauté de culture, n’en a pas moins été traversé tout au long de son histoire (depuis la Conquête et plus encore avec l’Acte constitutionnel de 1791) par la politique. Du jeu partisan, aux divers positionnements quant à l’avenir de la « race », ou encore du débat constitutionnel à partir d’Honoré Mercier jusqu’à l’affrontement des idéologies à partir des années 1930, on peut dire du monde canadien-français qu’il a été le théâtre d’une joute politique d’autant plus intense que ce qui se jouait, sur plusieurs registres, était l’avenir de la nation. Comment soutenir alors l’absence d’un sujet politique véritable au coeur de cet activisme politique de tous les instants? En cela que pour qu’il ait pu voir le jour, il aurait fallu que la collectivité canadienne-française se constitue en un être collectif capable d'arrimer son parcours historique au projet de son achèvement. Il aurait fallu que cet être collectif, ce sujet politique non encore advenu, soit en mesure de traduire en revendications ce qui n’était que repli défensif sur tout ce qui pouvait assurer la pérennité de la collectivité. C’est la raison pour laquelle on s’est porté à la défense de la « race », que l’on s’est cramponné aux dispositions constitutionnelles de 1867 garantissant les droits de la province, que l’on a soutenu et défendu l’Église catholique contre toute intrusion de l’État, voyant en elle le pilier symbolique et institutionnel de la survivance. C’est la raison pour laquelle le politique a été essentiellement tourné vers la protection de l’intégrité culturelle du monde canadien-français plutôt qu’il n’a cherché à en sortir dans un geste de refondation qui ne viendra qu’avec la Révolution tranquille. Évidemment les années 1950 préparent l’émergence de ce sujet politique qui sera en même temps acteur historique, au sens où il ne se limitera plus à préserver le patrimoine culturel déposé en lui par l’histoire. Mais ce n’est qu’avec les années 1960 que la rupture s’effectuera de la culture vers le politique et que pourra naître un véritable projet de sortie de la tradition.

Carlos avance à juste titre que plusieurs intellectuels des années 1950 ont été après 1960 d’ardents souverainistes, ce qui témoignerait d’une politisation précoce de la pensée canadienne-française. Cela est certainement juste. Mais jusqu’aux années 1960 tous ces intellectuels nationalistes défendaient une idée de la nation en tant qu’émanation de la culture canadienne-française alors que la politique devait être selon eux au service de cette culture menacée. Il importe donc de distinguer ce que l’on pourrait appeler le jeu politique de l’émergence d’un rapport à soi véritablement politique. Ce qui distingue ces deux registres, c’est le fait que dans le premier cas, le politique est un moyen mis au service d’une cause qui lui est en quelque sorte extérieure, consistant dans la préservation de la culture sur un mode défensif que l’on sait menacée. La résistance de tous les instants que le duplessisme opposera aux velléités centralisatrices du gouvernement fédéral dans sa volonté de construire l’État-providence canadien ne relève pas tant d’une position politique hostile à l’interventionnisme de l’État que de la défense de la pérennité de la culture canadienne-française à l’aide des moyens politiques disponibles. S’il s’agissait là de la stratégie d’un sujet politique, c’était celle d’un sujet politique qui s’ignore. Dans le deuxième cas, là où apparaît un véritable sujet politique, l’enjeu ne consiste pas à « jouer » à la politique mais au contraire à l’investir de telle sorte qu’elle soit désormais le lieu même de la collectivité, le lieu où se joue son destin et où se révèle sa véritable nature : celle d’un acteur engagé dans la refondation de l’identité collective sur le mode de l’action historique.

Le malentendu réside sans doute dans la notion même de « sujet politique ». Il est vrai que ce concept aurait pu être mieux ciselé et que faute de l’avoir été, il n’est pas étonnant que deux des commentateurs le rejettent. Est-il possible d’apporter quelques précisions l’entourant sans alourdir inutilement la réponse que j’offre aux critiques qui me sont adressées ici?

Un sujet politique se définit dans la confluence de déterminations institutionnelles, symboliques et narratives. Sur le plan institutionnel, il ne fait aucun doute, comme François Rocher l’observe lui aussi, que le sujet politique se construit toujours à l’intérieur ou dans le cadre d’un litige ou de tensions relevant d’une dynamique politique, historique ou encore constitutionnelle qui agissent sur lui. Le sujet politique québécois tel qu’il émerge avec la Révolution tranquille est bien sûr incapable de se tenir debout tout seul ; pour filer la métaphore, on peut dire qu’il a toujours un pied sur le sol constitutionnel auquel il veut échapper. Bref, le Québec fait partie du Canada et il n’est pas possible de penser le sujet politique québécois sans prendre en compte son appartenance consentie ou contestée à l’ensemble canadien. C’est dans cette intrication que son désir d’autonomie se constitue alors que la présence en lui de cet « autre » sert à la fois de moteur à son désir d’indépendance et de frein à l’affirmation unilatérale de ce désir. Sommes-nous alors autorisés à parler d’un sujet politique québécois? Un tel découpage qui l’isole artificiellement de son intégration à l’ensemble canadien est-il possible? Il me semble que oui. Sur le plan proprement institutionnel, le sujet politique québécois vise la « complétude institutionnelle », pour emprunter au langage des sciences politiques. C’est-à-dire que nonobstant ce qui se dresse devant lui, il cherche à se dégager de ce qu’il conçoit comme entrave ou limite à son désir d’affirmation. Certes il faut tenir compte des contraintes qui s’exercent sur lui depuis son « extérieur », mais c’est justement dans sa volonté de « briser ses chaînes » juridiques, politiques ou constitutionnelles qu’il peut se constituer en sujet autonome. C’est en s’imaginant libéré de ces contraintes qu’il se projette dans un devenir politique où il serait « maître chez lui ». On peut dire autrement que le sujet politique québécois internalise les forces qui jouent contre lui et que c’est en les prenant en compte explicitement ou implicitement qu’il se définit comme sujet singulier. Sur un autre registre, il est ainsi possible d’évoquer la nation québécoise comme phénomène sui generis alors que nous la savons largement définie depuis son « extérieur ».

Sur le plan symbolique, le sujet politique se représente comme réalité auto-portante. C’est là la condition essentielle à sa prétention à l’autonomie ou à « l’agir par soi », comme le disait Maurice Séguin (1965). Ici, le sujet politique n’a pas besoin de se confronter aux rigueurs de la realpolitik. Les particularités du parcours historique de la collectivité, sa culture, sa langue et un certain corpus de traditions, tout cela lui insuffle le sentiment de sa singularité. Le travail qu’il doit faire sur lui-même consiste alors, et cela est névralgique, à transformer ce qui se donne de prime abord sous les traits de la culture en enjeux politiques. La langue n’est alors plus un héritage à chérir mais un objet de luttes visant la reconquête d’une dignité. La culture n’est alors plus l’air que l’on respire, comme cela fut longtemps le cas dans le monde canadien-français, mais un aspect de soi à défendre ou à affirmer (par le truchement d’un ministère de la culture, par exemple). De même, la question des traditions est réinvestie. Il ne s’agit plus tant de les préserver que de les adapter et de les mettre au service du sujet politique qui, tout en se réclamant d’elles, en propose la transformation dans le prolongement de son parcours historique. C’est donc par la « politisation » de la culture que le sujet politique émerge et qu’il se dégage d’une définition proprement culturelle de la collectivité. C’est en se représentant comme sujet d’une action historique, porteur d’un projet et mobilisant en son nom une culture ancienne et profonde dans laquelle il trouve le carburant nécessaire à sa marche vers l’avenir, qu’il « politise » son rapport à lui-même. De la même façon, sa « dépolitisation » résulte du repli sur la posture identitaire antérieure dans laquelle il ne s’apercevait que comme porteur d’une culture. C’est précisément ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre. Il m’a semblé voir à l’oeuvre dans le Québec d’aujourd’hui une tendance au délitement du politique sans doute imputable aux échecs successifs qu’a accumulés ce sujet politique en formation depuis la Révolution tranquille, et débouchant aujourd’hui sur le repli régressif sur le sol ancien de la culture canadienne-française.

Enfin, en ce qui a trait à la dimension narrative, essentielle elle aussi à la constitution du sujet politique, je me limiterai à quelques observations. La fabrication d’un sujet politique est indissociable d’un récit dans lequel se conjuguent faits marquants, passages critiques, défaites et victoires, dans lequel aussi sont exaltées les vertus de la collectivité et recensés ses manquements de manière à en dégager une certaine cohérence. On peut dire aussi que c’est dans l’articulation de ces variables de l’existence collective que se dessine un genre de téléologie. On dira alors que l’histoire longue de la collectivité préparait de loin ce qui prend maintenant la forme d’un projet. Cette narration peut se limiter au recensement des commencements ou à l’évocation d’une nature profonde (l’agriculturisme, par exemple) dans lesquels on retrouvera les fondements identitaires de la collectivité. Mais ce récit peut lui aussi être mobilisé et tourné vers l’avenir ou, si on veut, « politisé ».

La thèse que je soutiens est notamment celle de la dépolitisation de la narration, du récit de soi, qu’abrite la conscience historique. Ce phénomène, j’ai voulu le mettre en lumière dans la rencontre de deux manifestations. La résurgence de l’imaginaire canadien-français que ressuscite à sa manière le gouvernement de la CAQ avec son nationalisme « culturel » illustre, à mon sens, la dépolitisation de la narration québécoise. Certains ont reconnu dans la politique nationaliste du parti au pouvoir, quand ce n’est pas dans la personnalité même du Premier ministre Legault, le retour du Canada français. La solidarité soudainement retrouvée des Québécois vis-à-vis des Franco-Ontariens, victimes des politiques du gouvernement Ford en Ontario, et la tout aussi soudaine incantation à l’unité de la francophonie canadienne témoignent de cette étrange régression du sujet politique québécois. Habitué depuis 1960 à se définir dans son propre espace, le voilà tenté de renouer avec la vieille identité canadienne-française. Or, c’est justement en tournant le dos à cette vieille identité, à cet ancien récit de soi et à l’univers symbolique des deux « peuples fondateurs » que le sujet politique québécois s’est constitué.

L’autre manifestation de cette régression, très ancienne celle-là il est vrai, réside dans ce que Pierre Vadeboncoeur (1970) a appelé jadis la « permanence tranquille ». Il s’agit de cette attitude collective, largement inconsciente, qu’on peut décrire comme le sentiment étrange de la permanence de la collectivité, d’une certaine fixité qui en garantirait la pérennité. C’est l’un des grands paradoxes de la conscience historique québécoise. Cette peur sourde et constante de « disparaître », mêlée au sentiment d’une certaine permanence lié au fait d’avoir résisté aux avanies d’une histoire adverse, constitue l’un des grands paradoxes de la conscience historique québécoise. Ainsi, comme les sondages le montrent, les Québécois sont inquiets de l’avenir du français au Québec. Il n’empêche que les récents débats entourant le projet de loi 96 visant à renforcer la Charte de la langue française n’ont guère soulevé d’intérêt ni de passions. N’y a-t-il pas en arrière-plan de cette relative passivité la certitude molle que les choses ne vont pas aussi mal qu’on le dit?

J’aimerais maintenant revenir sur d’autres aspects de la critique que m’adresse Carlos. Il insiste sur l’importance de la « politique partisane » dont je ne dirais pas grand-chose dans mon livre, ce qui est tout à fait exact. Il estime que l’on ne peut prendre la pleine mesure des tribulations du sujet politique québécois sans les rapporter au jeu partisan et plus exactement à la stratégie politique du Parti québécois depuis les années 1970. Le Parti de René Lévesque serait en partie responsable des déboires du projet souverainiste ayant longtemps mené une politique « provincialiste » plutôt que résolument nationale. La démission tranquille dont nous serions les témoins résulterait ainsi en partie des effets inhibiteurs sinon démobilisateurs de l’étapisme et de la poursuite des « conditions gagnantes ».

Bien que ces considérations soient intéressantes et sans aucun doute pertinentes, elles sont en décalage par rapport à la thèse que je soutiens dans mon essai. Ce n’est pas de cette manière que j’entends la dépolitisation du sujet politique québécois. La « politisation » de ce sujet s’est effectuée d’abord et avant tout dans un imaginaire politique renouvelé au seuil des années 1960 et non pas comme conséquence ou culmination d’une dynamique inscrite dans le temps long de l’histoire du Québec. Elle s’est réalisée sur le mode de la rupture et de la refondation. C’est dire que la dimension proprement stratégique à l’oeuvre au sein du politique se déploie à un autre niveau. Le passage d’une définition culturelle de la collectivité à une représentation politique s’effectue en un lieu plus élevé et surtout différent sur le plan « ontologique », lieu où se conjuguent un récit de soi et le renouvellement symbolique des repères de l’identité collective. Lorsque, par exemple, les Québécois des années 1960 redécouvrent le Québec en tant que société « colonisée » (André d’Allemagne (1966) à la suite de Fanon et Memmi, mais aussi de la revue Parti pris), c’est la représentation d’ensemble de la société qui se trouve ainsi politisée. De même, la création d’un ministère des Affaires culturelles en 1961 illustre le fait que la culture n’est plus dès lors l’air que l’on respire mais une « chose » que l’on met face à soi et que l’on pose désormais comme partie intégrante d’une dynamique émancipatrice visant à la décoloniser et donc à la politiser.

Carlos estime par ailleurs qu’il faut relativiser le désintérêt présumé des jeunes à l’égard de la question nationale. Il observe avec raison le fait que si les jeunes semblent relativement indifférents à l’idéal souverainiste, ils n’adhèrent pas pour autant au projet fédéraliste, ce qui le conduit à relativiser mes inquiétudes quant à leur démobilisation à l’égard de la question nationale. Je ne partage pas cette vision des choses. Depuis une vingtaine d’années, les sondages le montrent, les jeunes se définissent plus que jamais comme « Québécois » et de moins en moins comme « Canadiens », mais cela ne les empêche pas de délaisser le projet souverainiste. Je n’accable pas la jeunesse de notre pays en écrivant cela. Seulement je constate que les lieux de l’engagement social se sont déplacés. Les enjeux qui mobilisent les jeunes aujourd’hui ont évidemment à voir avec le politique mais la représentation d’un sujet politique québécois qui serait maitre d’oeuvre des transformations qu’ils souhaitent voir advenir ne leur semble plus nécessaire. C’est ce désinvestissement qui débouche sur la dépolitisation et sur la démission quant au projet politique de la Révolution tranquille dont la souveraineté constituait l’alpha et l’oméga.

La conclusion sur laquelle débouche Carlos est particulièrement intéressante. Le succès de la CAQ témoignerait d’une mutation profonde du projet politique de la Révolution tranquille. Suivant mon collègue, si le projet souverainiste semble s’éloigner, on voit bien que le nationalisme québécois, lui, n’est pas mort. Il adopterait une forme nouvelle que les nationalistes de la Révolution tranquille n’avaient pas prévue. Il estime ainsi qu’il faudrait peut-être accepter sereinement le fait que le Québec puisse « démocratiquement » demeurer dans le régime canadien. La difficulté –c’est en tout cas la mienne– surgirait donc de l’impuissance dans laquelle nous nous trouvons de penser le Québec « dans le double giron du fédéralisme postnational canadien et de la mondialisation hyperconnectée ». Cette attitude est en effet celle qui prévaut dans le Québec contemporain. Au nom du pragmatisme, mais surtout d’une certaine indolence quant à l’avenir politique du Québec, la société québécoise renoue avec l’attentisme apolitique de jadis, les choses allant comme elles vont alors que la provincialisation dédramatisée de la nation québécoise s’installe dans les esprits. Ce constat peut faire l’objet d’une critique qui n’y verrait que lyrisme et nostalgie. Mais du point de vue sociologique, il renvoie à la démission dont j’ai fait le thème de mon essai. D’un point de vue citoyen, on peut déplorer la fin des espérances politiques qu’avait portées la Révolution tranquille. Du point de vue sociologique, on peut craindre la dérive d’une collectivité refusant de s’ériger en sujet d’elle-même.

La nation n’est pas soluble dans la diversité sociale

Richard Handler me reproche quant à lui d’évoquer dans mon introduction la mauvaise conscience québécoise liée notamment aux « territoires non cédés ». Bien que je ne m’attarde guère sur ces considérations, auxquelles mon collègue semble attacher une grande importance, il m’a semblé que la culpabilisation de la majorité entrave une représentation positive d’elle-même et conteste implicitement la légitimité de ses revendications politiques. Attentif aux pratiques discriminatoires de toutes sortes, Handler s’étonne également de voir qu’en 2020 on peut encore écrire un livre qui ne tienne pas compte du mouvement Black Lives Matter ou encore des diverses formes d’oppression et de ségrégation qui sévissent partout. Ce point de vue me semble très nettement teinté par la réalité américaine, réalité que cette critique tente d’injecter dans mon livre. Handler le reconnait lui-même : les histoires politiques des sociétés américaine, canadienne et québécoise sont différentes à maints égards. Cela ne l’empêche pas de se livrer à des comparaisons accusatrices portant sur un genre de culture de la discrimination qu’auraient en commun ces « sociétés de colons ». Répétons-le, les réalités sociopolitiques américaines et québécoises (canadiennes aussi) ne sont pas identiques et appliquer à mon livre la critique du ségrégationnisme américain revient à lui faire un mauvais procès.

Le fil conducteur de cette note critique est le rejet radical d’une approche sociologique sensible à la question du tout, en l’occurrence du tout national. La nation aurait pour effet de réprimer les identités minoritaires et de façonner une démocratie renvoyant aux traits culturels de la majorité en dépit de ses prétentions à l’universalisme. Le nationalisme canadien-français de naguère trouverait son prolongement dans mon livre. Or, ce dernier n’était-il pas antisémite (Lionel Groulx), ethniciste (Esther Delisle) et fermé à l’altérité? Bref, une sociologie du national serait dépourvue à la fois de pertinence et de légitimité. Il est difficile de discuter de ce point de vue, tant la réfutation de ma thèse est radicale. Tentons tout de même d’ouvrir le dialogue. La nation a-t-elle été historiquement source d’oppression des minorités? Oui, mais elle a aussi été un extraordinaire vecteur d’émancipation et de rassemblement de la diversité sociale par le truchement d’un sujet politique capable de mobiliser la société tout entière. Le sort des minorités doit-il nous préoccuper? Bien sûr, mais il est indissociable du projet éthico-politique que nous nous donnons forcément en commun sous les auspices d’un sujet politique capable de définir ce projet au nom de tous.

Il n’y a pas de droits fondamentaux qui n’aient été élaborés en commun à l’aune d’un projet d’aménagement de la diversité dont le sujet politique national se porte garant. Il n’y a pas de critique possible de la discrimination, du racisme ou de l’exclusion sociale sans que cette dernière ait été formulée par une collectivité qui tout entière condamne toute forme de marginalisation. Bref, le minoritaire ne peut se prémunir de la discrimination qu’avec l’appui d’une majorité souscrivant à un idéal d’égalité, même si ce dernier n’est jamais pleinement réalisé. C’est à cela que servent les nations : rassembler sous les auspices de l’égalité la diversité des acteurs sociaux en conflit. Il est inutile de jouer l’un contre l’autre, le minoritaire contre le majoritaire, la nation contre le citoyen et ses droits.

Handler me reproche ensuite, dans un assez long passage, la comparaison, toujours risquée il est vrai, à laquelle je me livre entre le Québec et l’État d’Israël. Si j’évoque Israël dans mon essai, c’est simplement pour illustrer le fait que le peuple juif n’a pu trouver de garantie de sa survie que dans le prolongement politique que constitue pour lui la création d’un État. Handler oppose à cette idée très simple la thèse connue et amplement commentée de l’inexistence de ce peuple « politique », de la fallacieuse unité du peuple juif, de même que l’inexistence historique d’un territoire que les juifs du monde entier auraient maintenant le droit de réinvestir (Il cite à cet égard les travaux de Shlomo Sand, 2012). Je n’ai pas l’intention d’entrer dans ce débat bien connu et à propos duquel je n’ai pas de position bien arrêtée. Je précise, afin de rassurer mon collègue, que cet exemple ne vise certainement pas à cautionner aveuglément la politique d’Israël à l’égard des territoires occupés non plus que le traitement réservé à la population palestinienne. Je me suis contenté de montrer à travers l’exemple d’Israël la nécessité du politique pour le développement et la pérennité de toute collectivité qui sans lui sont condamnées à une certaine folklorisation. Il me semble que se trouve ici une excellente illustration de la nécessité du politique.

Le sujet politique peut-il tenir dans un bocal?

François Rocher observe de son côté que mon livre relèverait de l’essai militant, ce qui en diminuerait la valeur – c’est du moins ce que je comprends de cette affirmation. Il note dans la foulée qu’il serait dominé par le pessimisme et le désabusement vis-à-vis d’une collectivité franco-québécoise incapable de faire advenir la souveraineté du Québec. Je ne m’attarderai pas sur le premier constat sinon pour le nuancer : un essai peut être engagé sans être pour autant militant. Je ne prends pas parti pour une formation politique particulière non plus qu’en faveur d’un programme que je m’attacherais à défendre. D’une certaine façon, mon projet est plus vaste que cela et ne s’encombre pas du militantisme que lui impute Rocher. C’est une dynamique sociohistorique que je tente de circonscrire à travers une analyse du temps long de la conscience historique québécoise. Il me semble que l’histoire du Québec est traversée d’une « intention nationale », comme l’a bien formulé mon collègue Joseph Yvon Thériault (2005), devenue explicite avec la Révolution tranquille. C’est cette intention que j’ai cherché à illustrer à travers les tourments, les hésitations, les avancées et les reculs qui l’ont accompagnée.

Quant au pessimisme de ma position, plusieurs me l’ont en effet reproché. Mon essai précédent, La souveraineté en héritage (2015) s’était attiré la même critique. Si je suis pessimiste, c’est en mon for intérieur, celui d’un homme de ma génération qui a grandi avec l’idée presqu’évidente de la souveraineté en train de se frayer un chemin dans les méandres de la grande aventure québécoise. La déliquescence de ce projet ne m’empêche pas, du moins je l’espère, de proposer une analyse sociologique qui demeure évidemment subjective mais capable d’éclairer la situation actuelle de la conscience historique québécoise. Constater l’épuisement du projet de la souveraineté et l’étiolement du sujet politique québécois ne témoigne pas tant du désenchantement que d’un constat que j’ai cru pouvoir dégager.

Mais venons-en à l’essentiel de la critique. Rocher me reproche d’abord la vacuité du concept de sujet politique, lequel n’existerait que dans la projection normative et militante que j’en propose. Mais c’est ma compréhension du « politique » tout entier qui m’est reprochée en réalité. Rocher cite ainsi un passage dans lequel je tente de définir la conscience historique dans ce qu’elle a de consistant. J’en affirme la relative unité en montrant qu’elle se trouve « suspendue » symboliquement au-dessus du conflit social et que loge en elle le « commun » de la société. Rocher fait alors remarquer à juste titre que c’est la nature même du politique qui rend la suspension ou l’abolition du conflit impossible dans les sociétés modernes. Il insiste sur la dimension agonistique du politique et donc sur la déficience de mon concept de politique, trop lisse compte tenu de la réalité irrécusable du conflit social. Aussi, si je constate une dépolitisation de l’identité québécoise, c’est parce que ma définition même du politique me conduirait à ce constat ou que la dépolitisation découlerait de mon raisonnement plus que de la réalité sociale elle-même. De la même façon, c’est l’étroitesse ou encore le caractère trop abstrait de ma définition du politique qui me ferait conclure que ce n’est que dans la souveraineté du Québec que le sujet politique québécois pourra s’accomplir.

Rocher me reproche ensuite de faire de la Révolution tranquille la pierre angulaire de ce mouvement de libération qui aurait pour effet a contrario de définir la période antérieure sous l’angle de la « Grande noirceur ». Il rejoint ici la critique que m’adresse Carlos. Le caractère linéaire, sinon téléologique, de ma thèse aurait pour effet de vicier l’ensemble de mon raisonnement. Parce que téléologique, mon approche exclurait d’emblée certains phénomènes pourtant centraux pour la compréhension de la dynamique politique québécoise depuis les années 1960. Car, comme le rappelle Rocher, cette période de l’histoire du Québec est indissociable de l’appartenance de la nation québécoise à l’ensemble canadien. C’est imbrication rendrait périlleuse une analyse se concentrant sur le sujet politique québécois et sa dynamique pour ainsi dire interne ou auto-portante. Rocher rappelle ainsi à juste titre que l’État-providence, qui se met en place à partir de là, s’inspire très largement de ce qui s’était fait ailleurs au Canada et que la construction même de ce providentialisme à la québécoise se déploie dans un contexte constitutionnel semé d’embûches. En d’autres termes, la définition du politique sur laquelle je m’appuie négligerait le caractère conflictuel du politique en toute démocratie, de même que les nombreux paramètres intervenant dans la définition du sujet politique québécois et notamment les effets politiques, constitutionnels et identitaires du fédéralisme canadien.

Je conviens bien évidemment de tout cela. Comment ne pas voir en effet la concomitance d’un mouvement national en pleine ascension à partir de 1960 et la construction d’un État-providence s’appuyant sur cette « québécitude » nouvelle et fière d’elle-même? Je n’ignore pas non plus que la Révolution tranquille est aussi le fait des luttes qui s’organisent au sein des mouvements sociaux au cours de la période et qui vont conférer à la dynamique d’ensemble le « progressisme » qui sera encore celui du Parti québécois au moment de son arrivée au pouvoir en 1976. Si j’ai l’air de court-circuiter l’impact ou l’incidence des luttes sociales, des mouvements sociaux ou encore du contentieux constitutionnel à l’intérieur duquel la société québécoise est toujours contrainte d’inscrire ses projets, c’est tout simplement parce que l’objet de mon livre est ailleurs. Je me suis intéressé aux profondeurs de la conscience historique québécoise telles que l'on peut en retracer les méandres depuis deux siècles.

Je viens tout juste d’aborder le thème de la « québécitude ». Le fil conducteur de l’analyse critique que Rocher a consacré à mon essai me semble se trouver là. Quelles sont en effet les réticences de mon collègue vis-à-vis de mon approche? Évoquons certaines des plus importantes. On ne pourrait, selon lui, penser le sujet politique québécois en dehors des forces qui s’exercent sur lui. Faire abstraction de l’influence du fédéralisme canadien fausserait l’analyse. Il soutient également qu’on ne peut réduire la Révolution tranquille à la volonté d’émancipation politique de la nation québécoise. Ce qu’il faudrait prendre en compte, c’est une dynamique sociale plus large (la construction dans les sociétés modernes de l’État-providence dans l’après-guerre) dans laquelle le Québec serait inscrit et qui constituerait peut-être l’essentiel du projet de la Révolution tranquille. Poursuivons. Le nationalisme des années 1960, selon Rocher, « repose sur le dynamisme de l’action étatique ». Là encore, il ne faudrait pas chercher dans un quelconque désir émancipateur le carburant de la Révolution tranquille. Autrement dit, on ne peut pas l’aborder comme émanation d’une volonté collective entrainant dans sa foulée les transformations de l’État. C’est l’inverse qui serait vrai. Ici comme ailleurs, le vaste mouvement de modernisation impulsé par l’État-providence se jouerait principalement dans les hauteurs des institutions et des structures. Je ne reviens pas sur la nécessité qu’évoque Rocher d’approcher la condition québécoise en lien avec les débats politiques et constitutionnels qui émaillent la vie politique canadienne et québécoise.

Ce qu’ont en commun ces observations, toutes pertinentes, est l’idée que la conscience historique québécoise ne serait concevable que dans ce qui la détermine depuis son extérieur ou dans la complexité de la structure interne de la société. Mais n’est-ce pas également la position de Carlos incitant à sortir du « paradigme de la Révolution tranquille » et à repenser l’objet Québec dans la perspective du fédéralisme canadien auquel aurait finalement consenti, au moins partiellement, la nation québécoise? N’est-ce pas également celle de Handler qui propose, lui, d’aborder la québécitude par l’autre bout de la lorgnette, c’est-à-dire du point de vue des oubliés ou des opprimés de la nation?

Ce qui se trouve ainsi décrédibilisé, c’est la légitimité de « l’objet » Québec en tant que réalité sui generis. Ce n’est pas ici le lieu d’une discussion à portée épistémologique sur le découpage des objets en sciences sociales. Je me limite à observer que le découpage en question est toujours orienté et qu’il est, sur le plan méthodologique, nécessaire à l’analyse. Mon livre fait « comme si » la société québécoise pouvait être analysée comme une « société globale », selon la définition qu’en ont donnée Guy Rocher et Fernand Dumont (1961; 1963) à l’aube des années 1960. Je n’accuse certainement pas François Rocher d’antinationalisme mais il me semble que sa critique m’invitant à me décentrer de mon objet sous prétexte de pouvoir mieux l’appréhender n’invalide pas seulement l’analyse que je lui consacre mais peut-être aussi la légitimité d’une approche le posant comme objet en soi. Si cela s’avérait, nous n’aurions plus qu’à constater que la démission dont je parle s’est peut-être frayé un chemin jusque dans les sciences sociales.