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Le dernier livre de Jacques Beauchemin, Une démission tranquille. La dépolitisation de l’identité québécoise est un essai important qui dresse un bilan éclairant de l’évolution de la conscience historique au Québec, et qui propose une analyse sociologique originale sur la tendance à l’évitement politique qui animerait le subconscient de la collectivité québécoise. Ce livre s’inscrit par ailleurs dans une lignée d’essais publiés dans la dernière décennie, qui tentent de comprendre les tenants et aboutissants de l’échec du mouvement souverainiste québécois constitué durant le cycle politique 1945-1995 (Jacques, 2008; Livernois, 2014). Il traduit une préoccupation manifeste observée dans les milieux intellectuels et universitaires par rapport au devenir de la nation québécoise, dans une époque marquée par la polarisation des débats idéologiques (Bouchard, 2020).

Dans Une démission tranquille, Beauchemin propose des réflexions sur les racines d’une certaine dépolitisation du sujet québécois observable depuis la seconde défaite référendaire de 1995 et marquée, notamment, par l’affirmation d’un individualisme exacerbé qui engendrerait une fragmentation et un affaiblissement de l’identité collective, mais aussi le désintérêt de la population envers la question de la souveraineté politique du Québec. Selon Beauchemin, cette dépolitisation serait attestée par la foi des Québécois en ce que Jonathan Livernois appelle une « permanence tranquille » (Livernois, 2014), la certitude qu’ils ont de former une collectivité originale en Amérique du Nord qui ne disparaîtra jamais. De même, la volonté de certains intellectuels de renouer des liens – politiques et historiographiques – avec le Canada français témoignerait d’un retour à l’ancienne identité canadienne-française, vue comme étant apolitique et peu susceptible d’assurer la survivance du fait français sur le continent américain à long terme. En somme, Beauchemin s’inscrit comme héritier de certains grands penseurs de la condition québécoise, dont Fernand Dumont et Pierre Vadeboncoeur, pour qui l’aboutissement logique de la Révolution tranquille devait être l’accession de la nation québécoise à la souveraineté politique. Dépourvu d’un État politiquement indépendant du reste du Canada, le Québec serait condamné à jouer « le rôle qu’on nous a assigné dans le cadre politique canadien : celui, bien illusoire, de peuple fondateur, de minorité nationale ou, plus prosaïquement, de citoyens canadiens » (p. 26). Pour résumer simplement la thèse de Beauchemin, étant incapable d’assumer les exigences de sa souveraineté politique, le Québec serait ainsi condamné à un avenir sombre, marqué par un dépérissement culturel qui aboutira, à long terme, à notre infériorisation graduelle, puis à notre assimilation. S’inspirant de Hannah Arendt, il estime que « l’avancée du “désert” [dans un Canada postnational] est ce qui guette un monde sans politique […] un monde sans délibération sur les fins de la collectivité » (p. 25). Le Québec serait donc entré dans un cycle politique duquel il lui sera extrêmement difficile de s’extirper. Selon Beauchemin, le champ de ruines hérité de la défaite référendaire de 1995 est tel qu’il engendre un sentiment de découragement et de renonciation chez une large part des intellectuels québécois actifs dans les débats de la cité, un phénomène inédit dans l’histoire récente du Québec (p. 19). L’ouvrage met ainsi en lumière certaines des racines historiques et sociologiques du malaise identitaire québécois observable depuis le tournant des années 2000, phénomène qui fut notamment analysé par le sociologue Mathieu Bock-Côté dans ses essais La Dénationalisation tranquille et Fin de cycle (Bock-Côté, 2007, 2012).

Partageant plusieurs des idées émises par Beauchemin, je proposerai dans cette note critique quelques pistes de réflexion, en rapport avec l’apolitisme des idéologies canadiennes-françaises, mais aussi en lien avec le retour au Canada français. Plus largement, j’aborderai aussi la question de la politique partisane et de ses liens avec la question nationale, une thématique assez peu explorée par Beauchemin mais qui permet d’entrevoir l’une des principales causes de la fracturation de l’identité québécoise contemporaine.

Sur le retour au Canada français et l’apolitisme des idéologies canadiennes-françaises

Devant les grandes transformations socioculturelles à l’oeuvre au Québec et au Canada depuis la fin du 20e siècle, Beauchemin critique la tentation qu’ont certains intellectuels de retisser des liens avec les communautés francophones du Canada, inspirée par une stratégie politique de rapprochement visant une « nécessaire réactualisation d’un projet franco-canadien à caractère national [qui] tient primordialement à la lucidité d’un constat sur l’essoufflement du projet souverainiste » (Laniel et Dorais, 2019). Selon lui, cette volonté de retourner à l’ancienne notion identitaire canadienne-française constituerait un symbole puissant de la dépolitisation de l’identité québécoise en émergence depuis la Révolution tranquille. Dans son ouvrage publié en 2015, La souveraineté en héritage, Beauchemin stipulait d’ailleurs que les Québécois devaient honorer la mémoire de leurs ancêtres canadiens-français et leurs luttes menées pour la survivance de leur langue et de leurs us et coutumes en poursuivant le chemin vers la souveraineté politique (Beauchemin, 2015). Or, s’il se montre sensible à l’égard du passé canadien-français partagé, il se désole que ce retour au Canada français prôné par divers intervenants issus du monde universitaire s’accompagne d’une dépolitisation liée à l’abandon du paradigme de la souveraineté, héritage emblématique de la Révolution tranquille.

La critique de Beauchemin concernant le retour au Canada français repose en partie sur la thèse du monolithisme et de l’apolitisme des idéologies canadiennes-françaises d’avant la Révolution tranquille. Les penseurs nationalistes canadiens-français de la première moitié du 20e siècle auraient systématiquement refusé que leur pensée débouche sur une action politique, notamment par le biais de la joute partisane. Ce faisant, les intellectuels issus, entre autres, de la famille traditionaliste n’auraient pas su avoir une emprise sur le réel, incapables de concrétiser leurs projets intellectuels dans une action politique concrète. Émise notamment par le politologue André J. Bélanger au début des années 1970, la thèse de l’apolitisme se fonde sur l’idée que les idéologies canadiennes-françaises « se replient sur l’idéal d’une société organique dans laquelle les conflits sont résorbés par les structures avant même de faire l’objet d’un débat dans la sphère politique » (Foisy-Geoffroy, 2008, p. 15). Pour Bélanger, le modèle de société prôné par les élites traditionalistes de la première moitié du 20e siècle prend la forme d’une anarchie conservatrice et communautariste et marquée par le sceau de la Doctrine sociale de l’Église catholique (Bélanger, 1974). L’apolitisme des idéologies canadiennes- françaises, notamment le traditionalisme, se manifesterait également par la méfiance de ses penseurs à l’égard du jeu politique et de l’esprit de parti, et par une tendance à se retrancher dans les replis de la culture.

La thèse de l’apolitisme des idéologies canadiennes-françaises fut au coeur des réflexions intellectuelles au Québec, surtout entre les années 1950 et 1960, mais elle fut remise en question à partir de la fin des années 1970 par des historiens qui démontrèrent que l’idée même de Grande Noirceur, dans une perspective d’histoire intellectuelle, « repose sur une très mince couche documentaire » (Rouillard, 2019, p. 110). Plus récemment, les historiens et sociologues issus du courant de la Nouvelle sensibilité, au tournant de la décennie 2000, ont eux aussi critiqué la validité de cette thèse. Xavier Gélinas et Dominique Foisy-Geoffroy en particulier ont montré que les idées politiques des traditionalistes, ancrées en partie dans le corporatisme, visaient plus largement à constituer « une instance politique [étatique] décentralisée devant orienter en partie la vie économique et sociale de la province (Foisy-Geoffroy, 2008, p. 16; Gélinas, 2007). Frédéric Boily a lui aussi critiqué la thèse de l’apolitisme, en suggérant que les penseurs traditionalistes, notamment Lionel Groulx, étaient portés par un idéal métapolitique se traduisant par « une action qui porterait au-delà de la petite politique partisane pour toucher la culture politique de son peuple […] Pour Groulx, l’essentiel serait d’arrimer la culture politique canadienne-française aux exigences du catholicisme et de la nation. L’État français incarne cet idéal » (Boily cité dans Foisy-Geoffroy, 2008, p. 19). La conception de la politique des penseurs canadiens-français « ne se limite donc pas au simple jeu des partis, des élections et de l’action gouvernementale », mais pose en fait « le problème fondamental de la philosophie politique qui consiste à concilier la liberté de la personne avec les contraintes et les exigences de la vie en commun » (Foisy-Geoffroy, 2008, p. 19 et 362). Qui plus est, faut-il rappeler que plusieurs réformes de la Révolution tranquille (développement économique, affirmation nationale, déploiement d’une culture revendicatrice) plongent leurs racines dans le discours traditionaliste, et plus particulièrement dans le fameux Rapport Tremblay de 1956 (Foisy-Geoffroy, 2007). Ce fait démontre que les principaux auteurs du rapport étaient « parfaitement conscients des défis du 20e siècle, de la nécessité de renouveler les traditions séculaires du Canada français pour tenir compte de l’évolution des conditions sociales, économiques et politiques » du Québec (Foisy-Geoffroy, 2008, p. 362). De même, comme le souligne Xavier Gélinas, l’adhésion (critique) des élites au système politique d’inspiration britannique confirme « la profonde acculturation de la droite intellectuelle québécoise à la culture parlementaire britannique », et témoigne du sens démocratique des penseurs canadiens-français (Gélinas, 2007, p. 256).

En rapport avec la question nationale, il est aussi important de souligner que plusieurs intellectuels traditionalistes de la dernière génération (celle active durant la Révolution tranquille) se convertiront à la thèse indépendantiste. Ayant participé à la lutte contre la centralisation fédérale des années 1940 et 1950, des penseurs comme François-Albert Angers, Rodolphe Laplante, Gérard Turcotte ou Jean Genest deviendront de farouches militants indépendantistes à partir de la décennie 1960, notamment après la tenue des États généraux du Canada français (Carlos, 2020a). Désillusionnés par rapport aux vertus du fédéralisme canadien et estimant qu’une réforme du système politique était illusoire, ces individus issus de l’ancienne tradition intellectuelle ont fini par prendre parti pour la souveraineté du Québec, et ce, après plusieurs années voire décennies de réflexion et de frustration à l’égard du non-respect des fondements du fédéralisme bon-ententiste (Carlos, 2020b). S’il est vrai que cette conversion à la thèse indépendantiste visait avant tout à protéger les traits culturels fondamentaux de la nation canadienne-française, au premier chef la religion catholique, il n’en demeure pas moins que ce positionnement idéologique traduit une réelle sensibilité politique à l’égard de la survivance du fait français en Amérique. Faut-il d’ailleurs rappeler qu’à la fondation du Parti québécois (PQ), en 1968, près du quart des effectifs du nouveau parti sont issus des milieux conservateurs et traditionalistes (Bédard, 2008). Ce fait en dit long sur la sensibilité politique d’une partie des intellectuels traditionalistes, ceux-ci ayant pourtant été associés à un groupe apolitique. D’abord nationalistes, plusieurs d’entre eux sont devenus indépendantistes et ont franchi la ligne de la joute partisane en appuyant le PQ au tournant des années 1970, dans une optique de réalisme politique à l’heure de « l’accélération de l’histoire » (Carlos, 2015). Ils étaient donc prêts à appuyer la mise sur pied d’un État québécois politiquement indépendant, « le seul État où les Canadiens français détiennent une majorité numérique qui rend possible le contrôle de tous les éléments politiques et économiques essentiels à leur épanouissement » (Savard, 2017, p. 12). De ce point de vue, nul doute que le retour au Canada français et l’inachèvement du projet indépendantiste constituent une forme de régression, notamment en rapport avec l’évolution de la culture politique et les transformations idéologiques qui ont marqué les débats intellectuels à partir de l’après-guerre.

La question du PQ

En ce sens, pour de nombreux intellectuels qui ont connu et vécu les grandes transformations de la Révolution tranquille, le PQ représentait un « véhicule de libération nationale », susceptible de traduire la volonté de la collectivité francophone d’assumer son destin politique par la voie de la souveraineté de l’État québécois (Panneton, 2017). Il n’y a qu’à parcourir les éditoriaux des nombreuses revues d’idées et les essais en circulation à l’époque pour constater le séisme qu’a engendré la mise sur pied du PQ en 1968 (Carel, 2007). La question du ralliement au PQ provoqua d’ailleurs l’effondrement du réseau des revues indépendantistes, les membres des comités de rédaction étant déchirés sur la question de l’intégration lucide au parti dirigé par René Lévesque. La fondation du PQ engendra également la disparition du Rassemblement pour l’indépendance nationale, parti dirigé par Pierre Bourgault et qui se sabordera en 1968 afin de noyauter les rangs du PQ, dans une optique de réalisme politique (Cardinal, 2015). Le PQ, issu de la fusion entre des membres dissidents du Parti libéral du Québec et du Ralliement national (un parti conservateur), formait ainsi une large coalition de militants divisés par rapport à leur sensibilité idéologique, mais unis par leur adhésion à l’idéal indépendantiste.

Cette formidable force de frappe politique fut néanmoins mise à mal par quatre erreurs stratégiques, relevées par le politologue Denis Monière, qui affirme que le PQ a mené le mouvement indépendantiste dans un véritable cul-de-sac, puisque « le discours des principaux porte-parole du mouvement a été construit [depuis 50 ans] sur la peur de l’indépendance et le refus d’en faire la promotion » (Monière, 2021, p. 140). Selon lui, ces quatre erreurs historiques sont les suivantes :

  1. « Pendant cinquante ans, les dirigeants souverainistes ont entretenu l’illusion qu’un projet de libération nationale pouvait se réaliser en en parlant le moins possible » (p. 140);

  2. « Depuis 1974, l’essentiel du débat a porté sur la mécanique de l’accession à l’indépendance et sur l’opportunité de tenir ou non un référendum […] on n’a pas cru bon de définir ce que serait un Québec indépendant » (p. 141);

  3. La politique péquiste fut orchestrée en fonction « d’une conception électoraliste de l’action politique. On pensait que les Québécois ne pouvaient pas adhérer à l’indépendance pour elle-même, qu’il fallait éviter d’en parler en escomptant qu’ils ne se laisseraient convaincre que par les bénéfices immédiats que leur procureraient les politiques d’un gouvernement provincial souverainiste » (p. 142);

  4. « On a vu se développer un discours qui faisait abstraction du Canada […] On fait des campagnes électorales en s’abstenant de faire la critique systématique du régime canadien » (p. 145-146).

Selon cette analyse qui rejoint celles produites par d’autres essayistes dans les dernières années (Payette et Payette, 2013; Savard-Tremblay, 2014; Saint-Germain, 2015, 2017 et 2019), le PQ aurait littéralement saboté la marche des Québécois vers leur libération politique en mettant progressivement en place un mode de gouvernance provincialiste et en trahissant ses idéaux fondateurs centrés sur l’indépendance politique, un projet qui avait permis d’opérer une convergence historique entre les différentes factions du mouvement indépendantiste au sein de la machine péquiste. En somme, à l’exception de la période 1988-1995 marquée par le règne de Jacques Parizeau, le PQ n’aurait jamais vraiment fait la promotion du projet indépendantiste, ses dirigeants préférant attendre les fameuses conditions gagnantes (Savard-Tremblay, 2014). Dans cette perspective, le PQ aurait intériorisé un discours nationaliste défensif, centré sur l’idée que « la nation québécoise peut trouver son compte dans le cadre du fédéralisme canadien et qu’il [le PQ] doit utiliser le pouvoir provincial pour assurer la survie des caractéristiques de la nation », et que ce faisant, le parti fondé par Lévesque aurait assimilé « les effets de l’Acte d’Union […] comme prémisses de son action » (Monière, 2020, p. 151-152). Le PQ aurait donc joué sur deux tableaux, affirmant (en théorie) que le but ultime de son action était la libération politique du Québec, mais agissant (en pratique) dans une optique de défense des intérêts du Québec dans le cadre du régime fédéral. Il en ressort ainsi une ambiguïté qui apparaît, pour plusieurs, comme étant aux sources de l’effondrement du mouvement indépendantiste, et qui illustrerait également la survivance d’une certaine psyché du colonisé (Saint-Germain, 2019).

Dans cette optique, le non-aboutissement du projet indépendantiste, symbolisé par les échecs référendaires de 1980 et de 1995 et les tergiversations idéologiques du PQ, constitue un symbole fort de la dépolitisation du sujet québécois. Ayant abandonné son projet politique originel, le PQ aurait ainsi trahi la mémoire et les ambitions de ses militants, mais plus largement de la nation québécoise, si l’on en juge par la gravité des conséquences qu’ont engendrées les stratégies d’évitement élaborées par ses dirigeants depuis la fin des années 1960. On en revient d’ailleurs ici à la fameuse méfiance des intellectuels canadiens-français du début du 20e siècle, pour qui les partis nationaux et leurs chefs étaient naturellement portés vers des considérations électoralistes et partisanes, au détriment des vrais enjeux de la libération nationale. Pour des intellectuels tel François-Albert Angers (1909-2003), qui a connu les grandes luttes constitutionnelles du 20e siècle, la marche vers l’indépendance politique fut ni plus ni moins que sabotée par les tergiversations du PQ, notamment lors du référendum de 1980. Au lendemain de la victoire du Non, Angers dressait d’ailleurs un bilan négatif de la stratégie péquiste de l’étapisme :

Et nous revoilà devant le problème qui a pourri l’histoire de toutes nos luttes nationales : l’esprit de parti et le désir du pouvoir à tout prix et au plus vite. Chaque fois que le nationalisme a commencé à déboucher dans l’action politique concrète, cette maladie contagieuse, attrapée des vieux partis, a fait avorter les tentatives qui étaient les plus prometteuses de succès.

Angers, 1980, p. 14

Pour des penseurs comme Pierre Vadeboncoeur, le PQ, par ses valses-hésitations au moment d’assumer les risques d’une véritable souveraineté, aurait saboté le projet politique principal de la Révolution tranquille (Vadeboncoeur, 2006). Le parti aurait également contribué, surtout durant les années 2000 et 2010, au processus de fragmentation identitaire de la collectivité québécoise, en déposant des projets de loi polarisants, dont la fameuse Charte des valeurs de 2014, qui l’éloignait de sa raison d’être historique (Boucher, 2018). Si on assiste à une démission tranquille au Québec en ce début du 20e siècle, comme l’affirme Jacques Beauchemin, il semble que celle-ci soit en partie causée par l’inachèvement du projet d’indépendance que devait mener à bien le PQ en tant que véhicule de libération politique. Se détourner de cet objectif vital ne pouvait, fondamentalement, qu’engendrer une démobilisation et une fatigue politique généralisée des sujets québécois, désormais cloitrés dans une situation politique bien délicate. En témoigne l’incapacité des principaux partis indépendantistes à former un semblant de coalition aux élections provinciales de 2018, un phénomène qui atteste bien de la dispersion des forces indépendantistes, de nouveau réunies autour de chapelles idéologiques (Bérubé et Corriveau, 2018).

Comme le souligne l’historien Stéphane Savard, nous sommes actuellement à un tournant de l’histoire politique du Québec, puisque « le nationalisme québécois et la question nationale ne se posent plus au coeur des débats partisans et des tentatives d’améliorer la place du Québec au sein du Canada » (Savard, 2017, p. 8). Selon lui, ce phénomène « peut être interprété comme un indice des mutations de la culture politique où le nationalisme et la question nationale ne sont plus le prisme principal par lequel se définissent les partis politiques et leurs militants au Québec » (Savard, p. 8). Cette analyse rejoint celle de Beauchemin du point de vue de la dépolitisation du sujet québécois, mais met aussi en lumière le rôle joué par le PQ dans le processus de démission tranquille, notamment en rapport avec la division des forces indépendantistes. Ce phénomène témoigne éloquemment de la difficulté de penser la libération du Québec et d’harmoniser cet idéal au sein d’un véhicule politique évoluant dans le cadre de la joute partisane.

Sortir du paradigme de la Révolution tranquille

La jeune génération s’intéresserait assez peu à la question nationale, ce qui constitue pour Beauchemin un autre symptôme de la dépolitisation de l’identité québécoise (p. 132). En effet, en 2020, un sondage mené par la firme CROP révélait que 65 % des jeunes Québécois (âgés de 18 à 24 ans) estimaient que les débats sur l’avenir du Québec étaient dépassés. Dans ce même sondage, 69 % des répondants affirmaient qu’ils voteraient Non à un nouveau référendum sur l’indépendance du Québec. Sans vouloir généraliser ces statistiques, qui recoupent d’autres sondages semblables effectués dans les dernières années, force est d’admettre que le projet de souveraineté politique, tel qu’il s’est constitué à partir de la Révolution tranquille, n’est plus aussi attrayant qu’auparavant pour la jeune génération, celle-ci étant davantage préoccupée par des enjeux tels que l’environnement ou des questions de justice sociale. Si le PQ peut être effectivement identifié comme un parti générationnel, historiquement porté par les baby-boomers (Montigny, 2018), on ne peut toutefois en dire autant de la question nationale, qui a été au coeur de la vie intellectuelle et politique du Québec dès l’époque de la Nouvelle-France. Le désintérêt de la jeune génération envers la question nationale serait donc un enjeu relativement nouveau dans l’histoire du Québec, ce qui inquiète Jacques Beauchemin.

Toutefois, il convient de relativiser le désintérêt présumé des jeunes à l’égard de la question nationale. D’abord, il est important de mentionner que ce désintérêt ne s’accompagne pas nécessairement d’un attachement profond à l’égard du fédéralisme canadien. Comme le soulignent les politologues Félix Mathieu et Evelyne Brie, « le statu quo constitutionnel n’a pas su convaincre les jeunes d’embrasser pleinement le fédéralisme canadien. La faillite du système à se renouveler n’engage donc pas à la pérennisation de ses fondements actuels » (Mathieu et Brie, 2019). Plus encore, ils soulignent que malgré le fait que l’option indépendantiste est en dormance depuis plusieurs années, « les fédéralistes peinent à faire la promotion du projet canadien, et ce, malgré l’hibernation du mouvement souverainiste » (Mathieu et Brie, 2019). Pour ces deux jeunes universitaires, un fait majeur demeure : les membres de la jeune génération nés après 1995 « représentent potentiellement un réservoir majeur d’appuis à la souveraineté, et il est raisonnable de supposer que le retour d’un débat actif sur cet enjeu ne ferait qu’augmenter le nombre de jeunes électeurs en faveur du projet jadis porté par René Lévesque » (Mathieu et Brie, 2019). Selon eux, c’est en tant que « parti de gouvernance, plutôt que mouvement politique, que le PQ a cessé de faire rêver les jeunes » (Mathieu et Brie, 2019). L’indépendantisme demeure ainsi un projet potentiellement rassembleur qui demeure au coeur de l’engagement politique de plusieurs centaines, voire milliers, de jeunes militants, et ce, même si le PQ lui-même ne représente plus le vaisseau amiral du mouvement indépendantiste. Comme le soulignait une jeune militante du PQ il y a quelques années, il n’y a nul besoin de réinventer la question nationale :

L’idée de l’indépendance n’est pas morte. Ce qui l’est, c’est cette manière vide de la présenter (ou plutôt de ne pas la présenter), en la rendant tributaire d’un engagement référendaire que l’on refuse de prendre. Si ce parti n’arrive pas lui-même à être fier de sa raison d’être, jamais il ne pourra convaincre les jeunes […] de l’être pour lui. Et ce n’est certainement pas en y allant d’initiatives électoralistes comme la charte dite « des valeurs », ni en proposant des pétitions interminables ou l’attente de sondages favorables, qu’il saura allumer la flamme indépendantiste des Québécois, jeunes ou moins jeunes.

Perreault, 2015

À ce propos, l’un des principaux défis actuels du mouvement indépendantiste consiste à revoir en profondeur son cadre d’analyse et son discours. Or, dans un texte paru en 2016, Danic Parenteau faisait le constat que le discours dominant du mouvement indépendantiste était marqué par la « persistance du “paradigme de la Révolution tranquille” », et que « de nombreux indépendantistes semblent se montrer incapables de penser l’indépendance du Québec à l’extérieur des schèmes de pensée hérités de la Révolution tranquille » (Parenteau, 2016). Selon Parenteau, « le danger […] est de persister à penser que c’est le même paradigme qui a permis à l’idée indépendantiste d’émerger dans les années 1960, d’être portée au pouvoir en 1976 et de conduire le Québec au point de rupture en 1980 et en 1995, qui va permettre au peuple québécois de fonder une République libre dans les années à venir » (Parenteau, 2016).

En ce sens, si certains groupes, dont Québec solidaire (QS), ont tenté de faire la jonction entre la question nationale, les enjeux socioéconomiques et la question environnementale et donc de proposer un nouveau cadre d’analyse pertinent pour le 21e siècle, ils n’ont toutefois pas réussi à rassembler autour d’eux les diverses tendances du mouvement indépendantiste. Pire encore, QS a été identifié comme responsable de la fracturation des forces indépendantistes par la plupart des anciens chefs péquistes, le PQ s’autoproclamant encore aujourd’hui le centre de convergence de la famille souverainiste (Paquette, 2018). Or, il est évident que pour bon nombre de Québécois, les querelles de chapelles constituent en soi un puissant repoussoir à une éventuelle adhésion au projet indépendantiste. Cette fracture profonde au coeur même du mouvement indépendantiste peut expliquer, en partie du moins, pourquoi le nationalisme autonomiste de la Coalition avenir Québec (CAQ), qui n’est pas sans rappeler celui de l’Union nationale d’antan, parvient à rallier un si grand nombre de Québécois. En fait, le parti de François Legault a réussi un véritable tour de force, celui de former une coalition de nationalistes issus de tous horizons, ce que le mouvement indépendantiste n’a pas été en mesure de faire depuis 1995.

Sans contredit, l’ouvrage de Beauchemin ouvre la discussion sur un sujet polarisant. Les voies de l’avenir semblent bloquées par l’inaboutissement du projet de la souveraineté de l’État québécois et le déraillement du grand projet politique de la Révolution tranquille. Puisque se tourner vers le Canada français constitue une forme de repli identitaire et risque de mener tout droit à la régression politique du sujet québécois, il semble difficile pour Beauchemin d’envisager un projet collectif qui n’aboutisse pas à la souveraineté de l’État québécois. Pourtant, dans l’immédiat, que reste-t-il à espérer des derniers souffles de la Révolution tranquille? Au moment d’écrire ces lignes, le PQ semble vivre ses dernières heures, confiné dans son rôle de troisième opposition à l’Assemblée nationale. L’indépendance du Québec, à court et à moyen terme, semble également être un scénario peu réaliste, comme en témoigne la popularité fulgurante de la CAQ de François Legault et d’un certain retour du Québec dans la fédération canadienne. Devenue le chantre de l’unité des provinces pendant la pandémie de COVID-19, la CAQ est d’ailleurs, en juin 2021, sur le point de faire reconnaître au Québec le droit de modifier la Constitution canadienne, par le biais de la reconnaissance du français comme langue officielle de la province. Si les actualités récentes semblent donner raison à Beauchemin du point de vue d’un retour vers un nationalisme défensif orchestré en fonction d’une adhésion à la formule fédéraliste et à un rapprochement historique entre les francophonies canadiennes, il semble que dans l’immédiat, cela apparaisse comme étant la solution la plus pragmatique au malaise politique québécois qui perdure depuis près d’un quart de siècle. En cela, si les intellectuels de la Révolution tranquille ont pensé le pays québécois à naître, ils n’ont toutefois pas envisagé un scénario dans lequel le Québec accepterait démocratiquement de demeurer dans le régime canadien, d’où les difficultés de penser l’après-Révolution tranquille dans le double giron du fédéralisme postnational canadien et de la mondialisation hyperconnectée.