Corps de l’article

Au moment de la « course au mariage[1] » de l’après-guerre, le besoin se fait sentir pour les Canadiens français d’un discours qui puisse fournir des lignes directrices à des futurs époux qui n’ont jamais été si jeunes[2], et donc si inexpérimentés, alors qu’ils contractent leur union. La société nouvelle qui se dessine remet en question les savoirs traditionnels de la famille, et incite ces jeunes à chercher des sources externes pour mieux appréhender leur vie conjugale. En plus des cours de préparation au mariage, mis sur pied en 1939 (Pelletier, 1998), des membres du clergé signent une panoplie d’ouvrages accessibles qui abordent divers sujets, tels la psychologie masculine et féminine, le bonheur conjugal, les lois civiles, le contrat de mariage, l’anatomie, l’hygiène et l’éducation des enfants, tout en réitérant les principes moraux d’un catholicisme assez traditionnel[3]. Or, à côté de ce discours ayant reçu la caution de l’Église, se déploie une autre production, qui cherche à rester dans les limites de ce qui est « acceptable » aux yeux des élites, mais en présentant une tout autre philosophie du mariage, plus intime et matérialiste. C’est le cas de Mon mariage : guide de la future mariée[4], un périodique lancé à Montréal en 1948. En prodiguant une foule de conseils aux futurs époux dans l’organisation de leur célébration nuptiale, cette publication ouvre une fenêtre sur les nouvelles aspirations des fiancées et fiancés, dans un Québec francophone de plus en plus emporté par les normes et les valeurs d’une classe moyenne nord-américaine alors en plein essor[5] (Samuel, 2014). Elle alimente ainsi au sein du lectorat une vision revampée de la cérémonie du mariage et, plus largement, de la vie de couple (Howard, 2006; Mead, 2007).

Mon mariage permet de mieux comprendre comment la course au mariage de l’après-guerre met en place une mise en scène originale du couple, centrée sur le bonheur et la félicité conjugale : jadis orienté vers le groupe social (corseté par la nation et la religion, endossé par la parentèle, cautionné par la bénédiction paternelle), le mariage devient l’apanage de deux personnes hétérosexuelles qui n’en feront qu’une, une fois mariées (Hurtubise, 1989; Desjardins, 1995; Ingraham, 2008). Le titre même de la revue, formulé à la première personne, ne saurait contredire ce recentrage sur soi. En même temps qu’elle exprime ce repliement sur la famille nucléaire, la revue consacre l’entrée dans l’ère de la consommation. La quantité importante des publicités et illustrations grand format qui garnissent ses pages pointe vers l’élaboration d’un imaginaire qui associe le bonheur conjugal à la possession de marchandises. Les annonces et les articles de Mon mariage ne cessent de célébrer les dépenses extravagantes, rien n’étant trop beau, et donc trop cher, pour faire du mariage « le plus beau jour de sa vie ». Dès lors, une question centrale se pose : quels moyens et quels discours témoignent du fait que la possession de biens matériels soit devenue, au milieu du 20e siècle, l’un des pivots importants du bonheur à deux?

Portant sur la période pendant laquelle Odette Oligny a été rédactrice de Mon mariage (1948-1951[6]), le présent article est divisé en quatre sections. Dans la première, nous replacerons la revue dans son contexte d’émergence afin d’en cerner la popularité. Nous serons ainsi amenés à la positionner par rapport à ses consoeurs américaines, qu’elle cherche manifestement à concurrencer, voire à copier. La deuxième partie donne à voir le caractère commercial du périodique, rempli de publicités et publié par une entreprise vouée d’abord à générer des profits. Tablant sur cet appel constant à la consommation, la troisième partie de notre réflexion tente de saisir pourquoi le mariage est devenu un événement matérialiste dans les années 1940 et 1950 et en quoi Mon mariage sert cette transformation. La dernière partie évalue finalement les liens entre division genrée des rôles sociaux, consumérisme et tradition dans les années 1950, éléments qui concernent globalement la société occidentale de l’après-guerre, mais dont Mon mariage constitue une application québécoise particulièrement révélatrice.

Mon mariage dans l’offre éditoriale globale

Mon mariage ne commence pas son existence comme une revue, mais comme un catalogue dont on ne prévoyait qu’une seule parution. Odette Oligny, dans son éditorial de la deuxième édition, en 1949, en parle encore comme d’« un ouvrage », une « brochure » et un « petit livre » (Oligny, 1949, p. 6). Ce premier volume est à peu près dépourvu de photos et, n’eût été des publicités placées systématiquement sur les pages paires, il a effectivement toutes les allures d’un « petit livre » qui, comme le précise une annonce parue dans le Photo-Journal du 20 mai 1948 (Figure 1) rassemble, en une centaine de pages, l’ensemble des renseignements utiles à la réussite de son mariage. Le succès de cette initiative, puis de la deuxième, décide d’une parution régulière qui offre cette bizarrerie, pour un périodique, de reprendre tels quels maints articles, de numéro en numéro. Vendu 0,75 $ l’exemplaire[7] (à titre indicatif, la Revue moderne se vend 0,20 $ l’exemplaire en 1948), doté d’une première feuille pliée en couleur, imprimé sur du grand papier in-quarto de 25 x 34 cm[8], rempli de photos en noir et blanc, contenant entre 180 et 250 pages et affichant des articles[9] dont les textes sont divisés sur deux ou trois colonnes, le magazine, dont les éditions des années subséquentes sont attirantes, dégage en lui-même, par la qualité de sa présentation, une impression d’opulence.

Figure 1

Annonce parue dans Photo-Journal, 20 mai 1948, p. 5

Annonce parue dans Photo-Journal, 20 mai 1948, p. 5

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Dès l’édition de 1949, Mon mariage emprunte à The Bride’s Magazine (fondé en 1934 sous le nom So You’Re Going to Be Married[10]), puis à Modern Bride (fondé en 1949). Ces deux périodiques américains, qui dominent outrageusement le marché des magazines pour futurs et jeunes mariés aux États-Unis et au Canada anglophone, sont bien présents sur le territoire québécois. Il arrive même qu’ils surclassent Mon mariage comme revue de référence. Par exemple, dans une annonce de Dupuis frères (Figure 2) parue en 1962 dans Le Nouvelliste de Trois-Rivières, Mon mariage côtoie ses deux confrères américains. Dans une autre annonce (Figure 3) toujours de Dupuis frères et parue la même année, mais dans Le Devoir, seuls sont mentionnés Bride’s Magazine et Modern Bride[11]. Il est donc manifeste que les consommatrices québécoises ne se contentent pas de consulter les sources disponibles en français, mais lorgnent également du côté des périodiques américains, allant jusqu’à les préférer parfois à ceux produits localement[12]. Aucun magazine européen n’est cité directement dans nos sources, mais il semble que certaines publications venues d’outre-mer fassent aussi ombrage au rayonnement de Mon mariage. Conscients de cet environnement concurrentiel, les responsables de la revue tentent de juguler la compétition à laquelle ils se butent en soulignant la belle tenue de leur publication qui, « seule du genre au Canada français », « rivalise par son excellence avec les publications européennes et américaines dans le même domaine » ([Anonyme], 1962a, p. 8). Sans contredit, un des avantages majeurs pour la consommatrice québécoise loge dans la publicité : du traiteur à la salle de réception, les adresses qu’elle y trouve sont locales[13].

Figure 2

Annonce parue dans Photo-Journal, 20 mai 1948, p. 5

Annonce parue dans Photo-Journal, 20 mai 1948, p. 5

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Figure 3

Annonce parue dans Le Devoir, 23 janvier 1962, p. 14

Annonce parue dans Le Devoir, 23 janvier 1962, p. 14

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On aurait tort de sous-estimer la valeur informative de ces publications : dans les années 1950, il semblerait que la vaste majorité des Américains se tournent vers Bride’s et Modern Bride pour planifier leurs épousailles. À lui seul, Modern Bride, pourtant moins lu que Bride’s, aurait été consulté par près de la moitié (40 %) des personnes qui se sont mariées aux États-Unis en 1953 ([Anonyme], 1954, p. 16). Au vu de ces statistiques, il est à parier que Mon mariage est un acteur important de l’industrie du mariage dans le Québec de l’après-guerre. D’ailleurs, si le tirage brut de la revue Mon mariage est à l’évidence plus modeste que celui de Bride’s ou Modern Bride[14], il est, en proportion de la population, plus considérable. Dans les années 1950, on compte approximativement un exemplaire imprimé de Mon mariage pour 300 francophones au Québec, et un exemplaire de Bride’s ou Modern Bride pour 450 personnes aux États-Unis[15]. Distribué et lu à travers la province, et sans doute au-delà, le magazine québécois devient pour beaucoup de femmes et d’hommes une référence précieuse pour la planification de la cérémonie du « grand jour » et de la future vie à deux, en complément des cours de préparation au mariage et d’autres ouvrages plus ou moins pédagogiques[16].

Cette popularité du magazine est le reflet d’un changement social. Le mariage étant un acte plus personnel qu’auparavant (en dépit de l’aide financière indispensable des parents), les futurs époux, et surtout la future épouse, doivent se débrouiller davantage seuls. Se répand peu à peu l’idée que, désormais, ce ne sont plus les parents qui marient leurs enfants, mais les enfants qui se marient eux-mêmes. De manière révélatrice, dès les éditions du tournant des années 1950, les parents sont absents du discours du magazine (mis à part l’article annuel sur la tenue de la mère de la mariée, qui doit absolument se faire « discrète »), et c’est aux fiancées que s’adresse le discours, car les femmes, plus que les hommes (nous y reviendrons en quatrième partie de l’article), ont besoin d’être orientées dans le labyrinthe d’un cheminement vers le mariage devenu terriblement compliqué. Et ce mouvement ne fera que s’amplifier avec le temps : en 1957, une compagnie québécoise qui offre des services d’abonnement à différents périodiques rappelle aux « fiancées de juin » (June brides[17]) à quel point la lecture d’un magazine s’avère utile : [traduction] « Un magazine ou un journal est semblable à un ami qui vous prodigue régulièrement de précieux conseils pour épargner du temps et de l’argent. Les magazines serviront d’amicaux conseillers en regard de plusieurs problèmes dans la vie de la jeune mariée » ([Anonyme], 1957, p. 8).

S’inscrivant dans ce créneau, Mon mariage s’autoproclame une ressource incontournable pour les futurs mariés, c’est-à-dire, comme son sous-titre l’indique, un « guide » irremplaçable. Dans la première édition de Mon mariage, Oligny promet à la future mariée sa collaboration pour qu’elle soit belle et heureuse lors du « grand jour ». « Dans cette brochure, à laquelle plusieurs personnes ont collaboré, vous trouverez tous les détails nécessaires à l’installation de votre bonheur; ils vous indiqueront la façon de vous diriger avec tact dans le dédale des convenances indispensables en notre civilisation » (Oligny, 1948, p. 5). En 1951, Jeanne Grisé-Allard reprend le même message, lequel confirme bien l’exigence performative associée à la cérémonie et aux célébrations :

Que de renseignements utiles, de conseils importants à demander! Vous avez tellement le souci de bien faire pour que votre mariage et votre départ pour la vie à deux soient un succès. Il y a de quoi perdre la tête... Rassurez-vous, gentille fiancée, cet album documentaire, préparé à votre intention, vous guide par tous ces sentiers et facilite vos décisions. Laissez vos rêves devenir de pleines et heureuses réalités. Soyez une fiancée reposée, une mariée jolie, une épouse rayonnante!

Grisé-Allard, 1951d, p. 17

Le périodique entend répondre à de multiples questions, du type : Comment se fiancer? Qui inviter à ses fiançailles? Quelle bague choisir? Où partir en voyages de noces? On y décrit le calendrier précis des choses à faire afin de ne rien manquer dans la longue liste des préparatifs[18]. Tout en aidant la fiancée à « faire de son mariage un succès au sens complet du mot », Mon mariage cherche à « s’impose[r] rapidement à elle comme l’auxiliaire indispensable qui assurera à la fois son propre bonheur et lui permettra de tout faire avec ordre, calme et charité » (G.T.F., 1948, p. 5). La revue contient même, dans les éditions qui suivent celle de 1949, un « courrier », ce qui semble étrange pour une publication annuelle, forcément privée d’une périodicité qui lui permettrait d’être réactive aux demandes du lectorat[19] (Grisé-Allard, 1951a, p. 28 et p. 118).

Pourtant, in fine, et malgré ses promesses contraires, le magazine augmente considérablement la quantité des dépenses et des soucis des futurs mariées. Dans le même mouvement où on prétend leur faciliter la vie, on ajoute à leurs responsabilités, en magnifiant la cérémonie, en multipliant les éléments nécessaires à la réussite du mariage, en instaurant une étiquette du mariage stricte, tout en renouvelant constamment les modes[20]. La sophistication et la complexité de ce qu’il importe de faire ne cessant de s’alourdir, les fiancées, désireuses de ne pas commettre d’erreurs ou d’impairs, se tournent vers Mon mariage au moment d’effectuer des choix qui ne peuvent être bons que s’ils sont « parfaits[21] ». « Pour le plus beau jour de votre vie, vous ne laisserez rien au hasard » ([Anonyme], 1949a, p. 35), scande Mon mariage. La revue devient ainsi, pour les femmes, dans un mouvement circulaire, une des causes de leur angoisse prénuptiale et sa solution.

Le lucratif marché des June Brides

Les éditeurs de Mon mariage sont des entrepreneurs commerciaux. Après un premier numéro préparé par la compagnie Tradex, de Montréal, sur laquelle nous ne savons rien, la revue est publiée par la Compagnie de Publications Provinciales Limitée, de 1949 à 1968[22]. Celle-ci contrôle l’Éclaireur, qui est la plus importante imprimerie rurale du Québec. De ses presses sortent, de manière assez éclectique, The Canadian Military Journal, les annuaires de la Fédération de la Chambre de Commerce des Jeunes, Canada at Work, le Bottin de l’A.P.I. et Transport Routier du Québec. L’ambition de la Compagnie de Publications Provinciales, en publiant Mon mariage, c’est d’en tirer un profit. À la base, Mon mariage est donc un produit commercial qui cherche à rejoindre le plus large public possible, des ventes en hausse lui assurant mathématiquement de plus larges revenus. En théorie, et en pratique dans une large mesure, la dimension idéologique ne joue ici qu’en fonction de la part de marché que la Compagnie de Publications Provinciales Limitée peut espérer accaparer.

Plus encore, Mon mariage est une entreprise commerciale par son contenu même. Déjà, la revue projette une impression de luxe qui contraste avec d’autres revues canadiennes-françaises de l’époque et nourrit le rêve d’ascension sociale de l’après-guerre. Bien que l’on concède qu’un jeune ménage puisse s’établir sans posséder immédiatement la totalité du confort qui lui est pourtant présenté comme « nécessaire »[23], on s’empresse de dresser, au fil des numéros, une liste « quasi-complète d’articles d’ameublement, pour chacune des pièces du nouveau foyer » ([Anonyme], 1948, p. 87-88), dans un inventaire qui semble sans fin. S’adressant à « toutes les femmes soucieuses de leur élégance » ([Anonyme], 1962c, p. 15), on fait de l’acquisition de produits raffinés le tremplin vers l’échelon social supérieur. L’annonce pour les pianos Quidoz clame en quatrième de couverture de l’édition de 1949 : « Un piano Queen Anne par Quidoz apporte au nouveau foyer enchantement et charme. II reflète culture, raffinement et appréciation du beau. Un piano Queen Anne par Quidoz est une preuve de goût distingué et de bon jugement. »

Toutefois, un examen attentif de la revue révèle que le public cible est vaste et que l’étalage des produits peut aussi combler les besoins d’un couple habitant un petit bungalow ou rêvant d’en habiter un (Ohmann, 1996, p. 206). On comprend que la revue s’adresse aux classes aisées ainsi qu’à tous ceux et celles qui aspirent à en faire partie. Un article complet devrait être consacré à la question de l’argent et de la gestion du budget dans Mon mariage : contentons-nous pour l’instant de noter certains décalages entre le faste promu et le budget réel du lectorat. Par exemple, un article aborde la question « Comment économiser? » Après avoir incité la lectrice à fréquenter les grands magasins, on reconnaît que « la jeune fille qui coud peut toujours avoir de jolies choses pour son trousseau[24]. » Une même logique s’applique aux voyages de noces. Même si, dit-on, le chevalier Des Grieux promettait à Manon de visiter Paris, « ils sont relativement peu nombreux, les jeunes époux de ce continent assez favorisés du sort pour aller passer leur lune de miel en France » ([Anonyme], 1951c, p. 117). Des destinations nord-américaines, mêmes québécoises, comme les Laurentides, sont alors suggérées.

Quoi qu’il en soit des capacités réelles du lectorat à dépenser, Mon Mariage se caractérise par la place occupée par la publicité, tout comme Bride’s Magazine et Modern Bride (Figures 4 et 5).

Figure 4

Page couverture de Bride’s Magazine, 1948

Page couverture de Bride’s Magazine, 1948

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Figure 5

Page couverture de Modern Bride, 1949

Page couverture de Modern Bride, 1949

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Servant de support à des annonces commerciales, le magazine instaure un rapport inversé à celui auquel nous sommes habitués pour des revues plus intellectuelles : plutôt que ce soient les annonces qui soutiennent la parution de la revue, ce sont les articles qui servent de prétexte à la diffusion des annonces[25]. Non seulement la moitié des numéros est occupée par des réclames, mais Mon mariage contient aussi un « Index des annonceurs » et octroie au propos publicitaire les meilleures pages. Par exemple, les sept premières pages de l’édition de 1951 sont réservées à la publicité, placées entre la page couverture illustrée d’une jeune mariée habillée par Eaton et un résumé de la tradition du shower, une « jolie coutume » qui consiste à faire pleuvoir sur la mariée une « pluie » de présents. De manière efficace, les textes et les publicités de Mon mariage sont présentés dans l’ordre chronologique de la préparation d’un mariage et insérés à l’endroit où le sujet apparaît dans la revue : les textes et publicités concernant les faire-part viendront par exemple au début; ceux portant sur l’ameublement et les voyages de noces vers la fin. Cette disposition induit chez les lectrices et lecteurs l’idée que le chemin vers le mariage est balisé par des achats précis, correspondant aux différentes étapes de la vie pré-, puis postnuptiale. Les numéros en profitent pour mélanger habilement texte informatif et texte publicitaire. De manière générale, la revue « classe » le contenu publicitaire, lequel vient illustrer, au sens littéral, le contenu informatif des articles : en 1951, par exemple, sont intercalées dans l’article sur « La maison du bonheur » des annonces pour les Galeries d’aménagement Baillargeon, les réfrigérateurs Frigidaire, le magasin d’électroménager Au Meuble moderne et l’usine d’appareils ménagers L’Islet.

Sans nous arrêter ici à l’analyse du contenu publicitaire du périodique, soulignons que les dépenses en vue de la cérémonie du mariage ne sont qu’une partie minoritaire des biens et services mentionnés dans les publicités. Pour la période qui nous intéresse (1948-1951), seulement le tiers (36 %) du contenu publicitaire de Mon mariage touche directement le mariage (robes, anneaux, réceptions, etc.), ce qui laisse manifestement beaucoup d’espace pour la consommation postnuptiale. Par exemple, une publicité de la compagnie Westinghouse s’étale sur deux pages, vantant des produits esthétiques et pratiques : « L’oiseau bleu du bonheur remplira votre vie de son doux gazouillement cadencé lorsque votre “atelier domestique” sera devenu l’endroit de travail libre de souci grâce aux appareils électriques modernes. Voici un agencement heureux, aussi nouveau que demain, et tellement pratique […] » ([Anonyme], 1951f, p. 106). On est à la fois très loin, et très près d’une cérémonie du mariage qui vise à transformer la jeune femme en « reine du foyer ».

De manière intéressante, si Mon mariage prend la forme d’un catalogue d’annonces, les annonces des magasins qui paraissent dans les journaux se présentent parfois comme un magazine en miniature. Pendant la « Semaine de la mariée » (vers janvier ou février), les grands magasins de Montréal et d’ailleurs organisent dans leurs espaces des défilés de mannequins en tenue de mariée, de mère de la mariée, de demoiselle d’honneur et de voyage et suggèrent des lampes, de la verrerie, des meubles, des bijoux et de la vaisselle en cadeaux aux nouveaux mariés[26]. Il est dès lors tentant de voir dans Mon mariage un emporium, comme dans les temps anciens, où se côtoient des boutiques vendant différents produits, des kiosques d’information et des événements spéciaux. La publication combine en un même espace des éléments à première vue disparates (poèmes, informations historiques, publicités d’appareils électroménagers, leçons d’étiquette, liste d’invités, etc.) dans une même intention consommatrice. Tout dans le propos explicite vise à convaincre les lectrices et lecteurs que le mariage est un moment gratuit, simple, pur, et tout dans la facture et la publicité de Mon mariage affirme le contraire.

Le plus beau jour d’une vie

Il est indéniable que plus le temps avance, plus la consommation initiée à l’occasion du mariage enfle. Dès les années d’après-guerre, au Québec, « le marché commercial autour de la mariée » devient, pour reprendre les mots d’Alexandra Potts, adjointe à l’éditeur de Modern Bride, « une mine d’or ». Selon Potts, « à l’annonce d’un mariage, vendeurs et acheteurs entrent dans la ronde. Les jeunes fiancés commencent à choisir les pièces d’ameublement, alors que les parents et les amis projettent des réceptions et l’achat de nouveaux vêtements en plus de cadeaux pour les futurs mariés » (PCF, 1966, p. 37). Pendant les Trente glorieuses, les dépenses des futurs époux, de leurs familles et de leurs amis lors de la célébration du mariage semblent atteindre des sommes sans précédent, montants qui traduisent à la fois la prospérité nouvelle de l’après-guerre et l’entrée des Québécois francophones dans l’ère de la société de consommation.

Si Mon mariage ressemble tant, dès le tournant des années 1950, à une revue de consommation de masse, c’est d’abord parce que le mariage lui-même est devenu une célébration matérialiste. En effet, des trois grands rites de la vie d’un chrétien, le mariage est seul à l’époque à faire l’objet d’un aussi puissant investissement commercial. Ni le baptême, dont la cérémonie reste simple (la tradition du baby shower n’ayant pas encore éclos), ni les funérailles, dont la cérémonie reste sobre, ne font, en effet, l’objet d’une telle récupération économique. Pourquoi donc en va-t-il autrement pour le mariage qui fait se succéder les réceptions, les showers, les tournées de magasinage et les visites chez les couturiers? On pourrait citer des explications générales : la montée de l’individualisme contemporain ou la prospérité de l’après-guerre, qui contribue assurément à cette marchandisation du mariage (Lemieux et Mercier, 1992). Mais restons-en au niveau de ce sacrement lui-même.

D’abord, par rapport aux baptêmes et aux funérailles, la consommation stimulée par le mariage ne s’arrête pas aux dépenses de la cérémonie. À l’époque, au contraire des bébés qui n’ont pas encore besoin de grand-chose, et des défunts qui n’ont plus besoin de rien, les nouveaux mariés doivent se constituer un énorme trousseau nécessité par leur établissement dans un nouveau foyer. Le bungalow étant devenu le lieu par excellence de l’épanouissement des époux, il est primordial de le meubler et de le décorer de manière aussi agréable et confortable que possible. La « Complainte du progrès » (1956) de Boris Vian évoque cette transformation : alors qu’avant, se moque le chanteur français, les amoureux se contentaient d’offrir leur coeur, désormais il leur faut promettre une panoplie d’objets tous aussi farfelus et superflus les uns que les autres. Et étonnamment, la liste qu’avait dressée Vian semble plutôt modeste par rapport à ce que l’on retrouve dans Mon mariage. On n’hésite pas à y annoncer des biens autrement plus nombreux. L’édition de 1948 de la revue québécoise donne la liste complète de l’ameublement d’un nouveau foyer. On y trouve entre autres un radio-phono, un cabinet à porcelaine, un chiffonnier, une discothèque, un malaxeur, un fer à repasser, un carré à légumes, un balai automatique, un réfrigérateur, une cuisinière électrique, un malaxeur et un gaufrier ([Anonyme], 1948, p. 87-88). Ainsi, à l’égal d’autres lieux médiatiques comme le cinéma, Mon mariage exprime, tout en la canalisant, cette brusque évolution économique et culturelle qui, en l’espace d’une dizaine d’années seulement, module les rapports sociaux en fonction de l’acquisition « d’une cuisinière, d’un réfrigérateur, d’une machine à laver, d’une voiture, d’une télévision », ce qui entraîne « une nouvelle perception de l’espace intérieur » (Ross, 2006, p. 14-15).

L’accroissement des dépenses, avant le « grand jour », se nourrit également de toute une rhétorique qui n’est pas sans lien avec la diffusion médiatique des grandes cérémonies princières. Le mariage d’Élisabeth II en 1947 fera rêver bien des jeunes filles, et la propagation de cet imaginaire sera bientôt décuplée par les pouvoirs de la télévision, qui diffuse le couronnement d’Élisabeth en 1953 et, évidemment, le mariage de Grace Kelly en 1956. Ainsi, dès les années 1940, le mariage est médiatiquement présenté comme un conte de fées, un mirage symbolisé entre autres par le fait que des mariées portent littéralement une couronne de princesse sur la tête. Plus l’angoisse de la vie future à deux est exacerbée, plus la perfection de cet acte public qu’est le mariage devient cruciale. Il faut n’économiser ni temps ni effort pour que l’événement soit splendide, inouï, exceptionnel.

Le mariage a toujours été important, certes, mais de fête familiale, il se transforme dans l’entre-deux-guerres, puis plus encore dans l’après-guerre, en une monstration de l’intensité du sentiment amoureux, dont le degré est exprimé par la dépense matérielle (Lemieux et Mercier, 1989, p. 135-136; Tremblay, 2007). Le temps d’organisation des cérémonies s’en trouve évidemment allongé. Alors que les unions d’autrefois se décidaient rapidement[27], celles de l’après-guerre demandent un temps de préparation qui peut durer jusqu’à six mois et incluent plusieurs étapes à suivre. De plus, alors que les mariages d’autrefois occasionnaient des dépenses avant tout proportionnelles au nombre de personnes qu’il fallait nourrir, la publicité liée aux mariages de l’après-guerre fait reposer l’intensité de l’amour sur une série d’extravagances (gâteaux à cinq étages, limousines, orchestres, grands crus, fourrures, bijoux, chapeaux dernier cri, etc.). Les « lavish weddings » (Otnes et Pleck, 2003) (« grands mariages » dans la terminologie de Mon mariage) sont de plus en plus fréquents, avec pour résultat, bien sûr, que les factures des unions croissent, même pour les couples issus de milieux populaires. Le luxe ne paraît plus aussi inacceptable qu’auparavant, ou plutôt, dans le cadre du mariage chrétien, ce qui aurait été un luxe devient une nécessité (Johnson, 2013, p. 48). La robe de mariée est sans doute le plus bel exemple de cette logique ostentatoire, puisqu’on est prêt à engouffrer des fortunes dans un accessoire qui ne sera porté qu’une seule fois[28].

Cette orgie de dépenses, dont les frais sont assumés en grande partie par les parents de la mariée, est justifiée par le fait que le bonheur conjugal serait conditionné par son acte fondateur. On s’entend pour dire qu’un beau mariage est la garantie d’un bon ménage et que la joie de cette journée est la promesse d’une union durable. Le mariage doit donc être pour les conjoints « le plus beau jour de leur vie », la robe de mariée la plus belle robe jamais portée, le voyage de noces « le voyage le plus important de leur vie ». Ce qui, un autre jour, pourrait être négligé ou bâclé, revêt ici une extrême importance : « Pour le plus beau jour de votre vie, votre mariage, vous passerez de longues heures à préparer votre toilette de noces, à étudier dans tous ses détails votre robe de mariée, mais il ne faudra pas laisser au hasard le choix de votre gâteau de noces! » ([Anonyme], 1951g, p. 53). Un semblable idéal de perfection traverse l’ensemble des recommandations données dans les pages du magazine. Oligny le rappelle, à titre de rédactrice en chef de Mon mariage :

Oui, très bientôt, on vous appellera « la mariée »! Oh! vous y pensez depuis longtemps … vous vous voyez déjà, dans la nef de l’église, au bras de celui que vous avez choisi, que vous aimez et avec qui vous fonderez un nouveau foyer. Évidemment, vous avez l’ambition très légitime que tout soit parfait, que rien ne soit laissé au hasard dans l’organisation, non seulement de la cérémonie qui marquera peut-être le plus beau jour de votre vie, mais aussi de votre nouveau foyer où tout respirera le bonheur[29].

Oligny, 1949, p. 6

Mon mariage porte en soi une promesse de bonheur. Dans le numéro de 1949, on déclare : « Lisez ce livre avec autant d’intérêt qu’il a été composé et mis au point pour vous. Que chacune de ses pages vous transmette nos meilleurs souhaits! Soyez belle, soyez heureuse! C’est le voeu que, de tout coeur, nous formulons pour vous » (Oligny, 1949, p. 6). Comme la bague, comme la robe de mariée, le magazine se veut un souvenir impérissable de la célébration du mariage. « Ce petit livre restera pour vous, qui aurez rempli les feuilles ad hoc, un “livre de raison” que vous aimerez feuilleter parce qu’il vous rappellera de si agréables souvenirs » (Oligny, 1949, p. 6). Mais en cela différent du livre de raison ordinaire, rempli de notations comptables ou anecdotiques, Mon mariage recréera par ses images féeriques la magie de la célébration passée. Par effet d’association, la fiancée, qui a compilé dans les pages vierges de la revue, destinées à cette fin, certains détails de son propre mariage (registre des cadeaux, liste des invitées et invités, plan de la table d’honneur) s’y reverra aussi belle et jeune que les beaux mannequins du papier glacé du magazine.

Consommatrices et habits neufs du mariage

Il faut voir dans Mon mariage un acteur et un témoin de la transformation du rôle social des femmes en Occident, au milieu du 20e siècle. Car – et il est temps d’affronter l’éléphant dans la pièce – c’est aux femmes que s’adresse Mon mariage. Que la première figure de proue en soit Odette Oligny le confirme, cette journaliste s’étant fait connaître comme rédactrice de la page féminine du Canada (de 1931 à 1951), ainsi que par l’animation de certaines émissions de radio, dont « Une femme à la page », diffusée sur les ondes de CKAC. Nulle autre qu’Oligny, affirme le premier numéro de Mon mariage, n’était mieux placée pour répondre aux demandes de celles qui s’interrogent sur le protocole à suivre lors de l’envoi des invitations ou sur l’organisation de la réception du mariage, car sa longue expérience l’avait familiarisée avec les questions qui taraudent ou devraient tarauder toutes les femmes, à la veille de leur union[30]

Ainsi, le mariage est à cette époque la grande affaire des femmes. Alors que l’homme peut davantage vivre une vie de célibataire, la femme canadienne-française n’a d’autre destinée, à moins de choisir le couvent ou le sort socialement peu enviable de vieille fille, que celle d’épouse. Dans un éditorial signé par Oligny, on peut lire : « On dit, et avec raison, qu’une vie n’est pas complète si elle ne se voue à une grande cause. Une vie féminine surtout n’est intéressante que lorsque le mariage lui donne un sens, un but » (Oligny, 1949, p. 6). La raison en est simple et peut se résumer par une formule : alors que l’homme doit obtenir une situation afin de se marier, la femme doit se marier afin d’obtenir une situation, une « promotion » symbolisée par le fait qu’elle prend alors le nom de son mari.

À cela s’ajoute que les dépenses du ménage sont en grande partie sa prérogative[31]. La société occidentale procède à un découpage entre les domaines utilitaires et extérieurs associés à l’identité masculine et des domaines esthétiques et intimes associés à l’identité féminine. La responsabilité de tout ce qui a trait à la sphère domestique et au décor sera par conséquent confiée à la femme[32], décor dont elle fait elle-même partie, ce qui l’oblige à un incessant travail sur soi et à un impératif de beauté. C’est ainsi qu’à l’homme comme pourvoyeur répondra la femme comme consommatrice et « fée du logis[33] ». Définie comme plus frivole que l’homme (qui, lui, est associé aux vertus de rationalité et de mesure), la femme peut, et jusqu’à un certain point doit, davantage que lui, se livrer à des dépenses « décoratives », tout en sachant, contradictoirement, se montrer « raisonnable » et « économe ». On ne cessera ainsi de vanter des produits tout à la fois durables et à la mode, pratiques et élégants, bon marché et luxueux, dans un ballet qui ne s’embarrasse d’aucune contradiction pour vendre des grille-pains ou des crèmes pour la peau.

Mon mariage est rempli d’annonces pour des biens et services associés spécialement à l’univers féminin, tels le maquillage, le savon, la mode, les bijoux, les meubles et accessoires de maison. Mais surtout, la revue, soutenue par une galerie de spécialistes et guides-experts, fourmille de prétextes à la dépense. La mode féminine occupe une grande place dans cette entreprise, puisque la mode représente pour la fiancée « l’une des rares occasions où personne ne cherchera à guérir [sa] fièvre de magasinage » ([Anonyme], 1950, p. 81).

C’est en effet, le soin que vous mettrez à magasiner qui déterminera la valeur de votre garde-robe pour des mois à venir. Bien entendu, vous aurez besoin de nouvelles toilettes, de jolies robes, de robes pour toutes circonstances. Examinez avec soin les collections printanières et estivales; ayez à l’idée la liste assez complète de ce qu’il vous faudra, dans ce domaine, pour les débuts de votre vie future.

[Anonyme], 1950, p. 81

Mais si la dépense constitue le mot d’ordre de la revue, il est frappant de constater comment, dès les premiers numéros de Mon mariage, ce que l’on vend, c’est la singularité, voire l’individualité. Flattant l’ego de la future mariée, se développe toute une rhétorique du « moi », où les parures deviennent l’incarnation de son unicité : les souliers sont faits « à la main », les robes sont créées « sur mesure », à partir de modèles « uniques », les bagues des fiançailles sont exclusives et dessinées spécialement pour la future mariée, l’ameublement des maisons reflète la personnalité de la maîtresse de maison… Même la poudre faciale doit être « faite sur commande » : « exclusivement mienne… faite pour mon teint… pour le rehausser et en réaliser toute la beauté… C’est une merveille de voir la spécialiste de Charles of the Ritz composer ma poudre faciale devant mes yeux » ([Anonyme], 1951h, p. 50). Autrefois, la femme se devait d’être belle pour les autres; désormais, elle se doit de l’être pour elle-même, parce qu’elle le mérite (Black, 2004), surtout le jour de son mariage : « C’est un jour, le grand jour, où l’on se doit d’être belle pour son futur époux, pour ses amis et, pourquoi ne pas le dire, beaucoup pour sa propre petite vanité » (Fouré, 1950, p. 55). C’est une règle d’or que les invitées à un mariage ne doivent jamais être plus chics que la mariée : elle est la vedette de son propre spectacle.

Dans un tel contexte, il serait malheureux que se glissent, dans une cérémonie qui se veut éclatante, des erreurs, des maladresses, des manquements. Le simple choix d’un soulier n’a rien d’anodin : « […] il dépend et pour notre bonheur, et pour notre assurance, d’avoir des chaussures à la hauteur de la tâche qui leur incombe, celle non seulement de nous donner du confort, mais aussi d’être le complément idéal de notre vêtement » (Gilet, 1951, p. 43). La future mariée se métamorphose par conséquent en consommatrice avertie, dans une société fortement genrée où sa qualification à être aimée dépend directement et proportionnellement de sa capacité à être belle ou à le devenir[34]. Les pages couverture de Mon mariage (sauf celle de 1948, où n’est imprimé que le titre) montrent une mariée « jeune » et « heureuse », mais surtout « ravissante », tout comme les mannequins qui posent dans les pages de mode et les annonces (Eaton, 2012). Sans surprise, sa beauté doit trouver un parfait miroir dans la splendeur de son mariage. Pendant ce temps, il est demandé à l’homme de revêtir un bel habit et c’est à peu près tout.

À l’instar des autres magazines féminins à grand tirage des années 1950, les textes et les publicités de Mon mariage jouent le rôle de « gatekeepers » ou « quality controllers » pour une kyrielle d’aspects, qui vont des aspirateurs aux modes vestimentaires, en passant par l’étiquette et la santé des époux (Hammill et Smith, 2015, p. 82). Mais surtout, Mon mariage permet de combiner le sens des traditions ancestrales et les offres de la société de consommation, un phénomène similaire à la transformation subie par la fête de Noël, qui, dès la fin du 19e siècle, devient un prétexte à un débridement de dépenses (Warren, 2006). En glissant son message consumériste dans les vieux habits d’une institution séculaire, la revue remplit une fonction essentielle, qui consiste à « réconcilier le passé et l’avenir » (Ross, 2006, p. 122-123), c’est-à-dire ici, plus précisément, à conjuguer tradition et consumérisme : les ustensiles de cuisine Daffodil reprennent des modèles de 1847; le « champagne » Président reste « le seul champagne canadien qui soit réalisé d’après l’authentique méthode traditionnelle » (Publicités, Mon mariage, 1951, [s. p.]); etc. Réconciliation entre hier et demain, donc, mais immanquablement à l’avantage des « temps modernes » : alors que jadis, les « aïeules prenaient des années à confectionner leur volumineuse lingerie », la « jeune mariée, en ce déclin du 20e siècle », peut, grâce aux vertus de la lingerie de nylon, « se monter un trousseau complet qui aurait fait l’envie de son arrière-grand-mère, et le mettre tout entier dans une petite valise » ([Anonyme], 1951a, p. 44). Elle fera donc mieux ce que, de toujours, son « éternel féminin » lui commande, et elle le fera mieux parce qu’elle pourra, dans la quête de sa propre féminité, compter sur une industrie du mariage qui l’autorise à dépenser sans compter à cette fin.

Comme le note Martine Tremblay, le « besoin d’ancrage identitaire qui se manifeste à travers les rituels du mariage est largement exploité par l’industrie », car, « [e]n introduisant une dimension commerciale dans les rituels actuels, l’industrie contribue à leur uniformisation » (Tremblay, 2001, p. 406). Un magazine spécialisé comme Mon mariage fournit une gamme d’informations jugées décisives qui aident à cristalliser une image stéréotypée de l’événement du mariage et de ses suites. Il construit une nouvelle tradition dans le même élan où il prétend préserver l’ancienne (Currie, 1993). Rien ne l’illustre peut-être mieux que les quelques lignes consacrées aux coutumes du mariage, brefs passages qui ne font pas le poids dans la masse des discours insistant sur la nécessité de suivre les dernières tendances et les modes. Mieux encore, les traditions sont formulées de telle sorte à servir de canaux pour l’expression de désirs matériels et de plaisirs individualistes : le mariage, qui cristallise, au fond, le basculement vers la vie de couple, s’avère l’occasion d’une avalanche de dépenses afin d’assurer la perfection du bonheur à deux. Et en ce qui concerne plus particulièrement la « fée du logis », pilier du temple de l’amour, la relégation à son rôle conventionnel d’épouse lui autorise l’achat d’une myriade d’objets dernier cri, censés assurer son bonheur.

Malgré que la révolution matérialiste et individualiste portée par Mon mariage ne soit pas encore achevée dans les années 1948-1951 – les Québécois francophones continuant d’adhérer à des formes rituelles plus traditionnelles –, le magazine indique bien le sens d’une transformation. Dans le cas particulier de l’évolution de la société québécoise, l’examen de la revue nous mène à deux constats. D’une part, ce magazine est porté par une exigence de consommation qui le traverse de part en part. Cette exigence est d’autant plus remarquable qu’elle est largement exempte de dimension religieuse, ce qui peut nous conduire à le voir en quelque sorte comme un contrepoids à toute la pléthore de publications émanant, à la même époque, du clergé, et qui visent à corseter le couple. Le conte de fées ici promu en est un laïque, même si la tribune qui lui donne son cadre est strictement catholique. Par exemple, dans l’édition de 1951, un seul article ne comptant que quelques paragraphes, eux-mêmes enchâssés dans des publicités illustrées pour les gaines Flexees et pour « la Servante mécanique Electrolux[35] », est consacré aux « formalités religieuses ». Le texte rappelle timidement que le « côté spirituel et religieux du mariage – la bénédiction nuptiale, la messe, l’échange des serments entre les nouveaux époux – est infiniment plus important que toutes les mondanités » ([Anonyme], 1951d, p. 81). Une fois réitérée l’obligation absolue du mariage catholique la revue adjoint une condition sine qua non : le « rêve » ne deviendra réalité que par l’achat de biens et services.

Deuxième constat, ce conte de fées est l’affaire des femmes. Edgar Morin avait déjà désigné les deux grands thèmes identificateurs de la culture de masse, soit « d’une part, la maison, le bien-être, d’autre part, la séduction, l’amour » (Morin, 2017, p. 228). Mon mariage amalgame ces deux thèmes de manière presque parfaite et constitue le lieu où ils s’incarnent dans des détails pratiques comme l’achat d’une batterie de cuisine. Pareil en cela aux autres magazines féminins qui pullulent en France ou aux États-Unis à la même époque, Mon mariage devient bien plus qu’un simple catalogue d’articles de mariées. Il montre et exacerbe « l’archétype de la femme moderne » : « Femme émancipée, certes, mais dont l’émancipation n’a pas atténué les deux fonctions, séductrice et domestique, de la femme bourgeoise. L’émancipation de la femme s’opère, non seulement par la promotion sociale (accès aux carrières masculines, aux droits politiques, etc.), mais par l’hyper-érotisation et la transformation des servitudes ménagères en contrôle électro-ménager » (Morin, 2017, p. 234). Aussi, cette parfaite gestionnaire du quotidien qu’est devenue la nouvelle mariée, au regard de sa représentation dans Mon mariage, rejoint les observations de Kirstin Ross :

Bien entendu, dans la mesure où elles sont à la fois les premières victimes et les arbitres de la reproduction sociale, dans la mesure où elles s’avèrent sujettes de la quotidienneté, à laquelle elles sont aussi plus assujetties que quiconque, dans la mesure où elles forment un ensemble d’individus chargés à la fois de la consommation et du mouvement complexe par lequel l’existence sociale des êtres humains se trouve produite et reproduite, les femmes incarnent la quotidienneté : elles en sont les gestionnaires – en un mot, l’incarnation même. 

Ross, 2006, p. 108

En somme, ce que Mon mariage passe sous silence, c’est justement l’enfermement dans le bungalow, qui risque de se produire ensuite, après l’union. Dans ce magazine, la femme apparaît bien seule : au fond, même son futur mari, terme essentiel dans l’équation du couple, n’est esquissé qu’en arrière-plan (il est révélateur que le fiancé ne soit jamais présent en page couverture et très peu présent dans la revue elle-même). C’est sur la fiancée que repose le succès de la noce, et par conséquent le bonheur du couple qui s’ensuivra. En insistant ad nauseam sur « la fiancée prévoyante » ou « la mariée avisée », tout le discours du magazine devient prescripteur des qualités organisationnelles attendues, dans l’après-guerre, du genre féminin.

Le succès renouvelé du magazine Mon mariage s’explique néanmoins par le fantasme qu’il charrie : bien que sexiste, l’image de la femme qui domine dans ces pages est aussi celle de la richesse, de la modernité, de la beauté et – élément majeur – de l’amoureuse sans enfant. Ce qui miroite ici, c’est donc aussi le mirage du couple comblé par l’amour. Comme le laisse présager une publicité pour la laveuse Connor-Thermo, tout ce qui manque à la « petite madame », c’est cet indispensable appareil qui lui procurera plus de loisirs pour dorloter son époux (Figure 6). Bonus non négligeable, grâce à Connor-Thermo, l’Éros du couple sera garanti par le fait que l’épouse sera « toujours fraîche et souriante, même les jours de lessive! ».

Figure 6

Publicité parue dans Mon mariage, 1950, p. 119

Publicité parue dans Mon mariage, 1950, p. 119

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Encore soustraite aux exigences du rôle de mère, la fiancée se voit certes confinée à l’horizon de la domesticité, mais, à la veille de son mariage, elle peut encore s’imaginer portant les plus belles robes, arborant une peau rendue douce par l’usage des plus fines crèmes et bientôt entourée de meubles de luxe dans un nid douillet… Or, même cette transition entre le statut de jeune fille et celui d’épouse est régulée par la revue, qui somme littéralement la fiancée de bien profiter de cette période d’attente, d’éviter les sorties inutiles et le stress indu, afin de savourer ces derniers jours de célibat, qu’il faut goûter comme un « fruit délectable qui parfume les lèvres […] » (Grisé-Allard, 1955, p. 26). L’impératif est d’autant plus criant, semble avertir Mon mariage, que ce beau songe n’est pas éternel : « [Au jour du mariage], je serai confiante, mais je serai forte aussi, car demain les cloches se seront tues, le tapis sera replié pour un autre mariage, et nous irons dans la poussière, sur la route… » (Grisé-Allard, 1955, p. 26). Tôt ou tard, il faudra quitter le rêve pour la réalité. D’où l’importance d’avoir vu « grand », pour ce jour « qui n’arrive qu’une fois dans une vie »...