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« Jean Lalonde est-il enfin amoureux? » Cette question, suivant immédiatement le nom de la revue et coiffée d’un point d’interrogation quelque deux fois plus grand que les autres caractères d’imprimerie, fait office de grand titre à la une du premier numéro du magazine Radiomonde (1er janvier 1939, p. 1). À l’interrogation se substitue une exclamation à la une du numéro suivant, qui titre : « Azelma est bien vivante, dit Fridolin! » (1er février 1939, p. 1). Moins évidente pour le lecteur d’aujourd’hui, cette une parle aussi d’amour : les contemporains ne sont pas sans savoir que le personnage de Fridolin, interprété à la radio et sur scène par Gratien Gélinas, est follement épris d’Azelma, qui l’éconduit continuellement. La page couverture du troisième numéro utilise le même stratagème en inscrivant en grandes lettres le nom d’une autre vedette masculine très en vue à l’époque, cette fois-ci l’acteur de radioroman Albert Cloutier. Le sous-titre est plutôt de nature descriptive : « Celui qui fait rêver les jeunes filles – personne ne peut dire “ma chérie” comme lui » (15 février 1939, p. 1).

Ces unes ont une valeur programmatique : elles situent d’entrée de jeu Radiomonde comme un magazine qui s’adresse d’abord aux femmes, toujours implicitement interpellées ici, et faisant une part importante à la vie sentimentale des artistes de la radio, qu’ils soient de chair et d’os comme le chanteur Jean Lalonde et le comédien Albert Cloutier, ou de papier, comme Fridolin. En 1939, il apparaît toutefois clairement que ce n’est ni la formation de couples célèbres ni les amours de l’artiste féminine qui intéressent réellement le lectorat, mais plutôt la vedette masculine célibataire, présentée comme un véritable coeur à prendre pour ses ferventes admiratrices.

On commence tout juste à se pencher sur les modalités de l’émergence du vedettariat au Québec. D’importants travaux en histoire culturelle, en particulier ceux de l’équipe de La vie littéraire au Québec (Saint-Jacques et Robert [dir.], 2010), ont permis de mieux cerner l’influence des nouveaux médias sur la littérature et la vie culturelle du début du 20e siècle. Adrien Rannaud a également ouvert de nouvelles perspectives pour l’étude de la célébrité féminine et de la culture moyenne dans les revues et les magazines du milieu du siècle (Rannaud, 2018). Le magazine Radiomonde, fondé en 1939 par Marcel Provost, est aussi reconnu par la critique comme l’un des premiers lieux d’une culture de la célébrité au Québec. L’étude des trente-deux premiers numéros de Radiomonde, tous parus durant l’année 1939, montre que celui-ci repose sur l’exacerbation des sentiments amoureux que nourrissent les admiratrices pour les vedettes de la radio. Dans le magazine, le discours amoureux est cependant presque inévitablement unidirectionnel et genré; s’y mêlent l’expression d’une admiration pour les qualités artistiques de la célébrité et un certain désir d’ascension sociale de la lectrice qui s’imagine à son bras. L’exploration des différentes représentations du célibataire célèbre et de la lectrice amoureuse dans le discours, mais aussi dans l’iconographie de la revue, permet ainsi de mettre au jour la complexe relation de pouvoir entre les sexes qui se joue dans le magazine et sur lequel repose le vedettariat émergent au Québec.

Un second rapport de force se dessine également entre les rédacteurs du magazine – des hommes pour la plupart – et leurs lectrices dans les pages du périodique. Détenteurs d’informations privilégiées sur les vedettes, les rédacteurs de Radiomonde sont rarement bienveillants et tiennent un double discours : ils n’hésitent pas à discréditer – parfois avec véhémence – les admiratrices tombées sous le charme des vedettes de la radio, tout en entretenant le mystère entourant le statut matrimonial des célibataires célèbres, voire en jouant les entremetteurs entre les lectrices et les artistes. Radiomonde exploite ainsi le sentiment amoureux de ses lectrices à l’égard des célébrités de la radio pour continuer de générer un intérêt autour de la publication : il ne faut en effet pas que le charme soit rompu, pour ne pas risquer que la lectrice se désintéresse du magazine. La représentation de l’amour dans les pages de Radiomonde suit alors une logique consumériste, se servant du désir d’émancipation des femmes affleurant à l’époque pour leur vendre du rêve.

Aimer les vedettes d’ici

Dès le tournant des années 1920, on constate un intérêt nouveau pour les célébrités de la part du lectorat canadien-français. Celui-ci se manifeste notamment par le nombre grandissant d’articles consacrés au monde des stars dans des périodiques canadiens-français bien établis, notamment Le Samedi (1889-1963) et La Revue populaire (1907-1963) qui, à partir du milieu de la décennie 1930, incluent des chroniques sur les célébrités. Au cours de ces mêmes années émergent également des journaux illustrés comme Photo-Journal (1937-1981), qui font leur miel de ce désir nouveau de voir les photographies des étoiles montantes de la radio et du cinéma américains. L’émergence d’un discours sur les célébrités et le vedettariat est en effet indissociable de l’avènement de ces nouveaux médiums qui transforment en profondeur le paysage médiatique de l’époque. L’apparition du magazine Radiomonde en 1939 s’inscrit ainsi dans une mouvance beaucoup plus large, qui concorde d’ailleurs avec ce qui se produit dans les périodiques français (Delporte, 2003, p. 27).

Il ne s’agit pas non plus du premier périodique canadien-français à s’intéresser à la radio. Au moins trois autres publications rendant compte de la production radiophonique au Québec l’ont précédé : The Canadian Radio (1924) publié à Montréal, Radio-Canada Magazine (1931-1932) édité par Louis Chartier et Radio Information (1938-1940). Ces périodiques, plutôt éphémères, ne connaîtront toutefois jamais le succès de Radiomonde qui, au plus fort de sa popularité, tire à 100 000 exemplaires (Martin, Richard et Salha, 2000, p. 47). Le retentissement de Radiomonde s’explique notamment par la mise en valeur des artistes de la radio : contrairement à ses prédécesseurs, le magazine ne détaille pas les horaires des différentes productions en ondes dans ses premiers numéros[1] et, en 1939, ne discute que peu des enjeux techniques entourant la radio. Radiomonde s’évertue plutôt à faire connaître du public les chanteurs, les acteurs de radioromans ou de radiothéâtre, les annonceurs, mais aussi des bruiteurs et l’ensemble des autres artisans faisant vivre la radio canadienne-française, en proposant des photographies en grand format et de longues entrevues de ceux-ci. Radiomonde cherche en somme à faire pour la radio ce que LePanorama (1919-1921) et son descendant, Le Film (1921-1962), souhaitent faire pour le cinéma : procurer à son lectorat des informations sur les différentes vedettes de ces nouveaux médias.

Au contraire du Panorama cependant, dont l’intérêt premier portait sur les stars hollywoodiennes et qui participait donc activement à l’hégémonie du vedettariat américain au Québec (Sabino, 2018, p. 73), l’objet premier de Marcel Provost et des collaborateurs du magazine est la création d’un espace exclusivement dédié aux artistes de la radio canadiens-français, qu’ils estiment justement être éclipsés par les vedettes de la chanson européennes ou américaines. À chaque numéro, l’éditorial est d’ailleurs un long plaidoyer en faveur de la production radiophonique locale, souvent appuyé par la retranscription de lettres des lecteurs du magazine endossant ses positions ou, au contraire, vilipendant les chroniqueurs d’autres périodiques qui expriment leur désaccord. Michèle Martin, Béatrice Richard et Dina Salha estiment qu’en se positionnant ainsi, Radiomonde s’inscrit « dans une interaction média-culture-société » (Martin, Richard et Salha, 2000, p. 45) propre au passage transitionnel vers la modernité qu’enclenche alors la société québécoise et qui se reflète dans le périodique.

Cette entreprise de défense des artistes canadiens-français, si elle concerne principalement les intérêts économiques des artistes d’ici dont les cachets sont souvent moindres que ceux de leurs contreparties étrangères, est aussi le signe de l’émergence d’une identité culturelle propre au Canada français (Martin, 2001) dont le corolaire est l’avènement d’un vedettariat local médiatisé par Radiomonde. En faisant la promotion assidue des artistes de la radio canadiens-français, Radiomonde souhaite voir se développer un sentiment d’attachement pour ces nouvelles célébrités qui s’appuie sur le protectionnisme culturel et économique (la radio et la presse forment, il ne faut pas l’oublier, des industries) que le magazine promeut initialement.

Marcel Provost[2] estime cependant qu’une grande partie de la faute quant au succès des étrangers au Québec incombe aux femmes :

Durant les représentations que donne la vedette étrangère, on se bouscule, on applaudit à tout rompre, on perd la tête : « Y est-tu beau! Y’est-tu fin! Regarde-moi donc ces belles petites mains potelées! » etc., etc., etc. […] Comment ne pas conquérir un pays dont les femmes sont d’avance nos esclaves au point de vue de l’admiration?

R. M., 5 mai 1939, p. 3

Pour permettre le succès des artistes locaux, il faut en somme rediriger l’intérêt des femmes vers ceux-ci. Radiomonde entend donc faire aimer les vedettes d’ici, en tirant avantage du rapport ambigu, entre adulation et amour, qu’entretiennent ses lectrices avec les vedettes de la radio et en exploitant l’exacerbation du sentiment amoureux comme stratégie de marketing.

Pour vos beaux yeux

Rédigés presque entièrement par Marcel Provost lui-même (Martin, Richard et Salha, 2000, p. 46), les trois premiers numéros de Radiomonde (1er janvier, 1er février et 15 février 1939) diffèrent sensiblement du reste de la production. Provost cherche la formule gagnante et on voit qu’il tente de saisir son public. Ce sont les numéros où la représentation des femmes est la plus problématique. Renée Legris n’hésite pas à qualifier de « fortement phallocrate » (Legris, 1990, p. 14) l’institution radiophonique de l’époque. Des caricatures publiées dans les premiers numéros du périodique soulignent une certaine misogynie ambiante qui sans être propre au milieu de la radio, est partiellement relayée dans Radiomonde. Le magazine republie en effet des caricatures de l’artiste Sid Hix parues d’abord dans le magazine américain Broadcasting. Ces caricatures mettent particulièrement en lumière le rapport de pouvoir entre les commanditaires et les jeunes artistes féminines de la radio. Dans l’une d’elles, reproduite dans le numéro du 1er janvier 1939 de Radiomonde, la femme d’un commanditaire fait irruption dans le bureau de son mari alors qu’une jeune femme est assise sur les genoux de celui-ci. Le commanditaire se dédouane : « Je t’assure, bobonne, Mlle Latour voulait savoir comment [ç]a se passait au programme d’Armand Marion et Charlotte. » Dans une autre caricature du numéro du 15 février 1939, une jeune femme chante au micro en sous-vêtements. Le commanditaire la regarde en faisant rouler sa moustache entre ses doigts tandis qu’un homme à l’extérieur du studio explique à un autre : « … tu sais, les radiophiles s’en fichent, mais le commanditaire adore cette tenue-là… » (Figure 1). Dans le même esprit, un dessin de l’illustrateur québécois Jacques Gagnier dans le numéro du 1er février 1939[3] montre Fridolin entouré de quatre jeunes femmes élancées et censé faire état de la difficulté pour le comédien de choisir une artiste pour l’accompagner dans sa revue de l’année 1939. L’artiste masculin est entouré de jeunes femmes toutes plus jolies les unes que les autres et ne saurait choisir entre elles.

Figure 1

1er février1939 [Caricature], Radiomonde, I, 2 : 3. Sid Hix

1er février1939 [Caricature], Radiomonde, I, 2 : 3. Sid Hix

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Ces caricatures, dont on peut présumer qu’elles sont destinées aux lecteurs masculins, sont l’un des indices du paradoxe au sein du magazine. Si celui-ci s’adresse en effet à un public diversifié et entend divertir tant le père de famille que la mère et leurs enfants (Beaulieu et Hamelin [dir.], 1985, p. 145), il est clair qu’il cherche à attirer en particulier les femmes, celles-ci formant le premier public d’un grand nombre d’émissions radiophoniques diffusées dans la journée, alors que les hommes se trouvent le plus souvent à l’extérieur du foyer pour travailler. Alors que certains périodiques dirigés par des femmes comme La Revue moderne ou Le Mois de Jovette chercheront à faire la promotion des vedettes féminines comme autant de modèles de réussite au féminin (Rannaud, 2018), et bien que Radiomonde ne se limite absolument pas à promouvoir les artistes masculins et reconnaisse l’apport des femmes au milieu radiophonique, l’importance plus grande accordée aux vedettes masculines dans les pages de Radiomonde pointe indéniablement vers la stimulation de l’intérêt des lectrices.

Durant l’année 1939, Radiomonde passera ainsi par une suite de légers recalibrages, d’abord pour ne pas s’aliéner son public féminin, puis pour faire mousser son intérêt. L’étude des pages couvertures du magazine est particulièrement parlante à ce titre, Radiomonde ayant recours « à la photographie, aux titres flamboyants et à une mise en page aérée où le texte des articles devient presque secondaire » (Beaulieu et Hamelin [dir.], 1985, p. 146). Le magazine se présente légèrement différemment dans les trois premiers numéros en comparaison des éditions suivantes : le nom de la revue est suivi d’un grand titre à la une, puis d’un collage de plusieurs photographies; au pied de la page figure le titre d’un radioroman populaire (Figure 2). Cette maquette est délaissée à partir du numéro du 1er mars 1939 au profit de la publication pleine page du portrait d’une seule vedette de la radio inspirée des populaires fans magazines américains[4] (Figures 3).

Figure 2

Page couverture du numéro du 1er février 1939

Page couverture du numéro du 1er février 1939

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Figure 3

Pages couvertures des numéros du 15 mars, 1er avril, 14 octobre et 18 novembre 1939

Pages couvertures des numéros du 15 mars, 1er avril, 14 octobre et 18 novembre 1939

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Ce changement est le marqueur du passage du magazine dans un régime de la célébrité. Selon Charles L. Ponce de Leon et Nathalie Heinich à sa suite, la visibilité dans les médias de masse constitue la caractéristique principale de la célébrité moderne (Ponce de Leon, 2002, p. 42; Heinich, 2012, p. 21) puisqu’être célèbre, c’est d’abord et avant tout être reconnu parce qu’on a été vu. La visibilité implique donc la reproduction du visage de la vedette (Heinich, 2012, p. 21). Les lecteurs et lectrices deviennent ainsi des admirateurs : ils contemplent, s’extasient et vénèrent celui ou celle qu’ils connaissent par le truchement des photographies qui leur ont été proposées dans les périodiques.

En couverture de Radiomonde, ce sont nettement les hommes à qui on accorde le plus de visibilité et qui accèdent donc le plus sûrement au statut de célébrités; les photographies des vedettes féminines sont quant à elles le plus souvent reléguées en quatrième de couverture. Sur les 32 numéros que forme le corpus à l’étude, seules neuf couvertures représentent une artiste féminine tandis que les vedettes masculines occupent 19 d’entre elles; quatre photographies représentent des paires (les images juxtaposées d’Alain Gravel et de Margot Teasdale; un portrait au crayon du roi et de la reine d’Angleterre lors de la visite royale au Canada; Jeanne Maubourg et Irène Trudeau dans leur costume de Pierrot et Pierrette; et un dessin représentant Fridolin embrassant une photo d’Azelma). Alors que les femmes sont plus souvent représentées de pied en cap (quatre photos sur neuf), les photographies des vedettes masculines sont presque toutes des portraits au cadrage serré permettant aux lectrices de bien voir les traits de ces hommes dont elles ne connaissent que la voix.

Le format du portrait en plan rapproché semble exigé des lectrices. Celles-ci reprochent d’ailleurs au magazine d’avoir choisi une photographie de Jean Lalonde en costume de Robin des bois pour la couverture du 22 avril 1939 (Figure 4). Radiomonde réplique en soulignant qu’on ne songerait pas à faire de tels reproches lorsque d’autres artistes posent dans leur costume de scène, comme Gratien Gélinas lorsqu’il incarne Fridolin « en “sweater” et en “running shoes” » (L’ouvreuse, 5 mai 1939, p. 4). Les admiratrices de Lalonde auront tout de même finalement le dessus lorsqu’un portrait plus conventionnel leur est finalement proposé sur la couverture du numéro du 18 novembre 1939 (Figure 3D). En publiant ainsi les portraits des artistes masculins, Radiomonde répond directement aux demandes des lectrices dans le « Courrier de Radiomonde », qui réclament incessamment de voir leurs vedettes favorites. Une lectrice encourage même les autres lecteurs à écrire à Radiomonde pour exiger que le magazine soit publié sur un papier plus résistant pour pouvoir mieux conserver les portraits, quitte à ce que cela fasse augmenter le prix de la revue (Courrier de Radiomonde, 1er février 1939, p. 15). Les lectrices sont à ce titre les consommatrices tant des images des vedettes masculines que du support sur lequel celles-ci sont imprimées, qu’elles achètent et conservent.

Figure 4

Page couverture du numéro du 22 avril 1939

Page couverture du numéro du 22 avril 1939

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En plus de cette propension à fournir les portraits des artistes masculins aux lectrices, Radiomonde s’adapte progressivement à son lectorat en donnant une plus grande place à deux rubriques prisées des femmes et dans lesquelles elles s’attendent à trouver davantage de détails quant à la vie sentimentale des vedettes de la radio : le « Courrier de Radiomonde » et « Les indiscrétions de l’ouvreuse ». Alors qu’on aurait pu présumer que la chronique « Les indiscrétions de l’ouvreuse » est soit le lieu privilégié des rumeurs et autres ragots sur les amours des vedettes de la radio, force est de constater que l’ouvreuse est en vérité plutôt discrète lorsqu’il est question de la vie sentimentale des artistes en 1939. Néanmoins, le déplacement de cette rubrique en page 4 à partir du numéro du 15 avril 1939 suggère que les lectrices en sont friandes. Quant au « Courrier de Radiomonde », qui occupait relativement peu d’espace dans les pages des premiers numéros, il s’étend ensuite sur une page complète. Hormis l’insistance des lectrices pour voir publiés les portraits des artistes qu’elles aiment, celles-ci souhaitent également connaître le nom des comédiens, chanteurs et annonceurs qu’elles entendent à la radio. Cette « opération de nomination », corollaire de la diffusion massive des photographies des vedettes, est la seconde caractéristique de l’ère médiatique selon Heinich (2012, p. 35). L’autre demande la plus fréquente dans le « Courrier de Radiomonde » concerne le statut matrimonial d’un artiste masculin, et est parfois accompagnée d’une interrogation – presque toujours jugée indiscrète et laissée sans réponse – quant à son âge. Alors que les réponses à ces questions étaient un simple « Oui » ou « Non » expéditif, à partir du neuvième numéro (5 mai 1939), elles deviennent plus étoffées et simulent le dialogue avec les jeunes femmes qui envoient des lettres à la revue, souvent en se moquant (gentiment ou avec une pointe de sarcasme) de leur émoi pour tel ou tel artiste. Dans les articles sur les personnalités de la radio et les entrevues avec celles-ci, on retrouve également systématiquement la mention de leur statut de célibataire ou d’homme marié. C’est pour ainsi dire la seule véritable question posée par les chroniqueurs lorsque vient le moment d’examiner la vie personnelle des vedettes puisqu’il s’agit, à juste titre, de l’interrogation qui soulève le plus les passions chez les lectrices – c’est probablement en quête de la réponse qu’elles dévorent Radiomonde chaque semaine.

Trois (chics) types

Au centre des préoccupations tant des rédacteurs de Radiomonde que des lectrices du magazine – les premiers souhaitent en faire la promotion, les secondes s’en sont amourachées – se retrouve donc la vedette masculine qu’on espère célibataire. On peut prendre la mesure de cet intérêt marqué pour les artistes masculins en se penchant sur les résultats d’un concours lancé par Radiomonde pour déterminer quel était l’artiste de la radio le plus ou la plus populaire de l’année 1939. Gratien Gélinas arrive en tête avec 1 384 voix, suivi de près par un trio formé par Roger Baulu (1 356), Albert Cloutier (1 341) et Jean Lalonde (1 333); viennent ensuite Roy Malouin (1 098), Oscar Bastien (1 072), Ferdinand Biondi (1 042), Alain Gravel (1 018) et Jacques Auger (1 003). La tête du classement ne comporte que des hommes alors pourtant que les rédacteurs de Radiomonde avaient fourni à leurs lecteurs une liste d’artistes qui, sans être paritaire, comptait tout de même un nombre important d’artistes féminines très en vue dans le milieu radiophonique de l’époque[5]. Ce palmarès nous renseigne alors sur le vedettariat naissant au Québec tout dirigé vers des figures masculines représentant trois types distincts : le chanteur (Lalonde), le comédien (Gélinas, Cloutier, Auger) et l’annonceur (Baulu, Malouin, Bastien, Biondi, Gravel). Le rapport d’amour/admiration qu’entretiennent les lectrices avec ces trois types et plus largement la scénographie du vedettariat (Rannaud, 2021) diffèrent cependant sensiblement en fonction de leur posture particulière dans le milieu radiophonique puisque ces types reposent non pas seulement sur la visibilité des vedettes, mais aussi sur leur « audibilité » (Heinich, 2012, p. 113). En explorant ces trois figures, on peut mettre au jour les relations (fantasmées) entre le célibataire célèbre et la lectrice amoureuse dans Radiomonde, relations constamment médiées par le rédacteur.

L’air du temps : le chanteur de charme

Au tournant de la décennie 1940, la chanson d’amour est en voie de devenir le genre musical le plus diffusé à la radio, mais surtout, le plus populaire. Chantal Savoie, qui s’est attachée à l’analyse des chansons demandées dans le courrier du Bulletin des agriculteurs de la décennie 1940, note que « [l]es chansons d’amour, les ballades sentimentales saturent littéralement le corpus, voire le dominent complètement pour toute la première moitié des années 1940 » (Savoie, 2012, p. 175). Cet intérêt croissant des auditrices pour les chansons romantiques met au jour une tension nouvelle dans la société de l’époque, entre la reconduction des valeurs traditionnelles (incarnées dans l’institution du mariage) et la mise en place de valeurs « modernes » qui priorisent l’expression des sentiments amoureux, le développement d’une romance et la cour amoureuse. Dans la chanson, Savoie estime que le déplacement des valeurs est également le corollaire d’une nouvelle importance de l’individualisme et de la sphère privée chez les jeunes femmes :

Sur le plan des valeurs, l’expression d’un idéal amoureux est également un renforcement de la prégnance de valeurs individuelles qui passent par la sphère privée et qui tendent à gagner de l’importance au sein d’un ensemble de règles et de valeurs socioculturelles qui, traditionnellement, étaient davantage orientées en fonction de l’intérêt de la collectivité, du maintien de l’ordre établi et de l’utilité sociale.

Savoie, 2012, p. 176

Les rêves d’amour des auditrices sont également liés à un désir d’ascension sociale chez les jeunes filles puisqu’ils s’incarnent dans un amour éperdu pour les hommes qui chantent ces sérénades. Jean-Nicholas de Surmont note que « l’esthétique des chanteurs de charme à la voix feutrée et modulable est directement liée à l’apparition du microphone et à celle de la radio, même si c’est surtout dans les années 1940 que ce mouvement va se répandre » (De Surmont, 2009, p. 66). Les nouvelles performances des microphones permettent en effet aux chanteurs de ne plus forcer leur voix, ceux-ci ont alors « un registre moins étendu, une technique personnelle davantage ancrée dans la parole parlée quotidienne que soumise aux codes d’une formation musicale traditionnelle » (Beaudet et Savoie, 2012, p. 55). Les progrès techniques changent conséquemment le rapport des auditrices à l’artiste : la voix de celui-ci vient la retrouver directement chez elle, dans l’intimité de son foyer – une « intimité médiatisée » (Heinich, 2012, p. 113) impossible à recréer dans le monde réel (Lenain, 2005, p. 320) –, et semble susurrer des mots d’amour rien que pour elle.

Dans les premiers numéros de Radiomonde, l’image du chanteur de charme se cristallise essentiellement autour de la figure de Jean Lalonde (1914-1991). Après avoir lancé sa carrière dans une station d’Ottawa en 1933 en reprenant des titres de Bing Crosby, Lalonde s’établit à Montréal l’année suivante. En 1939, on peut l’entendre à la station CKAC où il chante les ballades sentimentales des crooners américains qu’il traduit habituellement lui-même en français, notamment au micro de son émission la plus populaire, Le Don Juan de la chanson (1936-1945), dont il tire son surnom. Ce surnom est presque systématiquement accolé à Jean Lalonde, lorsqu’il est question de lui dans le magazine et contribue à créer cette figure de tombeur.

Dans le premier numéro, l’article sur Jean Lalonde, qui s’étend sur deux pleines pages, est orienté de telle façon à créer une attente de la part des lectrices. La chronique est ponctuée de phrases visant à stimuler la curiosité des lectrices : « Est-il en amour?... Nous vous le dirons bientôt!... patientez, mesdemoiselles qui lui envoyez votre prose sur papier parfumé chaque jour » (A. Coostick, 1er janvier 1939, p. 11). En différant la réponse à cette question, le collaborateur A. Coostick force les lectrices à lire assidument le coeur de l’article, qui porte en fait sur leur propre naïveté en tant qu’admiratrices éperdument amoureuses du chanteur. Sous le chapeau, un sous-titre précise qu’il « reçoit en moyenne 10 demandes en mariage par mois » et que, par conséquent, « [c]’est réellement le Don Juan de la Radio ». L’article fait aussi état des cadeaux « souvent de prix » reçus par Lalonde : « le plus souvent, ce sont des bonbonnières (ne dit-on pas que le plus sûr chemin au coeur de celui qu’on aime est son estomac?), des cravates (les admiratrices de Jean s’imaginent ainsi être suspendues à son cou) […] » (A. Coostick, 1er janvier 1939, p. 12). Cet ethos de don Juan est corroboré par une remarque du collaborateur qui souligne qu’en plus des lettres et des cadeaux, Lalonde reçoit des appels téléphoniques et des télégrammes par milliers, mais que « [l]es uns parviennent cependant de maris furieux de voir que leur femme écoute trop Jean et que ces chansons amoureuses détournent leur affection » (A. Coostick, 1er janvier 1939, p. 12). Jeunes filles et femmes mariées sont ainsi décrites comme autant susceptibles les unes que les autres de succomber au charme de Lalonde, et n’hésitant pas à mettre en jeu leur vertu pour passer quelques moments avec le chanteur :

Lorsque Jean termine les programmes du soir, à une heure de la nuit, il lui arrive fréquemment de recevoir des invitations de jeunes veuves ou de jeunes filles qui s’ennuient et sollicitent sa visite à… leur appartement. Inutile de dire que Jean refuse toujours et qu’il ne prend pas de chances d’être ensuite en butte à quelque chantage, tel qu’on a essayé maintes fois de le faire.

A. Coostick, 1er janvier 1939, p. 12

En plus d’étayer la ferveur des admiratrices de Lalonde, le chroniqueur intitule une sous-section de son article « Demandes stupides » et y ridiculise ces jeunes filles sincères, mais naïves qui,

sans réfléchir, demandent en mariage des artistes dont elles ne savent rien, qui leur offrent leur fortune, comme s’ils étaient à vendre, ou sans tenir compte des différences de tempérament, d’éducation ou autres qui les séparent, voudraient lier leur avenir, toute leur vie, à des gens qu’ [elles] n’ont jamais connus autrement que pour leur talent ou leurs aptitudes.

A. Coostick, 1er janvier 1939, p. 11

Le chroniqueur entreprend ensuite la retranscription de plusieurs extraits de lettres d’admiratrices reçues par Lalonde. Comme le note Camille Beaujeault qui s’est intéressée à la correspondance reçue par les vedettes de cinéma, « les lettres d’admiration envoyées aux acteurs s’inscrivent dans la continuité des journaux intimes et autres formes d’écriture “privée” autorisée aux jeunes filles » (Beaujeault, 2014, paragraphe 13). En les rendant publiques, Radiomonde viole cependant le pacte implicite qui lie la vedette à l’admiratrice lui dévoilant ses sentiments par écrit.

Si le collaborateur Coostick se dédouane de vouloir ainsi se moquer des expéditrices de ces lettres en les publiant et estime que ces épitres enflammées permettent simplement d’illustrer « la mentalité de ceux qui se laissent guider par leurs sentiments » (A. Coostick, 1er janvier 1939, p. 11), il n’hésite pas à les commenter entre parenthèses :

[…] comme je serais heureuse de vous voir en personne enfin que [sic] je parle d’un amour sincère de l’amie qui ose vous écrire et ne cesse de vous aimer bien cher ami de la Radio (Ouf!...). Le bon Dieu est maître des coeurs et c’est donc lui dans la vie qui nous veut de l’amour […], car je pense à vous dans les jours et que le Ciel daigne se rendre à ma prière afin de la [sic] mériter un jour ce bonheur (Quelles tirades catholiques essoufflantes!...). […] que le bon Dieu daigne les bénir pour tous ceux qui vous aiment car je demeure une amante (Oh lala!...) de votre digne personne.

A. Coostick, 1er janvier 1939, p. 12

Il se permet également de badiner : « [L’expéditrice de la lettre] ajoute que toutes les admiratrices de Jean se croient dans ses bras en l’entendant chanter. (Jean est athlète, mais pas au point de supporter une telle charge, mademoiselle : une seule à la fois suffirait) » (Coostick, 1er janvier 1939, p. 12). Le collaborateur se moque ainsi de la sensiblerie, de la naïveté, voire de la mièvrerie des lettres reçues par Jean Lalonde, mais il ne souhaite pas pour autant décourager les admiratrices de lui écrire. Il affirme que « … jamais [Lalonde] ne néglige son courrier et [qu’il] répond À TOUTE LETTRE EN VALANT LA PEINE » (Coostick, 1er janvier 1939, p. 11, en majuscules dans le texte). En réponse à une admiratrice qui écrit qu’elle s’imagine bien que Jean Lalonde rit des lettres qu’il reçoit, A. Coostick rétorque : « (Non, du tout, mademoiselle, Jean est trop humain pour cela et trop compréhensif : les artistes de la radio ne se moquent jamais de leurs admirateurs, et puis, après tout, ce sont eux qui font leur renommée) » (Coostick, 1er janvier 1939, p. 12). Ce topos de la vedette attentionnée et toujours prête à répondre à ses admiratrices est présent dans tout le corpus, où l’on souligne à de multiples reprises que d’autres artistes devraient être aussi assidus que Lalonde pour répondre à leur courrier ou aux demandes de leurs admiratrices (voir L’ouvreuse, 1er avril 1939, p. 6; Courrier de Radiomonde, 5 mai 1939, p. 19, notamment).

Ce double discours, condamnant d’un côté les excès sentimentaux des jeunes filles éprises de Lalonde et intimant, de l’autre, les admiratrices à continuer de l’inonder de lettres dans le but explicite d’engager le dialogue avec lui, est exemplaire de la position de Radiomonde. Après s’être ainsi fait faire la leçon, les lectrices obtiennent finalement la réponse à leur interrogation des mots de Lalonde lui-même : « – Je suis encore trop jeune pour songer au mariage, termine Jean, je donne tout mon temps à ma carrière. Plus tard… je verrai… Pour le moment, je le répète, JE NE SUIS PAS EN AMOUR » (Coostick, 1er janvier 1939, p. 12, en majuscules dans le texte). En mettant ainsi l’accent sur le célibat assumé de Lalonde, le chroniqueur réifie sa posture de charmeur et de don Juan, posture qui sera d’ailleurs constamment remise en avant dès qu’il est question de Lalonde dans le magazine, comme dans cette réponse à Madelon de Sillery dans le « Courrier de Radiomonde » : « Mais non, Jean Lalonde n’est pas marié. Qui a pu vous renseigner si mal. Et puis, tenez j’en ai parlé à Jean, eh! bien, savez-vous ce qu’il en dit. Qu’il est trop jeune, qu’il n’est pas assez sérieux, et qu’il aime trop de beaux yeux, vous comprenez… » (Courrier de Radiomonde, 20 mai 1939, p. 19). Le chanteur de charme est donc déjà en 1939 la figure archétypale du célibataire célèbre par excellence. Son célibat sert sa carrière, puisque le sachant libre, ses admiratrices peuvent se livrer tout entières à des rêves fantasques dans lesquels l’artiste tomberait à son tour sous leur charme. Les rédacteurs de Radiomonde ont tôt fait de comprendre que cette adulation de la vedette célibataire sert aussi les intérêts du magazine.

Pour ces dames : la persona de l’acteur

Aux côtés du chanteur, l’acteur subjugue aussi son public d’admiratrices. À la différence du crooner cependant, le comédien est moins reconnu pour lui-même que pour le personnage qu’il incarne dans les différentes émissions radiophoniques et le rapport à l’auditrice/lectrice s’en voit transformé. Dans son ouvrage sur les vedettes hollywoodiennes, Richard Dyer soutient que la synthèse entre l’individu, l’acteur et le personnage qu’il incarne mène à la création d’une persona (Dyer, 2004). Edgar Morin parlait plutôt d’une « surpersonnalité » née des échanges entre la personnalité de l’acteur et celles de ses multiples personnages (Morin, 1984 [1957]). Ces deux tentatives de définitions de la transformation de l’individu en célébrité font toutefois abstraction de la participation importante du spectateur, qui opère partiellement cette métamorphose. Celle-ci repose fortement sur la capacité de l’acteur à donner vie de manière crédible à son personnage, mais aussi sur la mise en place d’un système de croyances, d’un pacte fictionnel largement accepté par l’auditoire.

Camille Beaujeault avance que ce système de croyances diffère selon les médias. Au théâtre, le spectateur ne croirait au personnage qu’au moment de la représentation, une fois descendu de la scène, l’acteur reprendrait les traits de l’individu, laissant son personnage en coulisse. Au cinéma, au contraire, l’auditoire expérimenterait « le spectacle de façon quasi mystique, prolongeant le plaisir de la vision du film hors de la salle » (Beaujeault, 2014). La vedette de la radio, si l’on suit cette logique, serait alors celle avec qui la communion avec l’auditoire pourrait s’opérer de la manière la plus pleine et complète puisque la représentation n’a pas lieu à l’extérieur du foyer, mais en son sein même. Le « plaisir de la vision », toutefois, est soustrait à l’auditoire, qui n’a accès qu’à la voix de l’acteur. Les auditeurs et auditrices ne voient le corps de l’acteur qu’après la représentation. Alors qu’au cinéma, c’est en voyant l’acteur jouer que le spectateur peut croire au personnage, à la radio, la diffusion des portraits des acteurs permet d’incarner le personnage dans la chair, alors pourtant qu’il existe déjà, indépendamment, dans l’esprit de l’auditeur et de l’auditrice. Lorsque les lectrices de Radiomonde réclament le portrait des vedettes de la radio, c’est ainsi moins pour savoir à quoi ressemble l’acteur que pour donner corps au personnage qu’elles fréquentent assidument depuis des années à la radio. Il est d’ailleurs parlant de constater qu’alors que les lectrices se désolaient de n’avoir qu’un portrait de Jean Lalonde en costume de scène, elles se réjouissent que les photographies des acteurs et actrices de Rue principale les représentent en costume et incarnant leur personnage (un cuisinier, un curé, etc.).

Cette adéquation entre l’acteur et le personnage qu’il interprète est particulièrement frappante dans un article du 15 février 1939 portant sur Albert Cloutier. Dans le radioroman Rue principale, diffusé depuis 1937 sur les ondes de CKAC, Cloutier interprète le personnage de Robert Gendron, surnommé Bob. Chef de police de la petite ville fictive de Saint-Albert, Bob est amoureux de la jeune Ninette Lortie. La cour de Bob pour Ninette et leur mariage, attendu, mais sans cesse repoussé à cause de nombreuses péripéties, est l’un des principaux filons du radioroman, qui transpose également plusieurs intrigues à saveur policière. L’auditrice projette une vie fantasmée dans le monde du radioroman d’une manière similaire à celle qu’elle vivait en rêve avec le chanteur de charme, à la différence près que l’individu s’efface constamment au profit du personnage.

Dans l’article du 15 février, le chroniqueur, qui signe P. G., participe à relayer cette confusion entre l’acteur et le personnage, il écrit : « Je viens d’écouter Bob, c’est-à-dire Albert Cloutier. Et je comprends maintenant pourquoi un nombre aussi grand de nos lectrices nous ont demandé de leur dépeindre Bob. […] je ferai le portrait le plus fidèle possible de Bob, Albert Cloutier » (P. G., 15 février 1939, p. 13). La description que P. G. donne de Cloutier, qu’il qualifie d’« “adonis” de la radio » demeure pourtant floue : « Albert Cloutier doit mesurer cinq pieds et 8 ou 10 pouces. Il a les cheveux d’un châtain clair. Les yeux… disons, bleus. En somme, Mesdames, c’est un beau garçon » (P. G., 15 février 1939, p. 13). L’accent est davantage mis sur sa voix : « Lorsque le “script-writer” confie à Albert Cloutier les mots “ma chérie” ou “je vous aime”, il peut être sûr que la portée de ces expressions sera complète » (P. G., 15 février 1939, p. 13).

La confusion entre l’acteur et le personnage atteint toutefois son apogée dans une courte section d’entrevue avec Cloutier se présentant lui-même :

Je suis Bob pour les intimes… Robert Gendron pour les gens sérieux et Albert Cloutier pour l’inspecteur de l’impôt sur le revenu [;] Bob Gendron a trente ans, le plus bel âge, paraît-il. L’auteur prétend que j’ai fait rêver bien des jeunes filles dans la coquette cité de Saint-Albert, je dis « j’ai fait » car devant ma constance à n’aimer que Ninette, elles ont fini sans doute par se décourager […].

P. G., 15 février 1939, p. 13

C’est bien Bob Gendron et non Albert Cloutier qui s’exprime lors de cet entretien, en utilisant la première personne du singulier pour rendre compte des actions de son personnage. Cloutier contribue ainsi à rendre indissociable de lui-même le protagoniste qu’il interprète – même s’il souligne la présence de l’auteur du radioroman, ce qui devrait briser l’illusion – tout en donnant des détails supplémentaires à la lectrice sur le personnage qui fait battre son coeur d’émotion.

Lorsque Cloutier se présente comme « Bob pour les intimes », il fait allusion simultanément aux personnages du radioroman qui le côtoient le plus près et aux auditrices. Radiomonde confirme cette hypothèse en sous-titrant le portrait de Cloutier « Bob pour ces dames » (1er mars 1939, p. 16). Les nombreuses jeunes filles que Bob a fait rêver dans « la coquette cité de Saint-Albert » sont autant d’alter ego fictifs des auditrices du radioroman (et par conséquent, des lectrices de Radiomonde). La radio leur permet aisément de se figurer elles-mêmes comme les témoins des péripéties du radioroman, de s’imaginer participant à sa diégèse. L’article se termine d’ailleurs d’un étrange : « Et voilà Albert Cloutier tel que nous le révèle la radio » (P. G., 15 février 1939, p. 13). Alors pourtant qu’il ne traitait pour ainsi dire que du personnage de Bob Gendron. Radiomonde participe ainsi directement à la création d’un fantasme.

Albert Cloutier n’est pas le seul à voir son personnage prendre le pas sur sa personnalité publique; Gratien Gélinas est habituellement appelé par son nom de scène, Fridolin, lorsque des articles de Radiomonde portent sur lui. Dans le magazine, il s’opère néanmoins une scission de la persona de Gélinas : une photographie de Gratien Gélinas en complet cravate est donnée sur la couverture du numéro du 1er avril 1939 qui le sacre personnalité la plus populaire de l’année, tandis que c’est un dessin de Fridolin qui figure sur la première de couverture du numéro du 30 décembre 1939 et qui apparaît lorsqu’il est question de ses amours avec Azelma. La relation des lectrices aux acteurs se trouve alors complexifiée en comparaison de celle qu’elles entretiennent avec les chanteurs et si Radiomonde s’assure de toujours leur donner des détails sur la vie sentimentale de ces artistes, le magazine s’efforce d’autant plus d’entretenir l’illusion autour de leur personnage. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Radiomonde publie, à partir du 17 juin 1939, un feuilleton à partir du scénario de Rue principale se concentrant plus spécifiquement sur la naissance de la relation amoureuse entre Ninette Lortie et Bob Gendron. Ce feuilleton réactualise leur histoire d’amour, permettant à ses lectrices de la revivre, cette fois-ci en ayant en tête la voix et le visage d’Albert Cloutier durant leur lecture.

Prince des ondes : l’annonceur à la voix chaude

Le milieu artistique canadien-français étant, en 1939, relativement petit, Radiomonde ne peut se contenter de présenter des membres de la communauté artistique : les jeunes premiers séducteurs ne sont tout simplement pas assez nombreux pour la publication, qui se veut bimensuelle à ses débuts, puis qui devient rapidement hebdomadaire. D’autres voix se font d’ailleurs entendre à la radio, celle des annonceurs, et elles causent également de vives émotions chez les auditrices. Les annonceurs vont donc eux aussi rapidement accéder au statut de vedettes des ondes.

Radiomonde ne peut toutefois pas s’appuyer sur le sentimentalisme des ballades qu’ils chantent ou sur les intrigues amoureuses fictionnelles auxquelles ils prendraient part. Tout au plus peuvent-ils mettre l’accent sur le timbre de leur voix, comme le fait l’ouvreuse : « Espérons que nous ne perdrons pas ce nouvel annonceur [Jacques Demers] au timbre chaud et prenant. Qu’en dites-vous, mesdames? » (L’ouvreuse, 15 avril 1939, p. 4). Aussi, les informations sur le statut matrimonial des annonceurs sont à l’occasion fournies aux lectrices avant même qu’elle ne le réclame dans le « Courrier de Radiomonde » : « L’une des particularités de Léopold Houlé : il est célibataire » (Vir, 22 avril 1939, p. 2). Radiomonde doit donc construire la figure de l’annonceur pour en faire un type digne de la dévotion et de l’admiration des lectrices, au même titre qu’un chanteur ou un acteur.

Les portraits des annonceurs proposés par la rédaction de Radiomonde tendent alors à faire des annonceurs les porte-étendards d’une virilité assumée, à faire d’eux autant de self-made men qui ont réussi à gravir un à un les échelons vers la célébrité et la reconnaissance par leurs pairs. Dans le numéro du 1er février 1939, deux articles fonctionnent selon cette logique. Le portait d’Alain Gravel est surmonté d’un titre sans équivoque quant à la force de caractère de l’annonceur : « Alain Gravel, mousse dans l’Arctique, gardien de nuit et enfin annonceur » ([S. a], 1er février, p. 8). De la même manière, l’article sur Georges Galipeau souligne : « Il gagna jadis un sou par jour », avant de décrire tous les emplois qu’il a occupés avant de faire son entrée en ondes : « Tour à tour garçon de ferme, étudiant, garçon de table, journaliste, vendeur de chaussures, et de produits pharmaceutiques, puis annonceur à CHLP » (Langaran, 1er février 1939, p. 7). On n’hésite parfois pas à lier le statut matrimonial de l’annonceur et le succès de ses entreprises dans les stations radiophoniques : « Célibataire d’un physique des plus agréables et d’une approche des plus facile; il n’est pas surprenant pour ses intimes qu’il [Maurice Gérard Audet] ait fait le succès dont la maison “Les Laboratoires France-Canada” jouit à l’heure actuelle » (17 juin 1939, p. 5).

C’est certainement pour le compte des annonceurs que les rédacteurs de Radiomonde jouent le plus les entremetteurs. Ils peuvent le faire de manière détournée, en interrogeant l’annonceur sur son statut matrimonial ou en discutant de son penchant pour les femmes de manière détachée : « Alain ne dédaigne aucunement la compagnie des femmes, au contraire!... mais s’il ne regarde pas en premier lieu aux charmes physiques, il veut avant tout qu’elles soient très féminines et très compréhensives. Peut-on le blâmer de les aimer ainsi? » ([S. a], 1er février 1939, p. 8). À l’occasion, les rédacteurs poussent délibérément les lectrices dans les bras des annonceurs :

Aux demoiselles qui seraient intéressées, vous pouvez toujours rejoindre « Bob » [Haineault]… le soir, à l’entrée principale du poste, au rez-de-chaussée, à l’édifice Sun Life. Vous le reconnaîtrez à ses chaussettes carreautées, tombant nonchalamment sur le « parapet » de ses « oxfords » pour la bonne raison que « Bob » ne porte pas de « jarretières » – car voyez-vous – ça coupe la bonne circulation… du… sang – Ça lui donne un petit air de négligence « de bon aloi » ce qui ne lui enlève rien de sa popularité, d’ailleurs… la Madelon, pour lui, n’est pas sévère!... Madelon, Madelon, Madelon… »

Big Chief, 1er mars 1939, p. 4

L’intérêt amoureux des lectrices pour les annonceurs est à ce titre partiellement généré artificiellement par le travail souterrain des rédacteurs de Radiomonde, qui cherchent constamment à alimenter leur intérêt pour ces autres vedettes de la radio.

Dans la scénographie du vedettariat qui se met en place en 1939, les vedettes canadiennes-françaises paraissent plus accessibles que les artistes étrangers, et le rêve des lectrices se voyant dans leurs bras, tout juste un peu moins fou, tout juste un peu plus réalisable. Le magazine Radiomonde s’appuie sur ce sentiment pour fournir au lectorat canadien-français une publication faisant la promotion des artistes de la radio d’ici. Le périodique n’est toutefois pas désintéressé et manoeuvre pour mettre en scène des types de vedettes pouvant générer un intérêt soutenu en capitalisant sur le mélange d’admiration et d’amour que celles-ci peuvent susciter chez l’auditoire féminin. À ses débuts, le star-système canadien-français est en effet particulièrement genré et repose sur la réification de stéréotypes associés tant à la féminité qu’à la masculinité. Aux artistes féminines aussi, on demande si elles ont des amoureux et on s’amuse des demandes en mariage reçues, mais dans une proportion moindre par rapport au nombre écrasant de requêtes pareilles faites à leurs homologues masculins.

Toutefois, autant l’intérêt des lectrices est orienté par ses rédacteurs, autant celles-ci exigent un certain contenu, que Radiomonde finit immanquablement par leur fournir. Le rapport de force qui s’institue entre les rédacteurs, les lectrices et les artistes eux-mêmes est alors plus équilibré qu’il n’y paraît, surtout au fur et à mesure que le magazine se conforme aux attentes des lectrices grâce notamment à l’arrivée de chroniqueuses comme Al Michel et Jean Desprez (pseudonyme de Laurette Larocque) qui viendront adoucir le ton parfois acerbe des rédacteurs masculins devant la ferveur des admiratrices des vedettes de la radio. Le très suivi concours Miss Radio, dont la première édition lancée à la fin de 1939 mènera au couronnement de Mimi D’Estée lors du couru Bal des artistes de la radio de 1940, est aussi l’indice d’un changement de paradigme s’opérant dès la seconde année de parution de Radiomonde. Le mariage des célébrités de la radio, tant redouté par les lectrices des premiers numéros de Radiomonde, deviendra également peu à peu un sujet plus en vogue, signe probable que l’intérêt du lectorat se déplacera petit à petit de la vedette célibataire au couple célèbre, modifiant ainsi substantiellement la représentation de l’amour dans la presse périodique de l’époque. En 1939, toutefois, les lectrices peuvent encore s’imaginer que les « je vous aime » lancés sur les ondes radiophoniques leur sont destinés, sans risquer de déchanter en lisant les pages de Radiomonde.