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Introduction

Alterstice propose, depuis 10 ans maintenant, un espace inédit de production scientifique répondant à des questions socialement vives liées à la prise en compte de la diversité inter-individuelle, sociale et sociétale. Comme l’ont indiqué Tania Ogay et Jacques Proulx dès le premier numéro thématique en 2011 (Gajardo et Leanza, 2011), une revue en ligne dans une démarche d’édition en voie verte contribue à créer un espace de construction des connaissances scientifiques en relation avec la société, ainsi qu’à mettre en commun et en débat des travaux sur la participation de tous et de toutes au vivre-ensemble. Si Alterstice a déjà publié des articles sur la question du handicap ou sur celle de besoins particuliers (Demailly, 2014; Gravel, Dubé, Côté, White et Gratton, 2017; Jacquet, 2016), c’est la première fois qu’un numéro thématique lui est dédié. Il est lié à la création, en 2017, d’un axe thématique au sein de l’Association internationale pour la recherche interculturelle (ARIC). Ce réseau a permis l’organisation de symposiums portant sur le handicap, l’intersectionnalité et les manières dont les travaux de recherche menés dans les courants plus mainstream prennent en compte ou non la dimension interculturelle pour étudier le changement de paradigme du handicap. Quinze après le lancement de la Convention internationale des droits des personnes handicapées (CDPH), qui marque une volonté sociétale de renouvellement du vivre-ensemble au niveau international ainsi qu’au niveau national pour les pays l’ayant ratifiée, que révèlent les travaux scientifiques menés dans une perspective interculturelle ?

Situation de handicap et interculturalité : entre notions et désignations

Comme l’a traditionnellement montré l’anthropologie, les acceptions de ce qui est « différent », « hors norme » ou « souffrant » chez l’individu varient fortement d’un référentiel culturel à l’autre (Gardou, 2010; Poizat, 2009). La différence renvoie ici à des spécificités physiques ou comportementales de l’individu, généralement constatées à la naissance ou dans l’enfance, tandis que la souffrance fait référence à la maladie et ses différentes interprétations culturelles. Ce qui est « hors norme » correspond alors à des particularités du parcours de vie des individus, par exemple une naissance singulière auxquelles un sens est attribué à partir d’un référentiel culturel donné (Kabasele-Lumumba, Nkongolo et Anganga, 2010 ; Piérart, 2013). Le handicap, dans son acception large, articule ces trois éléments et constitue, dans cette perspective, une construction culturelle (Gardou, 2010). Le développement de publications envisageant le handicap dans une perspective comparée, ou interrogeant la dimension culturelle des représentations du handicap, reflète l'importance du changement de paradigme que connaît ce champ depuis quelques décennies (Curtis, Hall, Weaver et Meyer, 2018 ; Waldschmidt, 2017).

Selon une approche dite « interactionniste », l'environnement offre à la personne porteuse d'une différence des opportunités de participation sociale ou, à l'inverse, il la place dans des situations de handicap par la non-reconnaissance de son altérité. Le handicap est ainsi envisagé non pas comme un état mais comme un processus d’inadaptation de l’environnement à la diversité des individus. Cette perspective invite, selon nous, à s’interroger sur la dimension « inter » du processus, en tant qu’il renvoie au fait de pouvoir être à la fois dans et en dehors de groupes d’appartenance et de socialisation. Ce changement de paradigme se veut radical dans l’acceptation des différences de tous et de toutes, sans discrimination. Aborder les situations de handicap dans une perspective interculturelle (liée ou non à la migration) permet d’aller plus loin dans l’identification des enjeux pratiques et méthodologiques posés par la prise en compte de situations de handicap en tant que reconnaissance d’une différence ou en tant que processus de désignation. Ainsi, de très nombreux travaux portent sur le domaine scolaire, qui connaît le passage d’une école intégrative, centrée sur ce qu’un élève porteur d’une déficience ou d’un trouble ne peut pas faire, à une école inclusive cherchant à tenir compte des besoins de chacun (Jacquet, 2016 ; Pirttimaa et Puustinen, 2017). Par contre, les recherches portant sur les processus de désignation et de reconnaissance qui ont lieu lorsque s’entrecroisent environnements handicapants et contacts de cultures sont moins nombreuses.

Dans les différentes contributions réunies dans ce numéro thématique, la notion d’interculturalité est discutée à différents niveaux. D’une part, pour reprendre les propos de Roy Compte (2005), il s’agit de remettre en question une forme « d’ethnocentrisme de la normalité », qui conduit à tenir l’Autre à l’écart en lui assignant une identité culturelle (la « culture du handicap », l’identité « ethnoculturelle »), ce qui est en soi un processus de désignation pouvant conduire à l’essentialisation de toute différence perçue comme un « écart à la norme ». L’interculturalité, au sens de « métissage » proposé par Compte (2005), consisterait à appréhender l’Autre dans une relation de sujet à sujet plutôt que dans celle de sujet à « objet de catégorisation ». D’autre part, l’interculturalité est abordée, par différentes contributions de ce numéro, dans sa dimension acculturatrice, caractéristique soulignée par Demorgon (2002). Selon ce dernier, le projet sociétal interculturel s’inscrit au sein de cultures se considérant comme supérieures aux autres et estimant que leurs caractéristiques spécifiques seront bénéfiques à d’autres également. On retrouve ce risque au sein des cultures professionnelles du handicap et des dispositifs qui en découlent, comme le fait remarquer Compte. Si, dans les pratiques et les prises en charges administratives, médico-sociales ou d’accompagnement, on tient compte de la dimension socialement construite du handicap, c’est bien souvent pour qu’au final les « sujets » bénéficiaires adhèrent au modèle dominant (Soulière, Saulnier et Desaulniers-Coulombe, 2017). Ces constats nous conduisent, ainsi que les contributeurs et contributrices qui ont répondu à notre appel à contributions, à remettre en question la définition d’interculturalité quand les cultures sont envisagées en termes de rapports de pouvoir, c’est-à-dire lorsque les rapports entre cultures sont le reflet de hiérarchies sociales (Cuche, 2010). L’identité assignée ou revendiquée de « personne en situation de handicap » peut en effet se combiner avec d’autres catégorisations sociales pour créer des rapports spécifiques de domination et de discrimination (Domenig, Cattacin et Radu, 2015). L’interculturalité englobe donc aussi les dimensions politiques et économiques génératrices de ces rapports de pouvoir (Compte, 2005). Le handicap en tant que caractérisation sociale est alors susceptible d’être considéré comme une culture singulière au sein de sociétés spécifiques, comme le donnent à voir des travaux conduits dans le champ des Disability Studies (Waldschmidt, 2017).

L’approche interactionniste développée notamment par Fougeyrollas (2010) vise à rendre compte de la manière dont différents éléments sociétaux interagissent avec des singularités individuelles pour créer du handicap. Dans cette perspective, le handicap n’est plus une caractéristique individuelle : il est situationnel et entrave le développement humain dans son acception individuelle et sociale. Bien que cette approche soit aujourd’hui largement partagée, elle peine à s’imposer, tant dans les pratiques que dans la recherche, puisque le besoin de désignation perdure à des fins d’organisation politique, d’intervention ainsi qu’en termes de problématisation scientifique. Or, en partant de concepts visant à éviter l’assignation identitaire tels que « situations de handicap » et « besoins éducatifs particuliers », on glisse immanquablement vers des désignations d’individus, soit des « personnes en situation de handicap » ou des « élèves à besoins éducatifs particuliers ». Un paradoxe assumé, bien que discuté, dans ce texte et qui est largement critiqué dans différentes contributions de ce numéro thématique, notamment dans celle de Stéphanie Bauer et Corina Borri-Anadon.

Diversités et désignations du handicap, des défis pour conduire des recherches citoyennes ?

Mobiliser des dimensions micro, méso ou macro dans l’étude de phénomènes liant interculturalité et handicap permet d’envisager les changements générés dans les représentations et les pratiques des acteurs à la suite de la mise en oeuvre de la CDPH par de nombreux pays. Il s’agit de la première convention internationale, dont le statut juridique contraint les états signataires à mettre en oeuvre une société inclusive de tous ses membres, aussi bien par la promulgation de lois que par des changements législatifs et par le suivi de leurs applications. Il ne s’agit plus seulement de déclarations d’intentions, comme dans le cas de la ratification de la convention des droits des enfants : les articles 33 et 34 de la CDPH proposent directement des procédures d’évaluation du suivi de sa mise en oeuvre. L’application de la convention est évaluée par les Nations Unies tous les deux ans pour chaque pays l’ayant ratifiée. Les obligations juridiques engendrées par sa ratification peuvent donc contribuer directement ou indirectement à modifier les interactions quotidiennes des individus. C’est en tout cas l’un des objectifs de cette convention, de faire évoluer les pratiques concernant des comportements atypiques par rapport aux normes sociales relatives à l’autonomie physique, la stabilité psychique ou la neurotypicité comportementale par exemple (Sherlaw et Hudebine, 2015). Mais ces modifications contribuent-elles à une forme d’hégémonie occidentalo-centrée dans la manière d’envisager le handicap ? Dans l’affirmative, celle-ci est-elle renforcée par le passage d’une culture du handicap centrée sur l’individu (approche déficitaire ou capacitiste) à une définition écosystémique se basant sur les entraves à la participation des individus (approche environnementale) ? Dans ce numéro thématique, Margot Ekoli, Geneviève Piérart, Manon Masse et Nina Richard analysent ainsi les enjeux liés à l’utilisation d’un modèle occidental du handicap pour l’évaluation de projets réalisés dans des contextes socioculturels diversifiés.

Considérer la complexité du rôle de l’environnement dans la production du handicap nécessite de tenir compte d’une pluralité de dimensions. L'environnement est porteur de normes et valeurs qui influencent les représentations sociales des personnes porteuses d'une différence ; il module aussi les relations que ces personnes entretiennent avec leur entourage ou encore la façon dont elles sont incluses dans des groupes d'appartenance ou en sont exclues. Selon une perspective systémique, les normes et valeurs influencent les référentiels qui sous-tendent les actions et les programmes menés par, avec ou pour les personnes en situation de handicap et leurs proches. La classification internationale à visée universaliste de l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2001) participe ainsi de l’institutionnalisation de concepts tels que « handicap », « incapacité », « déficience », « besoins éducatifs particuliers » ou encore « besoins spéciaux ». Ces concepts sont utilisés, au sein des dispositifs de prestations sociales, sanitaires et éducatives, pour désigner les ayants droit aux dites prestations. Ils contribuent ainsi à recréer, ou renforcer, l’étiquetage et parfois la stigmatisation des personnes concernées, ce que voulait précisément éviter le paradigme interactionniste. Si les personnes concernées et leurs familles sont susceptibles de refuser – consciemment ou non – cette désignation, elles risquent de se voir privées des soutiens auxquelles elles auraient droit. En contexte migratoire, ce risque est accentué : l’interculturalité, concept occidental, est également porteuse de désignations entraînant des réactions d’identification ou de distanciation (Demorgon, 2002). Alors qui définit ce qu’est une personne ou une famille migrante, une minorité culturelle, une culture professionnelle ? En quoi ces désignations donnent-elles accès à des droits et des prestations spécifiques, ou sont-elles au contraire source de stigmatisation et d’exclusion, voire tout cela en même temps ? Geneviève Mottet, dans l’une des contributions de ce numéro, met en exergue le paradoxe des politiques d’encouragement qui, sous couvert de promotion du potentiel des personnes migrantes ou issues de milieux socio-économiques défavorisés, contribuent à valoriser une forme de réussite essentiellement basée sur des critères économiques d’insertion et de rentabilité.

Le défi de l’interculturel, en tant qu’élaboration d’éléments communs et partagés par des individus issus de groupes d’appartenance différents, consiste alors à créer des ponts entre les différents acteurs (Vatz-Laaroussi, 2010). Ce défi est particulièrement marqué lorsque ces individus appartiennent à des univers culturels multiples pouvant s’entrecroiser, comme c’est le cas lorsque s’articulent situation de handicap et situation migratoire (Domenig, Cattacin et Radu, 2015 ; Meekosha, 2006). Les contributions de ce numéro thématique illustrent la manière dont l’entrelacement des univers des personnes en contact se fait dans leur quotidien.

Aborder le handicap dans une perspective d’interculturalité ne consiste pas seulement à s’intéresser aux situations dans lesquelles se combinent « différentes formes de diversités » socialement définies. Comme l’a relevé Compte (2005), la culture du handicap relève d’un paradoxe résidant dans l’affirmation identitaire d’appartenance à un groupe partageant des expériences et conditions similaires et, dans le même temps, la revendication du droit à être « comme les autres » et à accéder à la même participation sociale. Précisons que la participation est, dans le paradigme interactionniste, l’opposé du handicap. L’interculturalité est à même de servir de clé d’interprétation des phénomènes au niveau inter-individuel, groupal ou sociétal, entre une culture dominante et une culture minoritaire – au sein desquelles peuvent également se jouer des rapports de pouvoir et des stratégies identitaires permettant de contrer ces derniers. Par exemple, les personnes sourdes revendiquant leur appartenance à la « culture sourde » bénéficient d’une interdépendance entre Sourds qui leur donne plus d’indépendance au sein de la société (Holcomb, 2016). Les rapports entre « culture sourde » et « culture entendante » illustrent ces enjeux interculturels, en particulier lorsqu’ils concernent des personnes se situant aux frontières des deux groupes culturels (par exemple les parents entendants d’enfants sourds et les parents sourds d’enfants entendants) (Blais et Rhéaume, 2010 ; Hintermair, 2000). Dans ce numéro, Pauline Rannou propose d’étudier les représentations sociales de professionnels issus de différentes cultures professionnelles en relation avec les parents. Elle pointe l’existence de champs disciplinaires opposés : l’un renvoie à la surdité en tant qu’élément biologique de santé tandis que l’autre la considère comme un élément linguistique mettant en avant une perspective culturelle.

Ce numéro spécial est aussi l’occasion de faire connaître les travaux menés dans l’espace germanophone sur le handicap et la migration envisagés dans une perspective intersectionnelle. Nous proposons une traduction d’un chapitre d’ouvrage de Donja Amirpur, professeure à l’université Koblenz-Landau (Amirpur, 2020). Cette traduction a fait l’objet d’une autorisation par l’éditeur à la demande de l’auteure. Le travail de traduction de l’allemand au français, en plus de révéler des différences de tradition d’écriture académique, par exemple l’usage courant de l’écriture épicène, pointe aussi les enjeux épistémologiques des désignations. Ainsi, le néologisme « migrantisé » a été créé pour traduire le terme allemand de « migrantisiert ». Selon l’auteure, ce mot souligne le caractère socialement construit et essentialisant d’une catégorie utilisée pour décrire un individu immigrant ou issu de la migration. Si le terme de « racisé » apparaît dans certaines publications francophones par exemple, il porte alors sur l’apparence phénotypique. Le qualificatif « migrant » est aussi parfois employé, lorsqu’on traite surtout du statut migratoire, ce qui peut en occulter la dimension socialement construite, avec un effet essentialisant de son utilisation en tant que catégorie, comme le précise Donja Amirpur dans son texte.

De manière plus générale, concernant les liens entre handicap et culture, il nous semble qu’une réflexion critique sur l’emploi des notions et des concepts mobilisés par les scientifiques est nécessaire, et ce, d’autant plus quand les désignations créées émanent de la société civile ou sont reprises dans d’autres espaces sociaux. Une telle réflexion critique mobilise une posture éthique, en tant qu’étude des principes régulateurs de l'action et de la conduite morale des acteurs, y compris scientifiques, et présente un intérêt épistémologique, afin ne pas essentialiser des notions comme « handicap » ou « culture ». La mise en réflexion des désignations évoquées dans ce numéro thématique doit au contraire inviter chacun à réfléchir pour lui-même et en lui-même des effets paradoxaux pouvant résulter d’une construction sociale de la diversité présentée comme un état biologique de déficience. Cette perspective biologique est elle-même un construit intellectuel se basant implicitement sur un modèle d’humanité particulier, qu’on peut qualifier de « capacitiste » (Winance, 2021). Une telle démarche, même modeste, donne la possibilité de poursuivre les réflexions, menées depuis plusieurs décennies au sein de l’ARIC, sur les liens entre universel et singulier.

Présentation du numéro

Ce numéro thématique pluridisciplinaire contribue à rendre visibles les interrogations de chercheurs et de praticiens rencontrant ou s’intéressant à l'articulation entre handicap et interculturalité. Il résulte d’un appel à articles aux participants du 17e congrès de l’ARIC de Genève en 2019, centré sur le processus de désignation et l’impact, positif ou négatif, que celui-ci est susceptible d’exercer sur la situation des personnes concernées et celle de leur entourage. Les contributions réunies ici couvrent différents angles relatifs à la diversité des représentations du handicap et les enjeux qu’elle soulève dans les situations de contacts entre cultures. À partir de protocoles empiriques d’observations, d’entretiens ou d’analyse documentaire, les cultures professionnelles et familiales concernant les élèves dits « à besoins éducatifs particuliers » sont étudiées de manière critique : elles invitent à réfléchir aux rapports entre enfants ou jeunes en situation de handicap, proches et professionnels de différents milieux socioculturels et de différents pays (Allemagne, France, Québec, Suisse) auxquels s’ajoute une étude comparée de différents contextes d’Europe centrale et orientale et d’Asie centrale. Issues d’horizons disciplinaires différents (sciences de l’éducation, sciences infirmières, science politique, sociologie ou travail social), les contributrices s’intéressent particulièrement à la prise en considération éthique des désignations, de leurs processus d’attribution implicite ou plus administratif influençant l’accompagnement et l’inclusion des personnes en situation de handicap. Relatant des recherches et des pratiques issues de différents contextes, les auteures montrent comment la désignation de la différence, en tant que culturellement construite et sous-tendant l’organisation sociétale du traitement de la différence, peut contribuer à l’exclusion mais aussi à la reconnaissance des personnes diversement « autres ».

Margot Ekoli, Geneviève Piérart, Manon Masse et Nina Richard relatent l’évaluation de dispositifs d’accompagnement d’enfants présentant une déficience intellectuelle dans trois pays d’ex-URSS ayant récemment ratifié la CDPH. Elles soulignent la diversité des points de vue des acteurs (professionnels, politiques, proches) et analysent les enjeux liés à l’utilisation d’un modèle occidental du handicap pour l’évaluation de projets réalisés dans des contextes socioculturels diversifiés. L’analyse de leur article conduit à remettre en question le soutien financier de projets nationaux par une organisation non gouvernementale internationale. En sus de la question des changements de pratiques locales, la question se pose des risques hégémoniques d’une vision trop générique de la désinstitutionnalisation comme élément d’inclusion dans la société d’individus en situation de handicap. Rappelons que, déjà avant la CDPH, l’anthropologie du handicap était européano-centrée et a conduit à faire circuler des modèles d’accompagnement remettant en question les représentations culturelles des professionnels.

À travers le prisme de la surdité, Pauline Rannou analyse la complexité des relations entre les théories du handicap et la culture comme conception du monde et de la société. Sa contribution invite à observer la manière dont les professionnels, et parfois les parents eux-mêmes, intègrent ces désignations et contribuent à leur réification. Prenant appui sur des écrits professionnels mobilisés par des acteurs en France, elle relève que les visions organicistes et anthropologiques de l’écart à la norme entendante par rapport à l’approche sociolinguistique de la surdité engendrent toujours des désignations différentes, qui contribuent à la fois à des reconnaissances différentes des personnes sourdes et à l’orientation des pratiques des professionnels accompagnant les familles lors de l’annonce du diagnostic à la naissance. Même si, depuis plus de vingt ans, les cultural et les disability studies ou encore les deaf studies participent à la prise en compte de la pluralité des expertises dans la constitution des connaissances scientifiques, plusieurs visions scientifiques peuvent cohabiter dans un même espace et un même temps, comme le signale Pauline Rannou. Or ces représentations contribuent à des processus de reconnaissance des besoins des personnes qui diffèrent tant dans l’évaluation des situations que dans les actions d’accompagnement qui leur sont proposées, et qui peuvent de ce fait les assigner à une identité particulière occultant la complexité des vécus.

Donja Amirpur conteste également la réification de représentations implicites par les différents acteurs. Elle pointe notamment la manière dont les professionnels, voire les parents, intègrent ces désignations et contribuent à leur réification. Dans le système scolaire allemand, la mobilisation inconsciente d’une norme scolaire occidentale implicite amène à considérer comme « insuffisants » les individus ne lui correspondant pas, qu’il s’agisse des élèves ou de leurs parents. Ce processus de désignation contribue à la ségrégation scolaire d’élèves issus de familles ayant un parcours migratoire. En adoptant une perspective intersectionnelle, l’auteure démontre l’existence d’un « conglomérat d’altérisation » fait de modèles d'interprétation capacitistes et racistes conduisant à un recours encore majoritaire à l’éducation spécialisée en contexte migratoire. On voit ainsi que le questionnement des systèmes scolaires et du paradigme d’une société inclusive sont transnationaux.

En articulant leurs travaux dans le champ de la formation du corps enseignant en Suisse et au Québec, Stéphanie Bauer et Corina Borri-Anadon montrent comment le discours inclusif contribue à renforcer la désignation de certains élèves au sein d’un système scolaire reproduisant les inégalités sociales : en basant son fonctionnement sur la nécessité de catégoriser ces élèves, ce système contribue à leur altérisation tout en évitant de tenir compte des facteurs sociaux conduisant aux inégalités scolaires. Si le développement de l’approche intersectionnelle et de la notion d’hyperdiversité met en exergue la nécessité de prendre en compte les effets de croisement des désignations pour ne pas réduire les individus porteurs d’identités multiples à l’une d’entre elles, il semble que cela reste compliqué pour les personnes concernées. À travers leur relecture du carré dialectique d’Ogay et Edelmann (2011), Stéphanie Bauer et Corina Borri-Anadon nous invitent à repenser le rapport à la différence, en contestant les catégories de pensée, leur sens et les conséquences de leurs usages, tant dans la recherche que dans la pratique et la formation.

Geneviève Mottet propose, quant à elle, un changement de focale concernant les processus de désignation des publics différents d’une norme scolaire nationale : elle nous invite à nous intéresser non pas aux enseignants ou aux familles mais aux politiques scolaires dans lesquelles les personnes agissent. L’analyse que fait l’auteure des politiques publiques d’encouragement en Suisse, qui conduisent à identifier des populations « à risque d’échec scolaire » selon une perspective libérale, l’amène à prouver que les questions d’inégalités sociales censées être déconstruites par ces politiques passent à l’arrière-plan. On parle alors des publics scolaires en termes de « cumul du handicap social et ethnique », comme un tout essentialisant. Cette perspective est renforcée par l’approche territoriale des politiques publiques, qui ne prend pas toujours en compte les liens entre ressources économiques et spatialisation de l’espace public. Les politiques sociales deviennent ainsi un moyen de favoriser et soutenir l’amélioration de bonnes pratiques individuelles concernant la réussite scolaire au lieu de participer à une réorganisation de l’action publique pour lever les entraves que la société pose à certains individus.

Pour conclure ce numéro, nous vous proposons deux contrepoints, dans un forme moins convenue : une recension de deux ouvrages récents dont les thèmes rejoignent ceux évoqués ici et un entretien croisé avec trois chercheuses dans le domaine. Tout d’abord, la recension en miroir proposée par Mélissa Arneton de deux ouvrages publiés en 2020 sur les représentations francophones du handicap (Arentsen et Faberon, 2020 ; Reichhart, Lomo, Myazhiom, Rachedi et Mercier, 2010) met en exergue les spécificités de ce numéro thématique par rapport à d’autres collaborations issues de réseaux scientifiques internationaux centrés sur le handicap en tant qu’objet et cadre d’analyse. Analyser des situations en tenant compte de la dimension interculturelle passe par une déconstruction des différents éléments environnementaux pris en compte par les acteurs et notamment par leur mobilisation ou non dans une démarche plurifactorielle, voire intersectionnelle. Ce texte permet en outre de révéler la vivacité de travaux portant sur des aires géographiques non présentes dans ce numéro (Afrique de l’Ouest, Caraïbes, Maghreb) et sur l’émergence en langue française de travaux portant sur les vécus de personnes aux croisements de notions sociales et théoriques comme « autochtonie » et « handicap ».

L’entretien croisé avec des chercheuses qui prennent en compte la complexité des désignations du handicap et des besoins particuliers, recueilli et mis en forme par Mélissa Arneton, clôt ce numéro. En croisant leurs regards, Geneviève Piérart, Elena Albertini Früh et Alida Gulfi pointent la difficulté de mobiliser des définitions scientifiques partagées pour rendre compte des pratiques d’acteurs oeuvrant dans des pays différents. Elles posent les jalons méthodologiques d’une réflexion sur comment et pourquoi mener des recherches comparatives croisant situations de handicap et situations migratoires. Cet entretien, comme la variété des contributions réunies dans ce numéro thématique, convie à ne pas occulter la difficulté et la nécessité de penser les processus de désignation et de domination multiples en jeu dans les situations croisant handicap et interculturalité. La prise en compte des interactions entre ces deux types de désignations et leurs liens avec la manière dont l’identité des personnes se construit tout au long de leur vie incite ainsi scientifiques et praticiens à mobiliser une épistémologie de la complexité.

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Nous remercions le comité scientifique de la revue et Yvan Leanza qui ont accepté un format de numéro thématique comportant à la fois des articles scientifiques inédits, un article issu d’une traduction et un entretien croisé. Les remarques des évaluatrices et évaluateurs ainsi que leurs questionnements et demandes d’explicitation ont permis de rendre compte de pratiques de recherche et de démarches d’investigation dont la complexité est simplifiable, afin d’en faire émerger la dimension plus universelle.