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Introduction

Au Canada, l’homosexualité est décriminalisée depuis 1969, le mariage entre personnes de même genre est légalisé depuis 2005 et les discriminations à l’égard des personnes trans et non-binaires sont explicitement illégales depuis 2017. Toutefois, l’illégalité, du point de vue juridique, de ces discriminations n’exclut pas que les personnes LGBTQ+ en fassent l’objet, bien au contraire. Les discriminations quotidiennes sont en effet rarement portées en justice, requérant l’établissement d’un « lien entre le traitement négatif subi et l’une des caractéristiques personnelles », selon le Centre d’assistance juridique en matière des droits de la personne. Les discriminations sont ainsi souvent caractérisées par des commentaires, jugements, agressions et rejets pluriels qui sont vécus au quotidien, sans conséquences juridiques. Il peut être donc plus facile de les identifier et de les comptabiliser à l’aide de sondages et de données quantitatives. Toutefois, bien que ces dernières puissent s’avérer éclairantes, elles participent également de l’invisibilisation de plusieurs perceptions et vécus. En effet, l’Institut de la statistique du Québec aborde par exemple les discriminations de manière séparée et non conjointe (Gravel, 2015). On y retrouve les discriminations de nature homophobe, les discriminations raciales et les discriminations religieuses, mais elles sont appréhendées séparément, selon des critères distincts. Cette distinction engendre une invisibilisation notable de certaines discriminations, puisqu’elles sont régulièrement liées ou associées à d’autres discriminations, vécues et perçues de manière simultanée et interactive. C’est notamment le cas des personnes LGBTQ+ marocaines pour qui les discriminations LGBTQ+ sont régulièrement liées aux discriminations raciales.

L’objectif de cet article est d’analyser les discriminations intersectionnelles et les stratégies de négociations identitaires des Marocain·e·s LGBTQ+ de première génération d’immigration à Montréal, abordées lors d’entretiens semi-dirigés effectués en 2018. Nous présentons, tout d’abord, un bref portrait sociohistorique des enjeux et réalités des Marocain·e·s LGBTQ+ de première génération à Montréal pour ensuite présenter le cadre théorique et méthodologique de notre recherche. Nous abordons, par la suite, les discriminations islamophobes – de nature raciale et séculière – et homophobes/hétérosexistes vécues et perçues au sein de leurs communautés d’appartenance, ainsi que les discriminations intersectionnelles conjointes et co-constituées. Le concept de « race » est utilisé dans cet article non pas en tant que catégorie biologique, mais en tant qu’entité politique des relations sociales qui sont racisées et racialisantes (Yee et Dumbrill, 2003). L’islamophobie serait quant à elle comparable à l’antisémitisme, puisqu’elle relèverait d’un processus de « racialisation religieuse » (Asal, 2014). Nous analysons ensuite les stratégies identitaires utilisées par les personnes interviewées, afin d’identifier les éléments identitaires perçus comme contradictoires et incompatibles par leurs diverses communautés d’appartenance. Finalement, nous illustrons l’intersectionnalité des discriminations vécues et perçues et des stratégies identitaires utilisées à travers les expériences associées au coming-out.

Portrait sociohistorique des enjeux et discriminations à l’égard des Marocain·e·s LGBTQ+ à Montréal

Selon Munro et al. (2013), les vécus, enjeux et stratégies spécifiques utilisées par les personnes immigrantes LGBTQ+ dépendent de conjonctures historiques et sociales, de cadres sociaux propres aux sociétés d’origine et d’accueil ainsi qu’aux comportements et normes promulguées par leurs communautés d’appartenance. Pour les Marocain·e·s LGBTQ+ à Montréal, la situation politique et juridique au Maroc à l’égard des personnes issues de la diversité sexuelle et de genre, les diverses interprétations religieuses de l’islam à l’égard de l’homosexualité ainsi que les pressions et injonctions homonormatives présentes au sein des communautés LGBTQ+ en Occident influencent considérablement leurs vécus et perceptions.

Au Maroc, la religion musulmane est presque unanimement partagée par la population (99,9 % selon le Pew Research) et l’école malékite y est la plus importante. Dans ce contexte, le conservatisme religieux peut jouer un rôle dans la compréhension, l’acceptation et la légalisation de l’homosexualité. L’interprétation majoritaire de l’islam, fondé principalement sur le récit du peuple de Loth, affirme l’illégalité de l’homosexualité et des pratiques homosexuelles dans l’islam. En résumé, cette interprétation pose que le prophète Loth fût envoyé par Allah afin d’avertir la population d’arrêter les relations sexuelles avec des individus de même sexe et, en raison des alertes répétées mais rejetées, celle-ci fut éradiquée (Siraj, 2009). Cependant, plusieurs auteurs, en particulier Murray et Roscoe (1997), Musić (2010), Kugle (2010), Rahman (2010) et Zahed (2012, 2016), ont émis des réserves sur cette interprétation majoritaire. Kugle (cité dans Siraj, 2009) fait notamment la promotion d’un devoir coranique universel, soit l’acceptation de tou·te·s de manière égalitaire et équitable en tant que créations de Allah, qui prévaut, selon lui, sur les autres obligations religieuses. Peumans et Stalbert (2012) partagent quant à eux, dans leurs travaux, un autre point de vue discordant des interprétations majoritaires, soit celui d’un jeune Belge converti à l’islam. Ce dernier évoque sa lecture des textes religieux qui identifieraient plutôt les hommes du peuple de Loth en tant qu’hommes hétérosexuels qui ont violé d’autres hommes hétérosexuels. Finalement, selon Zahed (2012, p. 83), le Coran indique que « chacun agit selon sa méthode/genre » (Sourate 17, verset 84), le mot « méthode » ou « genre » étant ici la traduction du mot arabe shakilat, qui peut référer à la « nature profonde sur laquelle l’individu a été façonné » ou à l’« identité de genre ».

Le contexte culturel et social marocain agit également sur les vécus et réalités des Marocain·e·s LGBTQ+ de première génération d’immigration à Montréal, puisque la situation sociopolitique marocaine a des conséquences sur leur parcours identitaire. En effet, le Code pénal, en son article 489, stipule qu’ « […] est puni de l’emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 200 à 1000 dirhams […] quiconque commet un acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe » (Ministère de la Justice et des Libertés, 2011). L’interprétation juridique qui en est faite est celle de l’illégalité des rapports homosexuels, et ainsi, de l’homosexualité au Maroc. De là découlent plusieurs conséquences néfastes pour les personnes LGBTQ+ au Maroc.

Finalement, les Marocain·e·s LGBTQ+ de première génération d’immigration à Montréal vivent et perçoivent également des discriminations plurielles au Canada et au Québec. En 2015, 13 % de la population a déclaré être discriminée en raison de facteurs ethnoculturels, que ce soit leur origine culturelle ou la couleur de leur peau (Gravel, 2015). Les discriminations déclarées relatives au « sexe », à l’âge et à l’apparence physique avoisinent 6 %, et elles sont de 2 % ou moins pour l’incapacité physique ou mentale et l’orientation sexuelle. Les personnes LGBTQ+ marocaines peuvent être incluses dans ces pourcentages, pouvant être discriminées selon leur foi, leur origine ethnoculturelle, leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau. Toutefois, certaines des discriminations qu’ils et elles perçoivent et vivent y sont invisibilisées en raison de leur caractère potentiellement simultané. Ces discriminations peuvent être plurielles : accès au logement, violences policières, agressions, homicides, précarité à l’emploi, pour n’en citer que quelques-unes. Les personnes LGBTQ+ racisées sont également surreprésentées au sein des populations itinérantes (Almeida, 2019).

Cadre théorique et méthodologie

Dans le cadre de cette recherche, nous avons utilisé un cadre théorique basé sur les théories de l’intersectionnalité et queer. L’intersectionnalité, par la mise en exergue des discriminations plurielles, co-constituées et produisant des effets imbriqués et simultanés (Bilge, 2009), nous a permis de mieux comprendre, identifier et analyser les vécus et perceptions des Marocain·e·s LGBTQ+ de première génération d’immigration à Montréal. Les théories queer nous ont permis, quant à elles, de déconstruire la binarité des genres, en proposant une compréhension de la sexualité et du genre dans leur pluralité et leur mobilité (Ahmed, 2006 ; Chamberland et Lebreton, 2012).

Les stratégies identitaires, définies et détaillées par Taboada-Leonetti (1990), sont également au centre de notre analyse. La première, qualifiée d’intériorisation, est utilisée lorsque les personnes ne remettent pas en question les discours les assignant à une certaine identité. La deuxième, qualifiée de surenchère par Taboada-Leonetti, survient lorsque l’aspect stigmatisant de l’identité est mis de l’avant. La troisième stratégie, le contournement, survient lorsque l’assignation identitaire par autrui est si faible qu’elle s’avère presque invisible, voire inexistante. La quatrième stratégie, dite de retournement sémantique, se produit lorsque l’identité prescrite est acceptée et qu’un renversement sémantique inverse la négativité en positivité. La cinquième stratégie, l’instrumentalisation de l’identité assignée, se manifeste lorsque les personnes ont conscience de la nature sociale et assignée de leur identité et tentent de s’en servir à leur profit. La sixième stratégie est la recomposition identitaire et peut s’accompagner d’un retournement sémantique accordant alors un nouveau sens aux termes et conceptions dont ils font l’objet. La septième catégorie, l’assimilation au majoritaire, consiste à la négation et au rejet d’une « identité minoritaire infériorisée ». La huitième catégorie correspond au déni et survient lorsque les personnes ne se reconnaissent pas dans l’identité qui leur est assignée. Finalement, la dernière et neuvième stratégie, nommée action collective, se manifeste lorsque des mouvements sociaux sont susceptibles d’altérer la nature des rapports sociaux entre minorités et majorité, dans une volonté de revendication et de contestation.

Quant à notre cadre méthodologique, nous avons adopté une stratégie de recherche qualitative en ce que l’interprétation de nos données est construite à travers des « analogies, métaphores, représentations, de même que par des moyens qui tiennent du discours plutôt que du calcul » (Mongeau, 2008, p. 30). De plus, nous avons adopté un positionnement épistémologique compréhensif en ce que nous visons à mieux comprendre des situations spécifiques. Ainsi, nous nous basons sur la compréhension et le vécu partagés par les individus au coeur de cette recherche. C’est à travers des entretiens semi-dirigés que nous donnons une voix significative aux personnes vivant directement les discriminations étudiées, tout en offrant la souplesse nécessaire à l’articulation des perceptions et des vécus des Marocain·e·s LGBTQ+ rencontré·e·s. Les entretiens semi-dirigés effectués ont été au nombre de huit : cinq hommes et trois femmes cisgenres (c’est-à-dire dont l’identité de genre correspond au sexe qui leur a été assigné à la naissance, voir Anderson [2018]) ont participé à ces entretiens. Les critères de participation étaient les suivants : être de première génération d’immigration, être d’origine marocaine ou avoir la citoyenneté marocaine, se définir en tant que LGBTQ+, habiter la grande région de Montréal et être majeur·e. Les prénoms indiqués dans cet article, à l’exception de celui de 2Fik, ont été modifiés par des pseudonymes à des fins de préservation de l’anonymat et de confidentialité. De plus, les extraits d’entretiens présentés ont été légèrement modifiés afin de correspondre davantage au langage écrit. Toutefois, nous avons pris soin de les modifier le moins possible afin d’en préserver la nature et le sens premier.

Finalement, il nous apparaît nécessaire de mentionner les questionnements éthiques liés à notre légitimité quant au sujet traité qui ont traversé cette recherche. En effet, n’étant pas Marocaine, cette recherche peut s’avérer biaisée par notre impossibilité à vivre les réalités des Marocain·e·s LGBTQ+. Cette extranéité à l’objet d’étude a été balisée par des entretiens semi-dirigés, aspirant alors à privilégier les vécus de ces personnes plutôt que notre propre analyse nourrie de la littérature sur le sujet. Notre démarche réflexive et notre cadre méthodologique s’ancrent, ainsi, dans une volonté de privilégier les vécus des Marocain·e·s LGBTQ+ à Montréal.

Vécus et perceptions de discriminations islamophobes séculières et raciales au sein des communautés LGBTQ+

Bien qu’ayant suscité des sentiments de bien-être et de quiétude, la migration des personnes interviewées n’a pas été que positive et émancipatrice. En effet, pour plusieurs participant·e·s, la migration a induit l’expérience et la perception de discriminations qui n’étaient pas appréhendées au Maroc. Elle a donc instauré des sentiments d’exclusion qui, loin d’être libérateurs, se sont avérés foncièrement oppressants.

Modood (1997) appréhende l’islamophobie comme s’apparentant au racisme – en tant que phénomène racial (Asal, 2014) – en ce qu’elle vise les musulman·e·s mais également toutes les personnes répondant aux critères stéréotypés et figés qui sont assignés aux personnes musulmanes (couleur de peau, nationalité, langue parlée, etc.). Karim, à ce propos, a affirmé, lors des entretiens, que ses expériences de discriminations islamophobes au sein des communautés LGBTQ+ et au sein de la société québécoise témoignaient d’une figure du/de la musulman·e stéréotypée et violente. Les commentaires islamophobes qu’il a reçus ciblaient des vêtements « musulmans » (tel que le voile et la burqa), des moeurs et traditions culturelles musulmanes ou l’exécution d’attentats terroristes. C’est également le cas de 2Fik, qui a été la cible de commentaires islamophobes de la part de membres des communautés LGBTQ+ :

C’était l’hiver 2016 et j’avais cette grosse barbe. Je rentre dans le bar et ma copine me dit « Hey 2Fik, viens ici », je passe à peine la porte que trois de ses copines se lèvent et vont s’asseoir à une autre table. […] En partant je dis « hey, c’est quoi cette histoire, qu’est-ce qui vient de se passer ? – De quoi tu parles ? – Écoute, je suis rentré et trois de tes copines se sont juste levées et sont parties, c’est quoi cette histoire ? », elle me dit « mais 2Fik, attend t’as vu à quoi tu ressembles ? », et là je dis « say what ! », elle dit « 2Fik attends, mais regarde-toi, attends c’est clair, t’es un homme arabe barbu, girl, c’est normal là ».

2Fik, homme, homosexuel, quarantaine

Ainsi, nonobstant leur croyance religieuse et leur affiliation effective à l’islam, les personnes interviewées ont mentionné avoir vécu des discriminations de nature islamophobe, tant au sein de la société québécoise que des communautés LGBTQ+. Cela n’est pas sans rappeler les propos de Zahed (2012), qui affirme que toute personne issue d’une famille musulmane, qu’elle soit croyante ou non, fera l’objet de ce type de discriminations.

À la lumière des propos des personnes interviewées, des discriminations de nature islamophobe – dans sa conception séculière – sont également perçues et vécues par les membres des communautés LGBTQ+ d’origine marocaine qui sont musulman·e·s. Perçue comme irrémédiablement patriarcale et incompatible avec les cultures et démocraties occidentales (Rahman, 2010), la religion musulmane est la cible de jugements, notamment de la part des personnes d’origine québécoise des communautés LGBTQ+. Les condamnations de ces communautés à l’égard de l’islam sont majoritairement évoquées en raison de sa « nature » homophobe/hétérosexiste et patriarcale, tout en faisant souvent fi des structures hétérosexistes et patriarcales au sein même des communautés LGBTQ+. En effet, les personnes interviewées ont mentionné plusieurs discriminations sexistes, biphobes (haine ou rejet des personnes bisexuelles ou pansexuelles, puisqu’elles ne correspondent notamment pas à la binarité homosexualité/hétérosexualité, voir Callis [2014]) et transphobes (rejet et stigmatisation des personnes trans parce qu’elles sont trans, voir Monheim [2014]) au sein des communautés LGBTQ+ de la part de membres blanc·he·s et d’origine québécoise.

C’est que je peux être LGBT et je peux ne pas pratiquer de religion [mais pas le contraire], et je me suis rendu compte à quel point les gens pouvaient être violents envers des personnes qui pratiquent la religion.

Nour, femme, bisexuelle, trentaine

Également, plusieurs discriminations islamophobes mentionnées par les personnes interviewées proviennent de membres blanc·he·s des communautés LGBTQ+. Ainsi, sous le prétexte de « libérer » les homosexuel·l·es musulman·e·s, trois des personnes interviewées ont vécu des pressions et injonctions à s’« assimiler » et à s’« occidentaliser » par le rejet de leur foi.

Mais j’avais eu genre un chum qui était un peu hors milieu queer militant et qui était blanc. Et qui m’avait dit un jour « je ne comprends pas comment tu peux être croyant, pourtant tu es tellement intelligent ! ».

Karim, homme, queer, vingtaine

Ces injonctions ressenties rappellent les propos de Rahman (2010), dans la mesure où elles proviennent de conceptions séculières et antithétiques aux vécus et réalités homonormatives promues en Occident. Elles sont d’autant plus blessantes et offensantes qu’elles s’opèrent dans un contexte où l’appartenance aux communautés LGBTQ+ et la solidarité entre leurs membres semblaient justifiées par l’expérience commune de discriminations homophobes/hétérosexistes. En effet, les discriminations de nature islamophobe sont vécues comme une forme de rejet et de trahison de la part de personnes qui se devaient, selon les participant·e·s, davantage solidaires et inclusives de par les vécus similaires et les réalités communes. Qu’elle soit de nature raciale ou séculière, l’islamophobie perçue et vécue par les membres des communautés LGBTQ+ d’origine marocaine est véhiculée par une construction sociale et politique de l’identité LGBTQ+ qui attribue une homophobie latente à l’ensemble des communautés culturelles (King, 2009).

Vécus et perceptions de discriminations homophobes/hétérosexistes au sein des communautés marocaines et musulmanes

Les éléments identitaires culturels et religieux des Marocain·e·s LGBTQ+ à Montréal, liés à leur marocanité et leur affiliation à l’islam, tant personnelle que familiale, peuvent constituer des éléments fondateurs à leur identité. À cet égard et d’après les témoignages des personnes interviewées, les communautés marocaines et musulmanes s’avèrent particulièrement centrales en raison des « ressourcements identitaires » (Taboada-Leonetti, 1990, p. 63) qu’elles impliquent. Toutefois, en tant que membres des communautés LGBTQ+, les Marocain·e·s LGBTQ+ peuvent également vivre et percevoir des discriminations au sein de ces communautés, ciblant notamment – mais pas exclusivement – leur orientation sexuelle et leur identité de genre. Partageant des éléments identitaires importants et pouvant constituer un refuge face à l’islamophobie et au racisme de la société (Amari, 2012), ces discriminations peuvent être particulièrement difficiles à vivre, puisque ces groupes peuvent s’avérer centraux à la conceptualisation de l’identité sociale. Ainsi, en interaction avec ces groupes, la négociation de l’identité peut s’avérer difficile à vivre pour les Marocain·e·s LGBTQ+ et contribuer, comme pour Yasmine, à un rejet de leur marocanité par d’autres Marocain·e·s :

« Ah, non, elle, on s’en fout parce qu’elle n’est pas Marocaine. – Comment ?! Non, non, non, mon chéri, je suis Marocaine ! » je lui réponds. Ça me blesse un petit peu, tu vois ?

Yasmine, femme, lesbienne, vingtaine

Les Marocain·e·s LGBTQ+ de première génération d’immigration à Montréal doivent de plus conjuguer avec une conception majoritaire de la sexualité au sein des communautés marocaines et musulmanes qui octroie à l’hétérosexualité un statut dominant. Ces interprétations et compréhensions normatives et majoritaires de l’homosexualité au sein des communautés musulmanes figent les orientations sexuelles dans une binarité, l’une étant valorisée et l’autre condamnée :

Ce n’est pas halal, c’est haram, c’est illicite… et… si t’es gay, tu vas en enfer, si t’es gay, tu trembles le trône de Dieu… « Mais t’es qui toi pour faire trembler le trône de Dieu ? »

Yasmine, femme, lesbienne, vingtaine

Cette binarité, réfutant la mobilité et la complexité des identités de genre et des orientations sexuelles (Browne et Nash, 2016), participe à la perception de contradiction de leurs éléments identitaires. De plus, les membres de ces communautés, dans une démarche de défense culturelle et raciale, peuvent promouvoir davantage une conception figée de la culture et des moeurs en élevant les attentes d’adhésion et de conformité (Yip, 2005) et en excluant davantage les membres LGBTQ+ de leurs communautés.

Parce qu’ils ne veulent pas perdre. Ils refusent probablement ou ils ont peur de perdre une part d’eux. Ils ont peur de perdre leur identité. Du coup, ils s’enferment trop.

Naima, femme, lesbienne, cinquantaine

Ces discriminations homophobes/hétérosexistes rappellent aux personnes interviewées ayant immigré à l’âge adulte l’expérience de discriminations vécues et perçues au Maroc. Toutefois, elles diffèrent en leur portée et nature, puisqu’elles sont produites dans un contexte post-migratoire permettant l’émergence de sentiments et perceptions divergentes à celles vécues au Maroc. En effet, l’expérience de discriminations islamophobes et racistes peut figer les conceptions normatives de certain·e·s membres des communautés marocaines et musulmanes vis-à-vis de l’homosexualité par l’adoption d’une stratégie identitaire de surenchère (Taboada-Leonetti, 1990).

Refus et déni des éléments identitaires d’apparence contradictoire

Les éléments identitaires des Marocain·e·s LGBTQ+ peuvent paraître dissonants au regard des dynamiques et relations homonormatives et hétéronormatives en place dans la société québécoise et au sein des communautés marocaines, musulmanes et LGBTQ+. De prime abord, leur marocanité et leur foi semblent être difficilement conciliables avec leur orientation sexuelle. Afin de définir et d’établir leurs éléments identitaires face à cette apparente contradiction, plusieurs stratégies identitaires ont été employées par les personnes interviewées. La première, unanime, consiste au déni, au refus de l’assignation identitaire qu’elles perçoivent devoir porter, qu’elle soit de nature sexuelle, de genre, culturelle ou religieuse. L’ensemble des personnes interviewées ont mis en doute et interrogé leurs orientations sexuelles, d’abord estimées incompatibles avec leur foi. Ils et elles envisageaient alors l’homosexualité comme néfaste, illicite et condamnable. Alimentée par une interprétation religieuse majoritaire, cette conception normative les a poussé·e·s à rejeter vivement leur homosexualité ou leur bisexualité. Ils et elles ont alors tenté de la cacher et de la nier, espérant éventuellement changer.

À l’époque, j’ai commencé à découvrir que j’étais gai. Et ça, c’était des nuits et des nuits de larmes parce que je ne comprenais pas [pourquoi j’étais comme ça]. Puis je me disais « ok, ma religion me condamne à mort. Ce que je suis, je ne dois pas l’être ». Alors j’essayais de demander à Dieu directement d’être indulgent envers moi.

Othmane, homme, homosexuel, trentaine

Ainsi, plusieurs personnes interviewées ont mentionné avoir intégré, à une certaine période de leur vie, la conception que leur orientation sexuelle était une turpitude (Dialmy, 2010), déployant alors une stratégie identitaire d’intériorisation des normes sociales promulguées par les communautés marocaines et musulmanes. Ils et elles ne remettaient pas en cause la légitimité du discours majoritaire condamnant l’homosexualité, mais l’acceptaient et l’intériorisaient. En raison de sa nature dite illicite, plusieurs personnes ont mentionné avoir tenté de « compenser », d’en faire « plus qu’il ne le faut » afin de « pallier » leur orientation sexuelle. C’est le cas de Nour qui essayait alors d’être « parfaite » – soit d’agir en concordance avec les attentes et obligations familiales – pour compenser le fait d’être bisexuelle. C’est également le cas d’Othmane qui, à l’adolescence, s’évertuait à l’être pour les gens de son entourage :

Donc, ce que j’ai remarqué, c’est que pendant cette période-là, je m’effaçais et j’ai dédié ma vie à tout le monde. À ma famille, à mes amis, j’étais presque un serviteur, parce que je devais compenser le fait que je sois gay, donc je devais faire le maximum de bien pour à peine compenser la, cette chose horrible que Dieu va me faire…

Othmane, homme, homosexuel, trentaine

Finalement, Karim a mentionné avoir utilisé une stratégie identitaire de surenchère, soit la mise en exergue de l’aspect stigmatisant de son élément identitaire culturel. Durant son adolescence, il acceptait non seulement sa marocanité – qui était stigmatisée au Québec – mais adhérait alors sans réserve aux composantes stéréotypées de la culture marocaine, telles que la consommation de haschich et l’utilisation exclusive du dialecte marocain (darija) pour communiquer. Pour lui, sa marocanité était non seulement une source de fierté, laquelle devait être exagérée, caricaturée. Il a tout d’abord détesté être racisé, avant de devenir très fier de ses origines par l’utilisation de cette stratégie.

L’ensemble des personnes interviewées ont ainsi mentionné avoir dû composer, durant plusieurs années, avec le sentiment d’une double identité. En effet, plusieurs personnes interviewées ont parlé de « double vie » ou de l’obligation de porter un masque en société ou au sein de leurs communautés d’appartenance. Ainsi, au sein de leurs familles et dans une majorité de leurs interactions sociales, ils et elles ont eu le sentiment de devoir projeter une identité qui ne leur correspondait pas, en contradiction ou négation de leur orientation sexuelle. C’est notamment le cas de Yasmine, qui a eu l’impression de vivre deux vies – l’une avec ses ami·e·s et l’une avec sa famille – avant de faire son coming-out.

« Qui est-ce que je suis ? » : remises en question de l’identité

Ces stratégies identitaires, mobilisées à l’adolescence et au début de l’âge adulte dans un contexte principalement pré-migratoire, ont suscité de fortes remises en question de leur identité, exacerbées pour certain·e·s par le parcours migratoire vers le Québec. Ces dissonances et pressions normatives ont également été vécues et perçues par l’ensemble des personnes interviewées après leur immigration au Québec, puisque mises en exergue par leurs communautés et groupes d’appartenance. Elles ont alors pu ressentir un clivage profond au Québec, les portant à interroger leurs propres identités. En effet, comme le mentionne Lipiansky (2003), lorsque les individus se trouvent à l’intersection de plusieurs catégories d’appartenance, ils remettent en question leurs éléments identitaires de fait et de valeur, prescrits et assignés.

Pour plusieurs d’entre eux et elles, ces questionnements ont mené à l’utilisation d’une stratégie d’assimilation au majoritaire. La négation ou le rejet de certains de leurs éléments identitaires ont altéré ces questionnements, lesquels ont mené à l’adoption de pratiques et de compréhensions privilégiées par ces groupes majoritaires. Ainsi, certaines d’entre elles ont décidé de ne plus être musulmanes, de renier leur foi, et ce, notamment pour des raisons liées à leur orientation sexuelle. C’est notamment le cas d’Othmane, de Redouane et de Yasmine qui ont rejeté leur foi. L’adoption de cette stratégie a également mené à Othmane et Redouane à se percevoir désormais comme étant davantage Canadiens et Québécois.

Je m’attache de plus en plus à mon identité québécoise. So, du coup, je me sens de plus en plus Canadien. Les gens pensent que je suis plus Canadien au Maroc que Marocain. Ça ne me blesse pas beaucoup. Parfois ça me fait même peut-être plaisir [rires] !

Redouane, homme, homosexuel, trentaine

Cette assimilation au majoritaire est toutefois mal perçue par les communautés marocaines au Québec : ainsi Redouane sent que les Marocain·e·s le considèrent « différent », en lui disant régulièrement qu’il a perdu son identité, ses racines. Également, les discriminations racistes et islamophobes perçues et vécues au sein de la société québécoise mettent en exergue les limites de cette stratégie d’assimilation au majoritaire face à une multiplicité de « majoritaires ». Lorsqu’on lui « fait sentir qu’il n’est pas à 100 % chez lui » au Québec, Redouane met alors en doute son identité et son appartenance à la société québécoise, complexifiant l’utilisation de cette stratégie :

If I don’t belong there, t’sais si j’appartiens pas à mon identité marocaine, like who I am ? Qui est-ce que je suis ?

Redouane, homme, homosexuel, trentaine

Ainsi, les éléments identitaires pluriels perçus comme « minoritaires » au sein de leurs communautés d’appartenance ont des conséquences distinctes de celles exposées par Taboada-Leonetti (1990). En effet, puisque les personnes interviewées doivent composer avec plusieurs conceptions et vécus majoritaires normatifs (et non un ou une seule), cette stratégie s’avère limitée.

Aussi l’expérience et la perception de discrimination ont-elles mené à l’adoption d’une stratégie identitaire de recomposition identitaire. C’est notamment le cas de Karim et Nour, qui s’identifient désormais davantage à des groupes maghrébins et queer ou queer muslim. Leurs éléments identitaires culturels, religieux, sexuels et de genre sont alors redéfinis, critiquant les conceptions majoritaires au sein de leurs communautés d’appartenance et produisant un sens nouveau, critique et pluriel à leur identité. Il et elle déconstruisent alors la conception normative de l’« identité homosexuelle » (Chamberland et Lebreton, 2012, p. 36) et de la marocanité, en affirmant la multiplicité de celles-ci. S’opposant à ces conceptions stéréotypées, il et elle participent à la création d’une nouvelle identité collective. C’est également le cas de 2Fik qui, à travers son art, contribue à la création et à la visibilité d’une démarche artistique queer et maghrébine, mettant en exergue la multiplicité de ses éléments identitaires. C’est donc à travers un processus agentif de redéfinition de leur identité qu’une conceptualisation réformatrice de la religion, de la marocanité et de l’homosexualité émerge face à l’homonormativité et l’hétéronormativité de leurs communautés d’appartenance.

Acceptation, reconnaissance et valorisation de l’identité

Bien que leurs identités uniques, aux éléments identitaires pluriels, aient occasionné des sentiments de double identité, de rejet et d’anxiété, elles sont aujourd’hui principalement source de richesse, de force et de beauté pour les personnes interviewées. Ainsi Naima est aujourd’hui en paix avec cette pluralité qui l’habite :

Je pense qu’avec le temps, avec la maturité, j’ai réussi à dépasser cette difficulté-là. Je ne dis pas que des fois ce n’est pas facile, que c’est encore facile, mais j’ai quand même dépassé ce stade où je me posais la question « faut que je choisisse ». Aujourd’hui, je n’ai pas à choisir, aujourd’hui je m’accepte comme je suis, puis ma religion elle est là, elle fait partie de ma vie, mais ma vie ne tourne pas autour de la religion.

Naima, femme, lesbienne, cinquantaine

Elle revendique la possibilité d’être Marocaine et LGBTQ+, en plus d’être féministe et musulmane, mobilisant une stratégie de retournement sémantique. En effet, elle accepte l’identité qui lui est prescrite, mais la « retourne », de sorte à la conceptualiser positivement, mobilisant une stratégie de défense envers l’assignation. Ce processus, foncièrement agentif, permet la reconnaissance de ses éléments identitaires pluriels et mobiles. C’est également le cas de 2Fik, qui accepte l’ensemble de ses éléments identitaires et les mobilise de manière positive. Tout en étant homosexuel, il se sent proche de sa culture d’origine, et même davantage que son frère hétérosexuel. Selon lui, ses éléments identitaires ne sont pas incompatibles, bien au contraire : ils sont importants et fondamentaux et il les embrasse pleinement.

Ainsi, l’ensemble des personnes interviewées sont fières de leur marocanité, de leur orientation sexuelle, de leur genre et de leurs croyances religieuses. En regard de la coexistence et la co-constitution de leurs différents éléments identitaires, elles y apposent, cependant, certaines critiques ou réserves et tentent d’arrimer leurs conceptions et compréhensions à leur mode de vie et de pensée. Considérant qu’il leur est impossible de les dissocier, elles s’approprient ces éléments identitaires multiples, et ce, en dépit des discriminations auxquelles elles peuvent être confrontées. Contrairement aux propos des hommes racisés musulmans recueillis par Jaspal (2012) au Royaume-Uni, aucune des personnes interviewées n’a mentionné ressentir de honte ou de culpabilité liée à leur orientation sexuelle, qu’elles aient ou non fait un coming-out. Si elles estiment ne pas incarner les traits normatifs des groupes dominants, elles ne se considèrent pas pour autant anormales ou déviantes.

Consciente des dimensions sociales et assignées de leur identité ainsi que des rapports de force dans lesquelles elles s’inscrivent, la grande majorité des personnes interviewées utilisent désormais une stratégie de recomposition identitaire, celle-ci relevant d’une démarche agentive et d’empowerment. Défiant les conceptions normatives véhiculées par leurs communautés d’appartenance, toutes les personnes interviewées s’opposent aux codes et normes culturelles et politiques en participant à la déconstruction d’une catégorie fixe et figée de l’identité sexuelle et de genre, comprise dans des barèmes occidentaux et monolithiques. Ils et elles se posent ainsi comme vecteurs de changements sociaux, défiant les catégories que sont « musulman·e·s », « homosexuel·le·s » et « arabes ». Ils et elles déconstruisent l’idée que la version culturelle occidentale de l’identité homosexuelle est la seule manière de comprendre l’homosexualité, tout en défiant les codes normatifs et majoritaires des communautés musulmanes. S’opposant à tout universalisme ou essentialisme LGBTQ+ et musulman, ils et elles défient les discours dominants et participent à la visibilité d’éléments identitaires perçus majoritairement comme diamétralement opposés.

Le coming-out : illustration de l’intersectionnalité des discriminations

Toutes les personnes interviewées ont abordé le coming-out dans le cadre de nos entretiens, bien qu’aucune question spécifique ne s’y rapportait. À la fois symbole et illustration des pressions homonormatives et hétéronormatives, il s’est avéré fondamental dans les stratégies identitaires qu’il implique et par les discriminations vécues et perçues de la part de Marocain·e·s, de musulman·e·s et de membres des communautés LGBTQ+. Il illustre, ainsi, l’intersectionnalité des discriminations perçues et vécues par les Marocain·e·s LGBTQ+ à Montréal et témoigne de l’interaction des inégalités sociales (Bilge, 2009) et des conceptions stéréotypées et exclusives des identités (Marx Ferree, 2011) promues par les communautés marocaines, musulmanes et LGBTQ+.

À la lumière des théories queer, le coming-out remet en cause la binarité majorité-minorités puisque sa réalisation ou non-réalisation fait naître diverses formes de discriminations et l’utilisation de stratégies identitaires diverses. Il s’inscrit en opposition également avec la vision essentialiste des communautés d’appartenance dans la mesure où son utilisation peut motiver la mise en oeuvre d’autres stratégies, celles-ci se posant en réaction et en confrontation potentielle envers un deuxième groupe majoritaire. Ainsi, les théories queer nous permettent de souligner l’existence de multiples sexualités et expressions de celles-ci, ce qu’illustre notamment le coming-out.

Les pressions homonormatives et hétéronormatives des communautés LGBTQ+, marocaines et musulmanes ont incité les personnes interviewées à prendre des décisions importantes concernant leurs pratiques sexuelles et la divulgation de celles-ci. En réaction aux normes présentes dans les communautés LGBTQ+, notamment de divulgation de l’orientation sexuelle, les personnes interviewées ont utilisé diverses stratégies identitaires, celles-ci ayant été mobilisées de façon à mieux comprendre leur identité et à asseoir un sentiment d’appartenance à ces communautés. Certaines des personnes interviewées ont ressenti le besoin de faire un coming-out, tandis que d’autres ne l’ont pas fait ou l’ont fait différemment, en cohérence avec leurs moeurs et leurs pratiques culturelles.

Ne pas faire de coming-out peut être perçu et vécu négativement au sein des communautés LGBTQ+, dans la mesure où il y est appréhendé comme une action nécessaire, consécration du cheminement individuel. Aussi peuvent être ressenties et vécues des pressions morales de conformité (Fraser et Plous, 2005) au sein des communautés LGBTQ+, comme ce fut le cas pour trois des personnes interviewées. En effet, 2Fik a mentionné ressentir des pressions au mariage et au couple monogame de longue durée, lesquelles correspondent à un idéal hétéronormatif. Quant à Naima, elle a expliqué avoir vécu une pression de la part de personnes d’origine québécoise ne comprenant pas pourquoi elle n’avait pas fait son coming-out à sa famille.

Pour Karim, cette pression homonormative au coming-out provient d’une incompréhension et d’un rejet des vécus pluriels par certains membres des communautés LGBTQ+, notamment racisé·e·s ou musulman·e·s. En effet, pour lui, il est « absurde » de faire un coming-out dans un contexte où la sexualité, tant hétérosexuelle qu’homosexuelle, n’est pas abordée au sein des familles marocaines :

J’ai deux grandes soeurs qui sont plus âgées que moi et j’ai un grand frère et aucun, aucune n’a jamais amené de partenaire jusqu’au jour du mariage. [Lors] des fiançailles, genre « oh au fait je voyais quelqu’un depuis genre 7 ans et on va se marier ! ». Sinon, y a jamais eu ça, on a – vite fait – parlé de sexe, mais c’est toujours genre de safe sex avec ma mère.

Karim, homme, queer, vingtaine

La non-divulgation de son orientation sexuelle à sa famille est donc positive pour lui, puisqu’elle sous-tend une lecture critique de cette action, en cohérence avec les traditions culturelles de sa famille. Exempt d’une lentille homonormative, le coming-out devient partie intégrante d’un processus agentif de redéfinition des normes affiliées à l’homosexualité en Occident et d’affirmation des identités plurielles. À cet égard, situé à l’intersection de pressions homonormatives et hétéronormatives et étant la cible de discriminations intersectionnelles provenant de l’ensemble de ses communautés d’appartenance, 2Fik a également accordé un sens nouveau au coming-out, différent de celui qui prévaut dans les communautés LGBTQ+. En effet, il a fait un coming-out « à l’oriental », prenant une forme différente que celui présenté en Occident :

Dire à mon père : « papa, je suis gay », ça ne sert à rien, je veux dire, c’est con. Mon père, le concept de gay n’existe pas dans sa culture. Pour me faire comprendre, il faut que j’utilise ses termes.

2Fik, homme, homosexuel, quarantaine

Toutes les personnes interviewées ont remis en question la pertinence et l’utilité du coming-out, ainsi que leur volonté personnelle d’en faire un. En effet, faire son coming-out à sa famille ou à sa communauté ethnoculturelle peut être synonyme de rejet et de conflit pour les Marocain·e·s LGBTQ+ à Montréal. Les risques de rupture des liens familiaux et sociaux sont importants, les conséquences pouvant être profondes, comme le mentionne Amari (2012). La famille et la communauté ethnoculturelle peuvent constituer des espaces sécuritaires et de protection envers le racisme et l’islamophobie vécue et perçue en société. Pour ceux et celles dont la famille réside au Maroc, ce lien préserve le lien avec le pays d’origine.

De plus, les personnes ayant fait leur coming-out ont cherché à déconstruire les conceptions hétéronormatives promues par les communautés marocaines et musulmanes. Elles ont donné un sens nouveau aux normes sexuelles et de genre présentes au sein de ces communautés. Elles ont ainsi opéré une distanciation envers la compréhension de leur identité par leur entourage, laquelle ne leur semblait pas valide et adéquate. En effet, cette révélation de leur orientation sexuelle à leurs ami·e·s et familles a été entreprise suite à d’importantes remises en question et l’utilisation de stratégies identitaires.

Conclusion

Les éléments identitaires des Marocain·e·s LGBTQ+ de première génération d’immigration à Montréal semblent parfois contradictoires, voire irréconciliables. Ce sentiment d’identité fracturée est alimenté par les communautés d’appartenance. En effet, pour les communautés marocaines et musulmanes, leur orientation sexuelle LGBTQ+ est incompatible avec leur croyance religieuse et leur marocanité et, pour les communautés LGBTQ+, leur croyance religieuse semble irréconciliable avec leur orientation sexuelle. Cette dualité se transpose dans l’appréhension de leur identité : les personnes interviewées ont dû composer avec un sentiment de double identité, dont le déploiement et les manifestations étaient fortement liés à leurs espaces de socialisation. Suite à la migration au Québec, ils et elles ont dû allier leurs différents éléments identitaires – non sans questionnements profonds quant à la nature de leur identité – pour finalement les considérer comme riches et forts. Au fil du temps, diverses stratégies identitaires ont été utilisées afin de composer avec leur environnement, de revendiquer la pluralité de leur identité et d’en construire une qui leur soit véritable.

Toutefois subsistent des discriminations importantes, perçues et vécues. D’apparence contradictoire, les éléments composants leurs identités suscitent commentaires, insultes, stéréotypes et exclusions de leurs milieux d’appartenance. C’est ainsi que les discriminations racistes, islamophobes et homophobes/hétérosexistes au sein des communautés LGBTQ+, marocaines et musulmanes vécues et perçues sont liées à leurs éléments identitaires sexuels, de genre, culturels et religieux. C’est à l’intersection de ces derniers que certaines de ces discriminations prennent forme, invisibilisées lorsque séparées et scindées. Du fait de la simultanéité et de l’interactivité des oppressions et pressions normatives provenant de leurs diverses communautés d’appartenance, le coming-out devient, à ce titre, l’illustration de l’intersectionnalité des discriminations vécues et perçues.

Certaines limites à cette recherche doivent être finalement énoncées. Le nombre restreint de personnes interviewées peut produire une invisibilisation de certains enjeux et réalités des Marocain·e·s LGBTQ+ de première génération à Montréal. Également, nous n’avons pas été en mesure de récolter les témoignages de personnes trans (qui ne s’identifient pas au genre qui leur a été assigné à la naissance, voir Anderson [2018]), intersexes (l’intersexualité étant majoritairement comprise comme l’incapacité médicale à classer le corps dans l’un des deux sexes, soit femme ou homme, voir Morland [2014]) et non-binaires (personne dont l’identité de genre ne correspond pas à la binarité homme/femme, voir Marignier [2018]), occultant, ainsi, des discriminations et stratégies identitaires utilisées par ces dernier·e·s. Finalement, dans une perspective intersectionnelle, les discriminations classistes, âgistes et capacitistes auraient pu être prises en compte, mais ne l’ont pas été car elles n’ont pas été mentionnées par les personnes interviewées. Cela demeure une limite à l’identification des discriminations intersectionnelles des Marocain·e·s LGBTQ+ à Montréal.